Société Editrice de Mediapart et autres c. France (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 247
Janvier 2021

Société Editrice de Mediapart et autres c. France281/15 et 34445/15

Arrêt 14.1.2021 [Section V]

Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression

Injonction justifiée de retirer sur un site les enregistrements illicites de conversation privées d’une personne publique vulnérable, malgré la reprise de leur contenu par d’autres médias : non-violation

En fait – Les requérants sont un site d’information d’actualités en ligne Médiapart, son directeur et un journaliste. Dans le courant de l’année 2009, un conflit opposa Mme Bettencourt (décédée en 2017), principale actionnaire du groupe l’Oréal, à sa fille, à l’occasion de donations importantes au profit de tiers. Des enregistrements secrets avaient été effectués entre mai 2009 et mai 2010 par le majordome de Mme Bettencourt de conversations de celle-ci avec ses proches dont P.D.M., chargé de la gestion de sa fortune. Avertis de ce que la fille de Mme Bettencourt les avait remis à la brigade financière de la police nationale, en juin 2010, les requérants décidèrent de publier en ligne des extraits. Cependant, les tribunaux nationaux leur firent l’injonction de les retirer et de ne plus les publier.

En droit – Article 10 :

L’injonction de retrait des enregistrements illicites et l’interdiction de ne plus les publier s’analyse en une ingérence des autorités publiques dans l’exercice du droit à la liberté d’expression des requérants. L’ingérence était prévue par la loi et poursuivait le but légitime de la protection de la réputation ou des droits d’autrui. L’interception clandestine, indépendamment des éléments constitutifs de sa répression par la loi française en tant que délit, constituait une intrusion suffisamment grave pour faire entrer en jeu leur droit au respect de la vie privée au titre de l’article 8 de la Convention.

Les requérants ne sauraient se fonder sur la décision de relaxe rendue à leur encontre par les juridictions pénales pour justifier du caractère disproportionné de l’ingérence qu’ils dénoncent devant la Cour. Les procédures civile et pénale diligentées visaient en effet des objectifs différents.

En l’espèce, la cour d’appel de renvoi et la Cour de cassation ont abordé la question du conflit de droits au regard du mode d’obtention des enregistrements publiés sur le site. L’injonction a, de ce fait, été considérée comme une restriction à la liberté d’informer des requérants, nécessaire au respect de la vie privée de Mme Bettencourt et de P.D.M. Cette mise en balance des droits aboutit à faire primer le respect de la vie privée sur la liberté d’expression alors même que les publications se rapportent à un débat d’intérêt général, en raison non seulement de l’origine illicite des publications mais aussi de l’ampleur de leur impact et donc de la gravité de l’atteinte à la vie privée des intéressés. La Cour n’entend pas revenir sur la contribution des publications à un débat d’intérêt général dès lors que cette dernière n’a pas été sérieusement contestée. Elle se concentrera donc sur les éléments pris en considération par le juge des référés pour caractériser le trouble illicite et décider de le faire cesser.

La divulgation des extraits des enregistrements, dont les requérants n’ignoraient pas qu’elle constitue un délit, devait les conduire à faire preuve de prudence et de précaution, indépendamment du fait qu’ils auraient agi en vue, entre autres, de dénoncer l’abus de faiblesse dont était victime Mme Bettencourt. Si les requérants indiquent avoir procédé à un tri des propos pour ne garder que ceux portant sur des questions d’intérêt général, la Cour de cassation a jugé que cet élément n’était pas suffisant au regard de leurs devoirs et responsabilités de journalistes. Elle a estimé que l’information du public sur ces questions aurait pu se faire autrement qu’en divulguant les enregistrements illicites. Les journalistes auteurs d’une infraction ne peuvent se prévaloir d’une immunité pénale exclusive, dont ne bénéficient pas les autres personnes qui exercent leur droit à la liberté d’expression, du seul fait que l’infraction a été commise dans l’exercice de leur fonction journalistique.

Eu égard à la portée des publications sur le site de Mediapart, à la divulgation des propos par extraits en ligne, avec un accès direct audio à certains d’entre eux, malgré le travail de vérification opéré par les requérants, les juridictions internes pouvaient légitimement conclure dans les circonstances de l’espèce que l’intérêt public devait s’effacer devant le droit de Mme Bettencourt et de P.D.M. au respect de leur vie privée. Même si l’accès au site n’est pas gratuit, les propos retranscrits étaient visibles d’un grand nombre de personnes et sont demeurés en ligne sur une période de temps importante. Les juridictions internes pouvaient raisonnablement estimer que l’information était susceptible d’être établie par un travail d’investigation et d’analyse mené sous le bénéfice du droit au secret des sources.

Quant au caractère dissuasif des mesures ordonnées aux requérants, pour justifier l’injonction en question, la cour d’appel a estimé que l’accès aux enregistrements via le site du journal constituait un trouble persistant à l’intimité de la vie privée des intéressés. La Cour de cassation a considéré que cette sanction était proportionnée à l’infraction commise même si le contenu des enregistrements révélé initialement par les requérants avait été repris ultérieurement par d’autres organes de presse.

Les juridictions nationales ont pu légitimement estimer que le passage du temps n’avait pas fait disparaître l’atteinte à la vie privée de P.D.M. et de Mme Bettencourt compte tenu de l’ampleur de l’impact des publications qu’elles ont apprécié au regard de la manière dont les propos retranscrits avaient été enregistrés, de la vulnérabilité de la seconde, et, plus généralement, de l’importance de leurs conséquences dommageables pour les intéressés. La sensibilité des informations attentatoires à la vie privée et le caractère continu du dommage causé par l’accès aux retranscriptions écrite et audio sur le site du journal appelait une mesure susceptible de faire cesser le trouble constaté ce que ne permettait pas la possibilité d’obtenir des dommages et intérêts. Une autre mesure que celle ordonnée aurait été insuffisante pour protéger efficacement la vie privée des intéressés.

La Cour de cassation a estimé que le fait que les informations litigieuses aient été reprises sur d’autres sites ou dans la presse écrite ne devait pas être pris en considération. La Cour a certes déjà souligné à plusieurs occasions qu’il n’est pas admissible au regard de l’article 10 d’empêcher la divulgation d’une information déjà rendue publique ou dépouillée de son caractère confidentiel. Cela étant les juridictions nationales ont sanctionné les requérants pour faire cesser le trouble causé à une femme qui, bien qu’étant un personnage public, n’avait jamais consenti à la divulgation des propos publiés, était vulnérable et avait une espérance légitime de voir disparaître du site du journal les publications illicites dont elle n’avait jamais pu débattre, contrairement à ce qu’elle a pu faire lors du procès pénal. Dans ces conditions, la Cour admet également que l’injonction entendait réparer l’ingérence initiale dans la vie privée de Mme Bettencourt et de P.D.M. Si le contenu des enregistrements était largement diffusé au moment du prononcé de l’injonction, leur publication littérale était dès l’origine illicite et restait prohibée pour l’ensemble des organes de presse. En outre, la Cour relève que les requérants, qui ont été relaxés dans le cadre de la procédure pénale, n’ont pas été privés de la possibilité d’exercer leur mission d’information en ce qui concerne le volet public de l’affaire Bettencourt. Dans ces conditions, les requérants n’ont pas démontré que le retrait et l’interdiction de publier le contenu des enregistrements a effectivement pu avoir un effet dissuasif sur la manière dont ils ont exercé et exercent encore leur droit à la liberté d’expression.

Les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants pour démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique », et que l’injonction prononcée n’allait pas au-delà de ce qui était nécessaire pour protéger Mme Bettencourt et P.D.M. de l’atteinte à leur droit au respect de leur vie privée.

Conclusion : non-violation (unanimité).

(Voir aussi Radio Twist a.s. c. Slovaquie, 62202/00, 19 décembre 2006, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le février 11, 2021 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *