AFFAIRE P.M. ET F.F. c. FRANCE (Cour européenne des droits de l’homme) Requêtes nos 60324/15 et 60335/15

INTRODUCTION. Dans leur requête, les requérants se plaignent d’avoir été victimes de violences au cours de leur interpellation par la police et de la garde à vue qui s’en est suivie. Ils considèrent que l’usage de la force par ces policiers, ainsi que l’enquête pénale ouverte à la suite de leur plainte avec constitution de partie civile, n’étaient pas conformes à l’article 3 de la Convention.

CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE P.M. ET F.F. c. FRANCE
(Requêtes nos 60324/15 et 60335/15)
ARRÊT

Art 3 (volet procédural) • Enquête effective sur des allégations défendables de violences infligées par des policiers lors de l’interpellation et la garde à vue des requérants • Diligence, minutie, indépendance et caractère contradictoire et approfondie des différentes investigations • Décisions circonstanciées et dûment motivées
Art 3 (volet matériel) • Traitement inhumain ou dégradant • Aucune raison de s’écarter des appréciations factuelles des juridictions nationales selon lesquelles les requérants n’ont pas été victimes d’un usage de la force non strictement nécessaire

STRASBOURG
18 février 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire P.M. c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :

Síofra O’Leary, présidente,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Lətif Hüseynov,
Jovan Ilievski,
Lado Chanturia,
Ivana Jelić,
Mattias Guyomar, juges,

et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

les requêtes (nos 60324/15 et 60335/15) dirigées contre la République française et dont deux ressortissants de cet État, MM. P.M. et F.F. (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 27 novembre 2015,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») la requête,

la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérants,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 26 janvier 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1.  Dans leur requête, les requérants se plaignent d’avoir été victimes de violences au cours de leur interpellation par la police et de la garde à vue qui s’en est suivie. Ils considèrent que l’usage de la force par ces policiers, ainsi que l’enquête pénale ouverte à la suite de leur plainte avec constitution de partie civile, n’étaient pas conformes à l’article 3 de la Convention.

EN FAIT

2.  Les requérants, deux frères, sont des ressortissants français nés respectivement en 1982 et en 1978. Ils sont tous deux représentés devant la Cour par Me P. Spinosi, avocat à Paris.

3.  Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4.  Les faits de la cause, tels qu’exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

I. L’INTERPELLATION ET LA GARDE À VUE DES REQUÉRANTS

5.  Les requérants furent interpellés en état d’ébriété le 1er janvier 2007 à 6 heures environ, à Paris, dans le 11ème arrondissement, pour des faits de dégradation de biens privés. Après leur arrestation et une fouille de leurs vêtements, ils furent transférés au commissariat de cet arrondissement, où ils firent l’objet d’une fouille de sécurité, puis à l’hôpital Saint‑Antoine, où ils furent examinés un peu avant 7 heures. Le médecin les ayant examinés et constaté leur état d’ébriété, refusa leur admission à l’hôpital, estimant leur état compatible avec une garde à vue.

6.  Les requérants, après avoir refusé de se soumettre à un test d’alcoolémie, furent placés à 7 h 45 en chambre de sûreté.

7.  Un test d’alcoolémie fut ensuite effectué, à 12 h 40, qui révéla un taux d’imprégnation alcoolique de 0,39 mg/l d’air expiré pour le premier requérant et de 0,49 mg/l d’air expiré pour le second requérant, soit respectivement 0,78 et 0,98 mg/l de sang.

8.  Leur garde à vue leur fut notifiée respectivement à 14 h 20 et 15 heures. Il résulte des procès-verbaux établis lors de ces notifications que les requérants ont déclaré qu’ils ne souhaitaient pas faire l’objet d’un examen médical.

9.  À 14 h 40 et 15 h 20, l’officier de police judiciaire requit néanmoins un tel examen et les requérants furent emmenés à l’hôpital de l’Hôtel-Dieu et examinés par un médecin, respectivement à 17 heures et 18 h 50.

10.  S’agissant du premier requérant, le médecin établit un certificat médical dressant le constat suivant :

« – traumatismes de la face avec hématome périorbitaire droit non occlusif avec hémorragies conjonctivales… ecchymoses au niveau des paupières de l’œil gauche sans trouble visuel à gauche ;

– au niveau gauche du cou : plaque ecchymotique avec griffure superficielle de 5 cm de long sans raideur mais douleur à la palpation ;

– au niveau des poignets (deux faces) : plaque ecchymotique douloureuse sans gêne fonctionnelle à ce jour ».

Le médecin conclut que les lésions constatées étaient compatibles avec les violences alléguées par le requérant devant lui.

11.  S’agissant du second requérant, le médecin établit un certificat médical comportant les constats suivants :

« – une éraflure au niveau de la pommette gauche ;

– une éraflure au niveau du milieu du cou côté gauche ;

– une ecchymose dans les poils de barbe sous l’oreille droite ;

– des éraflures au-dessus de la clavicule droite et sur le moignon de l’épaule droite ;

– un hématome face postéro-externe cuisse droite ;

– plusieurs hématomes autour du genou droit ;

– énorme œdème au niveau de la malléole externe de la cheville droite (pas de fracture mais entorse) ;

– ecchymose face externe coude gauche sans limitation de mouvement ;

– trois égratignures en forme de traces de griffures sur le moignon de l’épaule gauche ;

– ecchymose face antérieure interne du coude gauche ;

– égratignures sur l’omoplate gauche ;

– rougeurs du coude droit ;

– traces de menottes surtout à droite ;

– ecchymose frontale droite 5 cm x 3 cm ;

– ecchymose medio frontale + éraflure au-dessus du sourcil droit. »

Le médecin conclut que les lésions constatées étaient compatibles avec les violences alléguées par le requérant devant lui.

12.  Les requérants se virent attribuer des interruptions temporaires de travail (ITT) de six jours à la suite du constat de ces lésions.

13.  Le 2 janvier 2007 à 9 h 05, un médecin de l’hôpital de l’Hôtel-Dieu examina à nouveau le second requérant et confirma l’existence d’une entorse à la cheville droite. Il conclut que son état de santé restait compatible avec la garde à vue.

14.  Le même jour à 16 h 50, les gardes à vue des requérants prirent fin.

15.  Le 3 janvier 2007, un médecin extérieur examina les requérants et constata également diverses lésions, à savoir, pour le premier requérant, « des hématomes violacés sous orbitaires, un hématome sur la cuisse gauche, une hémorragie conjonctive de l’œil droit, un érythème au niveau de la gorge à gauche » et, pour le second requérant, « plusieurs hématomes verdâtres cuisse et genou droit, face interne genou gauche, flanc droit, dysthésie face extérieure main droite, hématome et gonflement cheville droite, érythème au niveau frontal droit. ».

16.  S’agissant de l’origine de ces diverses blessures, les requérants ont soutenu, au cours des différentes procédures engagées à la suite des faits litigieux, qu’ils auraient, au moment de leur interpellation, reçu des coups sur la tête avant d’être violemment jetés au sol. Ils allèguent avoir été frappés lors de leur transport à l’hôpital jusqu’à perdre connaissance et le second requérant soutient avoir reçu un coup sur la tête avec un objet contondant et avoir été jeté sur le plancher du fourgon de police. Il allègue également avoir été étranglé jusqu’à l’évanouissement par un policier au cours de son interrogatoire. Pour sa part, le premier requérant soutient avoir reçu un coup de poing, de retour de l’hôpital.

17.  Au cours des mêmes procédures, le Gouvernement a souligné le caractère confus et contradictoire du récit des requérants et a constamment affirmé que ceux-ci auraient été agressifs, violents et injurieux entre le moment de leur interpellation et celui de la notification de leur garde à vue. Ils auraient notamment tenté à plusieurs reprises de frapper et de cracher sur des policiers. Il a fait valoir qu’une partie des blessures des requérants résulterait d’un usage proportionné de techniques de contrôle utilisées par les policiers pour les maîtriser et éviter qu’ils ne se blessent plus sérieusement ou ne blessent les policiers et qu’une autre partie de ces blessures aurait été occasionnées par les requérants eux-mêmes.

II. LES POURSUITES DILIGENTÉES CONTRE LES POLICIERS

18.  Le 11 janvier 2007, les requérants déposèrent plainte auprès du procureur de la République pour violences par personnes dépositaires de l’autorité publique, coups et blessures et traitements cruels inhumains et dégradants. Ils furent entendus le même jour.

19.  Le 24 janvier 2007, l’Inspection générale des services (IGS), service d’inspection du ministère de l’Intérieur compétent pour la zone de Paris jusqu’à son absorption, en 2013, par l’Inspection générale de la police nationale, fut saisie pour mener une enquête sur instruction de l’autorité judiciaire.

20.  L’IGS auditionna les requérants, les policiers présents au commissariat le jour des faits ainsi que le médecin et l’infirmière ayant examiné les requérants à l’hôpital le jour des faits. Dans un procès-verbal du 25 avril 2007, le médecin urgentiste indiqua que les requérants avaient une conscience normale, qu’il n’avait pas noté de violences policières et il précisa que le second requérant ne saignait pas du nez lors de son examen médical. L’IGS conclut qu’aucun élément dans l’enquête ne permettait d’accréditer les dires des requérants, selon lesquels ils auraient été brutalisés à plusieurs reprises par les policiers. Le rapport émanant de ce service d’inspection indique que ces derniers ont minimisé leur état d’ébriété et l’ampleur des dégradations qu’ils avaient commises. Ce même rapport relève que les intéressés n’ont en fait que peu de souvenirs de la soirée du réveillon, qu’ils ont exagéré leurs propos, n’hésitant pas à revenir sur certains faits qu’ils avaient reconnus et, enfin, qu’ils ont menti sur plusieurs points :

« (…) les requérants étaient dans un état de forte imprégnation alcoolique, laquelle perturbait visiblement leurs souvenirs et leurs actes (…). À partir de leur prise en charge par les fonctionnaires de police, les requérants faisaient preuve d’irrespect tant vis-à-vis des policiers que du personnel de l’hôpital Saint-Antoine à Paris. Ils se rebellaient ouvertement contre plusieurs fonctionnaires de police : les gardiens de la paix G. et S. déposaient plainte à la suite des coups reçus. Même après leur complet dégrisement, les deux frères se faisaient défavorablement remarquer par les officiers de police diligentant la procédure à leur encontre. En outre, le second requérant injuriait le gardien de la paix T. en le traitant de « sale négro de flic, enculé de flic, tu pues, qu’est-ce que tu fous dans la police, retourne chez ta grosse mère de négresse » (…)

À la lecture des procès-verbaux, il apparaissait indéniable que les deux mis en cause avaient eu constamment une attitude agressive et combative, sûrement due à leur ivresse.

Ainsi les policiers étaient obligés de les maintenir sur le sol du fourgon de police, pendant les divers transports. Cette procédure, tout à fait exceptionnelle, est appliquée pour protéger tant les policiers que les personnes interpellées.

(…)

Neuf fonctionnaires de police étaient alors auditionnés et leurs explications démentaient les allégations [des requérants].

Les blessures constatées pouvaient parfaitement correspondre à des lésions occasionnées lors de l’interpellation agitée des deux hommes, lesquels s’étaient débattus. La foulure de la cheville du second requérant pouvait provenir du fait qu’il avait violemment frappé des poings et des pieds contre la porte de la cellule où il était mis en dégrisement.

(…)

Il était procédé à l’audition du docteur T. et de l’infirmière P. de l’hôpital. Ces derniers confirmaient l’état d’ébriété avancée des deux hommes et le fait qu’ils avaient tenu à leur encontre des propos irrévérencieux. Mademoiselle P. était formelle sur le fait que le second requérant ne boitait pas à l’hôpital et qu’il ne pouvait avoir une cheville abimée à ce moment précis ».

21.  Le 25 mai 2007, le parquet classa l’affaire sans suite au motif que l’infraction était insuffisamment caractérisée.

22.  Le 4 mars 2008, les requérants furent auditionnés par la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) saisie le 23 mars 2007 par un député de Seine-Saint-Denis à la suite d’une réclamation des requérants concernant les conditions de leur interpellation. Ils déclarèrent qu’ils avaient été placés face contre terre, menottés dans le dos dans le fourgon de police et piétinés pendant les transports au commissariat et à l’hôpital. Dans son avis du 18 novembre 2008, la CNDS conclut après l’audition de l’ensemble des protagonistes et un examen minutieux de l’intégralité de la procédure, que les fonctionnaires de police avaient utilisé à plusieurs reprises la force pour maîtriser les requérants. Elle ajouta qu’elle n’était pas en mesure d’accréditer les allégations de violences des requérants : si des blessures étaient constatées, rien ne permettait d’établir avec certitude qu’elles étaient imputables à des violences policières illégitimes ; les circonstances agitées de l’interpellation puis des transports étaient de nature à expliquer les lésions ; l’entorse de la cheville pouvait résulter des coups violents et répétés portés par le second requérant contre la porte de la cellule de dégrisement (coups actés en procédure par le chef de poste). Elle conclut à l’absence de manquement à la déontologie de la sécurité, mais souligna que le maintien prolongé d’une personne interpellée en position de « décubitus ventral » était de nature à provoquer en certaines circonstances un arrêt cardio‑respiratoire et, partant, que l’utilisation d’une telle technique devrait être strictement encadrée.

23.  Le 17 mars 2008, les requérants déposèrent une plainte avec constitution de partie civile du chef de violences volontaires ayant entraîné une « incapacité totale de travail » inférieure ou égale à huit jours, commises en réunion par personnes dépositaires de l’autorité publique dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions.

24.  Une information judiciaire fut ouverte le 24 juillet 2009 et un juge d’instruction désigné le 29 juillet 2009.

25.  Après avoir entendu les requérants qui confirmaient leur plainte, le juge d’instruction donna commission rogatoire à l’IGS pour, notamment, entendre les fonctionnaires de police présents au commissariat du 11ème arrondissement au moment des faits dénoncés et procéder à la saisie des dossiers médicaux des requérants à l’hôpital. Les conditions d’archivage des dossiers des patients de l’hôpital ne permirent pas de retrouver trace des dossiers médicaux des requérants.

26.  Après retour de la commission rogatoire, les requérants furent à nouveau entendus par le juge d’instruction le 4 mars 2011, puis plusieurs confrontations furent organisées en mai et juin 2011. Le 10 mai 2011, était prévue une première confrontation relative à la période comprenant l’interpellation, l’attente des renforts et le transport au commissariat. Les requérants ne s’y présentèrent pas, sans informer le juge d’instruction des motifs de leur absence. Deux des quatre policiers présents confirmèrent que les requérants étaient particulièrement « excités et dangereux ». Ils expliquèrent que, compte tenu de leur état d’excitation et d’ébriété, ils les avaient menottés dans le dos à plat ventre et maintenus avec leurs genoux. Ils indiquèrent qu’aucun coup n’avait été donné et contestèrent les avoir projetés dans le fourgon tout en indiquant que les intéressés avaient pu se cogner les jambes en y montant.

27.  Le 8 juin 2011, une deuxième confrontation fut organisée entre les requérants et sept des neuf policiers ayant participé à leur arrestation et leur transport, afin de déterminer ce qui s’était passé à l’hôpital, au commissariat, et lors des transports entre ces deux lieux, avant leur dégrisement. Les policiers confirmèrent que les requérants étaient « excités et insultants ». Ils affirmèrent que les requérants n’avaient pas perdu connaissance. Ces derniers maintinrent leur version des faits telle que présentée ci-dessus (paragraphe 16 ci-dessus) tout en admettant ne pas se souvenir précisément de tous les événements compte tenu de leur état d’ébriété.

28.  Une dernière confrontation eut lieu le 14 juin 2011 entre le second requérant et deux policiers, au sujet de ce qui s’était passé lors de la notification de la garde à vue. Les policiers affirmèrent que le requérant s’était énervé et voulait quitter la salle. Il souhaitait reprendre ses affaires et refusait de s’asseoir. L’un d’entre eux l’avait alors plaqué contre le mur en le bloquant à la base du cou. Il ne l’avait pas soulevé et l’intéressé n’avait pas perdu connaissance. Pour sa part, le second requérant réaffirma avoir fait l’objet d’un étranglement et avoir perdu connaissance.

29.  Le 15 juin 2011, un avis de fin d’information fut adressé aux requérants.

30.  Le 7 novembre 2011, le Parquet adressa un réquisitoire définitif aux fins de non-lieu.

31.  Le 8 décembre 2011, le conseil des requérants déposa des observations sur le réquisitoire aux fins de non-lieu.

32.  Le 15 mai 2012, le juge d’instruction rendit une ordonnance de non‑lieu dont les motifs pertinents sont les suivants :

« (…) Suite au réquisitoire définitif aux fins de non-lieu, l’avocat des parties civiles faisait valoir que le Ministère public requérait un non-lieu alors que ses clients avaient été blessés, que ceux-ci donnaient des explications contradictoires à celles des policiers et que rien ne permettait de dire que les policiers avaient adopté des comportements strictement nécessaires et proportionnés. Il mettait en exergue diverses contradictions entre les policiers et l’absence d’explications sur l’origine de certaines blessures. Il concluait que ses clients avaient été victimes de traitements inhumains.

Cependant, il convient de rappeler qu’il ne s’agit pas d’une procédure en recherche d’une responsabilité administrative mais de savoir si effectivement des policiers ont commis personnellement des infractions. En conséquence, il y a lieu de démontrer les responsabilités personnelles des policiers poursuivis tout en sachant que, comme pour tout justiciable, il est nécessaire de déterminer s’il existe des charges suffisantes à leur encontre de nature à justifier leur renvoi devant une juridiction répressive, sachant, de toutes façons, que le doute doit profiter aux personnes poursuivies.

Il y a lieu tout d’abord de constater que les intéressés ont fluctué dans leurs déclarations en ce qui concerne les faits qui leur sont reprochés pour arriver à contester à la fin toute dégradation malgré les constatations policières et les témoignages de tiers.

Ensuite, les parties civiles étaient fortement enivrées, comme les alcoolémies réalisées l’ont démontré. De plus, celles-ci ont fluctué dans leurs déclarations, leurs souvenirs étaient flous ne serait-ce sur ce qu’elles avaient fait lors du réveillon. Elles ne pouvaient pas dire précisément quand [le second requérant] s’était retrouvé sans connaissance et il est surprenant que le personnel hospitalier les ait laissés partir s’ils étaient inconscients ou semi-inconscients. De plus, les témoignages du médecin et de l’infirmière sont en faveur des policiers […]

S’il est indiscutable que les intéressés ont été blessés, il est difficile de savoir à quel moment exactement ceux-ci l’ont été puisque la plainte est dirigée à l’encontre de plusieurs policiers qui n’ont pas été tous présents aux divers moments incriminés.

De plus, les déclarations du médecin comme quoi une personne enivrée peut très bien ne pas s’apercevoir qu’elle est blessée à une cheville et avoir mal uniquement lorsqu’elle est dégrisée rendent encore plus difficile la détermination de l’origine de l’entorse, [le second requérant] ne s’étant aperçu de son état qu’en cellule de dégrisement. Les explications fournies par les policiers comme quoi il aurait pu se faire cela en tapant contre la porte ne peuvent être exclues. En ce qui concerne les marques au visage [du premier requérant], il était le seul à dire qu’il avait reçu des coups de poing lorsqu’il descendait du fourgon sans pouvoir dire si celui qui l’avait frappé était de l’équipage ou non.

[Le second requérant] donnait des versions contradictoires sur sa perte de connaissance dans le fourgon et dans le commissariat. De leur côté, les policiers expliquaient qu’il avait cogné une tablette lorsqu’il se débattait et qu’ils voulaient le mettre à terre. L’existence d’étranglements jusqu’à leur faire perdre connaissance n’est pas établie puisqu’ils sont les seuls à le dire et que les policiers ne parlent que de gestes techniques pour les maîtriser. Quant aux autres sévices dénoncés, il est difficile de savoir si les traces constatées résultent des diverses rébellions qu’ils auraient commises et des difficultés des policiers à les maîtriser ou de violences illégitimes voire même de blessures qu’ils se seraient faites lorsqu’ils étaient en cellule de dégrisement. Il faudrait aussi savoir qui les leur aurait faites. Or, aucun des nombreux policiers entendus n’a reconnu avoir agi illégalement ou avoir vu leurs collègues exercer des violences illégitimes.

Il apparaît aussi que [le second requérant] avait vomi et qu’il en avait sur son pull selon ses propres déclarations. Il est donc vraisemblable, malgré ses dires, que son pantalon avait été souillé et que les policiers avaient décidé de le lui retirer. Quant aux autres brimades dénoncées, elles ne sont pas établies d’autant plus que [le premier requérant] a admis qu’il avait pu s’alimenter lors de la mainlevée de sa garde à vue. L’état dénoncé de leur cellule de dégrisement peut être dû à eux-mêmes compte tenu de leur ivresse et de leur excitation. De surcroît, seul le conseil [du second requérant] a formulé des observations sans toutefois indiquer l’ensemble de ses doléances actuelles. En conséquence, il n’apparaît de charges suffisantes contre quiconque d’avoir commis les faits dénoncés. »

33.  Le 23 mai 2012, les requérants interjetèrent appel de cette ordonnance. Par un arrêt du 19 septembre 2013, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance entreprise dont les motifs pertinents sont les suivants :

« (…) il ne résulte pas [des éléments réunis par l’information judiciaire] que des policiers se soient volontairement livrés à des violences ni à quelque acte illégitime. […]

Il convient de rappeler que les deux parties civiles, dont l’état éthylique était important au petit matin du 1er janvier 2007, ont manifesté un comportement particulièrement violent dès leur interpellation, motivée par des dégradations volontaires au sein d’un immeuble, lors de leur interpellation, mais également lors de leurs transferts au commissariat et à l’hôpital et même au sein du commissariat jusqu’au milieu de l’après-midi du même jour en résistant aux policiers, en les injuriant, y compris par des propos racistes, en ce qui concerne l’un d’eux, et en injuriant également les membres du personnel hospitalier devant qui ils ont été présentés ; que ces faits résultent de nombreuses auditions tel que l’a retenu le magistrat instructeur dans son ordonnance, contrairement à ce qu’invoquent les parties civiles dans leur mémoire ;

La réalité des faits dénoncés doit être appréciée à l’aune des blessures constatées par les médecins qui ont examiné les deux plaignants, au-delà des déclarations des différents intervenants ;

Il convient ainsi de relever que les constatations effectuées le 1er janvier 2007 à 17 heures concernant [le second requérant] se traduisent par des « éraflures, égratignures et rougeur, hématomes de couleur non précisée autour du genou droit et au niveau de la cuisse droite, et gros œdème de la cheville droite provoquant une entorse, ecchymose frontale et médio-frontale ». Les constatations effectuées sur la personne [du premier requérant] rapportent l’existence d’un hématome périorbitaire droit non occlusif, ecchymose au niveau des paupières de l’œil gauche sans trouble visuel, au niveau gauche du cou, plaque ecchymotique avec griffure superficielle sans raideur mais douleur à la palpation, et plaques érythémateuses douloureuses au niveau des poignets ;

La Cour constate que les allégations des deux parties civiles concernant des étranglements, écrasements et piétinements (sur les pieds, jambes et têtes) ne sont pas compatibles avec ces différentes constatations, les écrasements ou piétinements prétendus violents par des policiers chaussés avec le matériel règlementaire étant de nature à causer des blessures sérieuses spécifiques, étant précisé qu’aucune blessure n’est relevée ni au niveau de la tête ou des pieds des deux hommes, ni au niveau des jambes ;

Par ailleurs, des étranglements susceptibles de faire perdre connaissance à celui qui les subit, sont de nature à laisser des traces qui n’ont pas été relevées sur les deux hommes, une éraflure sur le cou [du second requérant] et une plaque ecchymotique avec griffure superficielle, à gauche du cou pour [le premier requérant], ne pouvant accréditer leur existence ;

Bien qu’ayant présenté chacun [des] blessures […] entraînant une incapacité totale de travail de six jours, la cour relève qu’aucun élément résultant de l’information ne permet de retenir que les parties civiles ont souffert de l’utilisation à leur égard de la force physique qui n’ait été rendue strictement nécessaire par leur comportement, et que seules les blessures supportées par [le premier requérant] au niveau périorbitaire et oculaire, et par [le second requérant] s’agissant de l’œdème important au niveau de la cheville droite, sont de nature à poser question quant à leur origine volontaire ou non de la part des policiers ;

Toutefois, la cour relève que selon les propres déclarations [du premier requérant] qui se plaint d’avoir reçu deux coups de poings à sa descente du fourgon policier, il a été dans l’incapacité de mettre en cause l’un quelconque des policiers faisant partie de l’équipage ;

S’agissant de la blessure à la cheville [du second requérant], les explications des policiers telles que rappelées dans l’ordonnance entreprise, qui ne recouvrent pas les siennes, apparaissent néanmoins avoir un caractère de vraisemblance qui ne peut être dénié, compte tenu de l’état de particulière agressivité des intéressés, telle que soulignée par le médecin examinateur et auteur de la fiche A de chacun d’eux ;

Il ne résulte d’aucun élément, hormis les affirmations des parties civiles, qu’elles auraient été soumises à des traitements humiliants et dégradants ; si l’article 3 de la Convention (…) prohibe en termes absolus la torture et les traitements inhumains ou dégradants, les mauvais traitements dont se plaignent les parties civiles doivent revêtir un minimum de gravité qui doit être apprécié au regard des circonstances et données de l’espèce ;

[Les requérants] ne peuvent arguer de la violation à leur préjudice du droit garanti par l’article 3 de la Convention, dès lors que rien, à l’exception de leurs propres déclarations, ne vient en rapporter la preuve, la cour se référant expressément à la motivation de l’ordonnance sur ce point ;

En conséquence de tout ce qui précède, il y a lieu de confirmer l’ordonnance entreprise qui a dit n’y avoir de charges suffisantes contre quiconque d’avoir commis les faits dénoncés, dès lors que la Cour retient qu’il ne résulte pas de l’information la preuve que les blessures supportées par les deux parties civiles aient été causées volontairement par les policiers intervenant aux divers stades de la garde à vue, en réunion et avec arme, tant le comportement des deux interpellés tout au long de cette mesure est de nature à rendre vraisemblable leur propre participation à la majorité de ces blessures, et alors qu’aucun indice grave ou concordant d’une infraction intentionnelle ou involontaire, autrement qualifiée ne peut être retenue à l’encontre de tel ou tel policier qui serait nommément visé, en l’absence de preuve… »

34.  Le 1er octobre 2013, les requérants formèrent un pourvoi en cassation contre cet arrêt, soulevant un moyen unique de cassation tiré de la violation de l’article 3 de la Convention. Par arrêt du 27 mai 2015, la Cour de cassation rejeta le pourvoi après avoir relevé que l’information était complète et qu’il n’existait pas de charges suffisantes contre quiconque d’avoir commis le délit reproché, ni toute autre infraction.

III. LES POURSUITES DILIGENTÉES CONTRE LES REQUÉRANTS

35.  Le 13 avril 2018, le tribunal correctionnel de Paris condamna les requérants à trois mois de prison avec sursis pour dégradation, outrage et rébellion commis en réunion. Les requérants furent également condamnés civilement à indemniser plusieurs agents de police impliqués dans leur interpellation du fait des coups portés et des injures proférées à leur encontre. Le tribunal correctionnel releva notamment que les requérants, confrontés aux déclarations précises et concordantes des fonctionnaires de police, ne donnaient pas d’explication ou s’abritaient derrière une « amnésie alcoolique » pour justifier ne pas se souvenir des faits litigieux. Les requérants et le ministère public ont interjeté appel de ce jugement.

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

36.  La Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) est une autorité administrative indépendante créée par la loi no 2000-494 du 6 juin 2000 et chargée de veiller au respect de la déontologie par les personnes exerçant des activités de sécurité sur le territoire de la République française (autorités publiques, services publics et personnes privées).

37.  L’article 4 de ladite loi disposait que :

Article 4

« Toute personne qui a été victime ou témoin de faits dont elle estime qu’ils constituent un manquement aux règles de la déontologie, commis par une ou plusieurs des personnes mentionnées à l’article 1er, peut, par réclamation individuelle, demander que ces faits soient portés à la connaissance de la Commission nationale de déontologie de la sécurité. Ce droit appartient également aux ayants droit des victimes. Pour être recevable, la réclamation doit être transmise à la commission dans l’année qui suit les faits.

La réclamation est adressée à un député ou à un sénateur. Celui-ci la transmet à la commission si elle lui paraît entrer dans la compétence de cette instance et mériter l’intervention de cette dernière. »

38.  En 2011, le Défenseur des droits a hérité des missions et des pouvoirs de la Commission nationale de déontologie de la sécurité.

39.  L’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire dispose que :

« L’État est tenu de réparer le dommage causé par le fonctionnement défectueux du service de la justice.

Sauf dispositions particulières, cette responsabilité n’est engagée que par une faute lourde ou par un déni de justice. »

40.  Il est renvoyé à l’arrêt Guerdner et autres c. France (no 68780/10, §§ 45 et 46, 17 avril 2014) et à la décision Benmouna et autres c. France ((déc.), no 51097/13, §§ 36 à 38, 15 septembre 2015) pour la présentation de la jurisprudence relative à l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire.

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

41.  Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

42.  Les requérants se plaignent d’avoir été blessés lors de leur interpellation et de la garde à vue qui s’en est suivie, et de l’absence d’explications convaincantes des autorités nationales quant à l’origine de leurs blessures. Ils se plaignent également des décisions juridictionnelles adoptées à la suite de leur plainte avec constitution de partie civile, estimant que l’enquête menée par les autorités internes n’a pas été effective. Ce faisant, ils invoquent à la fois le volet procédural et le volet matériel de l’article 3 de la Convention aux termes duquel :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »

A. Sur la recevabilité

1. Thèses des parties

43.  Le Gouvernement considère que les requérants n’ont pas épuisé les voies de recours internes, faute d’avoir saisi les juridictions aux fins d’indemnisation sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire, qui permet d’obtenir réparation d’un dommage causé par le fonctionnement défectueux du service public de la justice. Le Gouvernement affirme qu’il s’agit d’une voie de recours effective, citant au soutien de cette affirmation deux jugements condamnant l’État sur ce fondement s’agissant du décès ou du suicide de gardés à vue.

44.  Les requérants soutiennent au contraire que l’action aux fins d’indemnisation sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire n’est pas de nature à apporter une quelconque réponse susceptible d’offrir le redressement adéquat des manquements allégués, dans la mesure où ils souhaitent engager la responsabilité pénale et civile des fonctionnaires de police pour les faits de violence dont ils auraient fait l’objet.

2. Appréciation de la Cour

45.  La Cour renvoie aux principes applicables à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes posée par l’article 35 § 1 de la Convention, tels qu’exposés notamment dans l’arrêt Vučković et autres c. Serbie ([GC], no 17153/11, §§ 69-77, 25 mars 2014).

46.  Elle rappelle ensuite qu’en matière de recours illégal à la force par les agents de l’État et non de simple faute, omission ou négligence, des procédures civiles ou administratives visant uniquement à l’allocation de dommages et intérêts et non à l’identification et à la punition des responsables – telle que l’action en responsabilité de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire – ne sont pas en règle générale des recours adéquats et effectifs susceptibles de remédier à des situations correspondant à des griefs fondés sur le volet matériel des articles 2 et 3 de la Convention (Jeronovičs c. Lettonie [GC], no 44898/10, §§ 76-77, CEDH 2016). Dans ce contexte, un requérant qui saisit les autorités judiciaires des griefs qu’il tire de ces dispositions dans le cadre d’une constitution de partie civile répond en général à l’exigence d’épuisement des voies de recours internes (voir, par exemple, Tekın et Arslan c. Belgique, no 37795/13, § 70, 5 septembre 2017).

47.  Il s’ensuit que, dans la présente affaire, la plainte avec constitution de partie civile devant le juge d’instruction constituait une voie de recours à la fois adéquate et effective au regard de l’article 35 § 1 de la Convention. Dès lors que les requérants l’ont exercée et que cette procédure a entraîné l’intervention de plusieurs décisions de justice, en première instance, en appel et en cassation, manifestant l’épuisement des recours internes auxquels elle pouvait donner lieu, le Gouvernement ne saurait leur reprocher de ne pas avoir, en outre, engagé une action en responsabilité de l’État pour faute devant les juridictions administratives ou une action en responsabilité sur le fondement de l’article L. 141-1 du code de l’organisation judiciaire (Semache c. France, no 36083/16, § 57, 21 juin 2018, J.M. c. France, no 71670/14, § 71, 5 décembre 2019).

48.  Il résulte de ce qui précède que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.

49.  La Cour constate par ailleurs que les requêtes dont elle est saisie ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient dès lors de les déclarer recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a)      Sur le volet procédural du grief tiré de l’article 3 de la Convention

50.  S’agissant du volet procédural de l’article 3 de la Convention, les requérants soutiennent que les juridictions internes n’ont pas recherché quelle était la réponse des forces de police à leurs accusations et quels éléments objectifs étaient de nature à disculper les membres de l’équipe d’intervention des violences constatées. Selon eux, les juridictions internes auraient limité leurs investigations au recueil des déclarations des policiers et à leur confrontation avec les requérants, pour considérer les violences non établies. La décision de non-lieu n’aurait donc d’autre fondement que la seule parole des policiers incriminés.

51.  Le Gouvernement soutient au contraire que les autorités internes ont, dès la commission des faits, diligenté une enquête effective dans le but d’éclaircir les circonstances à l’origine des lésions causées aux requérants et d’en identifier les responsables. Dès le lendemain de l’interpellation des requérants, le Parquet a demandé que soient entendus tous les fonctionnaires de police ayant approché les requérants. Une confrontation a été immédiatement organisée entre le second requérant et deux policiers. L’Inspection générale des services a par la suite procédé à une enquête sous l’autorité du Procureur de la République. Ultérieurement, à la suite de la plainte avec constitution de partie civile des requérants, une information judiciaire a été ouverte. De nombreux actes ont été menés à l’occasion de celle-ci. L’ordonnance de non-lieu rendue par le juge d’instruction a été longuement motivée, de même que l’arrêt de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Paris, confirmé par la Cour de cassation. Le Gouvernement, qui fait également valoir la procédure suivie devant la CNDS, en conclut qu’il ne saurait être constaté de violation de l’article 3 dans son volet procédural.

b)     Sur le volet matériel du grief tiré de l’article 3 de la Convention

52.  S’agissant du volet matériel de l’article 3 de la Convention, les requérants soutiennent que les juridictions internes ne fournissent aucune explication plausible quant à l’origine de leurs blessures, se bornant à relater leur comportement agressif sans jamais apporter la preuve que le recours à la force par les policiers aurait été proportionné et nécessaire au vu des circonstances. Selon les requérants, il appartient au Gouvernement d’expliquer de manière satisfaisante et convaincante toute blessure survenue lors d’une interpellation ou d’une mesure privative de liberté. En l’espèce, aucun élément fourni par le Gouvernement ne démontrerait que l’usage de la force était conforme aux exigences de l’article 3 de la Convention. À supposer même qu’ils aient été insultants ou menaçants, une telle circonstance ne pourrait justifier, s’agissant de personnes désarmées, l’usage de la violence physique par les forces de l’ordre. L’explication donnée par le Gouvernement s’agissant des manœuvres de contention et de maintien au sol utilisées par la police serait insuffisante pour renverser la présomption pesant sur l’État défendeur. De même, rien ne démontrerait qu’ils aient frappé la porte de leur cellule, et aient pu ainsi se causer des blessures, en dehors des affirmations des policiers. Enfin, les conclusions de la CNDS n’auraient aucune portée, dans la mesure où elles sont fondées sur les pièces de la procédure pénale.

53.  Pour sa part, le Gouvernement ne conteste pas que les blessures des requérants sont survenues entre l’interpellation des requérants et la fin de leur garde à vue. Il fait valoir que le récit des requérants n’est pas étayé de façon précise, comporte de nombreuses contradictions et a fluctué à plusieurs reprises au cours de la procédure interne. Il rappelle que les requérants étaient dans un état d’ébriété avancé, attesté aussi bien par les policiers que par le personnel médical de l’hôpital Saint‑Antoine et par la mesure de leur alcoolémie près de sept heures après leur interpellation. Le Gouvernement estime que cet élément doit être pris en considération pour apprécier la crédibilité des déclarations des requérants.

54.  Le Gouvernement précise par ailleurs que l’état d’excitation, d’agressivité et de violence des requérants a été constaté par l’ensemble des personnes les ayant vus entre leur interpellation et la fin de leur dégrisement, qu’il s’agisse des policiers, dont le récit des événements n’a jamais varié dans le temps, ou du personnel médical de l’hôpital Saint‑Antoine. Certains des policiers ont d’ailleurs porté plainte contre les requérants pour outrage, rébellion et insultes à caractère raciste. Les requérants ont en outre admis dans certaines de leurs déclarations aux autorités internes avoir fait preuve d’agressivité et avoir tenu des propos injurieux, quoiqu’ils n’aient pas reconnu avoir porté ou tenté de porter des coups aux policiers.

55.  Le Gouvernement en déduit que les fonctionnaires de police ont fait un usage proportionné de la force, eu égard au comportement des requérants. Les blessures de ces derniers proviendraient selon lui d’un usage de la force légitime rendu nécessaire par leur propre comportement. Les éraflures, ecchymoses, égratignures, rougeurs et traces de menottes constatées sur les requérants ont pu être occasionnées alors que les requérants étaient allongés dans le fourgon avec deux personnes qui les maîtrisaient, alors qu’ils ne cessaient de s’agiter. Il fait également valoir que le récit des requérants suivant lequel ils auraient été piétinés volontairement lors de leur transport vers et depuis l’hôpital serait incompatible avec les blessures constatées. Le Gouvernement dément que les requérants aient pu perdre conscience à un quelconque moment, relevant que leurs allégations sur ce point ont varié dans le temps et sont démenties par les constatations des médecins. La foulure à la cheville du second requérant résulte selon lui des coups qu’il a portés contre la porte de sa cellule de dégrisement, alors qu’il était pieds nus. Par ailleurs, les blessures constatées au niveau de l’œil du premier requérant auraient fait l’objet de déclarations imprécises et inconstantes de la part de celui-ci, et peuvent également relever des manœuvres de contention et de maintien au sol faites par les fonctionnaires de police. Enfin, les violences alléguées par le second requérant, qui auraient eu lieu pendant la notification de sa garde à vue, ne seraient pas davantage établies dès lors qu’elles apparaissent incompatibles avec les constatations médicales. Un fonctionnaire de police présent aurait simplement pratiqué un blocage du requérant au niveau du cou, technique présentée comme classique pour calmer un mis en cause violent. Le Gouvernement relève enfin que la CNDS n’a constaté aucun manquement à la déontologie, et que l’audition de l’infirmière de garde la nuit des faits à l’hôpital Saint‑Antoine confirme à la fois l’agitation des requérants et le calme des policiers qui les accompagnaient. Le Gouvernement en conclut qu’aucune violation de l’article 3 dans son volet matériel ne saurait être caractérisée au cas d’espèce.

2. Appréciation de la Cour

a)      Sur le volet procédural du grief tiré de l’article 3 de la Convention

Principes généraux
56.  Les principes généraux applicables au volet procédural de l’article 3, lorsque sont allégués des mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre les mains d’agents publics, ont été résumés par la Cour dans l’arrêt Bouyid c. Belgique ([GC], no 23380/09, §§ 115 et suivants, CEDH 2015).

57.  Il en ressort que, pour que l’interdiction générale de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants s’adressant notamment aux agents publics s’avère efficace en pratique, il faut qu’existe une procédure permettant d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements infligés à une personne se trouvant entre leurs mains (Bouyid, précité, § 115).

58.  Ainsi, notamment, compte tenu du devoir général incombant à l’État en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (…) Convention », les dispositions de l’article 3 requièrent qu’une forme d’enquête officielle effective soit menée lorsqu’un individu soutient de manière défendable avoir subi, de la part notamment de la police ou d’autres services comparables de l’État, un traitement contraire à l’article 3 (Bouyid, précité, § 116).

59.  Il s’agit essentiellement, au travers d’une telle enquête, d’assurer l’application effective des lois qui interdisent la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants dans les affaires où des agents ou organes de l’État sont impliqués et de garantir que ceux-ci aient à rendre des comptes au sujet des mauvais traitements survenus sous leur responsabilité (Bouyid, précité, § 117).

60.  D’une manière générale, pour qu’une enquête puisse passer pour effective, il faut que les institutions et les personnes qui en sont chargées soient indépendantes des personnes qu’elle vise. Cela suppose non seulement l’absence de lien hiérarchique ou institutionnel, mais aussi une indépendance concrète (Bouyid, précité, § 118).

61.  Quelles que soient les modalités de l’enquête, les autorités doivent agir d’office. De plus, pour être effective, l’enquête doit permettre d’identifier et de sanctionner les responsables. Elle doit également être suffisamment vaste pour permettre aux autorités qui en sont chargées de prendre en considération non seulement les actes des agents de l’État qui ont eu directement et illégalement recours à la force, mais aussi l’ensemble des circonstances les ayant entourés (Bouyid, précité, § 119).

62.  Bien qu’il s’agisse d’une obligation non pas de résultat mais de moyens, toute carence de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir les circonstances de l’affaire ou l’identité des responsables risque de faire conclure qu’elle ne répond pas à la norme d’effectivité requise (Bouyid, précité, § 120).

63.  Une exigence de célérité et de diligence raisonnable en découle implicitement. S’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur des allégations de mauvais traitements peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (Bouyid, précité, § 121).

64.  La victime doit être en mesure de participer effectivement à l’enquête (Bouyid, précité, § 122).

65.  Enfin, l’enquête doit être approfondie, ce qui signifie que les autorités doivent toujours s’efforcer sérieusement de découvrir ce qui s’est passé et qu’elles ne doivent pas s’appuyer sur des conclusions hâtives ou mal fondées pour clore l’enquête (Bouyid, précité, § 123).

Application de ces principes au cas d’espèce
66.  En l’espèce, la Cour considère que, telles qu’exposées dans les plaintes déposées devant les autorités internes, les allégations des requérants d’après lesquelles des policiers leur ont infligé des traitements contraires à l’article 3 de la Convention étaient défendables. Les exigences attachées au respect du volet procédural de cet article obligeaient donc les autorités nationales à mener une enquête effective.

67.  La Cour relève en premier lieu qu’une procédure pénale a été engagée par les requérants, ceux-ci ayant tout d’abord porté plainte auprès du procureur de la République puis, postérieurement au classement sans suite de cette plainte, déposé plainte avec constitution de partie civile dans les mains d’un juge d’instruction. Elle observe en second lieu que les faits litigieux ont fait l’objet d’une saisine de la CNDS.

68.  Il lui revient de déterminer si ces procédures ont satisfait aux exigences de l’article 3 de la Convention telles que rappelées aux paragraphes 58 à 63 ci-dessus.

69.  En premier lieu, la Cour note que l’IGS a été saisie très rapidement par le procureur de la République, à la suite du dépôt de plainte par les requérants. Il ressort des pièces versées au dossier que l’IGS a conduit, sur instruction de l’autorité judiciaire, une enquête approfondie et contradictoire en procédant à l’audition des requérants, de l’ensemble des policiers ayant été en contact avec ces derniers lors des faits litigieux, ainsi que du médecin et de l’infirmière ayant évalué leur état à l’hôpital Saint-Antoine (paragraphe 20 ci-dessus). Elle a conclu qu’aucun élément de l’enquête menée ne permettait d’accréditer les dires des requérants, ce qui a conduit le parquet à classer l’affaire sans suite moins de cinq mois après les événements ayant donné lieu à la plainte. La Cour relève la diligence avec laquelle ces premières investigations ont été menées.

 

70.  En deuxième lieu, la Cour relève qu’à la suite de la plainte avec constitution de partie civile des requérants, formée près d’un an après le classement sans suite de leur première plainte par le parquet, le juge d’instruction chargé de l’affaire a procédé à leur audition, a donné commission rogatoire à l’IGS pour auditionner de nouveau les policiers présents lors des faits litigieux, a entendu une nouvelle fois les requérants puis a organisé plusieurs confrontations entre les différents protagonistes au cours de l’année 2011. Au terme de cette procédure et en l’absence de charges suffisantes contre quiconque, il a rendu une ordonnance de non-lieu, dûment motivée. La chambre de l’instruction, saisie en appel par les requérants, a confirmé la solution adoptée par le juge d’instruction. Enfin, la Cour de cassation a rejeté, au visa de l’article 3 de la Convention, le pourvoi dont elle était saisie après avoir relevé que l’information avait été complète et qu’il n’existait pas de charges suffisantes contre quiconque d’avoir commis le délit reproché.

71.  En troisième et dernier lieu, la Cour relève qu’indépendamment des investigations menées dans le cadre des procédures pénales, la CNDS a été saisie. La Cour note que cette autorité administrative indépendante, dont les missions sont exercées depuis 2011 par le Défenseur des droits, présentait toutes les garanties d’indépendance requises pour conduire une enquête effective. Dans le cadre de l’examen contradictoire qu’elle a effectué de la situation litigieuse, elle a procédé, en 2008, à l’audition des requérants et des fonctionnaires de police mis en cause. Sur le fondement non seulement des pièces de la procédure pénale mais aussi, contrairement à ce que soutiennent les requérants, de ses propres investigations, elle a conclu à l’absence de manquement à la déontologie de la sécurité après avoir constaté qu’il avait été fait usage de la force mais qu’il n’était pas établi que les blessures des requérants étaient imputables à des violences policières illégitimes (paragraphe 22 ci-dessus).

72.  S’agissant de ces différentes enquêtes et procédures, la Cour relève que les requérants ne dénoncent aucunement un manque de célérité ou une carence de la part des autorités nationales. Leurs critiques portent essentiellement sur le sens des décisions adoptées par celles-ci. Pour sa part, eu égard à l’ensemble des éléments présentés ci-dessus, la Cour estime que les investigations menées à la suite de la plainte des requérants pour apprécier le bien-fondé de leurs allégations ont été conduites avec diligence et minutie, par des autorités nationales présentant au cas d’espèce les garanties d’indépendance requises, au demeurant non contestées par les requérants, et qui se sont sérieusement efforcées d’établir, de manière contradictoire, la réalité des faits avant de présenter leurs conclusions par des décisions circonstanciées et dûment motivées. Il s’ensuit que l’obligation de moyens de conduire une enquête effective pesant sur les autorités internes a été respectée en l’espèce.

73.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural.

b)     Sur le volet matériel du grief tiré de l’article 3 de la Convention

Principes généraux
74.  La Cour souligne que sa jurisprudence relative aux mauvais traitements subis par des personnes placées sous le contrôle des forces de police, en particulier en garde en vue, est bien établie et se trouve notamment rappelée dans son arrêt Bouyid (précité, §§ 81 et suivants).

75.  Il ressort de cette jurisprudence que l’article 3 de la Convention consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques. En effet, l’interdiction de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants est une valeur de civilisation étroitement liée au respect de la dignité humaine. Il ne prévoit pas de restrictions, en quoi il contraste avec la majorité des clauses normatives de la Convention, et, d’après l’article 15 § 2, il ne souffre nulle dérogation, même en cas de danger public menaçant la vie de la nation. Même dans les circonstances les plus difficiles, telle la lutte contre le terrorisme et le crime organisé, la Convention prohibe en termes absolus la torture et les peines et traitements inhumains ou dégradants, quel que soit le comportement de la personne concernée (Bouyid, précité, § 81).

76.  En premier lieu, la Cour rappelle que, pour tomber sous le coup de l’article 3, un mauvais traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum dépend de l’ensemble des données de la cause, notamment de la durée du traitement et de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge, de l’état de santé de la victime, etc. Parmi les autres facteurs à considérer figurent le but dans lequel le traitement a été infligé ainsi que l’intention ou la motivation qui l’ont inspiré, étant entendu que la circonstance qu’un traitement n’avait pas pour but d’humilier ou de rabaisser la victime n’exclut pas de façon définitive un constat de violation de l’article 3. Doit également être pris en compte le contexte dans lequel le traitement a été infligé, telle une atmosphère de vive tension et à forte charge émotionnelle (Bouyid, précité, § 86). Lorsqu’un individu est confronté à des agents des forces de l’ordre, l’utilisation à son égard de la force physique alors qu’elle n’est pas rendue strictement nécessaire par son comportement porte atteinte à la dignité humaine et constitue, en principe, une violation du droit garanti par l’article 3 (Bouyid, précité, § 88).

77.  En deuxième lieu, la Cour rappelle qu’en principe, les allégations de mauvais traitements contraires à l’article 3 doivent être étayées par des éléments de preuve appropriés. Pour l’établissement des faits allégués, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable », une telle preuve pouvant néanmoins résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (Bouyid, précité, § 82).

78.  S’agissant de l’administration de la preuve, la Cour rappelle toutefois que lorsque les événements en cause, dans leur totalité ou pour une large part, sont connus exclusivement des autorités, comme dans le cas des personnes soumises à leur contrôle en garde à vue, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait. La charge de la preuve pèse alors sur le Gouvernement : il lui incombe de fournir une explication satisfaisante et convaincante en produisant des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur le récit de la victime. En l’absence d’une telle explication, la Cour est en droit de tirer des conclusions pouvant être défavorables au Gouvernement. Cela est justifié par le fait que les personnes placées en garde à vue sont en situation de vulnérabilité et que les autorités ont le devoir de les protéger (Bouyid, précité, § 83).

79.  En troisième et dernier lieu, si la Cour reconnaît qu’elle ne peut sans de bonnes raisons assumer le rôle de juge du fait de première instance lorsque cela n’est pas rendu inévitable par les circonstances de l’affaire dont elle se trouve saisie, elle rappelle qu’elle doit se livrer à un examen particulièrement attentif lorsque des allégations sont formulées sur le terrain de l’article 3 de la Convention, quand bien même certaines procédures et investigations auraient déjà été menées au plan interne. En d’autres termes, la Cour est disposée, dans un tel contexte, à examiner d’une manière approfondie les conclusions des juridictions nationales. Pour ce faire, elle peut prendre en compte la qualité de la procédure interne et toute déficience propre à vicier le processus décisionnel (Bouyid, précité, § 85).

Application de ces principes au cas d’espèce
80.  En premier lieu, la Cour relève que l’ensemble des certificats médicaux établis à l’époque des faits ont constaté que les deux requérants souffraient de plusieurs blessures et lésions corporelles (voir pour leur description les paragraphes 10 et 11 ci-dessus). Ces dernières, même si elles n’ont pas laissé de séquelles, ont justifié une interruption temporaire de travail de six jours pour chacun des requérants. Elles apparaissent d’une gravité suffisante pour tomber sous le coup de l’article 3 de la Convention. Il n’est par ailleurs pas contesté que ces blessures sont survenues au cours de la période comprise entre l’interpellation des requérants et la fin de leur garde à vue (paragraphe 53 ci-dessus). Il résulte de ce qui a été dit au paragraphe 79 ci-dessus qu’alors même qu’elle ne remplit pas le rôle d’un juge du fait, la Cour doit se livrer, au cas d’espèce, à un examen particulièrement attentif des circonstances de l’affaire compte tenu tant des allégations des requérants que des explications fournies par le Gouvernement. Toutefois, elle rappelle que lorsque des procédures internes ont été menées, il ne lui appartient pas de substituer sa propre version à celle des autorités internes qui doivent établir les faits sur la base des preuves recueillies par elles. Si les constatations de celles-ci ne lient pas la Cour, laquelle demeure libre de se livrer à sa propre évaluation à la lumière de l’ensemble des éléments dont elle dispose, elle ne s’écartera normalement des constatations de fait des juges nationaux que si elle est en possession de données convaincantes à cet effet (Castellani c. France, no43207/16, § 65, 30 juillet 2020).

81.  En deuxième lieu, la Cour constate que les parties sont en désaccord quant au fait générateur de ces blessures. Les événements litigieux s’étant produits alors que les requérants se trouvaient sous le contrôle des forces de l’ordre, il résulte des principes rappelés ci-dessus (paragraphes 76 à 78 ci‑dessus) qu’il existe, au profit des allégations des requérants, une « forte présomption de fait » et qu’il revient au Gouvernement de fournir des explications suffisamment convaincantes pour la renverser en démontrant l’absence de crédibilité du récit des requérants et en justifiant devant la Cour soit que leurs blessures ne sont pas imputables aux forces de l’ordre soit qu’elles résultent d’un usage de la force rendu strictement nécessaire par le comportement des personnes en cause.

82.  Alors que les requérants affirment avoir été victimes de violences policières illégitimes ainsi qu’en attestent leurs blessures, le Gouvernement soutient au contraire que certaines de leurs allégations sont démenties par les pièces du dossier, qu’une partie des lésions corporelles ont été occasionnées par les policiers à la suite d’un usage de la force qui, selon lui, était nécessaire et proportionné au comportement des requérants et enfin que le second requérant s’est infligé lui‑même une partie de ses blessures. Pour leur part, les requérants réfutent cette présentation des faits litigieux, l’estimant non démontrée, sans toutefois faire état devant la Cour de leur propre version des faits.

83.  En ce qui concerne l’établissement des faits, la Cour souligne l’absence, dans les écritures des requérants devant elle, de récit circonstancié et documenté des événements qui auraient selon eux conduit à ce qu’ils soient blessés. Elle dispose de leurs seuls témoignages auprès des autorités internes (paragraphe 16 ci-dessus) qui, ainsi que le souligne le Gouvernement, manquent notablement de constance et sont pour partie entachés de contradiction comme le relève en particulier l’ordonnance de non-lieu du 15 mai 2012 (paragraphe 32 ci-dessus). Au contraire, la présentation des faits litigieux par le Gouvernement, qui repose notamment sur des témoignages qui n’ont jamais varié dans le temps, est cohérente et n’est pas sérieusement contestée par les requérants.

84.  En premier lieu, la Cour relève que l’affirmation selon laquelle certaines des allégations des requérants, en particulier le fait qu’ils auraient été piétinés et étranglés à plusieurs reprises, ne sont pas compatibles avec la nature de leurs blessures (paragraphe 33 ci-dessus) n’est pas contestée par les requérants. En outre, la Cour note que les témoignages du médecin et de l’infirmière qui ont évalué l’état des requérants à l’hôpital Saint-Antoine contredisent formellement certaines autres de leurs allégations, notamment que l’un d’entre eux aurait été amené sans connaissance à l’hôpital, tandis que l’autre aurait présenté lors de son examen une hémorragie au niveau du nez (paragraphes 20 et 32 ci-dessus).

85.  En deuxième lieu, il apparaît que ces mêmes témoignages font état du calme des policiers contrastant avec l’agressivité des requérants qui étaient dans un état d’ébriété particulièrement marqué lors des faits, ainsi qu’en attestent l’éthylotest auquel ils ont été soumis, les fiches A et les constats opérés par le médecin de garde à l’hôpital Saint‑Antoine (paragraphes 5 et 20 ci-dessus). S’agissant de leur comportement, les requérants se sont d’ailleurs pour partie retranchés derrière une amnésie qu’aurait provoquée leur imprégnation alcoolique tout au long de la procédure pénale (paragraphes 20, 27 et 32 ci-dessus) et dans le cadre des poursuites pénales engagées contre eux pour coups et injures à l’encontre de plusieurs policiers (paragraphe 35 ci-dessus), et pour lesquels ils ont été condamnés en première instance. En outre, la plupart des blessures constatées peuvent s’expliquer par le recours aux techniques de contention et de maintien au sol utilisées par les policiers dans la présente affaire et dont la défense du Gouvernement fait état. Compte tenu de l’agressivité des requérants, unanimement constatée par les témoins des faits de l’espèce, et de leur comportement vis-à-vis des policiers tel qu’il résulte de l’instruction, le recours à ces techniques ne traduit pas, au cas d’espèce, un usage de la force autre que celui qui était strictement nécessaire pour éviter que les requérants ne blessent des tiers ou ne se blessent eux‑mêmes. Il s’ensuit que les éléments fournis par le Gouvernement sont suffisants pour convaincre la Cour que la plupart des blessures des requérants résultent de l’utilisation de la force rendue strictement nécessaire par leur comportement.

86.  En troisième lieu, il reste à s’interroger sur deux blessures des requérants, une entorse à la cheville et un hématome au niveau de l’œil, qui revêtent un caractère de gravité plus important que les autres et posent la question de l’usage strictement nécessaire de la force par les policiers ainsi d’ailleurs que l’a relevé la chambre de l’instruction au stade de l’appel. S’agissant de la blessure à la cheville du second requérant, la version présentée par le Gouvernement, selon laquelle l’intéressé se serait blessé en frappant à de nombreuses reprises la porte de sa cellule avec son pied nu, apparaît cohérente et n’est pas sérieusement contredite. S’agissant de la blessure à l’œil, la Cour ne peut que constater que le récit du premier requérant a varié sur le sujet lors des différentes étapes de la procédure interne et qu’il est entaché de nombreuses imprécisions, incohérences et contradictions. Elle note que les allégations du requérant sur ce point ne sont assorties d’aucune précision dans les écritures devant elle qui se limitent, tout particulièrement sur ce point, à des généralités et à des affirmations non étayées. Dans ces conditions, la Cour estime, à l’instar de toutes les autorités nationales qui se sont penchées sur la question, qu’il ne résulte pas de l’instruction que cette blessure proviendrait d’un usage de la force policière à l’encontre du premier requérant ni, a fortiori, qu’elle aurait été provoquée par un usage non strictement nécessaire de la force.

87.  En dernier lieu, la Cour relève que l’ensemble des autorités nationales qui ont été amenées à se prononcer sur le bien-fondé des allégations des requérants ont conclu, au terme d’investigations complètes et effectives (paragraphes 66 à 72 ci-dessus) et par des décisions dûment motivées, à l’absence de manquements établis de la part des policiers mis en cause.

88.  Compte tenu, d’une part, des incohérences qui frappent le récit des circonstances litigieuses par les requérants et, d’autre part, du caractère satisfaisant des explications fournies par le Gouvernement s’agissant de leurs blessures et eu égard aux conclusions auxquelles sont unanimement parvenues les autorités nationales au terme des investigations effectives menées au plan interne, la Cour estime qu’elle n’est pas en position, au vu des éléments dont elle dispose, de se départir des appréciations factuelles des juridictions nationales selon lesquelles les requérants n’ont pas été victimes, lors de leur interpellation et de leur garde à vue, d’un usage de la force non strictement nécessaire.

89.  Il résulte de tout ce qui précède qu’il n’y a pas eu, en l’espèce, violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables ;

3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet procédural ;

4. qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention sous son volet matériel.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik                                  Síofra O’Leary
Greffier                                                     Présidente

Dernière mise à jour le février 18, 2021 par loisdumonde

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