AFFAIRE SAVA c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 6299/05

INTRODUCTION. La requête est relative à l’impossibilité alléguée par le requérant d’utiliser un terrain, dont il était propriétaire, en raison de la conclusion par l’autorité locale d’un contrat de location avec un tiers ayant comme objet une partie de ce même terrain. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE SAVA c. ROUMANIE
(Requête no 6299/05)
ARRÊT
STRASBOURG
16 mars 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Sava c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Tim Eicke, président,
Faris Vehabović,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointede section,

Vula requête (no 6299/05) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Gheorghe Sava (« le requérant »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 26 janvier 2005,

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») le grief concernant le droit au respect des biens et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

Vu les observations des parties,

Vu la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 février 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête est relative à l’impossibilité alléguée par le requérant d’utiliser un terrain, dont il était propriétaire, en raison de la conclusion par l’autorité locale d’un contrat de location avec un tiers ayant comme objet une partie de ce même terrain. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1927 et il résidait à Băneasa jusqu’à son décès, le 16 juin 2012. Il a été autorisé, par décision du président de la section, à assurer lui-même la défense de ses intérêts devant la Cour (article 36 § 2 du règlement de la Cour).

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme O. F. Ezer, représentante permanente de la Roumanie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme.

4. Par un jugement définitif du 11 avril 2001, le tribunal de première instance de Medgidia constata, dans le respect du contradictoire à l’égard du conseil local de la commune de Băneasa (« le conseil local »), que le requérant était le propriétaire d’un terrain de 3 884,25 m2 situé dans cette même commune.

5. Alors que la procédure antérieure était pendante, le conseil local conclut, le 8 mai 2000, un contrat de location (« le contrat de location ») avec un tiers pour une durée de 20 ans à compter du 15 février 2001 (donc arrivant à échéance le 15 février 2021), ayant comme objet une partie du terrain du requérant, d’une superficie de 3 030 m2.

6. À plusieurs reprises, le requérant saisit les tribunaux, se plaignant d’un défaut d’usage de son terrain et demandant notamment la constatation de la nullité du contrat de location et, subsidiairement, la cessation du contrat (încetarea contractului).

7. Son action, dirigée contre le conseil local et le tiers, fut enregistrée par le tribunal de première instance de Medgidia. Par un jugement du 23 décembre 2003, ce dernier fit droit à cette action et prononça la cessation du contrat de location.

8. Sur appel du tiers, l’action du requérant fut rejetée par un arrêt du 10 mars 2006 du tribunal départemental de Constanţa.

9. Le requérant forma un recours (recurs). Par un arrêt définitif du 9 octobre 2006, la cour d’appel de Constanţa rejeta son action, au motif que toutes les conditions de validité du contrat de location étaient réunies et qu’il n’y avait, en l’espèce, aucun motif légal de cessation. L’arrêt fut adopté à la majorité, l’un des trois juges de la formation de jugement ayant exprimé une opinion dissidente selon laquelle le conseil local n’avait pas le droit de conclure un contrat de location ayant comme objet le terrain du requérant.

LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT

10. Le contrat de location dont il s’agit était régi par les articles 1410‑1490 du code civil en vigueur au moment des faits. L’article 1436 de ce code disposait, en particulier, que la location prend fin (încetează) à l’échéance prévue dans le contrat ou, à défaut d’une telle disposition, après l’accomplissement des formalités de préavis dans les délais prévus par la coutume locale.

EN DROIT

I. SUR LE Locus standi

11. À la suite du décès du requérant, son fils, M. Valeriu Sava, a informé la Cour de son intention de maintenir la requête. Le Gouvernement ne s’est pas opposé à cette demande. Eu égard aux liens familiaux et juridiques de l’intéressé avec le défunt et à son intérêt légitime à poursuivre la procédure, la Cour accepte que l’héritier du requérant décédé poursuive l’instance (Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 101, CEDH 2013, et Preda et autres c. Roumanie, nos 9584/02 et 7 autres, § 75, 29 avril 2014). Elle continuera donc à traiter la requête, conformément à la demande de l’héritier du requérant.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocole no 1 à LA CONVENTION

12. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit au respect de ses biens. Il invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

13. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

14. Le requérant fait valoir qu’il est le propriétaire du terrain et que, à ce titre, il paie des impôts. Il se plaint de ne pas pouvoir faire usage de son bien et de subir, par conséquent, une atteinte au droit au respect de celui-ci. Il critique une ingérence abusive et dépourvue de base légale dans son droit de propriété. Il argue que le contrat de location est nul et qu’il s’agit d’un faux, et il conteste le but légitime invoqué par le Gouvernement en soutenant que l’ingérence ne visait pas à satisfaire l’intérêt public, mais plutôt un intérêt privé.

15. Le Gouvernement admet que la conclusion du contrat de location s’analyse en une ingérence dans le droit du requérant. Il estime toutefois que celle-ci était prévue par la loi, notamment par les dispositions du code civil relatives à la conclusion d’un contrat de location, qu’elle poursuivait un but légitime d’intérêt général, à savoir la protection des locataires et/ou des parties aux contrats, et qu’elle était proportionnée.

16. Il soutient qu’en application de la législation, la conclusion d’un contrat de location par une personne non-propriétaire est possible et qu’en l’espèce les juridictions nationales ont conclu, à juste titre, que toutes les conditions requises pour la conclusion du contrat étaient réunies. Il ajoute que le propriétaire concerné dispose d’autres moyens légaux que l’action en constatation de la nullité du contrat en cause pour faire respecter son droit. Il indique également que, en l’espèce, à la date de conclusion du contrat, le droit de propriété du requérant n’avait pas encore été confirmé par une décision de justice. En outre, il estime que l’ingérence litigieuse a ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.

2. Appréciation de la Cour

17. La Cour note, de prime abord, que le droit de propriété du requérant sur le terrain faisant l’objet de la présente requête a été reconnu par décision de justice (paragraphe 4 ci-dessus) et que le Gouvernement ne conteste pas que l’intéressé soit le propriétaire de ce bien (paragraphes 15-16 ci-dessus). Elle observe ensuite que les parties s’accordent à dire que la conclusion du contrat de location ayant comme objet une partie du terrain dont le requérant est propriétaire, représente une ingérence dans le droit de ce dernier (paragraphes 14 et 15 ci-dessus). Elle remarque enfin que le requérant demeure le propriétaire du terrain en cause et qu’il paie des impôts en cette qualité, ce que le Gouvernement ne conteste pas (paragraphes 14-16 ci‑dessus). Dès lors, elle estime que la mesure litigieuse doit être examinée à la lumière de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, mutatis mutandis, Katte Klitsche de la Grange c. Italie, 27 octobre 1994, § 40, série A no 293‑B).

18. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi » ; le second alinéa reconnaît aux États le droit de réglementer l’usage des biens en mettant en vigueur des « lois ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est inhérente à l’ensemble des articles de la Convention et implique le devoir de l’État ou d’une autorité publique de se plier à un jugement ou un arrêt rendus à leur encontre. Il s’ensuit que la nécessité de rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de la légalité et n’était pas arbitraire (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999‑II, et Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000‑I).

19. En l’occurrence, la Cour constate, comme l’y invite le Gouvernement, que la conclusion d’un contrat de location et les modalités de son exécution étaient régies par le code civil en vigueur au moment des faits (paragraphes 10 et 15 ci-dessus). Au vu des circonstances de l’espèce, elle peut également convenir, avec le Gouvernement, que l’ingérence en cause poursuivait un but légitime d’intérêt général (paragraphe 15 ci‑dessus). Elle rappelle ici que la marge d’appréciation laissée au législateur dans la mise en œuvre des politiques économiques et sociales est étendue et qu’elle-même respecte les choix de ce dernier en matière d’« utilité publique », sauf s’ils se révèlent manifestement dépourvus d’une base raisonnable (Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 113, 13 décembre 2016).

20. S’agissant ensuite de la proportionnalité de la mesure, la Cour note que, le 8 mai 2000, le conseil local a conclu un contrat de location avec un tiers concernant une partie du terrain du requérant (paragraphe 5 ci-dessus). Elle prend en compte l’argument du Gouvernement selon lequel, à la date de la conclusion du contrat, le droit de propriété du requérant n’avait pas encore été confirmé par décision de justice (paragraphe 16 ci-dessus). Elle observe toutefois que le conseil local a bien été partie à la procédure relative à la constatation du droit de propriété du requérant (paragraphe 4 ci‑dessus) et que le Gouvernement n’a pas soutenu que le conseil local avait soulevé des arguments relatifs à la conclusion du contrat de location dans le cadre de cette procédure judiciaire (paragraphes 15-16 ci-dessus).

21. La Cour constate que le requérant demeure propriétaire du terrain en cause, qu’il paie des impôts à ce titre, mais qu’il ne peut pas utiliser son bien. Cette situation perdure depuis le 15 février 2001, date à partir de laquelle le contrat de location a commencé à produire ses effets (paragraphe 5 ci-dessus). Il y a donc lieu de prendre en compte la durée de l’ingérence dénoncée par le requérant (voir, mutatis mutandis, Uzan et autres c. Turquie, nos 19620/05 et 3 autres, § 207 in fine, 5 mars 2019). La Cour remarque que le requérant ne tire aucun bénéfice du contrat de location auquel il n’est pas partie et que le contrat prendra fin, en application du droit interne, à la date prévue par les parties au contrat (paragraphe 10 ci-dessus). La Cour se doit d’examiner si, dans le plan interne, le requérant peut mettre fin à ce contrat avant la date d’échéance.

22. La Cour note que le requérant a demandé aux tribunaux de constater la nullité du contrat de location ou de prononcer sa cessation et que les tribunaux ont rejeté son action, au motif que les conditions légales de validité du contrat étaient remplies et qu’il n’y avait pas de motif de cessation (paragraphe 9 ci-dessus). La Cour, en vertu du principe de subsidiarité, ne saurait censurer ces conclusions des juridictions nationales. Cependant, elle observe que cette procédure n’a pas apporté une réponse précise aux arguments du requérant qui soutenait qu’il ne pouvait pas utiliser son terrain (paragraphe 6 ci-dessus). Dans ce contexte, elle rappelle qu’une procédure judiciaire afférente au droit au respect des biens doit offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte aux droits garantis par l’article 1 du Protocole no 1 (G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC],nos 1828/06 et 2 autres, § 302, 28 juin 2018 avec les références qui y sont citées). Elle constate que le Gouvernement a soutenu que le système juridique mettait à la disposition du propriétaire concerné d’autres moyens légaux que l’action en constatation de la nullité du contrat pour faire respecter son droit (paragraphe 16 ci-dessus). Toutefois, elle relève que le Gouvernement n’a pas indiqué concrètement quels seraient ces moyens juridiques et comment ils pourraient remédier à la situation dénoncée par le requérant.

23. Compte tenu des raisons exposées ci-dessus, la Cour estime que les autorités n’ont pas ménagé un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu.

24. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

25. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

26. Le requérant n’a pas présenté de demande de satisfaction équitable dans le délai qui lui avait été imparti pour ce faire. La Cour ne décèle pas en l’espèce de circonstances exceptionnelles qui appellent l’octroi d’une satisfaction équitable pour préjudice moral, malgré l’absence d’une « demande » formée de manière appropriée (Nagmetov c. Russie [GC], no 35589/08, § 92, 30 mars 2017). Partant, elle estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit que l’héritier du requérant a qualité pour poursuivre la présente requête en lieu et place de son auteur ;

2. Déclare la requête recevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                                       Tim Eicke
Greffière adjointe                                 Président

Dernière mise à jour le mars 16, 2021 par loisdumonde

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