INTRODUCTION. La requête concerne l’indemnisation partielle de la requérante pour l’expropriation de facto de ses biens. La requérante invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YÜKSELLER LTD. ŞTİ. c. TURQUIE
(Requête no 27530/09)
ARRÊT
STRASBOURG
19 janvier 2021
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Yükseller Ltd. Şti. c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Valeriu Griţco, président,
Branko Lubarda,
Pauliine Koskelo, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjointde section,
Vu :
la requête (no 27530/09) dirigée contre la République de Turquie et dont une société à responsabilité limitée de droit turc, Yükseller Gıda Ticaret ve Sanayi Limited Şirketi (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 10 mai 2009,
la décision partielle du 8 avril 2014,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc,
les observations des parties,
la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du Gouvernement à l’examen de la requête par un comité
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 15 décembre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne l’indemnisation partielle de la requérante pour l’expropriation de facto de ses biens. La requérante invoque l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
EN FAIT
2. La requérante est une société à responsabilité limitée de droit turc ayant son siège à Mersin. Elle a été représentée par Me K. Coşar, avocat exerçant à Ankara.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
4. La société requérante était propriétaire de trois terrains situés en bordure de la route Güroymak – Muş (section (pafta) no 9, parcelles nos 1745, 1746 et 1747), d’une superficie totale de 68 050 m2.
5. Le 20 octobre 2000, la requérante introduisit une action en dommages et intérêts devant le tribunal de grande instance de Güroymak (« le TGI ») en vue d’obtenir réparation du préjudice causé par l’expropriation de fait d’une partie des terrains susmentionnés dans le cadre de la réfection de la voirie les jouxtant. Elle sollicita à ce titre une indemnité de 2 927 760 000 livres turques (TRL)[1] (soit environ 5 090 euros(EUR) à l’époque), en réservant ses droits pour le surplus.
6. Le 27 mars 2002, le TGI donna gain de cause à la requérante. Se fondant notamment sur les rapports d’expertise qu’il avait sollicités, il considéra qu’une partie des terrains d’une superficie de 19 248 m2 avait été expropriée de fait. Il alloua à ce titre 1 924 848 000 TRL (environ 1 600 EUR) à la requérante, tout en réservant le surplus de son droit à indemnisation pour la partie litigieuse.
7. Le 4 février 2003, la Cour de cassation infirma ce jugement. Elle nota que les terrains litigieux étaient des parcelles cadastrales (kadastro parseli), c’est-à-dire des terrains situés en dehors d’une zone urbanisée ou urbanisable en vertu d’un plan d’urbanisme, alors que les terrains retenus pour déterminer, par comparaison, la valeur des biens expropriés étaient des parcelles urbaines (imar parseli), c’est-à-dire des parcelles situées dans le périmètre d’un plan d’urbanisme. Pour acquérir cette qualité, une partie de leur superficie (pouvant aller jusqu’à 35 %) avait été transférée aux autorités au titre de la participation aux frais d’aménagement (düzenleme ortaklık payı) au moment de la réalisation des travaux d’aménagement urbain, et de l’adoption du plan d’urbanisme. Dès lors, il convenait, conformément à la pratique en la matière, de déduire 35 % de la valeur retenue par comparaison afin de fixer le montant de l’indemnité d’expropriation.
8. La requérante forma un recours en rectification de l’arrêt.
9. Le 10 juin 2003, la Cour de cassation rectifia son arrêt du 4 février 2003 et renvoya le dossier au TGI pour un nouvel examen. Elle estima que les ventes des biens retenus pour la comparaison avaient eu lieu après la date à prendre en considération pour la détermination de la valeur des biens litigieux, alors que cela aurait dû être l’inverse.
10. Le 22 avril 2005, le juge du TGI procéda à une visite des lieux en compagnie de deux commissions d’experts.
11. Le 27 avril 2005, la première commission d’experts déposa son rapport, qui fut ensuite complété par un rapport complémentaire. Il en ressort que les parcelles litigieuses (nos 1745, 1746 et 1747) étaient issues de la division d’une ancienne parcelle (no 563). Par ailleurs, les rapports indiquaient qu’en 2004, soit après la date d’introduction de l’action de la requérante devant le TGI, les trois parcelles litigieuses avaient partiellement fait l’objet d’un remembrement dans le cadre de travaux d’aménagement urbain et qu’elles avaient été divisées en plusieurs nouvelles parcelles urbaines. Toutefois, d’après le rapport complémentaire, une partie des parcelles litigieuses, d’une superficie totale de 9 304,95 m2, n’avait pas été incluse dans le périmètre des travaux d’aménagement urbain et du plan d’urbanisme qui en était issu. Cette partie était toujours enregistrée sur le registre foncier sous ses anciens numéros de parcelle.
12. Dans leurs rapports, les experts procédèrent à une estimation de la superficie de la partie occupée par la route en cause, et ce, en fonction des limites des anciennes parcelles et de celles issues des travaux d’aménagement urbain (« les nouvelles parcelles »).
13. Pour ce qui est de la situation antérieure aux travaux d’aménagement urbain, ils notèrent que la partie occupée par la route correspondait à une superficie de 22 368,76 m2 de la parcelle no 563 et des parcelles nos 1745, 1746 et 1747.
14. S’agissant de la situation postérieure aux travaux d’aménagement, ils indiquèrent qu’une partie des nouvelles parcelles d’une superficie totale de 1 189,74 m2 était occupée par la route. Toutefois, ils ajoutèrent que la partie susmentionnée de 9 304,95 m2, qui n’avait pas fait l’objet de travaux d’aménagement urbain, était également occupée par la route. Ils conclurent donc que la superficie totale de la partie occupée par l’administration était de 10 494,69 m2.
15. D’après les experts, la diminution ainsi observée dans la superficie de la partie des terrains litigieux occupée par la route résultait du fait que les nouvelles parcelles avaient été déplacées vers le nord au moment du remembrement parcellaire réalisé dans le cadre de l’aménagement urbain.
16. Les experts ajoutèrent également que le dossier contenait des documents datant de 1954 et concernant l’expropriation formelle d’une partie de 17 170 m2 de l’ancienne parcelle no 563, dont les terrains litigieux étaient issus. Ils en conclurent que, pour le cas où le tribunal considérerait comme régulière cette expropriation de 1954, la superficie totale de la partie occupée par la route ne dépasserait pas celle indiquée dans l’acte d’expropriation en cause. Dans le cas contraire, la partie occupée par la route serait de 10 494,69 m2.
17. Le 1er juin 2005, une seconde commission d’experts déposa son rapport, qui fut ensuite complété par les rapports complémentaires datés des 30 juin et 30 décembre 2005.
18. Ces rapports reprenaient les conclusions de la première commission d’experts et indiquaient que la superficie totale de la partie des terrains de la requérante occupée par l’administration était de 10 494,69 m2 (9 304,95 m2 et 1 189,74 m2). Ces rapports confirmaient que la partie de 9 304,95 m2 n’était pas concernée par les travaux d’aménagement et le remembrement qu’elle impliquait, que cette partie était toujours enregistrée sur le registre foncier au nom de la requérante et qu’elle était occupée par l’administration.
19. Dans leurs rapports, les experts indiquèrent également que 29,53 % de la propriété de la partie qui avait fait l’objet de travaux d’aménagement urbain fut prélevé par l’administration au titre de la participation aux frais d’aménagement et que la société requérante restait propriétaire d’une partie de 41 771,56 m2 des terrains issus des travaux d’aménagement urbain.
20. Les experts procédèrent ensuite à une estimation de la valeur des terrains occupés par l’administration.
Dans le cas où le TGI estimerait que le plan d’aménagement urbain était valide, les valeurs des parties occupées seraient lessuivantes :
– 218 666,32 livres turques (TRY) pour la partie de 9 304,95 m2 ;
– 37 298,89 TRY pour celle de 1 189,74 m2.
Dans le cas où le TGI considérait que le plan d’aménagement urbain n’était pas valide, la partie occupée des parcelles nos 1745, 1746 et 1747 (issues de l’ancienne parcelle no 563) serait de 22 368,76 m2, dont la valeur estimée s’élèverait dans ce cas à 525 665,86 TRY.
21. Le 1er mars 2006, le TGI débouta la requérante. Il considéra qu’une partie de la parcelle no 563, dont les terrains litigieux étaient issus, avait été expropriée formellement en 1954 et que la partie occupée par l’administration dans le cadre de la réfection de la route relevait de la partie ainsi expropriée.
22. Le 31 octobre 2006, la Cour de cassation infirma ce jugement. Elle considéra que les terrains litigieux n’avaient pas fait l’objet d’une expropriation valable en 1954 et que le TGI devait se conformer à l’arrêt du 10 juin 2003 (paragraphe 9 ci-dessus).
23. Le 5 décembre 2007, statuant sur renvoi, le TGI donna partiellement gain de cause à la requérante. Il considéra que la partie expropriée de facto était de 1 189,74 m2 et alloua à la requérante 2 927,76 TRY (environ 1 680 EUR), augmentée d’intérêts moratoires au taux légal à compter de la date de l’introduction de son action, tout en réservant le surplus de son droit à indemnisation pour cette partie du terrain. En ce qui concerne la partie d’une superficie de 9304,95 m2, il estima que celle-ci relevait du prélèvement effectué au bénéfice de l’administration au titre de participation aux frais d’aménagement.
24. Le 10 juin 2008, la Cour de cassation rejeta les pourvois formés contre ce jugement.
25. Par un arrêt du 24 novembre 2008, qui fut notifié à la requérante le 5 janvier 2009, la Cour de cassation rejeta les recours en rectification de l’arrêt formés par les parties.
26. Le 27 mai 2009, sur demande de la requérante, le TGI statua sur la partie réservée dans son jugement du 5 décembre 2007 et lui alloua à ce titre la somme de 37 371 TRY, augmentée d’intérêts moratoires au taux légal à compter de la date de l’introduction de sa première action.
27. Le 5 avril 2010, sur pourvoi de l’administration, la Cour de cassation confirma ce jugement en y apportant une correction concernant le montant alloué. Considérant que la somme réservée dans le jugement du 5 décembre 2007 était de 34 371,13 TRY, elle modifia le dispositif du jugement du 27 mai 2009 en ce sens.
28. Selon les éléments du dossier, l’administration procéda les 29 juillet et 6 septembre 2010 au paiement des sommes allouées par le TGI, assorties d’intérêts au taux légal.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
29. L’article 18 du code de l’urbanisme (loi no 3194 du 3 mai 1985) donne compétence aux autorités (mairie ou préfecture selon la zone) pour procéder à des travaux d’aménagement urbain qui peuvent impliquer le remembrement parcellaire d’un périmètre afin de créer des parcelles à urbaniser ainsi que les infrastructures et équipements publics nécessaires à la vie des habitants du quartier (voirie, parking, espace vert, écoles, hôpitaux et autres services publics, etc.) sans procéder à l’acquisition des terrains. Les propriétaires fonciers contribuent aux travaux d’aménagement par l’abandon d’une partie de la superficie de leur parcelle aux autorités.
30. À l’issue des travaux et de l’adoption d’un plan d’urbanisme, les nouvelles parcelles ainsi créées deviennent des parcelles à urbaniser bénéficiant des infrastructures nécessaires et acquièrent le statut de « parcelles urbaines » (imar parseli) alors qu’elles étaient auparavant de simple « parcelles cadastrales » (kadastro parseli) bénéficiant d’une constructibilité limitée et sous réserve de certaines conditions. Cette caractéristique entraîne une augmentation considérable de la valeur marchande des terrains concernés (voir Seyhan c. Turquie (déc.), no 45810/99, 20 mai 2008, et Göksel Tütün Ticaret ve Sanayi A.Ş. c. Turquie, no 32600/03, 22 septembre 2009).
31. L’abandon aux autorités d’une partie de la superficie des biens se trouvant dans le périmètre des travaux d’aménagement, appelé « participation aux frais d’aménagement », est une forme de rétrocession par les propriétaires aux autorités d’une partie de la forte plus-value engendrée par l’aménagement de leur quartier.
32. Le taux maximum de la contribution était, à l’époque des faits, de 35 % de la superficie de la parcelle initiale.
33. Les parties pertinentes de l’article 18 en vigueur à cette époque se lisait comme suit :
« (…) Lors de la redistribution de terrains urbains ou ruraux ayant fait l’objet d’un aménagement par les municipalités ou les préfectures, une surface suffisante peut être retenue au titre de « participation au coût de l’aménagement urbain » en contrepartie de la revalorisation de ces terrains. La partie retenue ne peut dépasser 35 % de la surface du terrain antérieure à l’aménagement et ne peut être utilisée que pour des services publics, tels que voirie, place publique, parking, parc, zone verte, lieu de prière ou poste de police. (…)
S’il est nécessaire de procéder à l’expropriation d’une partie d’un lot de terrain, la surface à retenir au titre de la participation au coût de l’aménagement urbain ne peut se baser que sur le restant du terrain n’ayant pas fait l’objet de l’expropriation. (…) »
34. L’ordonnance présidentielle no 809 du 7 mars 2019 publiée au Journal officiel le 8 mars 2019 est décrit dans l’arrêt Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, § 24, 7 mai 2019).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU protocole no 1 À LA convention
35. Le requérante se plaint de ne pas avoir été indemnisée pour l’intégralité de la partie expropriée de facto de ses terrains. Elle allègue, à titre principal, qu’elle aurait dû être indemnisée pour la partie du terrain d’une superficie de 22 368,76 m2 sur la base de la situation antérieure aux travaux d’aménagement urbain. À titre subsidiaire, elle soutient qu’elle aurait dû être indemnisée pour la totalité de la superficie de 10 494,69 m2 et non seulement pour celle de 1 189,74 m2 puisque l’intégralité de ladite partie correspondait à la route aménagée après lesdits travaux. Elle estime enfin qu’elle aurait dû être indemnisée à hauteur des montants calculés par les experts, majorés d’intérêts au taux légal à compter de l’introduction de son action. La requérante invoque à cet égard l’article 1 du Protocole no 1, qui se lit ainsi :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
36. Le Gouvernement conteste ces thèses.
A. Sur l’objet du litige
37. La Cour rappelle que l’objet d’une affaire « soumise » à elle dans l’exercice du droit de recours individuel est délimité par le grief soumis par le requérant. Elle ne peut pas se prononcer sur la base de faits non visés par le grief car cela reviendrait à statuer au-delà de l’objet de l’affaire ou, autrement dit, à trancher des questions qui ne lui auraient pas été « soumises » au sens de l’article 32 de la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], no 37685/10, § 126, 20 mars 2018).
38. Eu égard à la formulation initiale du grief de la requérante (paragraphe 35 ci-dessus) et aux observations explicites qu’elle a soumises par la suite, et nonobstant les questions adressées aux parties au moment de la communication de la requête au Gouvernement, la Cour considère que la requérante ne se plaint ni d’une insuffisance des taux d’intérêts ni d’une dépréciation monétaire non compensée par les intérêts moratoires et que son grief se limite à l’allégation qu’elle n’aurait pas bénéficié d’une indemnité pour l’ensemble du bien dont elle aurait été privée par une expropriation de fait.
B. Sur la recevabilité
39. Le Gouvernementsoulève deux exceptions tirées de la règle de l’épuisement des voies de recours internes.
40. En premier lieu, il estime que la requérante aurait dû former un pourvoi contre le jugement du TGI du 27 mai 2009 (paragraphe 26 ci‑dessus), rendu dans le cadre de la deuxième procédure.
41. En second lieu, il reproche à la requérante de ne pas avoir attaqué en justice le plan d’urbanisme. À cet égard, il soutient que la partie d’une superficie de 9 304,95 m2 aurait été prélevée par l’administration au titre de la participation au coût de l’aménagement du territoire, et ce, en vertu du plan d’urbanisme.
42. Par ailleurs, il invite la Cour à déclarer le grief irrecevable pour défaut manifeste de fondement puisqu’il ne voit aucune raison de s’écarter des conclusions des juridictions nationales.
43. La requérante s’oppose aux arguments du Gouvernement.
44. En ce qui concerne la première exception, la Cour relève que la deuxième procédure – dans le cadre de laquelle la requérante n’a pas formé de pourvoi en cassation – ne concernait que la partie réservée dans le jugement du TGI du 5 décembre 2007. Le grief de la requérante ne portant pas sur la deuxième procédure, il convient de rejeter cette exception.
45. S’agissant de l’absence de recours contre le plan d’urbanisme, la Cour observe que la requérante se plaint, à titre principal, de ne pas avoir été indemnisée sur la base de la situation antérieure aux travaux d’aménagement urbain. À titre subsidiaire, elle soutient qu’elle aurait dû être indemnisée pour la totalité de la partie d’une superficie de 10 494,69 m2 et non seulement pour celle de 1 189,74 m2, qui correspondait selon elle à la superficie occupée de ses terrains après lesdits travaux (paragraphe 35 ci‑dessus).
46. Pour autant que la requérante se plaint d’une absence d’indemnisation pour la superficie calculée selon la situation antérieure aux travaux d’aménagement urbain, la Cour note que ladite superficie a été diminuée en raison du remembrement parcellaire et du déplacement des parcelles en cause dans le cadre de l’aménagement urbain (paragraphe 15 ci‑dessus). Le calcul de superficie effectué par les experts concernant la situation antérieure au plan d’aménagement ne pouvait être prise en compte que si le plan d’aménagement urbain était déclaré invalide (paragraphe 20 ci‑dessus). Or, la requérante n’a jamais attaqué en justice le plan d’urbanisme.
47. Dans ces conditions, la Cour considère que la requérante ne peut s’appuyer sur la situation antérieure aux travaux d’aménagement urbain, dès lors que celle-ci n’a pas donné aux juridictions internes la possibilité de se prononcer sur une quelconque perte de propriété résultant des travaux d’aménagement urbain. La Cour accueille donc l’exception de non‑épuisement pour autant qu’elle concerne le grief portant sur la situation antérieure aux travaux d’aménagement urbain.
48. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée pour non‑épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35§§ 1 et 4 de la Convention.
49. Quant à la situation postérieure aux travaux d’aménagement urbain et à l’absence d’indemnisation pour la partie d’une superficie de 9 304,95 m2, la Cour considère que la requérante peut passer pour avoir épuisé les voies de recours internes dans la mesure où celle-ci a saisi les juridictions judiciaires d’une demande en dommages et intérêts pour le préjudice qu’elle estimait avoir subi du fait de l’expropriation de facto de ses terrains.
50. Partant, la Cour rejette l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, pour autant qu’elle concerne le grief tiré de l’absence d’indemnisation de la requérante pour la partie de 9 304,95 m2 de ses terrains.
51. Enfin, constatant que cette partie de la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
C. Sur le fond
52. La requérante allègue que la superficie de la partie expropriée de facto de ses terrains était largement supérieure à celle pour laquelle elle a été indemnisée. Elle se réfère à cet égard aux rapports d’expertise établis dans le cadre de la procédure interne.
53. Elle soutient qu’elle aurait dû être indemnisée pour la totalité de la partie de 10 494,69 m2 et pas seulement pour une superficie de 1 189,74 m2 puisque les rapports d’expertise faisaient état d’une expropriation de facto de l’intégralité de cette partie.
54. Le Gouvernement estime que les décisions des juridictions internes se fondaient sur les rapports d’expertise et notamment sur celui du 27 avril 2005. D’après lui, le rapport mentionnait que la partie expropriée de facto était de 10 494,69 m2, dont une partie de 9 304,95 m2 aurait été prélevée au titre de participation au coût de l’aménagement urbain.
55. Il soutient que ce prélèvementétait prévu par la loi no 3194 sur l’urbanisme et qu’il poursuivait un but d’utilité publique. Par ailleurs, il allègue qu’en l’espèce, la déduction concernant la part ainsi prélevée aurait été faite au moment de la détermination de la valeur des terrains car ceux-ci avaient été expropriés de facto avant les travaux d’aménagement urbain.
56. Le Gouvernement conclut qu’il n’y avait pas de contradiction entre les conclusions des rapports d’expertise et celles des juridictions nationales et que les décisions internes n’étaient pas entachées d’arbitraire ou de défaillances manifestes.
57. La Cour relève que les parties s’accordent sur le fait que l’occupation d’une partie des terrains de la requérante par l’administration s’analyse en une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de ses biens.
58. À cet égard, elle rappelle que toute atteinte au droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu (voir, parmi d’autres, Perdigão c. Portugal [GC], no 24768/06, § 63, 16 novembre 2010).
59. La Cour estime ne pas être appelée à se prononcer, en l’espèce, sur la question de savoir sur quelle base les juridictions nationales auraient dû fixer l’indemnisation. En effet, elle ne saurait se substituer aux tribunaux turcs pour déterminer les critères à retenir pour l’estimation de la valeur des terrains expropriés de fait et la fixation des sommes dues qui en découleraient, son rôle consistant surtout à s’assurer que les décisions des tribunaux nationaux ne sont pas entachées d’arbitraire ou d’irrationalité manifeste (voir Anheuser-Busch Inc.c. Portugal [GC], no 73049/01, § 83, CEDH 2007‑I, et Yıltaş Yıldız Turistik Tesisleri A.Ş. c. Turquie, no 30502/96, § 38, 24 avril 2003).
60. En l’occurrence, la Cour observe que le terrain litigieux a fait l’objet de plusieurs expertises, effectuées par deux commissions d’experts, de composition différente. Il ressort des rapports d’expertise qu’à la suite des travaux d’aménagement, la partie du terrain de la requérante correspondant à la route était d’une superficie totale de 10 494,69 m2 (paragraphes 14 et 18 ci-dessus), ce qui n’est pas contesté par le Gouvernement. Or la requérante n’a été indemnisée que pour une superficie de 1 189,74 m2. À cet égard, les juridictions internes ont considéré que le restant de la partie occupée, d’une superficie de 9 304,95 m2, relevait de la partie prélevée par l’administration au titre de la participation au coût de l’aménagement du territoire (paragraphe 23 ci‑dessus).
61. Sur ce point, le Gouvernement soutient que l’affirmation des juridictions internes se fondait sur les rapports d’expertise. Toutefois, la Cour relève que rien dans les rapports d’expertise ne permet d’établir que cette partie de 9 304,95 m2 a été prélevée au titre de participation au coût de l’aménagement du territoire. Au contraire, les rapports établissaient que cette partie n’était pas concernée par les travaux d’aménagement et le remembrement qu’elle impliquait (paragraphes 11 et 18 ci-dessus).
62. De plus, la Cour relève que, d’après les experts, 29,53 % de la partie du terrain qui avait fait l’objet de travaux d’aménagement urbain, c’est‑à‑dire la partie excluant celle de 9 304,95 m2, a été prélevée au titre de participation au coût de l’aménagement du territoire, ce qui n’est pas l’objet de la présente requête (paragraphe 19 ci-dessus). Sur ce point, la Cour ne peut observer que, ni le Gouvernement ni les juridictions internes n’ont expliqué comment et sur quelle base juridique la partie exclue des travaux d’aménagement urbain aurait pu faire l’objet d’un prélèvement au titre de participation au coût de l’aménagement du territoire.
63. La Cour admet, certes, que les rapports d’expertise ne liaient pas les juridictions internes et que ces dernières pouvaient donc décider de ne pas suivre les conclusions des experts. Cependant, aux fins du respect de l’article 1 du Protocole no 1, il incombait à ces juridictions d’exposer les raisons pour lesquelles elles écartaient ces conclusions, cela d’autant plus que les pièces du dossier ne permettent pas à la Cour de remettre en question lesdites conclusions.
64. À cet égard, la Cour rappelle que les garanties procédurales de l’article 1 du Protocole no 1 impliquent qu’une absence d’obligation pour les tribunaux d’exposer de manière suffisante les motifs sur lesquels ils fondent leurs décisions rendrait théoriques et illusoires les droits garantis par la Convention. Sans exiger une réponse détaillée à chaque argument du plaignant, cette obligation présuppose, tout de même, que la partie lésée puisse s’attendre à un traitement attentif et soigné de ses prétentions essentielles (Gereksar et autres c. Turquie, no 34764/05 et 3 autres, § 54, 1er février 2011, et les références qui y figurent).
65. En conséquence, malgré la compétence limitée dont elle dispose pour connaître des erreurs de fait ou de droit prétendument commises par les juridictions nationales, la Cour estime que la manière dont celles-ci ont motivé l’absence d’indemnisation de la requérante pour la partie de 9 304,95 m2 ne permet de conclure que le juste équilibre devant régner entre l’intérêt général et les impératifs de sauvegarde des droits de la requérante ait été maintenu (voir, mutatis mutandis, Kutlu et autres c. Turquie, no 51861/11, §§ 73 et 75, 13 décembre 2016).
66. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
67. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
68. La requérante réclame 1 000 000 EUR, assortie d’intérêts au taux de réescompte, à compter de la date d’introduction de la requête, sans préciser toutefois si sa demande concerne le préjudice matériel et/ou moral qu’elle aurait subi.
69. Se référant à l’arrêt Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, 7 mai 2019), le Gouvernement demande à la Cour de rayer du rôle la partie de l’affaire concernant la demande formulée au titre de l’article 41. Subsidiairement, il invite la Cour à écarter la prétention de la requérante, qui, selon lui, concerne uniquement le préjudice matériel.
70. La requérante rétorque que la commission d’indemnisation créée par la loi no 6384 n’est pas en mesure de prendre une décision équitable et objective.
71. Dans la mesure où la demande formulée par la requérante peut être interprétée comme incluant les prétentions pour dommages matériel et moral, la Cour rappelle que dans son arrêt Kaynar et autres (précité), elle a rayé du rôle la partie de l’affaire concernant les demandes pour dommages matériel et moral formulées au titre de l’article 41 en raison de la violation de l’article 1 du Protocole no 1, au motif notamment que l’introduction d’un recours devant la commission d’indemnisation créée par la loi no 6384 dans un délai d’un mois à compter de la date de la notification de son arrêt définitif était susceptible de donner lieu à une indemnisation par l’administration.
72. Eu égard à l’absence de documents pertinents et compte tenu des sérieuses difficultés à calculer le préjudice pécuniaire de la requérante de manière précise, la Cour n’aperçoit aucun motif d’agir autrement en l’espèce. En conséquence, elle décide de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention pour autant qu’elle concerne les dommages matériel et moral.
73. Enfin, la requérante n’ayant rien réclamé au titre des frais et dépens, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui accorder de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré de l’absence d’indemnisation de la requérante pour la partie d’une superficie de 9 304,95 m2 de ses terrains recevable et le surplus de la requête irrecevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Décide de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention, concernant la demande pour dommages matériel et moral en raison de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 janvier 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Valeriu Griţco
Greffier adjoint Président
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[1] Le 1er janvier 2005, la livre turque (TRY), qui remplace l’ancienne livre turque (TRL), est entrée en vigueur. 1 TRY vaut 1 million de TRL.
Dernière mise à jour le février 11, 2021 par loisdumonde
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