La présente affaire concerne une procédure pénale au terme de laquelle les requérants ont été condamné notamment à une peine d’emprisonnement avec sursis et une interdiction professionnelle. Est en jeu l’article 6 de la Convention sous l’angle de l’équité globale de la procédure.
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE DE VEIRMAN ET AMNAD c. BELGIQUE
(Requête no 42165/13)
ARRÊT
STRASBOURG
11 mai 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire De Veirman et Amnad c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Georgios A. Serghides, président,
Paul Lemmens,
María Elósegui, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 42165/13) dirigée contre le Royaume de Belgique et dont deux ressortissants de cet État, M. Eric de Veirman et Mme Louiza Amnad (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 13 juin 2013,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 mars 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne une procédure pénale au terme de laquelle les requérants ont été condamné notamment à une peine d’emprisonnement avec sursis et une interdiction professionnelle. Est en jeu l’article 6 de la Convention sous l’angle de l’équité globale de la procédure.
EN FAIT
2. Les requérants sont nés respectivement en 1966 et en 1973 et résident à Berlare. Ils ont été représentés devant la Cour par Me W. Dierickx, avocat exerçant à Berlare.
3. Le gouvernement belge (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente Mme I. Niedlispacher, service public fédéral de la Justice.
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
5. En 2008, une société dans laquelle les requérants exerçaient des fonctions respectivement d’employé et de gérant fut déclarée en faillite. À la suite de cette faillite, une enquête pénale fut ouverte, qui aboutissait à une accusation des requérants d’avoir tardivement déclaré la faillite et d’avoir détourné certains biens appartenant à la société et saisis peu avant l’aveu de faillite. Les requérants furent interrogés séparément à trois reprises sans la présence de leur avocat. Au cours d’une de ces auditions par la police, le premier requérant donna son autorisation à une perquisition domiciliaire à l’occasion de laquelle des biens furent saisis. La seconde requérante, quant à elle, fournit des informations à propos d’actes de gestion ayant précédé la faillite et de la propriété de biens saisis au domicile des requérants.
6. Le 3 mars 2010, le tribunal de première instance de Gand déclara les requérants coupables et les condamna chacun à une peine d’emprisonnement de six mois avec sursis de trois ans, à une amende de 1 100 euros et à une interdiction professionnelle.
7. En appel, les requérants invoquèrent le défaut d’assistance par avocat durant les trois auditions qui furent menées pendant la phase d’enquête. Ils se plaignaient d’avoir été entendus par les enquêteurs et fait des déclarations circonstanciées hors de la présence de leur avocat, lequel n’avait pas non plus participé aux autres actes de l’enquête, en particulier à la perquisition.
8. La cour d’appel de Gand constata dans son arrêt du 13 décembre 2011 que les droits de la défense des requérants avaient été, dans leur ensemble, respectés dans la mesure où, durant la phase préliminaire du procès, ils n’avaient pas été privés de leur liberté, avaient pu préalablement aux auditions consulter un avocat et en demander l’interruption pour en consulter un, et n’avaient pas fait de déclarations auto-incriminantes. La cour d’appel constata notamment, sur la base des déclarations faites à la police par la seconde requérante, que si celle-ci était la gérante officielle de la société, le premier requérant était en réalité également gérant, et que, contrairement à ces déclarations, les requérants étaient propriétaires des biens saisis. De même, la cour d’appel s’appuya expressis verbis sur un ensemble d’actes de gestion à l’origine de la faillite de la société que la seconde requérante avait relatés à la police pour affirmer qu’ils étaient attribuables non seulement à la seconde requérante mais également au premier requérant. La cour d’appel confirma la condamnation des requérants au terme d’un examen de l’ensemble des éléments de preuve recueillis au cours de l’enquête.
9. Les requérants se pourvurent en cassation. S’appuyant sur la jurisprudence de l’arrêt Salduz c. Turquie ([GC], no 36391/02, CEDH 2008), ils faisaient notamment valoir que la cour d’appel s’était référée aux déclarations incriminantes faites par eux devant les enquêteurs, alors que ces déclarations avaient causé un préjudice irrémédiable aux droits de la défense. La seconde requérante se référait en outre aux déclarations qu’elle avait faites à la police et sur lesquelles la cour d’appel s’était directement appuyée.
10. Par un arrêt du 18 décembre 2012, la Cour de cassation rejeta les pourvois. En ce que le moyen tiré d’une violation de l’article 6 § 3 c) de la Convention alléguait que les déclarations des requérants étaient auto‑incriminantes, elle considéra qu’il impliquait un examen des faits de la cause pour lequel elle était sans compétence. En ce que les requérants dénonçaient une violation de l’équité de la procédure en général, la Cour de cassation jugea que les juges d’appel, sur la base des éléments de fait indiqués par eux dans l’arrêt attaqué, avaient légalement justifié leur décision que les droits de la défense n’avaient pas été violés.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
11. La procédure est tombée sous le coup des règles qui étaient en vigueur avant la loi du 13 août 2011 modifiant le code d’instruction criminelle et la loi du 20 juillet 1990 relative à la détention préventive, entrée en vigueur le 1er janvier 2012 (dite « loi Salduz ») (ces règles sont décrites dans Beuze c. Belgique, [GC] no 71409/10, §§ 49-77, 9 novembre 2018).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 §§ 1 ET 3 c) DE LA CONVENTION
12. Les requérants allèguent que le fait d’avoir été privés du droit d’accès à un avocat lors des auditions et interrogatoires menés durant la phase préalable au procès a emporté violation de leur droit à un procès équitable garanti par l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention. Ces dispositions sont ainsi libellées :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (…)
(…)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(…)
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ; »
A. Sur la recevabilité
13. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
14. Les principes généraux relatifs au droit à l’assistance d’un avocat sont résumés dans Beuze c. Belgique ([GC], no 71409/10, §§ 119-50, 9 novembre 2018), dans lequel la Cour a réaffirmé que sa préoccupation première est d’évaluer l’équité globale de la procédure pénale. La Cour rappelle également que les droits garantis par l’article 6 § 3 ne sont pas des fins en soi : leur but intrinsèque est toujours de contribuer à garantir l’équité de la procédure pénale dans son ensemble. Le respect des exigences d’un procès équitable doit être examiné dans chaque cas au regard de l’évolution de la procédure dans son ensemble et non sur la base d’un examen isolé d’un aspect particulier ou d’un incident particulier (Beuze, précité, §§ 121‑22 et, plus récemment, Sesler c. Russie (déc.), no 67772/10, § 20, 1er septembre 2020).
15. La Cour constate que les restrictions au droit d’accès à un avocat dont il est question en l’espèce étaient d’une ampleur particulière, les requérants n’ayant bénéficié de la présence de leur avocat à aucune des auditions, ni des autres actes d’instruction auxquels il a été procédé durant la phase d’enquête. Elle rappelle également qu’à l’époque des faits, les restrictions litigieuses résultaient du silence de la loi belge et de l’interprétation qui en a été faite par les juridictions internes, et avaient donc une portée générale et obligatoire.
16. Partant, le Gouvernement n’ayant par ailleurs pas établi l’existence de circonstances exceptionnelles qui auraient pu justifier lesdites restrictions, la Cour constate qu’aucune raison impérieuse ne justifiait en l’espèce les restrictions susmentionnées. Elle doit dès lors évaluer l’équité de la procédure en opérant un contrôle très strict. La charge de la preuve visant à démontrer de manière convaincante que les requérants ont néanmoins bénéficié globalement d’un procès pénal équitable pèse sur le Gouvernement (voir mutatis mutandis, Beuze, précité, §§ 155-56, 160‑65). Pour procéder à cette appréciation, la Cour est guidée par les critères résumés dans Beuze (précité, § 150), dans la mesure où ils sont pertinents en l’espèce.
17. La Cour note tout d’abord, ainsi que cela ressort du raisonnement de la cour d’appel auquel s’est référée la Cour de cassation, que les requérants n’étaient pas privés de liberté et ont pu s’entretenir avec un avocat avant chaque audition, et avaient le droit de demander d’interrompre les auditions pour en consulter un. De plus, rien n’indique que les déclarations faites au cours des auditions auraient conduit les autorités à découvrir des éléments de preuve à charge, ou leur auraient fourni le récit de ce qui s’était passé ou encore auraient entouré le processus de collecte des preuves. Elle observe en outre qu’à aucun moment les requérants n’ont nié leurs déclarations ni invoqué de pression de la part des enquêteurs.
18. Cela étant dit, la Cour constate que la seconde requérante, sans aller jusqu’à s’incriminer elle-même, a fait lors de son audition par la police des déclarations circonstanciées qui relataient des faits précis expliquant la faillite et permettant de comprendre que les actes de gestion litigieux étaient en réalité attribuables aux deux requérants et qu’ils étaient propriétaires des biens saisis à leur domicile (paragraphe 5 ci-dessus). La Cour estime que l’attitude des requérants durant les auditions et les interrogatoires était susceptible d’avoir des conséquences telles pour les perspectives de leur défense ultérieure qu’il ne pouvait être assuré que l’assistance fournie ultérieurement par un avocat ou la nature contradictoire de la suite de la procédure suffiraient pour porter remède au défaut survenu durant la garde à vue.
19. Certes, le Gouvernement fait valoir que les déclarations de la requérante ne venaient que corroborer les conclusions auxquelles le curateur de faillite était parvenu quant aux fonctions de gérant exercées en fait par le premier requérant, notamment sur la base des documents comptables de la société. Toutefois, de l’avis de la Cour, cette circonstance ne suffit pas à occulter le fait que les déclarations faites par la seconde requérante en l’absence d’un avocat ont été utilisées directement par la cour d’appel pour considérer comme étant établies les préventions retenues contre les requérants (paragraphe 8 ci-dessus). La Cour relève aussi que l’attitude des requérants durant les auditions a marqué le raisonnement de la cour d’appel sans que celle-ci n’évalue l’impact de l’absence d’un avocat à ce moment crucial sur les perspectives ultérieures de la défense des requérants. Il s’ensuit que, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, les déclarations litigieuses ont en réalité occupé une place importante dans la motivation des juges d’appel.
20. En ce qui concerne l’évaluation faite ensuite par la Cour de cassation, la Cour note que si elle a cherché à vérifier si le droit à un procès équitable avait été respecté, elle ne s’est livrée à aucune appréciation des conséquences pour les droits de la défense des requérants de l’absence d’un avocat et de l’absence d’une notification de leur droit de garder le silence lors des auditions.
21. Compte tenu de ce qui précède et du contrôle auquel elle doit procéder en l’absence de raisons impérieuses, la Cour estime que la procédure pénale menée à l’égard des requérants, considérée dans son ensemble, n’a pas permis de remédier aux lacunes procédurales survenues durant la phase préalable du procès.
22. Partant, il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
23. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
24. Les requérants allèguent avoir subi un préjudice matériel du fait de l’interdiction professionnelle dont était assortie leur condamnation, et réclament 137 000 euros (« EUR ») à ce titre. Ils affirment également avoir subi un dommage moral du fait du défaut d’assistance d’un avocat durant la phase préalable au procès qu’ils évaluent à 10 000 EUR pour chacun.
25. Le Gouvernement ne soumet pas d’observation sur ce terrain.
26. À défaut de lien de causalité entre la perte ou le préjudice matériel allégué et la lacune procédurale à l’origine de la violation qu’elle a constatée, la Cour rejette la demande faite au titre du préjudice matériel.
27. De plus, ainsi que la Cour l’a fait valoir à maintes reprises, le constat d’une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention à l’égard d’un requérant ne permet pas de conclure que celui-ci a été condamné à tort, et il est impossible de spéculer sur ce qui aurait pu se produire si cette violation n’avait pas existé (Beuze, précité, § 199). Dans les circonstances de l’espèce, la Cour estime qu’une constatation de violation suffit et elle rejette dès lors la demande des requérants.
28. La Cour rappelle en outre que la possibilité existe en droit belge de demander la réouverture de la procédure menée contre les requérants, et que la mise en œuvre de cette possibilité sera examinée, s’il y a lieu, par la Cour de cassation au regard du droit national et des circonstances particulières de l’affaire (Beuze, précité, § 200).
B. Frais et dépens
29. Les requérants demandent 20 000 EUR pour les frais et dépens engagés pour leur défense devant les juridictions internes et devant la Cour.
30. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
31. En l’espèce, à défaut pour les requérants d’avoir soumis des justificatifs, la Cour rejette leur demande.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention ;
3. Dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants ;
4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 mai 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Olga Chernishova Georgios A. Serghides
Greffière adjointe Président
Dernière mise à jour le mai 17, 2021 par loisdumonde
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