TROISIÈME SECTION
AFFAIRE REIST c. SUISSE
(Requête no 39246/15)
ARRÊT
Art 5 § 1 • Voies légales • Mesure de protection rendue par le procureur des mineurs • Requérant majeur au moment où la privation de liberté a été ordonnée • Privation de liberté couverte par l’art 5 § 1 a)
STRASBOURG
27 octobre 2020
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Reist c. Suisse,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Paul Lemmens, président,
Georgios A. Serghides,
Helen Keller,
Georges Ravarani,
María Elósegui,
Anja Seibert-Fohr,
Peeter Roosma, juges,
et de Milan Blaško, greffierde section,
Vu :
la requête susmentionnée (no 39246/15) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant de cet État, M. Steve Somgiat Reist (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 5 août 2015,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 octobre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
introduction
1. La requête concerne le placement provisionnel du requérant dans un établissement ouvert, dont la première phase devait se dérouler en milieu fermé pour une durée maximale de trois mois. En tant que dispositif d’intervention de crise, cette mesure de protection avait été ordonnée par le procureur des mineurs à titre provisionnel au cours de la procédure de remplacement de la mesure de protection initiale, alors pendante devant le tribunal des mineurs. Se plaignant d’une violation de l’article 5 § 1 de la Convention, le requérant allègue que son placement provisionnel est intervenu en l’absence d’une base légale.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1996 et réside à Koppigen. Il a été représenté par Me L. Bürge, avocat à Berne.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent suppléant, M. A. Scheidegger, de l’Office fédéral de la Justice.
I. La genèse de l’affaire
4. Le 18 mars 2014, le procureur des mineurs de la région Emmenthal‑Haute Argovie (Jugendanwaltschaft Emmenthal-Oberaargau ; « le procureur des mineurs ») délivra une ordonnance pénale (Strafbefehl) par laquelle il condamna le requérant à une peine de cinq jours d’emprisonnement avec sursis, assortie d’une mise à l’épreuve d’un an, pour des faits de vol, escroquerie multiple et tentative d’escroquerie (ayant causé à la victime un dommage total de 2 700 francs suisses (CHF), soit 2 562 euros (EUR)), ainsi que pour l’achat, la consommation et la revente d’un minimum de trente grammes de cannabis.
5. Par la même occasion, le procureur des mineurs ordonna une mesure de protection consistant en une assistance personnelle du mineur (persönliche Betreuung), en renvoyant expressément à l’article 13 du Droit pénal des mineurs (« le DPMin » ; paragraphe 36 ci‑dessous).
6. Par des ordonnances pénales des 13 et 26 mai 2014, le requérant se vit astreindre à fournir une prestation personnelle d’un jour, à nouveau pour délit en matière de stupéfiants, ainsi que pour port d’arme.
7. Le 8 juillet 2014, le requérant devint majeur.
8. Le 26 novembre 2014, le procureur des mineurs constata que les objectifs poursuivis par la mesure d’assistance personnelle, notamment l’abstinence de consommation de substances illégales et l’absence de commission de délits, ne pouvaient pas être atteints. Notant que cette mesure de protection, ordonnée le 18 mars 2014, était incompatible avec l’évolution personnelle du requérant, il introduisit devant le tribunal cantonal des mineurs (Kantonales Jugendgericht) de Berne (« le tribunal cantonal des mineurs ») une procédure subséquente de remplacement de la mesure (nachträgliches Verfahren zwecks Massnahmenänderung) sur le fondement de l’article 18 DPMin (paragraphe 39 ci‑dessous).
9. Le même jour, le procureur des mineurs entendit le requérant, qui déclara ce qui suit : « Je n’ai plus rien à dire. Je dois quand même aller dans le foyer, je n’ai pas d’autre choix. S’ils pensent que c’est bon, c’est que ça doit être bon ».
10. Dans l’attente de l’adoption par le tribunal cantonal des mineurs de son jugement portant modification de la mesure initiale de manière définitive, le procureur des mineurs ordonna, le 3 décembre 2014, une mesure de protection provisionnelle sur le fondement de l’article 5 DPMin (paragraphes 33‑34 ci‑dessous). Il décida ainsi le placement provisionnel du requérant dans un établissement ouvert, la Fondation X., dont la première phase devait se dérouler en milieu fermé pour une durée maximale de trois mois (« Die Eintrittsphase erfolgt (…) für die Dauer von maximal drei Monaten auf der geschlossen Abteilung »).
11. Le procureur des mineurs motiva sa décision par le fait que le requérant continuait à commettre des vols et à consommer des stupéfiants dans une mesure portant gravement préjudice à son développement (« in entwicklungsgefährdendem Ausmass Suchtmittel konsumiert »). En outre, il releva que le jeune homme n’avait pas un véritable quotidien structuré, qu’il vivait manifestement au-dessus de ses moyens financiers, qu’il n’était pas prêt à résoudre ses problèmes actuels et qu’il ne changerait pas son comportement s’il restait chez ses parents. Il ajouta que la situation du requérant était extrêmement délicate, nécessitant une évaluation attentive afin d’éviter que le jeune homme n’en arrivât à faire preuve de négligence (Verwahrlosung) et à pâtir de conséquences imprévisibles. Estimant qu’un traitement ambulatoire ne serait pas à même de résoudre les difficultés susdécrites et tenant compte des risques et dangers présentés par la situation, il considéra que l’admission du requérant à la Fondation X. s’avèrerait être une intervention proportionnée.
II. La décision de la cour suprême du canton de Berne du 9 janvier 2015
12. Le 9 janvier 2015, la chambre de recours pénale (section pénale) de la cour suprême du canton de Berne (Obergericht des Kantons Bern ; « la cour suprême bernoise ») rejeta le recours que l’avocat commis d’office du requérant avait déposé le 15 décembre 2014 contre la mesure de placement provisionnel.
13. En premier lieu, les juges cantonaux rappelèrent que, selon la pratique de la chambre de recours pénale (paragraphe 40 ci-dessous), des mesures provisionnelles fondées sur l’article 5 DPMin pouvaient aussi être ordonnées lors de la procédure de remplacement d’une mesure de protection des mineurs (article 18 DPMin ; paragraphe 39 ci‑dessous). Ils exposèrent qu’il s’agissait d’une condition sine qua non pour qu’une réaction rapide aux besoins changeants des mineurs au cours de cette procédure fût possible.
14. Ils soulignèrent que le procureur des mineurs, chargé de diriger l’instruction (Verfahrensherrschaft), avait compétence pour ordonner les mesures provisionnelles de protection visées à l’article 5 DPMin. Ils précisèrent que cela n’altérait d’ailleurs pas les compétences du tribunal cantonal des mineurs, qui décidait définitivement, lors des débats, du remplacement de la mesure de protection.
15. En deuxième lieu, les magistrats cantonaux considérèrent que le DPMin était applicable au moment où le requérant avait commis les infractions en tant que mineur et qu’il continuait à trouver application jusqu’aux 22 ans révolus de l’intéressé (paragraphe 41 ci‑dessous).
16. En troisième lieu, les juges cantonaux observèrent que l’ordonnance pénale équivalait à une « condamnation d’un tribunal compétent » au sens de la lettre a) de l’article 5 § 1 de la Convention. Affirmant en l’occurrence qu’il existait un lien de causalité suffisant entre l’ordonnance pénale du 18 mars 2014 et le placement provisionnel décidé le 3 décembre 2014, ils conclurent, par ce motif, à la privation de liberté du requérant.
17. Enfin, compte tenu de l’évolution personnelle du requérant et du fait que les objectifs de la mesure initiale d’assistance personnelle ne pouvaient pas être atteints, les magistrats cantonaux estimèrent qu’il était indispensable de réagir rapidement aux besoins du jeune homme. À leurs yeux, la décision du procureur des mineurs d’ordonner la mesure de protection à titre provisionnel était donc justifiée et proportionnée.
18. Le 30 janvier 2015, le requérant saisit le Tribunal fédéral d’un recours en matière pénale par lequel il demandait sa libération immédiate du placement provisionnel et arguait d’une violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
19. Le 15 avril 2015, le tribunal cantonal des mineurs mit fin au placement provisionnel. Le même jour, le requérant quitta la Fondation X. et retourna chez ses parents.
III. L’arrêt du Tribunal fédéral du 22 avril 2015
20. Par un arrêt du 22 avril 2015, publié au Recueil officiel des arrêts du Tribunal fédéral suisse (ATF) sous la référence 141 IV 172, la cour pénale du Tribunal fédéral rejeta le recours du requérant.
21. En premier lieu, le Tribunal fédéral rappela les principes fondamentaux du droit pénal des mineurs, notamment la raison d’être des mesures de protection prévues aux articles 12‑15 DPMin. Il exposa que ces dispositions permettaient d’agir le plus vite possible, si nécessaire au moyen de mesures provisionnelles, toujours dans l’intérêt du mineur. Quant à l’article 18 DPMin, il réaffirma que, déjà sous l’ancien droit, et selon sa jurisprudence, le remplacement d’une mesure provisionnelle pouvait intervenir à tout moment en fonction de l’évolution de la situation (paragraphe 40 ci‑dessous), et ce même pendant l’exécution de la mesure, jusqu’aux 22 ans de l’intéressé.
22. Le Tribunal fédéral indiqua aussi que, certes, des mesures provisionnelles étaient prévues pour le stade de l’instruction (article 5 DPMin ; paragraphe 33 ci‑dessous), mais qu’elles pouvaient, au-delà du libellé de la loi, être également ordonnées lors de l’exécution de la mesure précédemment décidée, dans le cadre de la procédure de remplacement de celle‑ci. Il précisa qu’une autre interprétation de l’article 5 DPMin irait à l’encontre du but du droit pénal des mineurs et priverait les autorités de la possibilité d’intervenir, à titre provisionnel, dans un cas d’urgence, comme en l’espèce, avant le prononcé du jugement du tribunal cantonal des mineurs ordonnant de manière définitive le remplacement de la mesure de protection. En conséquence, selon le Tribunal fédéral, le placement du requérant dans la Fondation X. avait pu être ordonné par le procureur des mineurs sur la base de l’article 5 DPMin, le principe de la légalité n’ayant pas été violé en l’occurrence.
23. Le Tribunal fédéral considéra que, eu égard au fait que le requérant avait entre-temps atteint la majorité, le placement provisionnel n’aurait pas pu être ordonné sur le fondement de l’article 5 §1 d) de la Convention.
24. En revanche, il estima qu’entrait en jeu la lettre a) de cette disposition, pour autant que l’ordonnance pénale du 18 mars 2014, entrée en force de chose jugée, contenait une réserve selon laquelle le remplacement d’une mesure de protection par une autre mesure plus adéquate, notamment par un placement fondé sur l’article 15 DPMin, pouvait intervenir à tout moment pendant la phase d’exécution. Partant, selon le Tribunal fédéral, il y avait un lien de causalité suffisant entre l’ordonnance pénale initiale et le placement du requérant dans la Fondation X. La haute juridiction suisse en conclut que la privation de liberté du requérant était couverte par la lettre a) de l’article 5 § 1 de la Convention et que, dès lors, elle était intervenue selon les voies légales.
IV. Les développements ultérieurs
25. Alors qu’il se trouvait en liberté (paragraphe 19 ci-dessus), le requérant recommença à consommer de la marijuana dans des quantités préoccupantes, et il vola de l’argent (900 CHF (soit 854 EUR)) à son père.
26. Le 12 juillet 2015, le requérant se rendit – de son plein gré – à la maison d’éducation Y. Il apparut que, en raison de ses nombreuses fugues de cet établissement et de sa persistance à consommer des stupéfiants dans des quantités préoccupantes, il n’y avait plus de doutes que des mesures ambulatoires ne permettraient pas de stabiliser sa situation. Après s’être vu offrir une dernière chance, le jeune homme fugua une nouvelle fois de cette structure.
27. Le 13 novembre 2015, le requérant fut admis dans l’établissement pour jeunes adultes Z. À cette occasion, il déclara que cela ne signifierait pas un nouveau départ pour lui.
28. Lors du séjour du requérant dans cette structure, un rapport d’évaluation psychologique et psychiatrique fut réalisé le 31 mars 2016, dans le cadre duquel il fut constaté que le jeune homme souffrait d’une schizophrénie compromettant de manière importante son développement global.
29. Par une décision du 22 août 2016, le tribunal cantonal des mineurs ordonna que la mesure initiale (assistance personnelle ; paragraphe 5 ci‑dessus) fût remplacée par une mesure de protection dans un établissement fermé, assortie d’un traitement ambulatoire.
LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT
I. LE DROIT INTERNE
A. La Loi fédérale du 20 juin 2003 régissant la condition pénale des mineurs (Droit pénal des mineurs, DPMin ; Recueil systématique du droit fédéral (RS) no 311.1)
30. Aux termes de l’article 2 DPMin, « [l]a protection et l’éducation du mineur sont déterminantes » dans l’application de ce texte. En outre, selon le libellé du même article, « [u]ne attention particulière est vouée aux conditions de vie et à l’environnement familial du mineur, ainsi qu’au développement de sa personnalité ».
31. À ce sujet, le Rapport explicatif de l’Office fédéral de justice relatif à l’avant‑projet de la Loi fédérale sur la procédure pénale applicable aux mineurs de juin 2001 expose ce qui suit :
« 63. (…) nous constatons que les objectifs de la justice juvénile échappent aux notions classiques de répression, souffrance, rétribution et prévention générale, pour se concentrer sur des visées éducatives, préventives et curatives. Toute la littérature contemporaine et les textes internationaux réclament le moins d’intervention possible et la plus petite stigmatisation de l’auteur d’un délit. (…) »
32. Le DPMin s’applique « à quiconque commet un acte punissable entre 10 et 18 ans » (article 3 alinéa 1).
33. Il réglemente les mesures de protection ordonnées à titre provisionnel comme suit :
« Article 5 – Mesures de protection ordonnées à titre provisionnel
Pendant l’instruction, l’autorité compétente peut ordonner, à titre provisionnel, les mesures de protection visées aux art[icles] 12 à 15. »
34. Au sujet de cette disposition, le Conseil fédéral suisse a indiqué, dans son Message concernant la modification du code pénal suisse (dispositions générales, entrée en vigueur et application du code pénal) et du code pénal militaire ainsi qu’une loi fédérale régissant la condition pénale des mineurs du 21 septembre 1998 (Feuille fédérale (FF) 1999 1787, 2030‑2031), ce qui suit :
« L’article 5 DPMin permet à l’autorité compétente – il s’agit en général de l’autorité d’instruction – d’ordonner à titre provisionnel des mesures de protection si l’intérêt du mineur l’exige. La disposition vise par exemple le cas du mineur qui est exposé à un grave danger dans son milieu habituel et qui, de ce fait, devrait être placé ailleurs sans délai. L’article 5 garantit ainsi l’application du principe de la protection et de l’éducation du mineur dès l’instruction (art. 2 DPMin). »
35. L’article 9 DPMin prévoit dans son troisième alinéa que « [s]’il existe une raison sérieuse de douter de la santé physique ou psychique du mineur ou si le placement en établissement ouvert en vue du traitement d’un trouble psychique ou le placement en établissement fermé paraissent indiqués, l’autorité compétente ordonne une expertise médicale ou psychologique ».
36. Selon l’article 13 alinéa 1 DPMin, « l’autorité de jugement désigne une personne à même de seconder les parents dans leur tâche éducative et d’apporter une assistance personnelle au mineur ».
37. Aux termes de l’article 15 alinéa 1 DPMin, « [s]i l’éducation ou le traitement exigés par l’état du mineur ne peuvent être assurés autrement, l’autorité de jugement ordonne son placement. Ce placement s’effectue chez des particuliers ou dans un établissement d’éducation ou de traitement en mesure de fournir la prise en charge éducative ou thérapeutique requise ». Selon le deuxième alinéa de cette disposition, « [l]’autorité de jugement ne peut ordonner le placement en établissement fermé que [:] a. si la protection personnelle ou le traitement du trouble psychique du mineur l’exigent impérativement, ou b. si l’état du mineur représente une grave menace pour des tiers et que cette mesure est nécessaire pour les protéger ». En outre, « [a]vant d’ordonner (…) le placement en établissement fermé, l’autorité de jugement requiert une expertise médicale ou psychologique si celle‑ci n’a pas été effectuée en vertu de l’art. 9, al. 3 » (article 15 alinéa 3 DPMin).
38. En ce qui concerne l’article 15 DPMin, le Conseil fédéral suisse a apporté les précisions suivantes (FF 1999 1787, 2042) :
« [L’article 15 DPMin] n’exclut aucunement le placement en milieu fermé de durée limitée que peut requérir une situation critique. Non seulement l’autorité d’instruction, mais aussi l’autorité de jugement ont le pouvoir d’ordonner en cas d’urgence les mesures provisionnelles de protection visées à l’article 5 du projet. Étant donné le caractère provisoire de telles interventions, une expertise n’est alors pas exigée. D’ailleurs, même l’autorité d’exécution est en droit de décréter, sans expertise préalable, un placement temporaire en milieu fermé si le mineur constitue, durant une situation critique, une menace considérable pour lui-même ou pour autrui. »
39. L’article 18 alinéa 1 DPMin est libellé comme suit :
« Article 18 – Changement de mesure
Si les circonstances changent, la mesure ordonnée peut être remplacée par une autre mesure. Si la nouvelle mesure est plus sévère, elle est ordonnée par l’autorité de jugement. »
40. Selon la pratique de la cour suprême du canton de Berne, des mesures provisionnelles fondées sur l’article 5 DPMin peuvent aussi être ordonnées lors de la procédure de remplacement d’une mesure de protection des mineurs en vertu de l’article 18 DPMin (voir les arrêts BK 12 222 du 19 septembre 2012 et BK 14 331 du 7 octobre 2014). Cette jurisprudence repose sur le principe, établi par le Tribunal fédéral notamment dans deux arrêts de principe (ATF 80 IV 147 de 1954 et ATF 113 IV 17 de 1987), selon lequel le remplacement d’une mesure provisionnelle peut intervenir à tout moment de la procédure en fonction de l’évolution de la situation (Prinzip der jederzeitigen Abänderbarkeit der Massnahme).
41. À l’époque des faits de l’espèce, toute mesure ordonnée sous l’empire du droit pénal des mineurs prenait fin quand l’intéressé atteignait l’âge de 22 ans (article 19 alinéa 2 DPMin). En 2016, le législateur suisse a porté cette limite d’âge à 25 ans (voir, à cet égard, T.B. c. Suisse, no 1760/15, §§ 28 et 30, 30 avril 2019)).
B. La Loi fédérale sur la procédure pénale applicable aux mineurs du 20 mars 2009 (Procédure pénale applicable aux mineurs, PPMin ; RS 312.1)
42. Aux termes de son article premier, la PPMin « régit la poursuite et le jugement des infractions prévues par le droit fédéral commises par des mineurs (…), ainsi que l’exécution des sanctions prononcées à l’encontre de ceux-ci ».
43. À propos de cette disposition, le Conseil fédéral suisse s’est exprimé comme suit dans son Message relatif à l’unification du droit de la procédure pénale du 21 décembre 2005 (FF 2005 1057, 1337) :
« (…) la nouvelle loi entend régler, sur le plan fédéral, la poursuite et le jugement des infractions commises par les mineurs (soit avant l’âge de 18 ans), ainsi que l’exécution des décisions prises par les autorités compétentes. (…) La question de l’exécution des jugements est une particularité de la procédure pénale applicable aux mineurs. En effet, l’action de la justice des mineurs doit être considérée dans sa globalité et comme un processus unique allant de l’ouverture de l’instruction jusqu’au terme de la procédure. C’est la raison pour laquelle cette loi entend également fixer les modalités de l’exécution et désigner les autorités compétentes. »
44. L’organisation et le fonctionnement des autorités pénales des mineurs sont régis par le droit cantonal. En vertu du deuxième alinéa de l’article 6 PPMin, les cantons ont la possibilité de désigner en tant qu’autorité d’instruction soit un ou plusieurs juges des mineurs, soit un ou plusieurs procureurs des mineurs (Jugendanwalt). Les particularités existant entre ces deux modèles ont été explicitées par le Conseil fédéral suisse dans son Rapport additionnel, en date du 22 août 2007, portant Commentaire des modifications apportées au projet du Conseil fédéral de procédure pénale applicable aux mineurs (PPMin) du 21 décembre 2005 (FF 2008 2759, 2764) comme suit :
« Dans le modèle « juge des mineurs », un seul et même magistrat instruit l’affaire, la juge et surveille l’exécution du jugement. Ce modèle repose sur une volonté de personnaliser la procédure : le jugement est rendu par un magistrat qui connaît personnellement l’accusé. C’est pourquoi, en cas d’infraction grave, le juge des mineurs est aussi membre du tribunal des mineurs.
Dans le modèle « Jugendanwalt », répandu en Suisse alémanique, les fonctions sont plus ou moins séparées : un procureur des mineurs – le Jugendanwalt – constate les faits, tranche les cas les moins graves et est chargé de l’exécution du jugement, mais il représente l’accusation devant le tribunal des mineurs.
La différence déterminante entre les deux modèles tient donc dans la compétence de la personne chargée de l’instruction devant le tribunal des mineurs : le juge des mineurs en est membre, le Jugendanwalt y soutient l’accusation. »
45. Dans la pratique, dans l’un comme dans l’autre des modèles susdécrits, le juge des mineurs (en Suisse latine) ou le procureur des mineurs (en Suisse alémanique) closent l’affaire par une ordonnance pénale si le jugement de l’infraction n’est pas de la compétence du tribunal des mineurs (c’est-à-dire si l’infraction n’implique pas qu’entrent en ligne de compte un placement, une amende de plus de 1 000 CHF ou une privation de liberté de plus de trois mois ; cf. article 34 alinéa 1 PPMin). Si le tribunal des mineurs est compétent, le procureur des mineurs « soutient l’accusation devant le tribunal des mineurs » (article 6 alinéa 4 PPMin).
46. Le Conseil fédéral suisse a expliqué ce cumul des fonctions au sein de l’institution du procurer des mineurs comme suit (idem, FF 2008 2759, 2767) :
« Les jugements pénaux concernant des mineurs doivent être exécutés par une personne qui dispose d’un savoir spécialisé et qui connaît personnellement le mineur condamné.
Les membres des tribunaux des mineurs ne remplissent pas souvent ces conditions. Dans les petits cantons, ils sont rarement confrontés au droit pénal des mineurs, si bien qu’ils n’ont pas la possibilité d’accumuler de l’expérience à ce sujet. De plus, ils connaissent bien moins le mineur condamné que l’autorité d’instruction, n’ayant été régulièrement en contact avec lui que pendant les débats. »
47. Dans les grands cantons suisses, comme en l’espèce dans le canton de Berne, le procureur des mineurs est une autorité pluridisciplinaire qui se compose de juristes et d’avocats, ainsi que de travailleurs et d’éducateurs sociaux, qui surveillent en particulier l’exécution de la mesure de protection ordonnée et qui proposent également, si l’intérêt du mineur l’exige, le remplacement de cette mesure de protection.
48. Dans le canton de Berne, qui a opté pour le modèle « Jugendanwalt » (paragraphes 44-45 ci-dessus), le procureur des mineurs est compétent pour l’instruction et l’exécution des sanctions et mesures de protection (article 42 alinéa 1 PPMin combiné avec l’article 87 alinéa 1 de la loi portant introduction du code de procédure civile, du code de procédure pénale et de la loi sur la procédure pénale applicable aux mineurs (LiCPM) du 11.06.2009, Recueil systématique des lois bernoises (RSB) no 271.1). Selon l’article 87 alinéa 2 lettre a) LiCPM, le tribunal des mineurs est compétent pour les décisions ultérieures concernant le remplacement d’une mesure de protection au sens des articles 12 à 14 DPMin par un placement.
49. Aux termes de l’article 26 alinéa 1, lettre c) PPMin, « [l]’autorité d’instruction est compétente pour ordonner, à titre provisionnel, les mesures de protection » prévues dans le DPMin. Dans le canton de Berne, l’autorité compétente est le procureur des mineurs.
50. D’après le premier alinéa de l’article 42 PPMin, « [l]’exécution des peines et des mesures de protection relève de la compétence de l’autorité d’instruction ».
51. Enfin, dans le cas d’un placement dans un établissement à titre provisionnel, le mineur doit obligatoirement avoir un défenseur (article 24 lettre d) PPMin).
C. Le code de procédure pénale suisse du 5 octobre 2007 (CPP ; RS 312.0)
52. En droit de la procédure pénale suisse, le terme d’« instruction » est défini comme suit :
« Article 308 – Définition et but de l’instruction
1 Le ministère public établit durant l’instruction l’état de fait et l’appréciation juridique du cas de telle sorte qu’il puisse mettre un terme à la procédure préliminaire.
2 S’il faut s’attendre à une mise en accusation ou à une ordonnance pénale, il établit la situation personnelle du prévenu.
3 Dans le cas d’une mise en accusation, l’instruction doit fournir au tribunal les éléments essentiels lui permettant de juger la culpabilité du prévenu et de fixer la peine. »
53. Les dispositions du CPP concernant la procédure tendant à l’adoption d’une décision judiciaire ultérieure indépendante sont exposées dans l’affaire I.L. c. Suisse (no 72939/16, § 22, 3 décembre 2019).
54. D’après l’article 3 alinéa 1 PPMin combiné avec l’article 364 CPP, l’autorité compétente introduit d’office la procédure tendant à l’adoption d’une décision judiciaire ultérieure, et elle adresse au tribunal le dossier correspondant ainsi que sa proposition. Dans le présent contexte, l’autorité compétente est le procureur des mineurs.
55. Les dispositions du CPP concernant l’ordonnance pénale sont également applicables au droit pénal des mineurs (article 3 alinéa 1 PPMin).
56. Selon l’article 352 alinéa 1 lettre d) et alinéa 2 CPP, « [l]e ministère public rend une ordonnance pénale si, durant la procédure préliminaire, le prévenu a admis les faits ou que ceux-ci sont établis et que, incluant une éventuelle révocation d’un sursis ou d’une libération conditionnelle, il estime suffisante (…) une peine privative de liberté de six mois au plus. [La peine] peut être ordonnée conjointement à une mesure (…) ». En l’absence d’opposition valablement formée, « l’ordonnance pénale est assimilée à un jugement entré en force » (article 354 alinéa 3 CPP).
II. LES DOCUMENTS PERTINENTS DU CONSEIL DE L’EUROPE
57. Aux termes de la Recommandation CM/Rec(2008)11 du Comité des Ministres aux États membres sur les Règles européennes pour les délinquants mineurs faisant l’objet de sanctions ou de mesures, adoptée le 5 novembre 2008 (« la Recommandation CM/Rec(2008)11 »), « [t]out système judiciaire traitant d’affaires impliquant des mineurs doit adopter une approche pluridisciplinaire et multi-institutionnelle » (règle 15).
58. Ce texte précise que les jeunes adultes délinquants, âgés de 18 à 21 ans, « peuvent, le cas échéant, être considérés comme mineurs et traités en conséquence » (règles 17 et 21.2).
59. En outre, ladite recommandation souligne que « les mineurs qui atteignent la majorité et les jeunes adultes jugés comme s’ils étaient des mineurs doivent en principe être placés dans des institutions pour délinquants mineurs ou dans des institutions spécialisées pour jeunes adultes, à moins que leur réinsertion sociale puisse être facilitée dans une institution pour adultes » (règle 59.3).
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 § 1 DE LA CONVENTION
60. Le requérant soutient que son placement provisionnel n’est pas intervenu « selon les voies légales ». Il se plaint d’une violation de l’article 5 § 1 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :
a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;
(…)
d) s’il s’agit de la détention régulière d’un mineur, décidée pour son éducation surveillée ou de sa détention régulière, afin de le traduire devant l’autorité compétente ;
(…). »
61. Le Gouvernement conteste cette thèse.
A. Sur la recevabilité
62. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
a) Le requérant
63. Le requérant allègue que sa privation de liberté n’avait pas de fondement juridique. Pour étayer sa thèse, il présente les arguments suivants : l’article 5 DPMin, qui est suffisamment précis, se limite à la procédure initiale d’instruction préalable à une décision du tribunal des mineurs tranchant la question de la culpabilité ; le terme d’« instruction », qui est également applicable au droit pénal des mineurs, est clairement défini dans le code de procédure pénale ; en Suisse, la procédure pénale est divisée en quatre étapes, à savoir la procédure préliminaire avec les investigations policières, l’instruction par le procureur, la procédure de première instance devant un tribunal compétent et les procédures de recours. Par conséquent, l’article 5 DPMin ne peut accorder au procureur des mineurs le pouvoir d’ordonner une mesure de protection à titre provisionnel en dehors de la phase d’instruction ; ainsi, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, il est erroné d’étendre le champ d’application de l’article 5 DPMin au-delà du stade de l’instruction.
64. De plus, le requérant conteste l’existence d’un lien de causalité suffisant entre l’ordonnance pénale du 18 mars 2014, ayant décidé une mesure d’assistance personnelle, et la mesure provisionnelle du procureur des mineurs ayant prescrit son placement en milieu fermé.
b) Le Gouvernement
65. À titre liminaire, le Gouvernement indique que le droit pénal suisse des mineurs est principalement guidé par l’idée de l’éducation des jeunes concernés. Selon lui, le législateur suisse y a exprimé l’importance de la prévention spéciale (Spezialprävention), destinée à dissuader les jeunes de commettre de nouveaux crimes.
66. Le Gouvernement avance qu’il appartient au procureur des mineurs de tenir compte de ce mandat législatif à tous les stades de la procédure, à savoir de l’instruction à la phase d’exécution. Il ajoute que cela implique la vérification permanente des mesures de protection ordonnées, relativement à leur adéquation, et leur remplacement en cas de changement des circonstances au sens de l’article 18 DPMin (paragraphe 39 ci‑dessus).
67. Le Gouvernement expose que, dans certains contextes particuliers, il peut s’avérer impossible, en raison de préoccupations quant au développement stable et favorable d’un mineur, d’attendre qu’une nouvelle mesure plus appropriée soit substituée à la mesure initiale dans le cadre d’une procédure de remplacement de la mesure de protection devant le tribunal des mineurs. Les mesures de protection provisionnelles constitueraient ainsi des mesures intérimaires aux fins de garantir immédiatement la protection des jeunes. Il s’agirait de dispositifs d’intervention de crise. L’impossibilité d’ordonner des mesures à titre provisionnel dans le cadre d’une procédure de remplacement d’une mesure de protection irait à l’encontre des objectifs du droit pénal des mineurs. En conséquence, la substitution d’une mesure pourrait intervenir à tout moment de la procédure, ce qui constituerait un principe bien établi dans la jurisprudence du Tribunal fédéral depuis 1954 (le gouvernement défendeur cite à cet égard les arrêts de principe du Tribunal fédéral ATF 80 IV 147 et 113 IV 17 ; paragraphe 40 ci-dessus), soit bien avant l’entrée en vigueur, en 2007, du DPMin.
68. Le Gouvernement considère que l’article 5 DPMin s’applique non seulement au stade de l’instruction, avant l’adoption du jugement de première instance, mais également dans le cadre d’une procédure de remplacement de la mesure de protection selon l’article 18 DPMin. Il est ainsi d’avis que le terme d’« instruction » au sens de l’article 5 DPMin doit être « interprété de manière globale », de sorte à ne pas être limité à la procédure initiale d’instruction préalable à une décision du tribunal des mineurs tranchant la question de la culpabilité. Il argue que, lorsqu’une procédure de remplacement de la mesure de protection est entamée par l’autorité de jugement, il s’agit également d’une « instruction » dans le sens précité. Enfin, aux dires du Gouvernement, bien que l’article 5 DPMin « ne soit pas tout à fait précis », sa portée ressort de manière prévisible du contexte du DPMin ainsi que des principes directeurs susmentionnés de cette loi.
2. Appréciation de la Cour
a) Récapitulatif des principes pertinents
69. La Cour rappelle que, pour respecter l’article 5 § 1 de la Convention, la détention doit avoir lieu « selon les voies légales » et « être régulière ». En la matière, la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale et consacre l’obligation d’en respecter les normes de fond comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 de la Convention : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Ilnseher c. Allemagne [GC], nos 10211/12 et 27505/14, §§ 135‑136, 4 décembre 2018, avec les références qui y sont citées).
70. Par ailleurs, il incombe au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne. Toutefois, dès lors qu’au regard de l’article 5 § 1 l’inobservation du droit interne emporte violation de la Convention, la Cour peut et doit exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne – dispositions législatives ou jurisprudence – a été respecté (I.L. c. Suisse, précité, § 39, avec les références qui y sont citées).
71. Selon la jurisprudence de la Cour, le critère de « légalité » exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre à tout individu – en s’entourant au besoin de conseils éclairés – de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d’un acte déterminé (voir, parmi beaucoup d’autres, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 92, 15 décembre 2016).
72. En outre, la Cour rappelle que, par la notion de « condamnation » au sens de l’article 5 § 1 a) de la Convention, il faut entendre à la fois une déclaration de culpabilité, consécutive à l’établissement d’une infraction, et l’infliction d’une peine ou autre mesure privative de liberté (Guzzardi c. Italie, 6 novembre 1980, § 100, série A no 39, Van Droogenbroeck c. Belgique, 24 juin 1982, § 35, série A no 50, M. c. Allemagne, no 19359/04, § 87, CEDH 2009, et Kadusic c. Suisse, no 43977/13, § 39, 9 janvier 2018).
73. La lettre a) de l’article 5 § 1 de la Convention n’implique pas un simple ordre chronologique de succession entre la condamnation et la mesure, mais un lien de causalité suffisant.Ce lien peut néanmoins finir par se rompre au cas où une décision de ne pas libérer ou de réincarcérer se fonderait sur des motifs incompatibles avec les objectifs visés par la décision initiale (de la juridiction de jugement) ou sur une appréciation non raisonnable eu égard à ces objectifs (voir, avec de nombreuses références, Kadusic, précité, §§ 39‑40).
74. Enfin, selon la jurisprudence de la Cour, les motifs de détention prévus aux lettres a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention sont exhaustifs et appellent une interprétation étroite (voir, notamment, S., V. et A. c. Danemark [GC], nos 35553/12 et 2 autres, § 73, 22 octobre 2018).
b) Application des principes susmentionnés
75. À titre liminaire, la Cour note que le requérant ne remet pas en question le principe central du droit pénal des mineurs suisse, bien établi dans la jurisprudence du Tribunal fédéral depuis 1954, selon lequel une mesure de protection peut être remplacée à tout moment en fonction de l’évolution de la situation du mineur ou jeune adulte (paragraphes 21 et 40 ci‑dessus). De même, la Cour note que, selon la jurisprudence des tribunaux suisses, ce principe est ancré dans l’article 18 DPMin (paragraphes 39 et 40 ci‑dessus), dont le but n’est pas l’examen d’un nouvel acte punissable, mais la réévaluation de la mesure de protection initiale en exécution, ordonnée par un jugement entré en force de chose jugée.
76. En ce qui concerne l’objet du litige, la Cour constate qu’il se limite à une question de compétence. Dès lors, il lui incombe de clarifier si l’article 5 DPMin confère au procureur des mineurs le droit d’ordonner à titre provisionnel une privation de liberté, en tant que dispositif d’intervention de crise, au cours de la procédure de remplacement de la mesure de protection fondée sur l’article 18 DPMin pendante devant le tribunal cantonal des mineurs.
77. La Cour note d’emblée qu’il est incontesté entre les parties que l’article 5 § 1 d) de la Convention est inapplicable en l’espèce eu égard au fait que le requérant était majeur au moment où la privation de liberté a été ordonnée par le procureur des mineurs. Par conséquent, elle examinera l’affaire sous l’angle de l’article 5 § 1 a) de la Convention.
78. La Cour relève que le placement provisionnel dans un établissement fermé (vorübergehende geschlossene Unterbringung) n’est pas explicitement réglementé en droit pénal des mineurs suisse. Elle observe que l’article 15 DPMin n’a trait qu’aux placements définitifs ordonnés par une autorité de jugement et sur la base d’une expertise médicale ou psychologique (paragraphe 37 ci‑dessus).
79. Elle constate néanmoins que, selon l’article 5 DPMin, l’autorité compétente peut ordonner, à titre provisionnel, les mesures de protection « visées aux art[icles] 12 à 15 » (paragraphe 33 ci‑dessus). Il convient donc d’examiner si cette base légale est conforme à l’article 5 § 1 de la Convention.
80. S’agissant de « l’autorité compétente » au sens de l’article 5 DPMin, la Cour observe que, selon la procédure pénale des mineurs prévue au niveau fédéral et les lois bernoises pertinentes en la matière, le procureur des mineurs est compétent non seulement pour l’instruction, mais aussi pour l’exécution des sanctions et mesures (paragraphes 44‑45 ci‑dessus). Elle note ensuite que, selon les travaux préparatoires du législateur fédéral, ce cumul des fonctions, inhabituel dans le droit de la procédure pénale « classique » (marquée par une séparation fonctionnelle et organisationnelle stricte entre les autorités d’instruction, de jugement et d’exécution), s’explique par le fait que le procureur des mineurs est une autorité spécialisée à vocation pluridisciplinaire qui accompagne les mineurs durant l’intégralité de l’instance pénale, du début de cette procédure au terme d’une éventuelle peine et/ou mesure de protection (paragraphe 47 ci‑dessus). Elle observe également que le législateur suisse, fidèle aux visées éducatives, préventives et curatives du DPMin (paragraphe 30 ci‑dessus), a choisi un modèle d’organisation de justice juvénile « centralisé » selon lequel le prévenu mineur a affaire, dans la mesure du possible, à une unique autorité tout au long de la procédure, de sorte qu’une certaine relation personnelle s’instaure : ainsi, en Suisse, les jugements pénaux concernant les mineurs sont exécutés par le procureur des mineurs, à savoir par une autorité qui connaît personnellement le mineur condamné.
81. Or la Cour constate qu’aux termes de l’article 5 DPMin le procureur des mineurs ne peut ordonner des mesures de protection à titre provisionnel que « pendant l’instruction ».
82. À cet égard, elle prend note de la position du requérant, qui soutient que la simple lecture de cette disposition légale, combinée avec la terminologie du code de procédure pénale (paragraphe 52 ci‑dessus), montre déjà que son placement provisionnel dans un établissement fermé était illégal au motif que le procureur des mineurs n’avait pas compétence pour l’ordonner pendant l’exécution de la mesure de protection initiale, soit en dehors de l’instruction.
83. Même si l’argument du requérant n’est pas dépourvu de pertinence, la Cour est d’avis qu’il ressort clairement de la jurisprudence du Tribunal fédéral et de la cour suprême bernoise (paragraphe 40 ci-dessus) que, pour l’interprétation du terme « instruction » (Untersuchung) dans la disposition légale litigieuse, l’on ne saurait se satisfaire d’une lecture littérale du texte. Comme l’explique le Gouvernement de manière convaincante, ce texte ne tient pas assez compte des buts poursuivis par le DPMin et de la volonté du législateur telle qu’elle résulte de ses travaux préparatoires. Ainsi, le procureur des mineurs a le mandat législatif de vérifier à tout stade de la procédure, y compris lors de la phase d’exécution, si les mesures de protection qu’il a ordonnées sont encore adéquates et, le cas échéant, nécessitent d’être remplacées (paragraphe 66 ci‑dessus). Comme l’expose le Tribunal fédéral, s’en tenir à une interprétation « étroite », défendue par le requérant, irait à l’encontre des objectifs essentiels du droit pénal des mineurs et priverait le procureur des mineurs de la possibilité d’intervenir, à titre provisionnel, en cas d’urgence, comme en l’espèce, avant le prononcé du jugement du tribunal cantonal des mineurs ordonnant de manière définitive le remplacement de la mesure de protection (paragraphe 22 ci‑dessus).
84. La Cour ne voit pas de raisons d’écarter ces arguments, et ce d’autant moins que le législateur suisse a explicitement exposé dans ses travaux préparatoires au projet de loi concernant le DPMin que le procureur des mineurs est, en tant qu’autorité d’exécution, également « en droit de décréter, sans expertise préalable, un placement temporaire en milieu fermé si le mineur constitue, durant une situation critique, une menace considérable pour lui‑même ou pour autrui » (paragraphe 38 ci‑dessus).
85. De même, compte tenu de la jurisprudence bien établie des tribunaux suisses (paragraphes 40 et 83 ci-dessus), la Cour est d’avis que le requérant – toujours entouré de conseils éclairés – ne peut raisonnablement alléguer que l’application de l’article 5 DPMin était imprévisible dans les circonstances de la cause.
86. Dès lors, malgré la formulation peu précise de l’article 5 DPMin, ce que même le Gouvernement admet dans ses observations (paragraphe 68 ci‑dessus), la Cour est prête à accepter que la privation de liberté litigieuse a reposé sur une base légale suffisante.
87. La Cour rappelle qu’une privation de liberté au titre de l’article 5 § 1 a) ne peut avoir lieu que si elle repose sur une « condamnation » et s’il existe un lien de causalité suffisant entre la condamnation initiale et la mesure prescrite.
88. En l’espèce, la Cour note que l’ordonnance pénale du 18 mars 2014, assimilée en droit suisse à un jugement entré en force de chose jugée (paragraphes 55‑56 ci‑dessus), contient une déclaration de culpabilité, consécutive à l’établissement d’une infraction, et l’imposition d’une peine et d’une mesure de protection. Elle observe que la qualification de ladite ordonnance pénale en tant que « condamnation » au sens de sa jurisprudence bien établie n’est pas contestée par les parties, et elle ne voit aucune raison de la remettre en question.
89. Pour ce qui est de l’existence d’un lien de causalité suffisant entre la condamnation initiale et le placement provisionnel du requérant dans un établissement ouvert, dont la première phase devait se dérouler en milieu fermé pour une durée maximale de trois mois, la Cour note que l’ordonnance pénale du 18 mars 2014, entrée en force de chose jugée, mentionnait expressément l’article 13 DPMin, une disposition prévoyant la mesure de protection d’assistance personnelle. L’assistance personnelle faisant partie des « mesures de protection visées aux art[icles] 12 à 15 », le procureur pouvait ordonner, sur le fondement de l’article 5 DPMin, le placement à titre provisionnel du requérant en tant que dispositif d’intervention de crise.
90. Partant, la Cour est d’avis qu’il y avait un lien de causalité suffisant entre l’ordonnance pénale initiale et le placement à titre provisionnel du requérant dans la Fondation X.
91. Le lien de causalité n’ayant pas été rompu en l’espèce, le droit pénal des mineurs demeurait applicable au requérant – même après que ce dernier eut entre-temps atteint la majorité – conformément au deuxième alinéa de l’article 19 DPMin. Cette approche est en accord avec la Recommandation CM/Rec(2008)11 (paragraphe 58 ci‑dessus), selon laquelle il est envisageable de considérer un jeune adulte, à savoir toute personne âgée de 18 à 21 ans, comme mineur et de le traiter comme tel en conséquence.
92. Il s’ensuit que la privation de liberté du requérant était couverte par la lettre a) de l’article 5 § 1 de la Convention et qu’elle est intervenue selon les voies légales.
93. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y pas eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 octobre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Milan Blaško Paul Lemmens
Greffier Président
Dernière mise à jour le novembre 9, 2020 par loisdumonde
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