AFFAIRE TOMAC c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 4936/12

INTRODUCTION. La présente affaire porte sur le décès du fils des requérants sur le territoire de l’Académie de police de Chișinău. Elle soulève des questions quant au respect par l’État défendeur des obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention.

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TOMAC c. RÉPUBLIQUE DE MOLDOVA
(Requête no 4936/12)
ARRÊT

Art 2 (procédural) • Enquête ni approfondie, ni accessible aux parents de l’étudiant retrouvé pendu sur le territoire de l’Académie de police • Piste du suicide immédiatement privilégiée • Mort demeurant toujours suspecte

STRASBOURG
16 mars 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tomac c. République de Moldova,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,

Vu :

la requête (no 4936/12) dirigée contre la République de Moldova et dont deux ressortissants de cet État, M. Oleg Tomac et Mme Rodica Tomac (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 5 janvier 2012,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement moldave (« le Gouvernement ») le grief concernant le volet procédural de l’article 2 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 février 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire porte sur le décès du fils des requérants sur le territoire de l’Académie de police de Chișinău. Elle soulève des questions quant au respect par l’État défendeur des obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1966 et en 1971, et résident à Drochia. Ils sont représentés par Me V. Pleşca, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. L. Apostol.

A. Contexte de l’affaire

4. Durant l’année scolaire 2009-2010, le fils des requérants (Igor Tomac), né en 1991, suivait les cours de première année à l’Académie de police de Chișinău (« l’Académie »), un établissement subordonné au ministère de l’Intérieur où les étudiants vivaient en caserne.

5. Le 24 février 2010, vers 13 heures, il eut un conflit avec M., un autre étudiant du même établissement.

6. Dans son rapport du 25 février 2010 adressé au recteur de l’Académie, le responsable des étudiants de première année, l’officier S., nota que Igor Tomac avait insulté M. dans la cantine de l’établissement, et que ce dernier lui avait ensuite porté des coups.

7. Selon un rapport médicolégal du 25 février 2010, établi à la demande de Igor Tomac, celui-ci présentait les blessures suivantes : une tuméfaction des tissus mous au niveau de la joue gauche jusqu’au coin de la bouche, d’une dimension de 5 cm sur 4,5 cm ; une excoriation sur la muqueuse de la joue gauche ; une tuméfaction au niveau du sillon nasogénien droit, avec des extensions sur la narine droite et sur le côté droit de la lèvre supérieure, d’une dimension de 7,5 cm sur 3 cm ; ainsi qu’une tuméfaction sur le côté gauche du thorax. Ces lésions étaient qualifiées comme étant sans préjudice pour la santé.

8. Le 26 février 2010, Igor Tomac et M. se serrèrent la main devant les autres étudiants, en signe de réconciliation.

9. Le 28 février 2010, le premier requérant (le beau-père de Igor Tomac) se rendit à l’Académie. Selon lui, son beau-fils n’avait plus, à ce moment-là, de blessures visibles sur son visage.

10. Le 2 mars 2010, la psychologue principale de l’Académie, après avoir eu des entretiens individuels avec Igor Tomac et M., dressa un rapport relatif aux événements du 24 février 2010. Elle y décrivait le fils des requérants comme quelqu’un, entre autres, de calme, sincère, mélancolique, modeste et manquant de confiance en lui. Elle notait également que Igor Tomac et M. avaient pris conscience de leurs erreurs respectives, qu’après l’incident ils s’étaient parlé et que les rapports entre eux étaient apaisés.

11. Dans la nuit du 2 au 3 mars 2010, les requérants furent appelés et informés que leur fils s’était suicidé.

12. Le 3 mars 2010, le premier requérant vit le corps de son beau-fils. Selon lui, des ecchymoses et des excoriations étaient présentes sur le visage et la tête de ce dernier et il y avait des entailles sur tous ses membres.

13. Pendant la cérémonie religieuse d’enterrement qui eut lieu le 5 mars 2010 dans la journée, les requérants auraient remarqué qu’une des dents incisives de leur fils était cassée. Ils fournissent des photos de la dépouille de Igor Tomac, prises à ce moment-là. Ces photos montrent notamment des tâches violacées sous l’œil gauche, sur le nez, sur la joue gauche et autour de la bouche, une tâche jaunâtre sur la partie gauche du menton, ainsi qu’une petite blessure linéaire sur la lèvre inférieure et une autre légèrement arrondie au-dessus de la lèvre supérieure.

B. L’enquête sur le décès de Igor Tomac

14. À la suite du décès du fils des requérants, la police effectua un « contrôle » non judiciaire afin d’élucider les faits.

15. Selon le rapport d’un officier de police du 2 mars 2010, Igor Tomac avait été trouvé ce jour-là, vers 21 h 30, pendu à la ceinture de son propre manteau d’hiver à l’entrée du sous-sol de la caserne de l’Académie.

16. Le même jour, l’officier en question prit des photos des lieux ainsi que de la dépouille de Igor Tomac. Il dressa également un rapport d’inspection des lieux où il mentionna, entre autres, que le cadavre présentait deux excoriations au niveau de l’articulation du genou gauche et une autre sur la jambe gauche et qu’une trace de sang séché avait été découverte sur un mur proche du cadavre, ainsi qu’une tache de sang au sol.

17. Toujours le 2 mars 2010, la police recueillit les témoignages de neuf étudiants, à savoir ceux de I.M. et M.C. qui avaient découvert le corps, et ceux de D.Cu., E.N., A.Sm., S.R., R.R., S.S. et S.G. qui décrivirent les circonstances dans lesquelles ils avaient croisé Igor Tomac dans la journée ou dans lesquelles ils avaient vu son corps. La plupart d’entre eux déclarèrent ne pas avoir eu de conflit avec le fils des requérants. Également interrogé, M. déclara que son conflit avec Igor Tomac du 24 février 2010 avait été réglé.

18. À des dates non spécifiées, la police recueillit les témoignages des requérants. Le premier requérant fit notamment savoir que, lorsqu’il avait vu son beau-fils le 28 février 2010, celui-ci n’avait pas de blessures visibles, mais que, le lendemain de sa mort, des lésions sur le visage étaient présentes.

19. Selon le rapport d’expertise médicolégale, ordonné par la police le 2 mars 2010 et rendu le 8 avril 2010, le décès était survenu à la suite de l’asphyxie mécanique causée par la pendaison. L’expert ayant rédigé le rapport faisait également état d’excoriations sur les lèvres de Igor Tomac, sur la partie gauche de sa mâchoire, ainsi que sur son genou et sa jambe gauches. Il indiquait que ces blessures auraient été qualifiées, chez une personne vivante, comme étant sans préjudice pour la santé. Enfin, il précisait qu’aucune trace d’alcool, de médicaments ou de drogue n’avait été décelée dans le sang du fils des requérants.

20. D’après un procès-verbal dressé par la police le 28 avril 2010, un SMS d’adieu avait été découvert dans le téléphone de la victime, envoyé le 2 mars 2010 à 20 h 18 à un numéro renseigné dans le répertoire du téléphone comme étant celui de son beau-père.

21. Le 29 avril 2010, la police envoya un rapport au parquet avec la proposition de ne pas ouvrir d’enquête pénale sur les circonstances de la mort de Igor Tomac.

22. Dans l’intervalle, le 16 avril 2010, le premier requérant avait demandé au procureur général d’ordonner l’ouverture d’une procédure pénale. Il avait également émis des doutes sur l’impartialité des policiers qui effectuaient le « contrôle ».

23. Le 5 mai 2010, le premier adjoint du procureur de l’arrondissement Centru de Chișinău ordonna un contrôle supplémentaire. Il indiquait notamment qu’il était nécessaire d’établir dans quelles circonstances les lésions sur le visage et sur le membre inférieur gauche avaient été causées et d’auditionner encore une fois les requérants ainsi que les amis de Igor Tomac.

24. Le 20 mai 2010, le parquet entendit la psychologue principale de l’Académie, qui déclara que l’entretien individuel avec Igor Tomac et l’analyse de son comportement n’avaient pas permis de déceler une tendance suicidaire chez lui. Elle joignit à sa déposition une évaluation psychologique du fils des requérants, non datée, concluant également à l’absence de tendance dépressive et suicidaire.

25. Le 2 juin 2010, le premier requérant fut auditionné par un procureur. Il contesta notamment l’authenticité du SMS d’adieu au motif que la manière dont celui-ci était rédigé n’était pas caractéristique pour son beau‑fils. Il souligna de nouveau ne pas avoir vu de blessure sur le visage de Igor Tomac le 28 févier 2010, et en avoir constaté le lendemain de la mort de celui-ci. Il émit l’hypothèse que son beau-fils avait été tué.

26. Entre les 16 et 23 juin 2010, le parquet recueillit les dépositions des deux étudiants qui avaient découvert le corps, I.M. et M.C., ainsi que celles de sept autres étudiants qui connaissaient Igor Tomac, à savoir D.Cu., A.V., S.G., V.C., N.B., A.S., et D.S. Ils n’avaient pas remarqué ou ne se rappelaient pas si le fils des requérants avait des blessures le jour du drame. Ils ne furent pas non plus témoins d’un quelconque conflit impliquant Igor Tomac ce jour-là. Aucun d’entre eux n’avait pu expliquer les raisons du suicide présumé.

27. Le parquet entendit également l’officier S., qui déclara que le conflit du 24 février 2010 avait été résolu et qu’il n’avait pas remarqué de blessures sur le corps du fils des requérants le soir du 2 mars 2010.

28. Par une ordonnance du 26 juillet 2010, le procureur en charge du dossier décida de ne pas ouvrir d’enquête pénale au motif qu’aucune infraction n’était caractérisée. Il relevait notamment que les éléments recueillis ne permettaient pas de conclure que Igor Tomac avait été incité ou déterminé à se suicider. Il considérait en outre que les blessures constatées sur le visage de celui-ci auraient pu être causées lors du conflit avec M.

29. Le 20 août 2010, l’avocat des requérants reçut une copie de cette ordonnance. Il avait demandé au parquet de lui fournir copie des éléments du dossier, mais il aurait essuyé un refus.

30. Le 10 septembre 2010, l’avocat contesta l’ordonnance du 26 juillet 2010 devant le procureur hiérarchique. Il estimait que l’enquête n’était pas approfondie.

31. Par une décision du 17 septembre 2010, le procureur hiérarchique considéra que l’ordonnance contestée était infondée. Il demanda des investigations supplémentaires.

32. Par une ordonnance du 20 octobre 2010, le procureur en charge du dossier décida à nouveau de ne pas ouvrir d’enquête pénale au motif qu’aucune infraction n’était caractérisée. Pour parvenir à cette conclusion, il avait réinterrogé l’officier S., M., S.G., V.C., D.S. et R.R. Il avait également entendu treize autres étudiants, sur une liste de dix-sept jeunes fournie par l’avocat des requérants, à savoir M.R., M.C., A.Cu., A.Ca., V.Ce., A.Caz., V.E., V.T., S.I., N.B., A.M., D.N. et A.A. Le procureur précisait que la majorité des personnes interrogées n’avaient pas pu affirmer avec certitude si, le jour de son décès, Igor Tomac avait des blessures sur son visage. Enfin, il ajoutait qu’il ressortait des témoignages recueillis que les environs de l’endroit où avait été retrouvé le corps du fils des requérants étaient plutôt fréquentés et qu’un éventuel conflit aurait été nécessairement entendu par les passants, ce qui n’avait pas été le cas.

33. Le 24 novembre 2010, le parquet fournit copie de cette ordonnance à l’avocat des requérants et l’informa qu’il pouvait consulter le dossier de l’affaire au siège du parquet.

34. Le 14 janvier 2011, l’avocat contesta l’ordonnance en question. Il désignait notamment quatre amis de Igor Tomac, qui, selon lui, devaient encore être interrogés. Il arguait également que les blessures constatées chez le fils des requérants laissaient penser que celui-ci avait subi des violences avant son décès.

35. Le 4 février 2011, le procureur hiérarchique accueillit la plainte et demanda des investigations supplémentaires.

36. Par la suite, le procureur en charge de l’affaire entendit trois des quatre amis de Igor Tomac, désignés par l’avocat. Une amie indiqua notamment avoir vu le fils des requérants un jour avant son décès et n’avoir remarqué aucune blessure sur son visage. Tous les trois déclarèrent avoir aperçu, le jour de l’enterrement, des blessures sur le nez, les lèvres et sous les yeux de Igor Tomac.

37. Le procureur interrogea en outre l’expert médicolégal ayant examiné le corps du fils des requérants. L’expert déclara ce qui suit : l’ecchymose sur la partie gauche du visage de Igor Tomac datait de 6-8 jours avant le décès et était mentionnée dans le rapport médicolégal du 25 février 2010 ; la blessure de la lèvre inférieure aurait pu être causée lors des convulsions agoniques ; celle sur la lèvre supérieure – lors du rasage ; et, enfin, les taches sur le visage de Igor Tomac visibles lors de l’enterrement étaient causées par la putréfaction et étaient des traces caractéristiques apparaissant 3-4 jours après le décès.

38. Par une ordonnance du 4 avril 2011, le procureur en charge de l’affaire décida encore une fois de ne pas ouvrir d’enquête pénale au motif que les éléments recueillis n’indiquaient pas que Igor Tomac avait été tué ou incité au suicide.

39. Le 7 juillet 2011, un juge d’instruction du tribunal Centru (Chișinău) infirma sur recours de l’avocat des requérants l’ordonnance en question. Le juge relevait que, conformément aux dispositions du code de procédure pénale applicables en l’espèce, les éléments obtenus par les autorités d’investigation n’étaient pas considérés comme preuves en raison du fait qu’ils n’avaient pas été recueillis dans le cadre d’une enquête pénale. Il estimait également que l’absence d’une procédure pénale avait privé le premier requérant de ses droits procéduraux.

40. Le 16 août 2011, le parquet ouvrit une enquête pénale pour incitation au suicide.

41. En février 2012, l’autorité de poursuite pénale réinterrogea quatre étudiants, à savoir A.A., D.Cu., V.C. et S.S., qui déclarèrent soit ne pas avoir vu de blessure sur le visage de Igor Tomac avant sa mort, soit ne pas avoir aperçu de lésions sur son cadavre, soit ne pas avoir vu le fils des requérants impliqué dans des conflits. Également interrogé, M. déclara que le conflit avec Igor Tomac du 24 février 2010 avait été résolu et qu’il n’avait pas vu de blessure sur le visage de celui-ci avant sa mort.

42. Dans un nouveau rapport d’expertise médicolégale, ordonné le 10 février 2012 et rendu le 4 juin 2012, l’expert réitéra les conclusions opérées dans son premier rapport (paragraphe 19 ci-dessus). Il ajouta que les excoriations sur le visage et sur le membre inférieur gauche auraient pu être causées par Igor Tomac lui-même.

43. Le 5 juin 2012, la seconde requérante fut reconnue comme successeur de la partie lésée.

44. Par une ordonnance du 29 juin 2012, le parquet classa sans suite l’affaire pénale. Il mentionna les preuves recueillies après l’ouverture de l’enquête pénale (paragraphes 41-42 ci-dessus) ainsi que les réponses fournies par l’expert médicolégalavant l’ouverture de l’enquête pénale (paragraphe 37 ci-dessus). Il estimait qu’il n’y avait pas eu d’incitation au suicide et que le décès de Igor Tomac n’était pas survenu à la suite d’actions violentes contre lui. Cette ordonnance était susceptible de recours devant le procureur hiérarchique et, le cas échéant, devant un juge d’instruction.

45. D’après les requérants, ils n’avaient pas été informés de ce classement sans suite.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION

46. Les requérants se plaignent que l’enquête des autorités étatiques sur la mort de leur fils n’a pas été effective. Ils invoquent l’article 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. »

A. Sur la recevabilité

47. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

48. Les requérants soutiennent que les autorités n’ont pas pris toutes les mesures d’investigation possibles afin d’élucider les circonstances de la mort de leur fils. Ils plaident que les circonstances de l’affaire laissaient penser que leur fils avait subi des violences le jour de sa mort et se plaignent que les autorités n’ont pas envisagé d’autres versions que le suicide. Ils soulignent également que les autorités d’investigation n’ont ouvert une enquête pénale que le 16 août 2011, soit plus d’un an et cinq mois après le décès de leur fils. Ils mettent en exergue les conclusions du juge d’instruction selon lesquelles les éléments recueillis avant cette date, c’est‑à-dire en dehors de l’enquête pénale, ne pouvaient pas être considérés comme preuves valides. Ils exposent de plus que ni eux ni les amis de leur fils n’ont jamais été entendus dans le cadre de cette enquête pénale. Ils se plaignent également que, après l’ouverture de l’enquête pénale, le parquet a seulement auditionné cinq témoins et obtenu un rapport d’expertise médicolégale, sans mener des investigations plus approfondies. Ils déplorent également que le sang découvert près du corps de leur fils n’a pas été prélevé et analysé. Enfin, ils allèguent qu’ils n’ont pas participé de manière effective à l’enquête diligentée par les autorités.

49. Le Gouvernement rétorque que l’enquête a été prompte et approfondie. Il avance que les autorités ont étudié toutes les hypothèses exposées par les requérants, qu’elles ont rouvert à plusieurs reprises les investigations à la demande de ces derniers, qu’elles ont recueilli toutes les preuves possibles et que, à chaque fois, elles ont conclu à la thèse du suicide.

50. La Cour note qu’il lui incombe, dans la présente affaire, de se pencher sur la question de savoir si l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention a été observée par les autorités moldaves. Elle examinera ce point à l’aune des principes généraux rappelés dans les arrêtsMustafa Tunç et FecireTunç c. Turquie ([GC], no 24014/05, §§ 169-182, 14 avril 2015) et Armani Da Silva c. Royaume-Uni ([GC], no 5878/08, §§ 229-239, 30 mars 2016).

51. Elle rappelle également que, lorsqu’un individu a perdu la vie sous le contrôle des agents de l’État dans des circonstances suspectes, les autorités internes compétentes doivent soumettre l’enquête menée sur les faits à un contrôle particulièrement strict (Enoukidze et Guirgvliani c. Géorgie, no 25091/07, § 277, 26 avril 2011, et Armani Da Silva, précité, § 234).

52. À ce titre, la Cour note que le fils des requérants était étudiant dans un établissement subordonné au ministère de l’Intérieur, qu’il vivait en caserne et qu’il était soumis à un mode de vie similaire, du moins dans une large mesure, à celui des personnes accomplissant leur service militaire obligatoire (voir, pour ce qui est du contrôle des autorités exercé sur les conscrits, Beker c. Turquie, no 27866/03, §§ 41-42, 24 mars 2009, et Mosendz c. Ukraine, no 52013/08, § 92, 17 janvier 2013). Elle relève donc que, à l’instar des conscrits, le fils des requérants était, au moment des faits, sous le contrôle des seules autorités étatiques. Par ailleurs, elle souligne que cet élément factuel ne fait l’objet d’aucune controverse entre les parties.

53. La Cour note ensuite que les circonstances de la mort de Igor Tomac étaient suspectes, ce qui n’est pas non plus contesté par celles-ci. En effet, le fils des requérants a été retrouvé pendu sur le territoire de l’Académie de police et l’officier de police ayant examiné le cadavre peu de temps après le drame a constaté des blessures sur le corps ainsi que des traces de sang à proximité du corps (paragraphe 16 ci-dessus). Des blessures, notamment au niveau du visage, ont en outre été constatées par l’expert médicolégal (paragraphe 19 ci-dessus). La Cour remarque également que, une semaine avant sa mort, Igor Tomac avait eu un conflit violent avec un autre étudiant, M. (paragraphe 5 ci-dessus) et que le premier requérant soutient que, lorsqu’il avait vu son beau-fils deux jours avant le décès, celui-ci n’avait plus aucune blessure visible sur le visage.

54. La Cour observe donc que, en l’espèce, les circonstances du décès litigieux n’étaient pas établies d’emblée de manière suffisamment claire et que différentes thèses étaient envisageables, aucune d’entre elles n’étant manifestement dénuée de crédibilité au stade initial.

55. Il s’ensuit que les conclusions de l’enquête officielle devaient s’appuyer sur une analyse méticuleuse, objective et impartiale de tous les éléments pertinents, en ayant précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les différentes thèses en présence. À ce sujet, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le rejet d’une piste d’investigation qui s’impose de toute évidence compromet de façon décisive la capacité de l’enquête à établir les circonstances de l’affaire et, le cas échéant, l’identité des personnes responsables (Kolevi c. Bulgarie, no 1108/02, § 201, 5 novembre 2009, Finogenov et autres c. Russie, nos 18299/03 et 27311/03, § 272, CEDH 2011 (extraits), Mustafa Tunç et FecireTunç, précité, § 175, et Armani Da Silva, précité, § 234).

Or, c’est sur ce dernier point crucial que l’enquête sur la mort du fils des requérants a failli, pour les raisons qui suivent.

56. La Cour note d’abord que, dans la présente affaire, plusieurs éléments soutiennent l’allégation des requérants selon laquelle les blessures subies par Igor Tomac lors de son conflit avec M., le 24 février 2010, n’étaient plus visibles le jour de sa mort, le 2 mars 2010. Cela ressort notamment des témoignages concordants du premier requérant (paragraphes 9, 18 et 25 ci-dessus), des autres étudiants (paragraphes 26 et 32 ci-dessus) ainsi que de celui d’une amie de Igor Tomac (paragraphe 36 ci-dessus). Le rapport de la psychologue qui avait vu le fils des requérants le jour de son décès conforterait également cette thèse, puisqu’il ne mentionne pas non plus la présence de blessures.

57. La Cour relève ensuite que de nouvelles blessures sur le visage et la jambe gauche de Igor Tomac ont été constatées après sa mort. Cela ressort également de plusieurs éléments, à savoir du rapport d’inspection des lieux dressé par l’officier de police (paragraphe 16 ci-dessus), du rapport médicolégal (paragraphe 19 ci-dessus), des témoignages du premier requérant (paragraphes 12, 18 et 25ci-dessus) et de ceux des amis de Igor Tomac ayant assisté à l’enterrement (paragraphe 36 ci-dessus), ainsi que des photos de la dépouille prises par les requérants lors de l’enterrement (paragraphe 13 ci-dessus). La Cour remarque que ces nouvelles blessures étaient différentes de celles constatées le 25 février 2010 après le conflit avec M. (paragraphe 7 ci-dessus).

58. Elle prête une attention particulière au fait qu’un procureur hiérarchique a estimé nécessaire que l’enquête établisse l’origine des blessures constatées sur le corps de Igor Tomac après sa mort (paragraphe 23 ci-dessus).

59. Elle note d’emblée que les autorités d’investigation n’ont nullement expliqué l’origine probable des blessures sur la jambe gauche du fils des requérants.

60. Quant aux blessures sur le visage, la Cour remarque que le parquet a fait siennes les explications de l’expert médicolégal à ce sujet (paragraphe 37 ci-dessus). Cependant, elle estime que ces explications ne sont pas satisfaisantes pour les motifs qui suivent.

61. D’abord, pour ce qui est de la blessure au-dessus de la lèvre supérieure, la Cour conçoit difficilement que celle-ci aurait pu être causée par une lame lors du rasage, comme l’explique l’expert. Or, il est clairement visible sur les photos présentées par les requérants (paragraphe 13 ci-dessus) que la blessure en question était d’une forme arrondie. La Cour note que l’expert n’explique nullement comment une lame à raser linéaire aurait pu causer une lésion d’une telle forme.

62. S’agissant ensuite des blessures sur le visage de Igor Tomac, visibles lors de l’enterrement, que l’expert considérait comme étant des taches de putréfaction apparaissant en général 3-4 jours après le décès, la Cour constate que l’enterrement a eu lieu le 5 mars 2010 dans la journée, soit vraisemblablement moins de soixante-douze heures après le décès, lequel était survenu le 2 mars 2010 vers 21 heures. Elle relève que le parquet n’a nullement vérifié si l’intervalle de temps indiqué par l’expert était cohérent avec les éléments factuels précités.

63. Elle constate de plus que ces explications de l’expert médicolégal sont légèrement en contradiction avec les conclusions de ce même expert, formulées dans le second rapport d’expertise médicolégale, rendu dans le cadre de l’enquête pénale, selon lesquelles Igor Tomac aurait pu causer lui‑même les blessures constatées après sa mort (paragraphe 42 ci-dessus). À ce sujet, elle rappelle que le régime interne de l’expertise médicolégale doit s’entourer de garanties suffisantes, propres à préserver sa crédibilité et son efficacité, notamment en obligeant les experts à motiver leurs avis (Eugenia Lazăr c. Roumanie, no 32146/05, § 85, 16 février 2010). Eu égard aux considérations ci-dessus, la Cour estime que, en l’espèce, l’avis de l’expert médicolégal n’était pas suffisamment motivé et qu’il ne ressort pas des éléments du dossier qu’il existait des garanties suffisantes en droit interne pour l’obliger à dûment motiver son avis.

64. La Cour fait en outre observer que les autorités étatiques n’ont pas analysé les traces de sang découvertes à proximité du corps de Igor Tomac. Celles-ci n’ont pas non plus tenté d’expliquer comment ces traces avaient pu être laissées. Or, dans un cas de suicide par pendaison – qui est la conclusion à laquelle sont parvenues les autorités à l’égard de Igor Tomac –, la présence des traces de sang soulève des questions, d’autant plus si celles‑ci sont, comme en l’espèce, également sur un mur et non pas en dessous du cadavre.

65. La Cour conclut donc que les autorités ont privilégié dès le début la piste du suicide, sans explorer de manière suffisante l’hypothèse plausible de violences infligées au fils des requérants le jour de sa mort. Ce constat est conforté par le fait que les autorités n’ont pas recherché la présence de blessures ou de traces de sang chez les personnes présentes sur le territoire de l’Académie au moment de l’événement tragique, ce qui n’a pas contribué à la capacité de l’enquête à établir toutes les circonstances de l’affaire.

66. La Cour note de surcroît qu’un juge d’instruction a considéré que les éléments recueillis lors du « contrôle » effectué par les autorités ne pouvaient pas être utilisés au motif qu’ils avaient été obtenus en dehors d’une procédure pénale à proprement parler (paragraphe 39 ci-dessus). Elle rappelle avoir déjà eu l’occasion de constater que, dans le droit moldave, aucune mesure d’investigation ne pouvait être effectuée avant l’ouverture formelle d’une enquête pénale (Guţu c. Moldova, no 20289/02, § 61, 7 juin 2007, et Mătăsaru et Saviţchi c. Moldova, no 38281/08, § 90, 2 novembre 2010). En l’espèce, elle note que, en refusant à trois reprises d’ouvrir formellement une enquête pénale, le parquet a sciemment fait obstacle à ce que des preuves puissent être utilisées devant un tribunal. Il s’ensuit que l’enquête ne saurait être considérée comme ayant été effective au moins jusqu’au 16 août 2011, date à laquelle l’enquête pénale a été formellement engagée (Mătăsaru et Saviţchi, précité, § 90). Elle juge également que le délai de plus d’un an et cinq mois qu’il a fallu au parquet pour ouvrir l’enquête pénale est incompatible avec les obligations procédurales découlant de l’article 2 de la Convention (ibidem et les affaires qui y sont citées).

67. La Cour constate enfin que, même après l’ouverture de l’enquête pénale, le parquet n’a pas corrigé les défaillances de l’enquête énoncées ci‑dessus (paragraphes 59-65 ci-dessus). En effet, celui-ci a seulement réentendu cinq étudiants et ordonné une seconde expertise médicolégale dont les conclusions étaient similaires à celles de la première. Au final, le parquet est parvenu aux mêmes conclusions que celles opérées dans les ordonnances rendues en dehors de l’enquête pénale, sans effectuer des investigations plus approfondies.

68. La Cour n’a pas à chercher à combler les manquements observés précédemment en tentant de spéculer sur l’issue qu’aurait pu avoir la procédure litigeuse si les questions factuelles et/ou scientifiques relatives à l’allégation défendable d’une atteinte volontaire au droit à la vie avaient été dûment examinées et évaluées. Ce qu’il importe est de souligner qu’en fin de compte, aucune autorité n’a utilisé tous les moyens qui s’imposaient pour élucider toutes les circonstances de l’affaire et que la mort de Igor Tomac demeure toujours suspecte.

69. Pour ce qui est enfin de la participation des requérants à l’enquête, la Cour note que ceux-ci allèguent ne pas avoir reçu la notification du dernier classement sans suite adopté par le parquet le 29 juin 2012. Elle relève qu’il ne ressort pas du dossier interne, dont une copie lui a été fournie par le Gouvernement, que les intéressés avaient été avisés du classement sans suite en question. Elle observe également que le Gouvernement ne conteste nullement cette allégation des requérants. Par conséquent, elle est prête à admettre que ceux-ci ne s’étaient pas vu notifier l’ordonnance de classement sans suite du 29 juin 2012 et que, par conséquent, ils ont été privés de la possibilité de la contester efficacement (voir, pour des exemples de violation de l’article 2 de la Convention en raison de la non-participation des proches à l’enquête, Anık et autres c. Turquie, no 63758/00, §§ 77-78, 5 juin 2007, et Kolobychko c. République de Moldova, Russie et Ukraine, no 36724/10, §§ 46-50, 18 septembre 2018).

70. À titre de conclusion, elle juge que l’enquête diligentée par les autorités étatiques sur la mort de Igor Tomac n’a pas été effective en ce qu’elle n’a pas été approfondie ni accessible aux requérants.

71. Partant, il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

72. Invoquant l’article 3 de la Convention, les requérants se plaignent en outre que l’attitude – négligente et irresponsable à leurs yeux – des autorités étatiques dans la conduite de l’enquête sur les circonstances de la mort de leur fils leur a causé beaucoup de souffrances.

73. La Cour estime que, dans la présente affaire, il n’y a pas d’éléments particuliers qui pourraient donner aux souffrances des requérants une dimension et un caractère distincts de la détresse émotionnelle pouvant être considérée comme inévitablement causée aux proches de la victime d’une violation sérieuse des droits de l’homme (comparer avec Saribekyan et Balyan c. Azerbaïdjan, no 35746/11, §§ 90-91, 30 janvier 2020 ; et voir, de manière générale, Nicolae VirgiliuTănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, §§ 227-229, 25 juin 2019). Par conséquent et tout en étant consciente du fait que le décès de leur fils a causé des souffrances profondes aux requérants, la Cour juge que le grief tiré de l’article 3 de la Convention doit être rejeté comme irrecevable, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

74. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

75. Les requérants demandent 65 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’ils allèguent avoir subi.

76. Le Gouvernement soutient que cette somme est excessive.

77. La Cour considère que les requérants ont dû subir un préjudice certain en raison de la violation constatée ci-dessus. Statuant en équité, elle leur octroie conjointement 12 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

78. Les requérants réclament 500 EUR au titre des frais et dépens qu’ils ont engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et 3 270 EUR au titre de ceux qu’ils ont engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. La somme de 3 270 EUR correspondrait aux honoraires de leur représentant pour soixante-trois heures de travail à raison de 50 EUR l’heure, ainsi qu’à 120 EUR de frais postaux et de déplacement. Ils fournissent copie des factures délivrées par leur représentant, ainsi qu’un décompte horaire détaillé. Ils ne présentent aucun justificatif pour les frais postaux et de déplacement dont ils demandent le remboursement.

79. Le Gouvernement plaide pour le rejet de ces prétentions comme étant déraisonnables et non établies.

80. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer aux requérants conjointement la somme de 3 500 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

C. Intérêts moratoires

81. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevable le grief tiré du volet procédural de l’article 2 de la Convention et irrecevable le grief formulé sur le terrain de l’article 3 de la Convention ;

2. Ditqu’il y a eu violation du volet procédural de l’article 2 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes,à convertir dans la monnaie de l’État défendeurau taux applicable à la date du règlement :

i. 12 000 EUR (douze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 16 mars 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                               Jon Fridrik Kjølbro
Greffier adjoint                                    Président

Dernière mise à jour le mars 16, 2021 par loisdumonde

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