ÇİNİCİ ET AUTRES c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 32264/19

DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 32264/19
Fırat ÇİNİCİ contre la Turquie
et 6 autres requêtes
(voir liste en annexe)

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 16 mars 2021 en une Chambre composée de :

Sont présents (formation B) :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Egidijus Kūris,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
assisté de Levent Yalçın, référendaires.

etHasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu les requêtes susmentionnées introduites aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

1. La liste des parties requérantes figure en annexe.

A. Les circonstances de l’espèce

2. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.

1. Genèse de l’affaire

3. À l’époque des faits les requérants étaient des magistrats militaires.

4. Dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, un groupe de personnes appartenant aux forces armées turques, dénommé « le Conseil de la paix dans le pays », fit une tentative de coup d’État militaire afin de renverser l’Assemblée nationale, le gouvernement et le président de la République démocratiquement choisis. Durant la tentative de coup d’État, les putschistes bombardèrent plusieurs bâtiments stratégiques de l’État, y compris l’Assemblée nationale et le complexe présidentiel, attaquèrent l’hôtel où se trouvait le président de la République, prirent en otage le chef d’état-major, attaquèrent également des stations de télévision et tirèrent sur des manifestants. Au cours de cette nuit marquée par des violences, plus de 250 personnes furent tuées et plus de 2 500 personnes blessées.

5. Au lendemain de la tentative de coup d’État militaire, les autorités nationales accusèrent le réseau de FetullahGülen, un citoyen turc résidant en Pennsylvanie (États-Unis d’Amérique), considéré comme étant le chef présumé d’une organisation appelée « FETÖ/PDY » (« Organisation terroriste Fethullahiste / Structure d’État parallèle »). Par la suite, plusieurs enquêtes pénales furent engagées par les parquets compétents contre des membres présumés de cette organisation.

6. Le 20 juillet 2016, le gouvernement déclara l’état d’urgence pour une période de trois mois à partir du 21 juillet 2016, état d’urgence qui fut ensuite prolongé de trois mois en trois mois par le Conseil des ministres.

7. Le 21 juillet 2016, les autorités turques notifièrent au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe une dérogation à la Convention au titre de l’article 15.

8. Pendant la période d’état d’urgence, le Conseil des ministres adopta plusieurs décrets-lois en application de l’article 121 de la Constitution. L’un de ces textes, le décret‑loi no 667, publié au Journal officiel le 23 juillet 2016, prévoyait notamment en son article 3 qu’une commission constituée de deux juges militaires et du ministre de la Défense (« la commission ») était habilitée à révoquer les magistrats militaires considérés comme appartenant, affiliés ou liés à des organisations terroristes ou à des organisations, structures ou groupes pour lesquels le Conseil national de sécurité avait établi qu’ils se livraient à des activités préjudiciables à la sécurité nationale.

9. Les 2 et 13 septembre 2016 et le 18 juillet 2018, faisant application de l’article 3 du décret-loi no 667, la commission révoqua 188 magistrats militaires, dont les requérants, les ayant considérés comme appartenant, affiliés ou liés au FETÖ/PDY. La commission s’appuya sur le fait que les noms des requérants figuraient sur la liste des juges désignés par les putschistes pour siéger au sein des cours martiales (SıkıyönetimMahkemeleriAtamaListesi,pour des informations détaillées sur la liste en question, voir paragraphes 27-29 ci-dessous).

10. Le 18 juillet 2018, l’état d’urgence fut levé.

2. Situation personnelle des requérants

a) Arrestation et placement en détention provisoire des requérants

11. Le 16 juillet 2016, une instruction pénale fut ouverte par le parquet d’Ankara, bureau des infractions commises contre l’ordre constitutionnel, et notifiée à tous les parquets régionaux et départementaux. Agissant dans le cadre de cette instruction, les parquets concernés ouvrirent, au cours de la tentative de coup d’État ou après, des instructions pénales contre les personnes impliquées dans le putsch et contre celles non directement impliquées mais ayant un lien avec l’organisation FETÖ/PDY, dont certains membres de la magistrature militaire.

12. Les requérants furent arrêtés et placés en garde à vue, à diverses dates, dans le cadre de ces enquêtes. À l’issue de leur garde à vue, ils furent traduits devant les juges de paix du lieu de leur arrestation, lesquels ordonnèrent leur placement en détention provisoire. Les juges de paix s’appuyèrent essentiellement sur le fait que les noms des requérants figuraient sur la liste des juges désignés pour siéger au sein des cours martiales. Sur la base de cet élément, ils estimèrent qu’il existait des raisons plausibles de soupçonner que les intéressés s’étaient impliqués dans la tentative de coup d’état et avaient un lien avec l’organisation FETÖ/PDY.

Les juges prirent également en compte la nature de l’infraction reprochée, l’état des preuves et la peine encourue. Ils notèrent aussi que des enquêtes relatives à la tentative de coup d’État étaient menées à l’échelle du pays, que les déclarations de tous les suspects n’avaient pas encore été recueillies, et que l’infraction reprochée figurait parmi les infractions « cataloguées » énumérées à l’article 100 § 3 du code de procédure pénale (« CPP »). Les juges estimèrent que le placement en détention provisoire des requérants apparaissait, à ce stade, comme une mesure proportionnée et que le contrôle judiciaire serait insuffisant.

13. Les oppositions formées par les requérants contre les décisions de placement en détention furent rejetées par d’autres juges de paix, en des termes similaires aux décisions attaquées.

b) Décisions relatives au maintien en détention provisoire et au rejet des recours en opposition

14. La question du maintien en détention provisoire des requérants fit l’objet d’examens d’office en application de l’article 108 du CPP, prévoyant un examen tous les trente jours. Les juges statuèrent sur les demandes d’élargissement des requérants en même temps que les examens d’office de la détention, ce conformément au paragraphe 1er, alinéa c, de l’article 3 du décret-loi no 668.

15. Dans leurs décisions relatives au maintien en détention provisoire, les juges de paix s’appuyèrent encore sur la liste des juges désignés pour siéger au sein des cours martiales ainsi que sur les déclarations de témoins. Le plus souvent, les juges de paix ordonnèrent le maintien en détention provisoire des requérants, en même temps que plusieurs autres suspects. Pour ce faire, ils reprirent essentiellement les motifs indiqués dans les décisions de placement en détention. Ils relevèrent qu’une grande partie des personnes soupçonnées d’être membre du FETÖ/PDY avaient pris la fuite et qu’elles étaient toujours recherchées. Compte tenu des moyens à disposition de cette organisation et de ses caractéristiques, les juges considérèrent qu’il y avait un risque de fuite, mais aussi un risque de collusion et de récidive. Les juges soulignèrent également la gravité de l’infraction reprochée et le fait que toutes les preuves n’étaient pas encore recueillies, et ils estimèrent que les décisions de maintien en détention étaient en accord avec les informations, les documents et les preuves contenus dans les dossiers d’enquête. Ils ajoutèrent qu’il existait toujours un danger clair et imminent lié à la tentative de coup d’État. Ils considérèrent que la détention apparaissait toujours comme une mesure proportionnée et que le contrôle judiciaire serait insuffisant. Ils précisèrent que, les suspects étant d’anciens magistrats, il existait un risque qu’ils tentent d’influencer ou de faire pression sur les magistrats en exercice.

16. Les oppositions formées par les requérants contre les décisions de maintien en détention furent écartées par des juges de paix, lesquels s’appuyèrent sur des motifs similaires à ceux indiqués dans les décisions précédentes.

17. Au stade de l’enquête, tant les demandes d’élargissement que les oppositions formées contre les décisions de maintien en détention furent examinées sur dossier, en vertu de l’article 6, paragraphe 1er, alinéa 1, du décret-loi no 667.

c) Inculpation des requérants et procès

18. À différentes dates, les requérants furent inculpés du chef d’appartenance à une organisation terroriste et les procédures pénales les concernant sont toujours pendantes.

19. Pendant leur procès, les juridictions de jugement, statuant soit à l’issue des audiences tenues devant elles, soit lors d’examens d’office réalisés entre les audiences, ordonnèrent le maintien en détention provisoire des requérants. Les oppositions formées contre ces décisions furent rejetées.

d) Recours individuels devant la Cour constitutionnelle

20. Les requérants introduisirent chacun un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. À des dates différentes, la Cour constitutionnelle déclara ces recours irrecevables. Ainsi qu’il ressort de ces décisions, les différents griefs présentés par les requérants furent déclarés irrecevables essentiellement pour les motifs suivants.

21. Pour ce qui est de la régularité du placement en détention provisoire des requérants, la haute juridiction releva que les noms des requérants figuraient sur la liste des juges désignés pour siéger au sein des cours martiales. Pour la Cour constitutionnelle, l’on ne pouvait conclure que les autorités d’enquête ou les tribunaux ayant décidé de la détention avaient suivi une approche infondée et arbitraire lorsqu’ils avaient admis que la nomination des requérants par les putschistes au sein des cours martiales pouvait être considérée, suivant les circonstances de l’affaire, comme une raison plausible de les soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée. En outre, compte tenu des motifs indiqués dans les décisions de placement en détention et de rejet des oppositions, la Cour constitutionnelle estima qu’on ne saurait alléguer l’absence de motifs de détention ni le caractère disproportionné de cette mesure. Aussi, elle considéra ces griefs comme étant manifestement mal fondés.

22. Quant aux griefs tirés de la durée excessive de la détention provisoire introduits par les requérants, la Cour constitutionnelle déclara ce grief irrecevable pour non-épuisement du recours indemnitaire prévu par l’article 141 du CPP (concernant les requérants nos 1, 3, 4 et 5) ou pour défaut manifeste de fondement (concernant les requérants nos 2 et 7).

23. Pour autant que les requérants se plaignaient que les juges de paix n’étaient pas indépendants et impartiaux, et que l’examen des recours en opposition par ces mêmes juges les privait d’un recours effectif contre la privation de liberté, la Cour constitutionnelle releva avoir examiné ces griefs dans le cadre de plusieurs affaires ; prenant en considération les caractéristiques structurelles des juges de paix, elle rappela avoir considéré ces griefs manifestement mal fondés. Elle estima qu’il n’y avait, dans la situation des requérants, aucune raison de parvenir à une conclusion différente. La Cour constitutionnelle déclara également irrecevables les griefs tirés de la méconnaissance de certaines garanties procédurales liées à la profession de magistrat militaire, ainsi que les griefs tirés de l’incompétence du juge de paix pour décider du placement en détention, comme étant manifestement mal fondés. Compte tenu de la nature de l’infraction reprochée et de la manière dans celle-ci avait été commise, la haute juridiction considéra qu’il y avait lieu d’accepter la compétence des juges de paix ayant ordonné le placement en détention des requérants, et elle ne releva aucune erreur d’appréciation ou arbitraire.

24. S’agissant de l’absence d’audience lors de l’examen de la détention, la Cour constitutionnelle estima qu’il n’y avait aucune raison de se départir de son arrêt de principe Aydın Yavuz et autres, dans laquelle elle avait estimé que l’absence d’audience lors de l’examen de la détention, pendant une période d’environ neuf mois, n’avait pas enfreint le droit à la liberté et à la sûreté. Elle considéra donc que ce grief était manifestement mal fondé.

25. Quant aux griefs tirés de l’absence d’information des raisons d’arrestation et de la restriction d’accès au dossier d’enquête, la Cour constitutionnelle considéra que les requérants avaient été informés des éléments ayant constitué le fondement principal de leur arrestation et de leur détention, dont ils avaient eu suffisamment connaissance, et qu’ils s’étaient vu offrir la possibilité de contester efficacement leur détention. Aussi, elle considéra ces griefs comme étant manifestement mal fondés.

26. Enfin, pour ce qui est du restant des griefs, notamment relatifs à certains manquements procéduraux lors de l’examen de la détention et à la légalité des perquisitions effectuées par les autorités aux domiciles et/ou aux bureaux des intéressés, la Cour constitutionnelle les déclara irrecevables soit pour défaut manifeste de fondement soit pour non-épuisement des voies de recours internes.

3. Informations sur la liste des juges désignés pour siéger au sein des cours martiales

27. Le 15 juillet 2016, une directive sur l’état de siège rédigée par les putschistes fut adressée à tous les ministères. Ladite directive indiquait plusieurs mesures au niveau national dont la feuille de route visant à la mise en place de l’état de siège. Le paragraphe 5 de la directive d’état de siège contenait des instructions sur la constitution des cours martiales et la nomination des juges auprès de celles-ci. Les parties pertinentes dudit paragraphe 5 étaient rédigées comme suit :

« Aux fins de la mise en place de l’état de siège et de l’établissement de l’ordre public, les cours et tribunaux militaires existants fonctionneront [désormais] comme des cours martiales (…). Les noms des magistrats désignés pour siéger au sein des cours martiales figurent à l’annexe B. »

28. Il ressort des pièces versées au dossier par les requérants que la liste des juges nommés pour siéger au sein des cours martiales, annexée à la directive sur l’état de siège, contenait les noms de 413 magistrats militaires, dont les requérants. Une partie de ces magistrats 413 avait été affectée au ministère de la Défense, tandis qu’une autre partie avait été nommée pour siéger au sein des cours martiales. Quant aux requérants, ils avaient tous été nommés pour siéger au sein des différentes cours martiales.

29. Ainsi qu’il ressort des éléments du dossier, le 22 mai 2017, le procureur de la République d’Ankara rendit une ordonnance de non-lieu concernant 48 magistrats militaires dont le nom figurait sur la liste et qui avaient été affectés au ministère de la Défense. Selon les éléments recueillis au cours de l’enquête (un rapport d’expertise et des témoignages), les jeunes magistrats que les putschistes considéraient comme loyaux et fidèles avaient été nommés à des fonctions stratégiques – telles que les cours martiales ‑ tandis que les magistrats considérés comme une menace pour la réalisation de leur projet avaient été affectés au ministère de la Défense pour les révoquer une fois le coup d’État accompli. Selon les observations des experts, en nommant au sein des cours martiales des juges liés ou membres de FETÖ/PDY, l’organisation avait pour objectif de contrôler les tribunaux militaires et d’interférer dans leurs décisions à tous les stades de la procédure.

B. Le droit et la pratique internes pertinents

30. Le droit et la pratique internes pertinents sont exposés dans les affaires AlparslanAltan c. Turquie (no 12778/17, §§ 46-64, 16 avril 2019) et Baş c. Turquie (no 66448/18, §§ 52-104, 3 mars 2020).

31. La loi no 357 sur les magistrats militaires (« la loi no 357 ») qui était en vigueur à l’époque des faits édictait les règles devant s’appliquer dans le cadre des enquêtes et procédures pénales relatives aux magistrats militaires. La loi no 357 a été abrogée le 8 mars 2018 avec l’entrée en vigueur de la loi no 7078.

32. Les dispositions pertinentes de la loi no 357 se lisaient comme suit en leurs parties pertinentes :

Article 28 (tel qu’il était en vigueur avant le 2 janvier 2017)

« En cas d’infractions personnelles (kişiselsuçlar) (…), l’instruction est menée conformément aux dispositions de droit commun. [La conduite de] l’enquête relative à des infractions personnelles commises par les magistrats militaires revient au procureur général de la République près la cour d’assises la plus proche du ressort juridictionnel de la cour d’assises dont relève l’intéressé, et [la conduite de] la procédure [revient] à la cour d’assises de ce lieu.

En cas de flagrant délit relevant de la compétence des cours d’assises, l’enquête est menée conformément aux dispositions de droit commun. L’enquête préliminaire est conduite en personne par les procureurs de la République compétents ou leurs adjoints.

Dans ces cas, le ministère de la Défense est immédiatement informé de la situation. »

La deuxième phrase du premier paragraphe de l’article 28 tel qu’il a été amendé le 2 janvier 2017 se lit comme suit :

« La compétence pour mener une enquête sur les infractions personnelles commises par les magistrats militaires et celle pour mener une procédure pour ce type d’infractions relèvent [respectivement] du parquet du lieu où se trouve la cour d’appel du ressort juridictionnel de l’intéressé et de la cour d’assises de ce lieu. »

Article 37 § 5

« Hormis dans les cas de flagrant délit relevant de la compétence de la cour d’assises, les magistrats militaires à qui il est reproché d’avoir commis une infraction ne peuvent pas être arrêtés, ni faire l’objet d’une fouille ou d’une perquisition, ni être interrogés. Toutefois, le ministère de la Défense est immédiatement informé de la situation. Pour les personnes agissant en contradiction avec ces dispositions, une enquête sera directement menée conformément aux dispositions de droit commun et une procédure diligentée. »

33. Les juridictions militaires furent abolies à la suite du référendum du 16 avril 2017.

GRIEFS

34. Les requérants présentent dans leurs requêtes plusieurs griefs tirés de l’article 5 de la Convention :

– Les requérants (à l’exception du requérant no 4) dénoncent la légalité de leur placement en garde à vue,

– Les requérants affirment avoir été placés en détention provisoire en méconnaissance des garanties procédurales prévues en droit interne pour les magistrats militaires,

– Les requérants se plaignent d’avoir été placés en détention provisoire en l’absence de soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée et dénoncent l’absence de motifs pertinents et suffisants,

– Les requérants nos 2, 3, 6 et 7 allèguent n’avoir pas été informés des raisons de leur arrestation et des accusations portées contre eux,

– Tous les requérants allèguent que les juridictions internes n’ont pas fourni de motifs pertinents et suffisants pour justifier leur détention provisoire initiale et/ou leur maintien en détention provisoire,

– Les requérants (à l’exception du requérant no 6) soutiennent que la durée de leur détention provisoire était excessive,

– Les requérants nos 2, 3, 5, 6 et 7 se plaignent d’une restriction d’accès au dossier d’enquête,

– Les requérants (à l’exception des requérants nos 1 et 4) se plaignent de l’absence d’audience lors des examens de la détention,

– Les requérants nos 2 et 7 se plaignent de la non-communication de l’avis du procureur de la République à ces occasions,

– Les requérants nos 2, 3, 5 et 7 allèguent le manque d’indépendance et d’impartialité des juges de paix qui se sont prononcés sur leur détention,

– Les requérants nos 1, 2 et 7 se plaignent que les décisions de maintien en détention ne leur ont pas été notifiées ou notifiées tardivement, de sorte qu’ils n’ont pas pu former opposition contre ces décisions,

– Le requérant no 6 se plaint de n’avoir pas bénéficié d’une assistance effective d’un avocat et des facilités nécessaires pour contester leur détention,

– Les requérants nos 1 et 3 allèguent que leurs demandes d’élargissement et/ou les oppositions formées par eux contre les décisions relatives à leur détention n’ont pas été examinées ou qu’elles ont été examinées tardivement,

– Les requérants nos 3 et 5 dénoncent le délai mis par la Cour constitutionnelle pour examiner leurs recours individuels.

35. Invoquant l’article 3 de la Convention, les requérants nos 1, 3, 5 et 6 se plaignent des conditions de leur détention.

36. Invoquant différents paragraphes de l’article 6 de la Convention, les requérants nos 1, 3, 5 et 6 allèguent une violation de leur droit à un procès équitable.

37. Sous l’angle de l’article 8 de la Convention, les requérants nos 2 et 6 dénoncent l’illégalité des perquisitions effectuées dans leurs domiciles et leurs lieux de travail et les requérants nos 2, 6 et 7 se plaignent des restrictions apportées au droit de visites et aux appels téléphoniques.

38. Le requérant no 1 se plaint que la saisie de ses biens a emporté la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

39. Enfin, les requérants invoquent également des griefs tirés des articles 6 § 2, 7, 13, 14, 15 et 18 de la Convention, et de l’article 2 du Protocole no 1 à la Convention.

EN DROIT

A. La jonction des requêtes

40. Compte tenu de la similitude des requêtes quant aux faits et aux griefs, la Cour décide de joindre celles-ci.

B. Griefs relatifs à la régularité du placement en détention provisoire et à certains manquements procéduraux relatifs à l’examen de la détention, et griefs relatifs aux perquisitions

41. Invoquant l’article 5 §§ 1, 2, 3 et 4 de la Convention :

– Les requérants allèguent qu’ils ont été placés en détention provisoire en méconnaissance des garanties procédurales prévues en droit interne pour les magistrats militaires,

– Tous les requérants se plaignent de l’absence de motifs pertinents et suffisants pour justifier le placement et/ou le maintien en détention,

– Les requérants nos 1,2, 3, 4, 5 et 7 dénoncent la durée excessive de leur détention,

– Les requérants nos 2, 3, 5, 6 et 7 se plaignent d’une restriction d’accès au dossier d’enquête,

– Les requérants nos 2, 3, 5, 6 et 7 dénoncent l’absence d’audience lors des examens de la détention et les requérants nos 2 et 7 se plaignent en plus de la non-communication de l’avis du procureur à cette occasion,

– Les requérants nos 1, 2 et 7 se plaignent de la non-communication ou de la communication tardive des décisions relatives à la détention,

– Le requérant no 6 se plaint de n’avoir pas bénéficié de l’assistance effective d’un avocat ou de facilités nécessaires pour contester sa détention,

– Les requérants nos 1 et 3 allèguent que leurs demandes d’élargissement et/ou les oppositions formées par eux n’ont pas été examinées ou qu’elles ont été examinées tardivement,

– Enfin, les requérants nos 3 et 5 dénoncent le délai mis par la Cour constitutionnelle pour examiner leurs recours individuels.

42. Sous l’angle de l’article 8 de la Convention, les requérants nos 2 et 6 se plaignent de l’irrégularité de la perquisition effectuée à leurs domiciles et bureaux. Ils dénoncent par ailleurs l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif de la mesure litigieuse.

43. En l’état actuel du dossier, la Cour estime ne pas être en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ces griefs et juge nécessaire de communiquer cette partie de la requête au gouvernement défendeur conformément à l’article 54 § 2 b) de son règlement.

C. Grief relatif à l’absence de raisons plausibles de soupçonner les requérants d’avoir commis une infraction

44. Invoquant l’article 5 § 1 de la Convention, les requérants se plaignent d’avoir été arrêtés et détenus en l’absence de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction. La Cour examinera ce grief sous l’angle de l’article 5 § 1 c) de la Convention, ainsi libellé en ses passages pertinents :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(…)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(…) »

45. La Cour rappelle que l’article 5 § 1 c) de la Convention n’autorise à placer une personne en détention que dans le cadre d’une procédure pénale, en vue de la traduire devant l’autorité judiciaire compétente lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis une infraction (Jėčius c. Lituanie, no 34578/97, § 50, CEDH 2000-IX, et Włoch c. Pologne, no 27785/95, § 108, CEDH 2000-XI). La « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder l’arrestation constitue un élément essentiel de la protection offerte par l’article 5 § 1 c) précité. L’existence de soupçons plausibles présuppose celle de faits ou de renseignements propres à persuader un observateur objectif que l’individu en cause peut avoir accompli l’infraction qui lui est reprochée. Ce qui peut passer pour plausible dépend toutefois de l’ensemble des circonstances (Fox, Campbell et Hartley c. Royaume-Uni, 30 août 1990, § 32, série A no 182, et O’Hara c. Royaume‑Uni, no37555/97, § 34, CEDH 2001-X).

46. La Cour rappelle en outre que l’alinéa c) de l’article 5 § 1 ne présuppose pas que les autorités d’enquête aient rassemblé des preuves suffisantes pour porter des accusations au moment de l’arrestation. L’objet d’un interrogatoire pendant une détention au titre de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 est de compléter l’enquête pénale en confirmant ou en écartant les soupçons concrets ayant fondé l’arrestation. Ainsi, les faits donnant naissance à des soupçons ne doivent pas être du même niveau que ceux qui sont nécessaires pour justifier une condamnation ou même pour porter une accusation, ce qui intervient dans la phase suivante de la procédure de l’enquête pénale (Murray c. Royaume-Uni, 28 octobre 1994, § 55, série A no 300-A, et Korkmaz et autres c. Turquie, no 35979/97, § 26, 21 mars 2006).

47. Il ne faut certes pas appliquer l’article 5 § 1 c) de la Convention d’une manière qui causerait aux autorités de police des États contractants des difficultés excessives pour combattre par des mesures adéquates la criminalité organisée (voir, mutatis mutandis, Klass et autres c. Allemagne, 6 septembre 1978, §§ 58-68, série A no 28). La tâche de la Cour consiste à déterminer si les conditions fixées à l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention, y compris la poursuite du but légitime visé, étaient remplies dans l’affaire soumise à son examen. Dans ce contexte, il ne lui appartient pas en principe de substituer sa propre appréciation des faits à celle des juridictions internes, mieux placées pour évaluer les preuves produites devant elles (Murray, précité, § 66). Elle rappelle aussi que la persistance de raisons plausibles de soupçonner l’individu arrêté d’avoir commis une infraction est une condition essentielle à la légalité du maintien en détention de l’intéressé (voir, parmi beaucoup d’autres, McKay c. Royaume-Uni [GC], nº 543/03, § 44, CEDH 2006-X).

48. La Cour relève que les requérants soutiennent en l’espèce qu’ils ont été arrêtés puis placés en détention provisoire en l’absence de raisons plausibles de les soupçonner d’avoir commis une infraction. À cet égard, ils dénoncent l’absence de tels soupçons non seulement lors de la phase initiale de leur détention, mais aussi au cours des périodes ultérieures.

49. La Cour constate que les requérants ont été arrêtés puis placés en détention provisoire parce qu’ils étaient soupçonnés d’être membres de FETÖ/PDY et d’être impliqués dans la tentative de coup d’état en vue de renverser l’ordre constitutionnel et le gouvernement élu par des moyens démocratiques. Elle note que les juges de paix ayant décidé de la mise en détention provisoire des requérants ont fondé leurs soupçons sur le fait que les noms des intéressés figuraient sur la liste de juges désignés pour siéger au sein des cours martiales, liste qui était annexée à la directive sur l’état de siège préparée par les putschistes et dépêchée à tous les ministères. Compte tenu des exigences de l’article 5 § 1 de la Convention quant au niveau de justification factuelle requis au stade des soupçons, la Cour estime qu’il s’agissait là de renseignements propres à convaincre un observateur objectif que les requérants pouvaient avoir accompli les infractions que leur étaient reprochées.

50. La Cour constate en outre que, au cours de l’enquête pénale, les autorités nationales ont procédé à une distinction entre les magistrats qui avaient été affectés au ministère de la Défense et ceux qui avaient été nommés au sein des cours martiales. Le rapport d’expertise a relevé que les magistrats qui avaient été assignés à des fonctions critiques de juges au sein des cours martiales, tels les requérants, étaient des proches et fidèles aux putschistes (voir paragraphe 29 ci-dessus). En outre, s’agissant de certains requérants, les juges statuant sur la prolongation de la détention se sont également appuyés sur des témoignages selon lesquelles les intéressés avaient menés des activités au sein de FETÖ/PDY après leur intégration dans les forces armées.

51. Il y a donc lieu de conclure que les requérants peuvent passer pour avoir été placés et maintenus en détention sur la base de « raisons plausibles » de les soupçonner d’avoir commis une infraction pénale, au sens de l’alinéa c) de l’article 5 § 1 de la Convention (Murray, précité, § 63, Korkmaz et autres, précité, § 26, et Süleyman Erdem c. Turquie, no 49574/99, § 37, 19 septembre 2006).

52. La Cour estime donc que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

D. Griefs relatifs à l’absence d’information sur les raisons d’arrestation

53. Les requérants nos 2, 3, 6 et 7 soutiennent qu’ils n’ont pas été informés des raisons de leur arrestation.

54. La Cour rappelle que l’article 5 § 2 de la Convention énonce une garantie élémentaire : toute personne arrêtée doit savoir les raisons de son arrestation. Intégrée au système de protection qu’offre l’article 5, elle oblige à signaler à une telle personne, dans un langage simple et accessible pour elle, les raisons juridiques et factuelles de sa privation de liberté, afin qu’elle puisse en discuter la légalité devant un tribunal en vertu du paragraphe 4. Elle doit bénéficier de ces renseignements « dans le plus court délai », mais l’officier qui l’arrête peut ne pas les lui fournir en entier sur-le-champ. Pour déterminer si elle en a reçu assez et suffisamment tôt, il faut avoir égard aux particularités de l’espèce (voir Fox, Campbell et Hartley, précité, § 40).

55. Ainsi qu’il ressort des éléments des dossiers, les requérants ont été informés qu’ils étaient soupçonnés d’être affiliés ou liés à FETO/PDY et d’avoir coopéré avec les putschistes. Il est également à noter que lors de leur audition devant le procureur, les requérants ont été interrogés sur la liste des juges devant siéger au sein des cours martiales. La Cour estime donc, à l’instar de la Cour constitutionnelle (paragraphe 25 ci-dessus), que les requérant ont été informés des accusations portées contre eux et des éléments ayant constitué le fondement de leur arrestation et de leur détention.

56. La Cour estime donc que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

E. Griefs relatifs à l’absence d’impartialité et d’indépendance des juges de paix

57. Les requérants nos 2, 3, 5 et 7 remettent en cause l’impartialité et l’indépendance des juges de paix qui ont décidé de leur mise en détention et du maintien de cette mesure.

58. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné un grief similaire dans son arrêt Baş c. Turquie (précité, §§ 269-281), et l’a déclaré irrecevable pour défaut manifeste de fondement. En l’espèce, elle ne voit aucune raison de se départir de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire susmentionnée. La Cour estime donc que cette partie de la requête est également manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

F. Le restant des griefs

59. Les requérants nos 1, 3, 5 et 6 se plaignent des conditions de leur détention. Ils y voient une violation de l’article 3 de la Convention.

Les requérants (à l’exception du requérant no 4) dénoncent l’irrégularité de leur garde à vue. Ils y voient une violation de l’article 5 § 1 de la Convention.

Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants nos 1, 3, 5 et 6 allèguent que les procédures pénales engagées à leur encontre ne sont pas équitables.

Sous l’angle de l’article 8 de la Convention, les requérants nos 2, 6 et 7 se plaignent des restrictions apportées pendant l’état d’urgence à certains droits des personnes détenues pour des infractions terroristes.

Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, le requérant no 1 se plaint de la saisie de ses biens.

60. La Cour note que les requérants ont présenté ces griefs dans le cadre de leurs recours individuels devant la Cour constitutionnelle, laquelle les a déclarées irrecevables pour non-épuisement des voies de recours internes. Après examen des dossiers, la Cour ne voit aucune raison de parvenir à une conclusion différente. Elle rejette donc ces griefs pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

61. Enfin, certains requérants invoquent différents griefs tirés des articles 6 § 2, 7, 13, 14, 15 et 18 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 1.Les requérants nos 1 et 3 dénoncent respectivement l’absence d’audience et l’examen tardif par les juges de paix de leur demande d’élargissement, et allègue la violation de l’article 5 § 4 de la Convention.

62. Ainsi qu’il ressort des décisions de la Cour constitutionnelle, les requérants n’ont pas présenté ces griefs dans le cadre de leurs recours individuels et n’ont pas soutenu que la Cour constitutionnelle avait manqué d’examiner de tels griefs qui lui sont présentés. Il s’ensuit que ces griefs doivent être rejetés pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

Par ces motifs, la Cour,

Décide,à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

Ajourne,à l’unanimité, l’examen des griefs des requérants tirés :

– de la régularité du placement en détention provisoire (concernant tous les requérants),

– de l’absence de motifs pertinents et suffisants des décisions judiciaires relatives au placement en détention provisoire et/ou au maintien en détention provisoire (concernant tous les requérants),

– de la durée de la détention provisoire (concernant les requérants nos 1, 2, 3, 4, 5 et 7),

– de la restriction d’accès au dossier d’enquête (concernant les requérants nos 2, 3, 5, 6 et 7),

– de l’absence d’audience lors de l’examen des demandes d’élargissement et des recours en opposition (concernant les requérants nos 2, 3, 5, 6 et 7),

– de la non-communication de l’avis du procureur lors de l’examen de la détention (concernant les requérants nos 2 et 7),

– de la non-communication ou de la communication tardive des décisions relatives à la détention (concernant les requérants nos 1, 2 et 7),

– du défaut d’examen ou de l’examen tardif des recours par les juges de paix (concernant les des requérants nos 1 et 3),

– du contrôle juridictionnel à bref délai par la Cour constitutionnelle (concernant les requérants nos 3 et 5),

– de l’absence d’assistance effectif et des facilités nécessaires pour contester la détention (concernant le requérant no 6), et

– des perquisitions opérées aux domiciles et bureaux des requérants (concernant les requérants nos 2 et 6) ;

Déclare, à la majorité, les requêtes irrecevables pour le surplus.

Fait en français puis communiqué par écrit le 8 avril 2021.

Hasan Bakırcı                                       Jon Fridrik Kjølbro
Greffier adjoint                                           Président

___________

ANNEXE

No Requête No Nom de l’affaire
1. 32264/19 Çinici c. Turquie
2. 36044/19 Açık c. Turquie
3. 36953/19 Dişçi c. Turquie
4. 43401/19 Güneş c. Turquie
5. 51719/19 Sevinç c. Turquie
6. 59383/19 Kayıkçı c. Turquie
7. 4644/20 Almış c. Turquie

Dernière mise à jour le avril 8, 2021 par loisdumonde

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