Tikhonov et Khasis c. Russie (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 248
Février 2021

Tikhonov et Khasis c. Russie12074/12 et 16442/12

Arrêt 16.2.2021 [Section III]

Article 6
Procédure pénale
Article 6-1
Tribunal impartial

Refus de récuser des jurés ayant eu connaissance d’articles publiés sur Internet au sujet du procès et ayant discuté avec une personne extérieure à la formation judiciaire : violation

En fait – L’affaire pénale des requérants, poursuivis entre autres pour meurtres, fut renvoyée en jugement devant un tribunal composé d’un jury.

Le 16 avril 2011, D., une jurée déportée, donna une interview à un journaliste qui la publia sur son blog. Il y déclara que certains jurés exerçaient une pression sur le jury : M. lisait chaque matin des articles parus sur Internet ; et N. dit à un membre du greffe du tribunal qu’un verdict de culpabilité sera rendu.

À l’audience du 18 avril 2011, les requérants demandèrent au juge Z. de récuser les jurés M. et N. pour parti pris. Le juge invita M. et N. à se prononcer sur cette demande, puis il la rejeta.

Par un jugement du 6 mai 2011, le tribunal, se fondant sur le verdict de culpabilité du jury, condamna les requérants. Ces derniers interjetèrent appel de ce jugement pour manque d’impartialité des jurés M. et N. sans succès. Ils s’appuyaient sur l’interview de D. mais aussi sur celle du juré M. publiée par un site Internet le 18 mai 2011 dans laquelle il confirmait avoir consulté différents médias sur Internet pendant le procès, que quatre autres jurés avaient fait de même et que tous les jurés « partageaient des informations » issues des sources médiatiques en question.

Les requérants se plaignent de ne pas avoir été jugés par un tribunal impartial.

En droit – Article 6 § 1 :

Le 18 avril 2011, les requérants ont demandé la récusation des jurés M. et N. en s’appuyant sur les déclarations de D. du 16 avril 2011. Les allégations litigieuses n’apparaissaient pas d’emblée manifestement dépourvues de sérieux au point que le juge président Z. ne fût pas tenu de prendre des mesures adéquates pour s’assurer que le tribunal répondait à l’exigence d’impartialité énoncée à l’article 6 § 1. En outre, selon le droit interne, les jurés doivent effectivement s’abstenir d’exprimer leur opinion sur l’affaire en dehors des délibérations, de discuter des circonstances de l’affaire avec des personnes ne faisant pas partie de la formation judiciaire et de rechercher des informations sur l’affaire en dehors de l’examen judiciaire. Or, selon les déclarations de D., M. et N. n’avaient pas respecté ces obligations.

Saisi de la demande de récusation dirigée contre M. et N., le juge Z. a recueilli, lors de l’audience du 18 avril 2011, les observations des parties et donné aux jurés concernés la possibilité de s’exprimer sur le fond de cette demande.

Toutefois le juge Z. n’a pas cherché à établir la véracité des allégations au sujet de la discussion de N. avec un membre du greffe du tribunal. Si N. n’était pas tenue de commenter la demande de récusation dont elle faisait l’objet, le juge pouvait auditionner les autres membres du jury pour vérifier la réalité du fait allégué étant donné que nul ne prétendait que la scène se fût déroulée pendant les délibérations du jury sur le verdict, protégées par le secret des délibérations en vertu de la loi.

En outre, M. a reconnu avoir consulté régulièrement différents médias sur Internet pour se tenir informé sur le procès pénal, et avoir partagé avec les autres jurés les informations ainsi obtenues, et il a ainsi confirmé une partie des déclarations sur lesquelles reposait la demande de récusation. Or le juge Z. n’a pas tenté de déterminer si l’impartialité du jury avait été mise à mal par les informations transmises à ses membres, ni dans quelle mesure ce pouvait être le cas. En l’absence d’une telle vérification, les assurances données par M. quant à sa capacité à demeurer objectif et impartial n’étaient pas suffisantes pour exclure tout doute raisonnable à cet égard. Par ailleurs, le juge Z. n’a pas interrogé les autres jurés pour savoir s’ils étaient en mesure de rester impartiaux après avoir pris connaissance des informations que M. leur avait communiquées.

Pendant le procès, notamment après l’audition de M., le juge Z. n’a pas rappelé aux jurés l’importance de ne pas rechercher d’informations sur l’affaire dans les médias. Et s’il leur a rappelé à deux reprises qu’ils ne devaient pas tenir compte des informations publiées dans les médias, ces rappels ont eu lieu avant l’audience du 18 avril 2011 de M. Par ailleurs, même si, en l’absence de toute preuve du contraire, il est raisonnable de penser que le jury suivra les instructions du juge, dans les circonstances de l’espèce, un certain nombre d’éléments étaient propres à renverser cette présomption. En effet, les instructions données par le juge Z. avant l’audience du 18 avril 2011 n’étaient pas suffisantes pour exclure tout doute raisonnable quant à l’impartialité du jury. Le juge Z. aurait dû adresser au jury un complément d’instructions en des termes clairs et vigoureux pour s’assurer que le tribunal pouvait être estimé impartial, sinon congédier le jury. Par ailleurs, dans les instructions qu’il a données à la fin du procès, le juge n’a pas rappelé aux jurés qu’ils ne devaient pas tenir compte des informations parues dans les médias auxquelles ils avaient pu avoir accès pendant le procès.

Lorsqu’ils ont interjeté appel du jugement du 6 mai 2011, les requérants se sont à nouveau plaints d’un manque d’impartialité des jurés M. et N. et, de surcroît, ils ont produit devant la juridiction d’appel les déclarations que M. avait faites dans son interview du 18 mai 2011.

Cependant, la Cour suprême a noté qu’aucun élément ne venait démontrer leur thèse concernant « la collecte et la diffusion auprès des autres jurés, par [M.], de renseignements sur l’affaire pénale extérieurs au procès ». Cette appréciation ne tenait pas compte de ce que le juge Z. n’avait cherché ni à déterminer la teneur des informations dont M. avait fait part aux autres jurés ni à vérifier si ceux-ci étaient capables de demeurer objectifs et impartiaux après avoir pris connaissance de ces informations. La Cour suprême a refusé de tenir compte des publications jointes par les requérants à leurs mémoires d’appel, au motif que D. n’avait pas pris part aux délibérations du jury. Or, l’interview de M., postérieure au prononcé du jugement du 6 mai 2011, comportait des éléments nouveaux qui ne pouvaient pas avoir fait l’objet d’un examen par le juge Z. La Cour suprême a passé sous silence cet élément important sans indiquer pourquoi elle ne le prenait pas en considération. Cette juridiction a ainsi failli à prendre des mesures adéquates pour lever les doutes qui subsistaient quant à la réalité et à la nature des faits allégués, et pour ainsi dissiper tout doute quant à l’impartialité du jury.

Dès lors, les juridictions nationales ne se sont pas entourées de garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime quant à l’impartialité du jury ayant rendu le verdict de culpabilité à l’égard des requérants et, partant, le droit de ces derniers à être jugés par un tribunal impartial n’a pas été respecté en l’espèce.

Conclusion : violation (six voix contre une).

Article 41 : constat de violation suffisant pour le préjudice moral.

(Voir aussi Remli c. France, 16839/90, 23 avril 1996, Résumé juridique ; Pullar c. Royaume‑Uni, 22399/93, 10 juin 1996, Résumé juridique ; Gregory c. Royaume-Uni, 22299/93, 25 février 1997, Résumé juridique ; Farhi c. France, 17070/05, 16 janvier 2007, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le février 17, 2021 par loisdumonde

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