AFFAIRE MEHDİ TANRIKULU c. TURQUIE (N° 2) (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 33374/10

PROCÉDURE. Invoquant l’article 5 de la Convention, le requérant se plaignait d’une privation de liberté. Il dénonçait également une atteinte à son droit à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention. Le 26 avril 2016, les griefs concernant les articles 5 et 10 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE MEHDİ TANRIKULU c. TURQUIE (No 2)
(Requête no 33374/10)
ARRÊT

Art 5 § 1 c • Arrestation ou détention régulières • Placement en détention non conforme à la législation nationale
Art 10 • Liberté d’expression • Détention provisoire du rédacteur en chef d’un journal à raison d’articles publiés • Ingérence non « prévue par la loi » au vu du constat sous l’article 5 § 1
Art 10 • Poursuites contre le rédacteur en chef d’un journal (pour certains articles publiés) • Défaut de motifs pertinents et suffisants
Art 10 • Poursuites contre le rédacteur en chef d’un journal (pour d’autres articles publiés) • Devoirs et responsabilités • Motifs pertinents et suffisants • Peine avec sursis non exécutée

STRASBOURG
19 janvier 2021

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Mehdi Tanrıkulu c. Turquie (no 2),

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :

Jon Fridrik Kjølbro, président,
Marko Bošnjak,
Aleš Pejchal,
Valeriu Griţco,
Carlo Ranzoni,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffieradjointde section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er décembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 33374/10) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Mehdi Tanrıkulu (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 mai 2010 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a été représenté par Me S. Özen, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent.

3. Invoquant l’article 5 de la Convention, le requérant se plaignait d’une privation de liberté. Il dénonçait également une atteinte à son droit à la liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention.

4. Le 26 avril 2016, les griefs concernant les articles 5 et 10 de la Convention ont été communiqués au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

5. Le requérant est né en 1965. Il réside à Diyarbakır. Il était le rédacteur en chef du quotidien AzadiyaWelat, un journal publié en langue kurde en Turquie à l’époque des faits.

A. Engagement d’une enquête pénale contre le requérant et son placement en détention provisoire

6. Le 25 janvier 2010, le procureur de Diyarbakır engagea une enquête pénale contre le requérant au sujet de plusieurs articles publiés dans les numéros des 23 et 24 janvier 2010 du quotidien AzadiyaWelat.

7. Le 8 février 2010, le procureur de la République déposa un acte d’accusation devant la cour d’assises de Diyarbakır (« la cour d’assises »). Il inculpa le requérant du chef de propagande en faveur du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée), en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (« la loi no 3713 »). Pour ce faire, il releva que, dans quatre articles publiés dans le numéro du 23 et dans un article publié dans le numéro du 24 janvier 2010 du quotidien AzadiyaWelat, A.Ö., le chef de l’organisation illégale armée PKK, avait été qualifié de « leader du peuple kurde » (Kürthalkönderi) et que le PKK, une organisation terroriste, avait été qualifié de « mouvement de libération du peuple kurde ». Par ailleurs, il indiqua qu’une photographie de A.Ö. avait été publiée et que ce dernier était considéré, dans les articles litigieux, comme le « leader du PKK » (procédure no 1).

8. Toujours le 8 février 2010, le requérant fut entendu par le parquet de Diyarbakır. Il réfuta toutes les accusations portées à son encontre et soutint que les articles et les photographies en question provenaient d’une agence d’information et qu’ils avaient été publiés tels quels afin d’informer l’opinion publique.

9. Le 8 avril 2010, la cour d’assises tint sa première audience, lors de laquelle le requérant demanda l’autorisation de plaider en kurde. La cour d’assises rejeta cette demande au motif que l’intéressé comprenait et parlait suffisamment bien le turc pour plaider sa cause dans cette langue. Au cours de la même audience, le procureur de la République réitéra les accusations portées contre le requérant et demanda que l’accusé soit condamné pour la propagande en faveur du PKK, en application de l’article 7 § 2 de la loi no 3713.

À l’issue de l’audience, la cour d’assises ordonna la mise en détention provisoire du requérant. Les parties pertinentes en l’espèce du procès-verbal de l’audience peuvent se lire comme suit :

« Compte tenu de la nature de l’infraction reprochée à Mehdi Tanrıkulu, eu égard aux termes de l’article 100 du code de procédure pénale, il convenait d’ordonner la mise en détention en application de l’article 101 du même code [il doit s’agir de l’article 100 § 3 du même code, voir paragraphe 36 ci-dessous] ; [en outre], compte tenu du fait que la peine prévue pour l’infraction reprochée était supérieure à une peine d’emprisonnement de trois ans, il ne convenait pas de se prononcer sur [le placement du suspect sous] contrôle judiciaire (…) ».

10. Le même jour, la cour d’assises adopta un ordre de placement en détention provisoire (tutuklamamüzekkeresi). Cet ordre peut se lire comme suit :

« Compte tenu de l’existence de forts soupçons, du fait que les preuves n’étaient pas collectées, de la nature de l’infraction reprochée, de l’état des preuves, ainsi que du fait que l’infraction reprochée figure à l’article 101 du code de procédure pénale, la mise en détention du suspect a été ordonnée, en application de l’article 100 du code de procédure pénale. »

11. Le 9 avril 2010, le requérant forma opposition contre la décision de la cour d’assises. Il exposa qu’il s’était présenté de lui-même à l’audience du 8 avril 2010 et que les conditions énumérées à l’article 100 du code de procédure pénale (« le CPP ») n’auraient pas été réunies pour ordonner son placement en détention provisoire. À ses yeux, il n’existait aucun fait justifiant les accusations portées contre lui et aucun motif pour ordonner sa mise en détention provisoire. En outre, il invoqua la liberté d’expression, en soulignant notamment que la mise en détention provisoire du rédacteur en chef de l’unique quotidien de Turquie publié en langue kurde ne répondait à aucun besoin social impérieux.

12. Le 12 avril 2010, la cour d’assises rejeta l’objection du requérant formée à l’encontre de l’ordonnance de mise en détention sans se prononcer sur les arguments avancés par le requérant dans son opposition du 9 avril 2010. Cette décision peut se lire comme suit :

« (…) Eu égard à l’opposition formée par Me S.O., défenseur de Mehdi Tanrıkulu, contre la décision de placement en détention provisoire adoptée le 8 avril 2010, le dossier a été renvoyé devant notre tribunal afin de statuer sur ladite opposition (…), après avoir obtenu l’avis du procureur de la République, le dossier a été examiné par le collège, qui décide comme suit :

Considérant que la décision adoptée par la cour d’assises de Diyarbakır (…) était conforme à la loi et aux règles de la procédure, il convient de rejeter l’opposition formée par le défenseur de l’accusé (…) ».

13. Le 14 avril 2010, le requérant fut de nouveau questionné par le parquet et fut ensuite traduit devant la cour d’assises. Il ressort du dossier qu’il était également soupçonné de propagande en faveur du PKK en raison de quatre articles publiés dans les numéros des 6, 7, 27 et 28 mars 2010 du quotidien AzadiyaWelat (procédure no 2).

Devant la cour d’assises, le requérant contesta l’accusation portée contre lui, soulignant de nouveau sa qualité du rédacteur en chef de l’unique quotidien de Turquie publié en langue kurde. Il déclara que nulle part dans le monde un rédacteur en chef d’une publication n’aurait été placé en détention provisoire en raison du contenu de ses publications. L’avocat du requérant exposa que les conditions énumérées à l’article 100 du CPP n’étaient pas réunies pour ordonner le placement en détention provisoire de son client ; il soutint en particulier qu’il n’existait aucun risque de fuite dans la mesure où son client avait un domicile fixe.

14. Le 14 avril 2010, la cour d’assises ordonna la mise en détention du requérant (qui était toujours en détention provisoire) dans le cadre de la procédure no 2, pour les mêmes motifs que ceux retenus dans sa décision du 8 avril 2010. Les parties pertinentes en l’espèce de cette décision peuvent se lire comme suit :

« 1) Il convient d’ordonner, en application des articles 100-101 du CPP, la mise en détention provisoire du suspect, Mehdi Tanrıkulu, compte tenu de l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation terroriste, de la nature de l’infraction reprochée et de l’état des preuves et eu égard à la peine maximale prévue à la loi pour cette infraction.

2) Il convient de rejeter la demande de mise en détention du suspect pour le chef de commission d’une infraction pour le compte d’une organisation sans être membre de celle-ci [article 220 § 6 du CP], eu égard à l’état des preuves et à une possibilité de requalification de l’infraction reprochée (…). »

15. Il ressort du dossier que, le 20 avril 2010, un deuxième acte d’accusation fut déposé concernant la seconde procédure. Les parties n’ont pas produit de copie de cet acte d’accusation.

16. Le 20 mai 2010, la cour d’assises décida de joindre les procédures nos 1 et 2. Pour ce faire, elle observa que le requérant était accusé de propagande en faveur d’une organisation terroriste dans le cadre de la procédure no 1, qui concernait plusieurs articles publiés dans les numéros des 23 et 24 janvier 2010 du quotidien en question. Elle nota en outre que l’intéressé était également accusé d’avoir fait de la propagande terroriste, d’avoir commis une infraction pour le compte d’une organisation terroriste et d’être membre de celle-ci (articles 220 § 6 et 314 du code pénal (CP)) en raison de quatre articles publiés dans les numéros des 6, 7, 27 et 28 mars 2010 du quotidien AzadiyaWelat.

17. Le même jour, après la jonction des deux procédures, la cour d’assises tint une audience à l’issue de laquelle elle ordonna la mise en liberté provisoire du requérant.

18. Le 21 octobre 2010, la cour d’assises acquitta le requérant des charges retenues contre lui en application des articles 220 § 6 et 314 du CP, mais le reconnut coupable de l’infraction de propagande en faveur d’une organisation illégale au sens de l’article 7 § 2 de la loi no 3713.

Dans ses attendus, la cour d’assises examina séparément tous les numéros du quotidien AzadiyaWelat qui avaient été l’objet des deux procédures pénales. Pour ce qui est des articles publiés dans les numéros des 23 et 24 janvier 2010 (procédure no 1), elle constata que A.Ö. y avait été qualifié de « leader du peuple kurde » et que le PKK avait été présenté comme le mouvement de libération des Kurdes (numéro du 23 janvier 2010, dans l’article intitulé « La solution est l’unité », voir paragraphe 21 ci-dessous).

La cour d’assises releva également que, dans plusieurs articles publiés dans les numéros des 6, 7, 27 et 28 mars 2010 (procédure no 2), A.Ö. avait été qualifié de « leader du peuple kurde » ; que, dans l’article intitulé « Les Kurdes vont se défendre » du 7 mars 2010, une déclaration de M. K. (l’un des chefs du PKK) avait été publiée ; que, dans l’article intitulé « Rôle pionnier du PKK et héroïsme populaire » (« PKK öncülüğu ile halkkahramanlığı ») publié le 27 mars 2010, le PKK avait été présenté comme un mouvement héroïque populaire, ses membres étaient considérés comme des « braves », des « martyrs » et des « héros » ; que, dans un autre article publié dans le même numéro, les membres du PKK étaient également présentés comme des « héros » ; que, dans l’article du 28 mars 2010 intitulé « La semaine de l’héroïsme est une épopée de la liberté » les membres du PKK étaient présentés comme des héros, des martyrs, des guérilleros ; que, dans un article, les activités du PKK étaient considérées comme « la lutte pour la liberté du Kurdistan » et les membres de cette organisation terroriste tués étaient loués ; et que, dans un autre article, un membre du PKK avait été présenté comme un pionnier du PKK.

Les parties pertinentes en l’espèce de cet arrêt peuvent se lire comme suit :

« Dans le numéro du 6 mars 2010,

[dans plusieurs articles], le chef de l’organisation terroriste A.Ö. était présenté comme le leader du peuple kurde ; ces articles faisaient de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK en diffusant largement les opinions et les idées d’A.Ö., le chef de cette organisation, aux supporters et aux sympathisants de celle-ci (…) ;

dans le numéro du 7 mars 2010,

l’article intitulé « Les Kurdes vont se défendre » faisait de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK en diffusant largement les déclarations de M.K., soi‑disant président du conseil d’administration de l’organisation terroriste PKK, aux supporters et aux sympathisants de celle-ci ;

les articles intitulés « L’initiative populaire a lancé un appel et une mise en garde » et « Les agressions ne peuvent pas nous arrêter », faisaient de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK en qualifiant le chef de celle-ci, A.Ö., de leader du peuple kurde, et en diffusant largement les opinions et les idées d’A.Ö., le chef de cette organisation, aux supporters et aux sympathisants de celle-ci ;

dans le numéro du 27 mars 2010,

[plusieurs articles] faisaient de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK en qualifiant le chef de cette organisation terroriste, A.Ö., de leader du peuple kurde ;

l’article intitulé « Rôle pionnier du PKK et héroïsme populaire » faisait de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK en présentant celle-ci comme un mouvement héroïque populaire et ses membres comme des « braves », des « martyrs » et des « héros »;

l’article intitulé « Les semaines de l’héroïsme dans 30 villes » faisait de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK en qualifiant son chef, A.Ö., de leader du peuple kurde, et en présentant les membres de cette organisation comme des « héros » ;

dans le numéro du 28 mars 2010,

l’article intitulé « La semaine de l’héroïsme est une épopée de la liberté », faisait de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK en présentant ses membres comme des héros, des martyrs et des guérilleros et en diffusant des photographies ;

l’article intitulé « [L’association] MEYA-DER a démarré son congrès » faisait de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK en présentant M.Ko., membre de cette organisation, comme étant un pionner (« öncü ») ;

dans le numéro du 23 janvier 2010,

[plusieurs articles] faisaient de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK en qualifiant le chef de l’organisation terroriste, A.Ö., de leader du peuple kurde, en le présentant comme le « leader » (« önderlik »), en diffusant ses déclarations en vue de propager ses opinions et ses idées, de les enraciner et de leur faire gagner en profondeur dans la société (« görüşvedüşüncelerinintoplumiçindeyaygɪnlaşmasɪ, kökleşmesivederinleşmesineyönelikaçɪklamalarayervermek ») ;

l’article intitulé « La solution est l’unité », l’organisation terroriste PKK a été mentionnée comme étant un mouvement de libération kurde (« kürtözgürlükhareketi ») ;

[dans un autre article], le chef de l’organisation terroriste, A.Ö., a été présenté comme le leader du peuple kurde ;

[dans un autre article], le chef de l’organisation terroriste, A.Ö., a été présenté comme le leader du peuple kurde et une photo de celui-ci a été publiée ;

dans le numéro du 24 janvier 2010,

[un article] faisait de la propagande en faveur de l’organisation terroriste PKK en qualifiant le chef de l’organisation terroriste, A.Ö., de leader du peuple kurde ».

La cour d’assises considéra que tous les articles publiés dans le quotidien AzadiyaWelat examinés ci-dessus véhiculaient de la propagande en faveur du PKK dans la mesure où le chef de cette organisation terroriste, qui avait perpétré de nombreux actes terroristes, dont l’assassinat de plus de 30 000 personnes, était présenté comme le leader du peuple kurde et où les membres de cette organisation étaient qualifiés de « pionniers », de « héros », de « martyrs », de « guérilleros » et de « braves ». Elle constata que des écrits contenant de la propagande en faveur d’une organisation terroriste ne pouvaient bénéficier de la protection offerte par l’article 10 de la Convention ainsi que de l’article 26 de la Constitution qui garantit le droit à la liberté d’expression, et qu’il convenait aussi de tenir le rédacteur en chef pour responsable des écrits en question, dans la mesure où les auteurs des articles n’étaient pas connus. En outre, elle observa que les articles publiés dans le quotidien présentaient un danger concret pour l’ordre public au motif qu’ils diffusaient de la haine, appelaient à la violence ou favorisaient celle-ci. Elle conclut que l’infraction avait été commise à six reprises en raison de la publication des articles publiés dans les numéros des 23 et 24 janvier 2010, ainsi que des 6, 7, 27 et 28 mars 2010 et condamna par conséquent le requérant à une peine d’emprisonnement d’un an et trois mois pour chacun des six numéros de AzadiyaWelat, soit à une peine d’emprisonnement de sept ans et six mois au total.

19. Le 17 janvier 2013, la Cour de cassation infirma l’arrêt de la cour d’assises du 21 octobre 2010, estimant que l’affaire devait être réexaminée à la lumière de l’article 1 provisoire de la loi no 6352 (paragraphe 25 ci-dessous).

20. Le 8 mars 2013, la cour d’assises, prenant acte de l’entrée en vigueur de la loi no 6352 et se fondant sur l’article 1 provisoire de cette loi, sursit à l’exécution de la peine infligée au requérant pour une période de trois ans.

B. Articles de presse fournis par le Gouvernement

21. Le Gouvernement a produit une copie de ces articles rédigés en langue kurde, ainsi qu’une traduction de ceux-ci vers le turc. Ces articles sont les suivants :

– dans le numéro du 23 janvier 2010, de courtes rubriques sur des sujets divers, tels que plusieurs déclarations d’A.Ö. et les entretiens de celui-ci avec ses avocats sur plusieurs sujets d’actualité ; il en ressort notamment que A.Ö. y était présenté comme le leader du peuple kurde ; dans l’article intitulé « La solution est l’unité », les politiques du Gouvernement sont critiquées. Les passages pertinents en l’espèce de cet article sont ainsi libellés :

« (…) Le peuple kurde, le mouvement de liberté kurde (« kürtözgürlükhareketi ») et A.Ö. élèvent leur voix contre la politique de pression et de persécution et se préparent à faire face à toutes sortes d’agressions (…). La solution est l’unité des Kurdes. »

– dans le numéro du 24 janvier 2010, de courtes rubriques sur des sujets divers, tels que les opérations militaires organisées par l’armée turque, la réaction de la population locale ou des organisations non gouvernementales face à ces opérations, différents sujets d’actualités, les déclarations d’associations pour les droits de l’homme, les conditions de détention ; dans l’article intitulé « Les policiers sont intervenus de nouveau à Yüksekova », qui donne des informations sur une manifestation, A.Ö. est mentionné en tant que leader du peuple kurde ;

– dans le numéro du 6 mars 2010 (5 pages) : de courtes rubriques sur des sujets divers, tels que les activités de la police belge contre la chaîne ROJ TV, les déclarations de certains politiques sur celles-ci ; les déclarations d’A.Ö. et les entretiens de celui-ci avec ses avocats sur plusieurs sujets d’actualité et sur son état de santé – dans ces articles, A.Ö. est mentionné en tant que leader du peuple kurde – ; les meetings organisés dans diverses villes en Turquie ; en particulier dans un article, les déclarations d’A.Ö. ont été largement retranscrites. Les parties pertinentes de ces déclarations peuvent se lire comme suit :

« (…) J’ai lu une déclaration de C.B. [l’un des chefs du PKK] qui a été faite récemment. Il dit qu’ils sont prêts à une grande guerre ultime. Si les parties développent des attitudes négatives, les affrontements (« çatɪşmalar ») peuvent gagner en profondeur, c’est un constat sociologique, c’est la nature sociologique des choses. Si la paix ne se développe pas, c’est la guerre qui gagnera en profondeur. Ils disent qu’ils se sont préparés et que le nombre de personnes qui participe aux guérillas a augmenté aux quatre coins du Kurdistan. Il se peut que les participations augmentent. Je le répète encore une fois, s’il y a des attitudes considérables, j’assumerai mon rôle historique. Moi, je ne donne pas d’instructions au PKK, je ne suis pas en mesure d’en donner, cela n’est pas correct par ailleurs (…). Ces semaines sont importantes, si des progrès ne sont pas réalisés, la guerre gagnera en profondeur. »

– dans le numéro du 7 mars 2010, de courtes rubriques sur des sujets divers : dans plusieurs articles, des déclarations de M.K. [l’un des chefs du PKK], qui appelait les Kurdes d’Europe à élever la voix notamment contre les opérations policières organisées en Belgique concernant la chaîne ROJ TV ; dans un article intitulé « L’État se venge des détenus », les conditions de détention ainsi que l’état de santé de certains détenus ont été abordés ; les déclarations des détenus ont été publiées ; des activités concernant la violence domestique ont été abordées ; dans l’article intitulé « Les Kurdes vont se défendre », l’appel de M.K., qui invitait à ne pas rester silencieux face à des traitements dégradants a été reporté. Il ressort de cet article que M.K. disait notamment ce qui suit : « aussi longtemps que les agressions se poursuivent, les Kurdes vont se défendre par tous les moyens » ; dans l’article intitulé « L’initiative populaire a lancé un appel et a averti », l’opération policière faite par la police belge [contre ROJ TV] a été sévèrement critiquée ; dans une déclaration, A.Ö. – désigné comme le leader du peuple kurde – disait que l’État turc menait une politique de négation et de destruction visant les Kurdes et que cette politique se poursuivait aussi en Europe et que les Kurdes avaient le droit de mener toutes les actions légitimes visant à défendre les valeurs du peuple kurde ; dans l’article intitulé « Les agressions ne peuvent pas nous arrêter », des informations concernant un meeting organisé à Batman ont été reportées : il en ressort que de nombreuses femmes portant des tenues traditionnelles s’étaient réunies et avaient scandé des slogans en faveur de la chaîne ROJ TV, brandi des posters d’A.Ö. – qui a été cité en tant que leader du PKK – et des drapeaux de KCK [une branche illégale du PKK] ;

– dans le numéro du 27 mars 2010 : de courtes rubriques sur des sujets divers : des articles sur la journée du théâtre, ainsi que sur le théâtre kurde, sur plusieurs déclarations d’A.Ö. – qui a été mentionné en tant que leader du peuple kurde – sur les révisions constitutionnelles : dans ces déclarations, A.Ö. disait notamment qu’il était possible de voter en faveur de ces amendements constitutionnels si les conditions énumérées par le BDP – parti pro-kurde – étaient acceptées. Sinon, il militait pour la constitution d’un bloc pour le « non » réunissant toutes les forces démocrates de Turquie ; des déclarations sur l’histoire des Kurdes, sur des sujets d’actualités, sur les incidents survenus en Syrie, sur la politique du Gouvernement vis-à-vis des Kurdes. En particulier, dans un de ces articles, il est précisé qu’A.Ö. a dit ceci :

« Je suis prêt à assumer mon rôle pour une vie pacifique et pour vivre ensemble. Mais s’ils continuent à agresser les Kurdes, [ces derniers] ont le droit de se défendre. »

Par ailleurs, des articles concernant la fête de Newroz, les conditions de détention de détenus, et des déclarations des dirigeants de Kongra-Gel (une branche du PKK) sur des sujets d’actualités ont été publiés. De même, des articles sur les activités d’une association (MEYA-DER) au cours de laquelle des photos et des posters d’A.Ö. et d’autres membres du PKK ont été brandis ont été publiés. Dans un article, A.Ö. était présenté comme le leader du peuple kurde et les autres membres du PKK comme les héros du PKK. En particulier, dans l’article intitulé « Rôle pionnier du PKK et héroïsme populaire », une déclaration du KCK a été publiée. Les parties pertinentes en l’espèce de cet article peuvent se lire comme suit :

« Le KCK a publié une déclaration à l’occasion de la semaine de l’héroïsme et a dit ceci : l’héroïsme qui a démarré sous le leadership du PKK s’est transformé en un héroïsme populaire. En lançant un appel, le KCK a demandé que la semaine de l’héroïsme soit célébrée par des activités générales (…).

Le message du KCK quant à la semaine de l’héroïsme est ainsi libellé : les journées de l’héroïsme d’un peuple, ce sont des journées de la reconnaissance de son existence. La semaine de l’héroïsme au Kurdistan représente le camarade M. Do. [l’un des fondateurs du PKK tué par les forces de l’ordre], qui s’identifie à Newroz, les cadres et les sympathisants du PKK, les sacrifiés (« fedai ») et nos braves camarades martyrs symbolisant l’âme de la résistance et ceux qui sont tombés en martyrs à Gabar [une montagne dans le sud-est de la Turquie] le 28 mars et ce qui ont assumé la lutte héroïque.

Le KCK a continué [son message] en déclarant que l’héroïsme qui a démarré sous le leadership du PKK s’est transformé en un héroïsme populaire (…). En raison de la semaine héroïque, les actions et les activités vont se poursuivre dans toutes les localités au nom de M. Do., de M.Ko. et de tous les martyrs (…) ».

– dans le numéro du 28 mars 2010, les articles en question étaient de courtes rubriques sur divers sujets : informations sur certains événements au cours desquels plusieurs personnes avaient perdu la vie ; des déclarations d’un dirigeant d’une association pour les droits de l’homme, des activités des organisations non gouvernementales, des activités organisées dans le cadre de la semaine de l’héroïsme ; dans l’article intitulé « La semaine de l’héroïsme est une épopée de la liberté », les membres du PKK étaient présentés comme des « guérilleros de la liberté » ; par ailleurs, les membres du PKK qui avaient été tués ont été présentés comme les porteurs de l’épopée de la liberté.

II. LE DROIT INTERNE PERTINENT

22. L’article 7 § 2 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme, entrée en vigueur le 12 avril 1991, était rédigé ainsi :

« Quiconque apporte une assistance aux organisations mentionnées [à l’alinéa ci-dessus] et fait de la propagande en leur faveur sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement ainsi qu’à une peine d’amende lourde de 50 millions à 100 millions de livres (…) »

23. Après avoir été modifié par la loi no 5532, entrée en vigueur le 18 juillet 2006, l’article 7 § 2 de la loi no 3713 se lisait comme suit :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (…) »

24. Depuis la modification opérée par la loi no 6459, entrée en vigueur le 30 avril 2013, cette disposition prévoit que :

« Quiconque fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste en légitimant ou en faisant l’apologie des méthodes de contrainte, de violence ou de menace de pareilles organisations ou incite à l’utilisation de telles méthodes sera condamné à une peine de un an à cinq ans d’emprisonnement. (…) »

25. La loi no 6352, entrée en vigueur le 5 juillet 2012, est intitulée « Loi modifiant diverses lois en vue d’accroître l’efficacité des services judiciaires et de suspendre les procès et les peines rendues dans les affaires concernant les infractions commises par le biais de la presse et des médias ». Elle prévoit en son article 1 provisoire, alinéas 1 c) et 3 qu’il sera sursis pendant une période de trois ans à l’exécution de toute peine devenue définitive lorsque celle-ci correspond à une amende ou à un emprisonnement inférieur à cinq ans, à condition qu’elle ait été infligée pour une infraction commise avant le 31 décembre 2011 par le biais de la presse, des médias ou d’autres moyens de communication de la pensée et de l’opinion.

26. L’article 100 du CPP peut se lire comme suit :

« 1. S’il existe des preuves concrètes démontrant l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction [reprochée] et un motif de détention provisoire, la détention provisoire peut être ordonnée à l’égard d’un suspect ou d’un accusé. La détention provisoire ne peut être prononcée que proportionnellement à la peine ou à la mesure préventive susceptibles d’être prononcées, eu égard à l’importance de l’affaire.

2. Dans les cas énumérés ci-dessous, l’existence d’un motif de détention provisoire est présumée :

a) (…) s’il existe des faits concrets qui font naître le soupçon d’un risque de fuite,

b) si les comportements du suspect ou de l’accusé font naître un fort soupçon

1. de risque de destruction, de dissimulation ou d’altération des preuves,

2. de tentative d’exercice de pressions sur les témoins ou les autres personnes (…) »

En droit turc, les infractions listées au troisième paragraphe de l’article 100 du CPP sont considérées comme des « infractions cataloguées ». S’il existe des faits qui démontrent l’existence de « forts soupçons » quant à la commission de ces infractions, les juridictions nationales ont la possibilité de présumer l’existence d’un motif de détention (risque de fuite ou risque d’altération des preuves et de pressions sur les témoins, les victimes et autres personnes, voir le deuxième paragraphe de l’article 100 du CPP), en ayant égard au seul fait que l’infraction reprochée est énumérée dans le troisième paragraphe. L’infraction prévue à l’article 7 § 2 (propagande en faveur d’une organisation terroriste) de la loi no 3713 ne figure pas parmi ces infractions. Les parties pertinentes de l’article 100 § 3 du CPP, tel qu’il était en vigueur à l’époque des faits, pouvait se traduire comme suit :

« 3) S’il existe des faits qui démontrent l’existence de forts soupçons quant à la commission des infractions citées ci-dessous, on peut présumer l’existence de motif de détention :

a) pour les infractions suivantes réprimées par le code pénal no 5237 du 26 septembre 2004 ;

1. Génocide et crimes contre l’humanité (articles 76, 77, 78),

2. Homicide volontaire (articles 81, 82, 83),

3. Blessure volontaire avec arme (article 86 § 3 e) et blessure volontaire aggravée (…) (article 87),

4. Torture (articles 94, 95),

5. Agression sexuelle (article 102, à l’exception du premier paragraphe),

6. Abus sexuel des enfants (article 103),

7. Vol (articles 141, 142) et vol aggravé (articles 148, 149),

8. Trafic de stupéfiant (article 188),

9. Création d’une organisation en vue de commettre des infractions (article 220, à l’exception des paragraphes 2, 7 et 8),

10. Crimes contre la sûreté de l’État (articles 302, 303, 304, 307, 308),

11. Crimes contre l’ordre constitutionnel et le fonctionnement de ce système (articles 309, 310, 311, 313, 314, 315),

b) Trafic d’arme (…)

c) Détournement de fonds (…)

d) Crimes prévues par la loi relative à la lutte contre la contrebande et réprimées par une peine d’emprisonnement (…)

e) Crimes prévues par les articles 68 et 74 de la loi relative à la protection du patrimoine culturelle et naturelle (…)

f) (…) mettre volontairement le feu aux forêts (…) ».

27. À l’époque des faits, l’article 101 du CPP, relatif aux motifs de détention, pouvait se lire comme suit :

« 1. Pendant la phase de l’instruction, sur proposition du procureur, le juge de paix en matière pénale délivre une ordonnance de mise en détention à l’encontre du suspect, et pendant la phase des poursuites, le tribunal de première instance délivre une ordonnance de mise en détention à l’encontre de l’accusé sur proposition du procureur, ou de sa propre initiative. Ces demandes doivent être motivées et contenir une explication des raisons pour lesquelles l’application du contrôle judiciaire ne serait pas suffisante dans un cas donné, sur la base de motifs juridiques et factuels.

2. Les décisions de mise en détention, de maintien en détention ou de rejet de la demande de mise en liberté doivent être motivées en fait et en droit (…).

(…)

5. Les décisions rendues conformément au présent article et à l’article 100 peuvent faire l’objet d’une opposition. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

28. Le requérant soutient que son placement en détention provisoire a enfreint l’article 5 § 1 c) de la Convention, lequel est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

(…)

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(…) ».

29. Le Gouvernement argue qu’il convient de rejeter ce grief.

A. Sur la recevabilité

30. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

31. La Cour observe que le requérant conteste la régularité de sa mise en détention provisoire. Selon l’intéressé, eu égard aux circonstances de l’espèce, son placement en détention provisoire n’était pas indispensable et les autorités avaient ordonné de manière abusive sa privation de liberté. Le requérant expose qu’il était le rédacteur en chef d’un quotidien, qu’il avait un domicile fixe et qu’il s’était rendu de lui-même à l’audience du 8 avril 2010 à l’issue de laquelle il avait été placé en détention provisoire. Il argue que l’article 100 du CPP exige l’existence de motifs pertinents pour ordonner la mise en détention d’un suspect.

32. Le Gouvernement combat les thèses du requérant et soutient que la mise en détention en question était justifiée par des raisons plausibles au regard de l’article 100 du CPP. Par ailleurs, il soutient que la cour d’assises a ordonné la mise en détention provisoire du requérant compte tenu de la nature de l’infraction en question, qui figurait parmi celles énumérées à l’article 100 § 3 du CPP et pour lesquelles l’existence d’un motif de détention était présumée. En outre, le Gouvernement indique que, compte tenu à la fois de la gravité de l’infraction et de la possibilité de récidive, la détention provisoire du requérant a été ordonnée au motif que celui-ci avait continué à publier des articles diffusant la propagande d’une organisation terroriste malgré le fait qu’il aurait été informé par le parquet que l’acte en question constituait une infraction et qu’une enquête avait été ouverte contre lui en rapport avec ces publications.

33. La Cour rappelle qu’en matière de « régularité » d’une détention, y compris l’observation des « voies légales », la Convention renvoie pour l’essentiel à la législation nationale mais également, le cas échéant, à d’autres normes juridiques applicables aux intéressés, y compris celles qui trouvent leur source dans le droit international. Dans tous les cas, elle consacre l’obligation d’en observer les normes de fond comme de procédure, mais elle exige de surcroît la conformité de toute privation de liberté au but de l’article 5 : protéger l’individu contre l’arbitraire (voir, parmi d’autres, Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 79, CEDH 2010). S’il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, il en est autrement lorsque l’inobservation de ce dernier est susceptible d’emporter violation de la Convention. Tel est le cas, notamment, des affaires dans lesquelles l’article 5 § 1 de la Convention est en jeu et la Cour doit alors exercer un certain contrôle pour rechercher si le droit interne a été respecté. En particulier, il est essentiel, en matière de privation de liberté, que le droit interne définisse clairement les conditions de détention et que la loi soit prévisible dans son application (Creangă c. Roumanie [GC], no 29226/03, § 101, 23 février 2012).

Par ailleurs, la privation de la liberté est une mesure si grave qu’elle ne se justifie que lorsque d’autres mesures moins sévères ont été considérées et jugées insuffisantes pour sauvegarder l’intérêt personnel ou public exigeant la détention. Il ne suffit donc pas que la privation de liberté soit conforme au droit national, encore faut-il qu’elle soit nécessaire dans les circonstances de l’espèce. Si d’autres mesures moins sévères sont suffisantes à cette fin, la détention provisoire n’est pas compatible avec l’article 5 § 1 c) de la Convention (LütfiyeZenginet autres c. Turquie, no 36443/06, § 82, 14 avril 2015, avec les références qui y sont citées).

34. En l’occurrence, la Cour observe que, le 8 février 2010, une action pénale a été engagée contre le requérant du chef de propagande terroriste au sens de l’article 7 § 2 de la loi no 3713. À l’issue de sa première audience, le 8 avril 2010, la cour d’assises a ordonné le placement du requérant en détention provisoire (paragraphe 9 ci-dessus). Par ailleurs, dans le cadre d’une seconde procédure pénale, le 14 avril 2010, le requérant a de nouveau été placé en détention provisoire pour le même chef (paragraphe 14 ci‑dessus). L’intéressé a été remis en liberté le 20 mai 2010. Il en ressort que la détention provisoire du requérant était fondée uniquement sur les poursuites engagées à son encontre concernant l’infraction de propagande terroriste, lesquelles se sont soldées par sa condamnation au pénal. La Cour observe que le requérant ne conteste pas l’existence de raison plausible de le soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée.

35. Quant à la régularité de la détention du requérant, la Cour note que, en droit turc, tel qu’il ressort du libellé de l’article 100 du CPP (paragraphe 26 ci-dessus), le placement en détention provisoire d’une personne n’est possible que s’il existe, d’une part, de forts soupçons à son encontre de commission de l’infraction reprochée et, d’autre part, un motif de détention, tels un risque de fuite du suspect ou un risque d’altération des preuves et de pression sur les témoins, victimes ou autres personnes. Ces deux conditions sont cumulatives : à l’existence de forts soupçons doit venir s’ajouter, selon la loi, celle d’au moins un motif de détention. Enfin, même si ces deux conditions sont réunies, il convient d’envisager l’application de mesures moins sévères que la privation de liberté (LütfiyeZengin et autres, précité, § 83).

36. La Cour observe qu’en l’espèce le requérant a été placé en détention provisoire en application de la disposition précitée. Pour motiver ses décisions de placer le requérant en détention, la cour d’assises a invoqué la nature de l’infraction reprochée, l’état des preuves et l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction reprochée, au sens de l’article 100 du CPP. Même si la cour d’assises s’est également référée à l’article 101 du CPP, la Cour observe que cette disposition pouvait difficilement constituer la base légale de la mise en détention du requérant dans la mesure où ladite disposition concernait principalement la motivation des décisions de placement en détention provisoire (paragraphe 27 ci-dessus). À cet égard, la Cour considère, comme le Gouvernement l’a souligné (paragraphe 32 ci-dessus), qu’il aurait dû s’agir de l’article 100 § 3 du CPP, lequel établissait une présomption légale quant à l’existence des motifs de détention (risque de fuite ou risque d’altération des preuves et de pression sur les témoins, les victimes ou d’autres personnes). La Cour en déduit que, à l’instar du Gouvernement, pour ordonner la mise en détention du requérant, la cour d’assises a également tenu compte du fait que l’infraction en cause figurait parmi les infractions cataloguées énumérées à l’article 100 § 3 du CPP.

37. Or la Cour ne voit pas dans quelle mesure de tels arguments pouvaient constituer un motif de détention provisoire conforme à la législation nationale. Pour ce qui est de la nature de l’infraction, la Cour observe que, contrairement à l’affirmation du Gouvernement, l’infraction prévue à l’article 7 § 2 de la loi no 3713 ne figure pas parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP. Par conséquent, la cour d’assises ne pouvait pas présumer l’existence d’un motif de détention (risque de fuite ou d’altération des preuves et de pression sur les témoins, victimes et autres personnes), ni se prévaloir de la présomption légale quant à l’existence de motifs de détention pour justifier la détention en question. Il semble cependant que la considération mentionnée a permis à la cour d’assises, qui a examiné l’opposition formée par le requérant, de ne pas se pencher sur les arguments de celui-ci selon lequel les conditions énumérées à l’article 100 du CPP n’étaient pas réunies pour ordonner son placement en détention provisoire (paragraphes 12 ci-dessus). Or le requérant avait explicitement précisé devant les juridictions nationales qu’il avait un domicile fixe et qu’il s’était de lui-même présenté devant le tribunal (paragraphe 13 ci-dessus).

38. Certes, le Gouvernement soutient que le placement en détention provisoire du requérant était une mesure préventive compte tenu à la fois de la gravité de l’infraction et de la possibilité de récidive. Or, même si la cour d’assises a tenu compte de quantum de la peine prévue pour l’infraction reprochée, le risque de récidive n’a pas été mentionné dans ses décisions (paragraphes 9, 10 et 14 ci-dessus). En effet, d’après la jurisprudence établie de la Cour, il ne lui appartient pas de se substituer aux autorités nationales qui ont décidé la détention d’un requérant (Bykov c. Russie [GC], no 4378/02, § 66, 10 mars 2009). C’est essentiellement sur la base des motifs figurant dans lesdites décisions, ainsi que des faits non controversés indiqués par l’intéressé dans ses recours, que la Cour doit déterminer la justification de la mesure en question (voir, mutatis mutandis, Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 152, CEDH 2000‑IV). Or, ce motif de détention a été formulé par le Gouvernement pour la première fois dans le cadre de la procédure devant la Cour (voir, mutatis mutandis, Panchenko c. Russie, no 45100/98, § 74, 8 février 2005). En outre, le droit turc ne mentionne pas le risque de récidive parmi les motifs de détention provisoire (Letellier c. France, 26 juin 1991, § 51, série A no 207 ; voir aussi Mahmut Öz c. Turquie, no 6840/08, § 34, 3 juillet 2012).

39. Enfin, en vertu de l’article 100 du CPP, la mise en détention provisoire doit également répondre à un critère de proportionnalité. Cette exigence du droit national est aussi en parfaite harmonie avec la jurisprudence de la Cour en la matière (Ladent c. Pologne, no 11036/03, § 55, 18 mars 2008). En effet, c’est aux autorités internes de démontrer de manière convaincante la nécessité de la détention (Vasiliciuc c. République de Moldova, no 15944/11, § 40, 2 mai 2017), ce d’autant plus que le recours à de telles mesures dans le contexte de la liberté de presse ont un impact considérable dans l’exercice du droit à la liberté d’expression. Or tel n’est manifestement pas le cas en l’espèce.

40. Par conséquent, la Cour conclut que la mise en détention du requérant au motif que l’infraction en question a été considérée comme une infraction cataloguée n’était pas conforme à la législation nationale, à savoir l’article 100 du CPP (voir, Hakim Aydın c. Turquie, no 4048/09, § 40, 26 mai 2020). Il y a donc eu violation de cette disposition.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

41. Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant dénonce une ingérence dans son droit à la liberté d’expression au motif qu’il aurait été placé en détention provisoire et poursuivi devant les juridictions pénales en raison des articles qu’il avait publiés dans le quotidien dont il était le rédacteur en chef. L’article 10 de la Convention est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

42. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Existence d’une ingérence

43. La Cour observe que l’ingérence dénoncée par le requérant se compose de deux éléments : deux ordonnances de mise en détention provisoire adoptées les 8 et 14 avril 2010 et l’engagement de deux poursuites pénales, déclenchées respectivement le 8 février et le 20 avril 2010.

Les parties à la procédure sont d’accord pour dire que la mise en détention provisoire du requérant et les poursuites engagées à son encontre s’analysent en une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. La Cour n’aperçoit aucune raison de conclure autrement, compte tenu de l’effet dissuasif que les mesures en question ont pu provoquer (Ergündoğan c. Turquie, no 48979/10, § 17, 17 avril 2018 ; voir, notamment, Yaşar Kaplan c. Turquie, no 56566/00, § 35, 24 janvier 2006). Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que, le 21 octobre 2010, soit après l’introduction de la présente requête, la cour d’assises a condamné le requérant pour le chef de la propagande en faveur d’une organisation terroriste (paragraphe 18 ci-dessus). Certes, à la suite de l’entrée en vigueur de la loi no 6352, le 8 mars 2013, elle a décidé de sursoir à l’exécution de la peine pour une période de trois ans (paragraphe 20 ci-dessus). Cependant, ce développement n’est pas de nature à priver le requérant de sa qualité de victime, compte tenu de la jurisprudence bien établie de la Cour en la matière (Gürbüz et Bayar c. Turquie, no 8860/13, § 31, 23 juillet 2019 avec les références qui y sont citées).

Pareille ingérence est contraire à l’article 10 de la Convention sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de cet article et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts. La Cour va examiner ces conditions une à une.

Pour le besoin de la présente affaire, la Cour estime nécessaire d’examiner la mise en détention du requérant et les poursuites engagées à son encontre séparément.

2. Justification de la mise en détention provisoire du requérant

44. La Cour rappelle que, selon sa jurisprudence constante, la mise en détention d’un journaliste en raison de ses activités de journalisme, indépendamment de l’issue des poursuites pénales, constitue une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression (voir, entre plusieurs autres, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94-96, 8 juillet 2014).

45. Pareille ingérence est contraire à l’article 10 de la Convention sauf si elle est « prévue par la loi », vise un ou plusieurs des buts légitimes cités au paragraphe 2 de cet article et est « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.

46. La Cour rappelle d’emblée, s’agissant de la légalité de la mise en détention provisoire du requérant, avoir constaté que la mesure litigieuse n’avait pas respecté le droit turc et ne saurait dès lors passer pour régulière au sens de l’article 5 § 1 de la Convention (paragraphe 40 ci-dessus). Or, l’article 10 de la Convention voulant qu’une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression soit « prévue par la loi » au même titre que l’article 5 § 1 exige que toute privation de liberté soit « régulière », il s’ensuit que la détention du requérant en raison de la publication de plusieurs numéros du quotidien AzadiyaWelatn’était pas « prévue par la loi » au regard de l’article 10 de la Convention (pour une approche similaire, voir, mutatis mutandis, Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 94, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII).

Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en raison de la mise en détention du requérant.

3. Justification des poursuites engagées à l’encontre du requérant

47. La Cour observe qu’il n’est pas contesté entre les parties que l’ingérence consistant à engager des poursuites pénales à l’encontre du requérant était prévue par la loi, à savoir l’article 7 § 2 de la loi no 3713 (Fatih Taş c. Turquie (no 3), no 45281/08, § 29, 24 avril 2018). Elle admet également que l’ingérence poursuivait des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale, la préservation de la sûreté publique, la défense de l’ordre et la prévention du crime.

48. En l’occurrence, le différend porte sur la question de savoir si l’ingérence était « nécessaire dans une société démocratique ».

49. Le requérant réitère ses thèses.

50. Le Gouvernement attire l’attention sur le fait que les expressions en question sont considérées par les tribunaux nationaux comme de la propagande en faveur d’une organisation terroriste et indique que c’est la raison pour laquelle la mise en détention du requérant a été ordonnée. Il expose que, dans le cadre de la procédure pénale engagée contre le requérant, la cour d’assises a considéré que les articles publiés dans le journal présentaient un danger concret pour l’ordre public car ils diffusaient de la haine, appelaient à la violence ou encourageaient l’usage de la violence et qu’ils étaient exclus de la protection dont bénéficie la liberté d’expression. Aux yeux du Gouvernement, l’ouverture d’une enquête contre le requérant et le placement de ce dernier en détention provisoire étaient les conséquences du fait que, dans les publications litigieuses, l’organisation terroriste PKK était présentée comme un mouvement légitime, ses activités étaient louées et son chef était présenté comme le leader du peuple kurde. En outre, selon le Gouvernement, il convient aussi de tenir compte du contexte dans lequel les poursuites ont été engagées : de nombreuses activités terroristes ont été perpétrées dans la région où le quotidien en question était publié et largement distribué.

51. La Cour renvoie aux principes découlant de sa jurisprudence en matière de liberté d’expression, lesquels sont résumés notamment dans l’arrêt Bédat c. Suisse ([GC], no 56925/08, § 48, 29 mars 2016) et Gözel et Özer c. Turquie (nos 43453/04 et 31098/05, §§ 46-63, 6 juillet 2010). À cet égard, elle rappelle qu’il ne fait aucun doute que les États contractants peuvent prendre des mesures efficaces pour prévenir le terrorisme et pour faire face, en particulier, à la provocation publique que représentent les infractions terroristes. En effet, eu égard au caractère sensible de la situation régnant dans telle ou telle partie d’un pays et à la nécessité pour l’État d’exercer sa vigilance face à des actes pouvant accroître la violence, les autorités compétentes peuvent prendre des mesures en matière de sécurité et de lutte contre le terrorisme (voir, mutatis mutandis, Association Ekin c. France, no 39288/98, § 63, CEDH 2001-VIII).

52. La Cour observe d’emblée que le requérant a été inculpé tout d’abord pour avoir publié dans les numéros des 23 et 24 janvier 2010 du quotidien AzadiyaWelat plusieurs articles contenant de la propagande en faveur du PKK. Ensuite, il a été également l’objet de poursuites pénales en raison de la publication des numéros des 6, 7, 27 et 28 mars 2010. Ces deux procédures ont été jointes. À l’issue de la procédure pénale, il a été condamné pour chacun de ces numéros à une peine d’emprisonnement d’un an et six mois, soit à une peine de sept ans et six mois au total. Cependant, à la suite de l’adoption de la loi no 6352, il a été sursis à l’exécution de cette peine pour une période de trois ans (paragraphe 19 ci-dessus).

53. La Cour observe que l’une des caractéristiques de la présente affaire est que le requérant, un professionnel des médias qui était rédacteur en chef d’un quotidien, a été condamné au motif que le quotidien en question avait publié plusieurs écrits que les juges nationaux ont qualifiés de la propagande en faveur d’une organisation terroriste. En effet, il s’agit de la publication de plusieurs rubriques de presse ou de déclarations émanant des organisations illégales. Ces déclarations ont été publiées telles quelles, sans aucun commentaire journalistique destiné à les présenter ou à les analyser.

54. Le requérant ayant été condamné pour avoir fait de la propagande en faveur d’une organisation terroriste par le canal d’un quotidien, il faut aussi examiner l’ingérence en cause en ayant égard au rôle essentiel que joue la presse dans le bon fonctionnement d’une démocratie politique (Leroy c. France, no 36109/03, § 40, 2 octobre 2008).

55. Pour apprécier si la « nécessité » de la restriction à l’exercice de la liberté d’expression est établie de manière convaincante, la Cour doit, conformément à sa jurisprudence, se situer essentiellement par rapport à la motivation retenue par les juges turcs (Gözel et Özer, précité, § 51, 6 juillet 2010). Sur ce point, elle constate que les juges ont tenu compte du fait que le quotidien en question avait publié des écrits véhiculant de la propagande terroriste. Elle relève également que, dans son arrêt, la cour d’assises a considéré de manière générale que les écrits publiés dans le quotidien présentaient un danger concret pour l’ordre public du fait qu’ils diffusaient de la haine, appelaient à la violence ou favorisaient la violence.

56. Pour le besoin de la présente espèce, la Cour examinera les numéros du quotidien AzadiyaWelat des 23 et 24 janvier 2010 et ceux des 6, 7, 27 et 28 mars 2010 séparément.

57. Dans son examen des articles publiés dans le quotidien AzadiyaWelat, la Cour portera une attention particulière aux termes employés dans ces écrits et au contexte de leur publication.

a) Numéros des 23 et 24 janvier 2010 du quotidien AzadiyaWelat

58. La Cour observe que, s’agissant des articles publiés dans les numéros des 23 et 24 janvier 2010 du quotidien AzadiyaWelat, les mesures litigieuses ont été prises à l’encontre du requérant au motif que A.Ö. avait été qualifié de « leader du peuple kurde ». Or elle rappelle que, dans de nombreuses affaires contre la Turquie, elle a considéré que l’expression « leader du peuple kurde » n’incite pas en elle-même à la violence (Belge c. Turquie, no 50171/09, § 37, 6 décembre 2016, et la jurisprudence qui y est citée). Aucune circonstance particulière ne lui permet de se départir de ces conclusions dans la présente affaire.

59. En outre, d’après la cour d’assises, dans un article intitulé « La solution est l’unité » publié dans le numéro du 23 janvier 2010, le PKK a été présenté comme le mouvement de libération des Kurdes. Or, la Cour relève que, à la lecture de cet article, même si l’expression de « mouvement de libération des Kurdes » a été employée, l’article ne contient aucune référence au PKK.

60. Comme la Cour l’a dit à maintes reprises, il ne fait aucun doute que les États contractants peuvent prendre des mesures efficaces pour prévenir le terrorisme et pour faire face, en particulier, à la provocation publique que représentent les infractions terroristes (Gözel et Özer, précité, § 55). Elle estime cependant que le fait de lister certaines expressions employées dans ces articles pour en conclure qu’il y avait eu propagande en faveur d’une organisation terroriste ne saurait être considéré comme une application des critères énoncés et mis en œuvre par elle dans le cadre de l’article 10 de la Convention (s’agissant de ces critères, voir, notamment, Gözel et Özer, précité, § 56). Il convient de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour, lorsque des opinions n’incitent pas à la violence, les États contractants ne peuvent se prévaloir de la protection de l’intégrité territoriale, de la sécurité nationale, de la défense de l’ordre ou de la prévention du crime pour restreindre le droit du public à être informé en utilisant le droit pénal pour peser sur les médias (ibidem).

61. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que l’atteinte au droit du requérant à la liberté d’expression n’était pas justifiée par des raisons « pertinentes et suffisantes » au sens de l’article 10 de la Convention.

Il y a donc eu violation de l’article 10 de la Convention en raison des poursuites pénales engagées pour la publication des numéros des 23 et 24 janvier 2010 du quotidien AzadiyaWelat.

b) Numéros des 6, 7, 27 et 28 mars 2010 du quotidien AzadiyaWelat

62. Tout d’abord, la Cour observe que certains des articles litigieux publiés dans les numéros des 6, 7, 27 et 28 mars 2010, en particulier les déclarations d’A.Ö. (6 mars) et ceux intitulés « Les Kurdes vont se défendre » (7 mars), « Rôle pionnier du PKK et héroïsme populaire » (27 mars) et « La semaine de l’héroïsme est une épopée de la liberté » (28 mars) se distinguent, de par leur teneur, des autres articles publiés dans les différents numéros de AzadiyaWelat, examinés ci-dessus (paragraphes 58-61). Plus précisément, elle note que les déclarations d’A.Ö. publiées dans le numéro 6 mars 2010 reprenaient les déclarations d’un autre chef du PKK dans des termes laudatifs et que leur conclusion se lisait ainsi « [c]es semaines sont importantes, si des progrès ne sont pas réalisés, la guerre gagnera en profondeur ».

63. Par ailleurs, la Cour relève que, dans le numéro du 27 mars 2010, des déclarations de M.K., un autre chef du PKK, dans lesquelles celui-ci déclarait que « aussi longtemps que les agressions se poursuivent, les Kurdes vont se défendre par tous les moyens » ont été publiées. De même, dans des déclarations publiées dans le même numéro, A.Ö. disait que « s’ils continuent à agresser les Kurdes, [ces derniers] ont le droit de se défendre ». En outre, toujours dans le même numéro, les membres du PKK étaient présentés comme des héros du PKK et le rôle du PKK était loué en qualifiant son rôle de « rôle pionnier ». Par ailleurs, des déclarations du KCK présentaient l’action armée du PKK comme héroïque et la poursuite de celle-ci était louée en précisant que « l’héroïsme qui a démarré sous le leadership du PKK s’est transformé en un héroïsme populaire ». Enfin, dans un article publié dans le numéro du 28 mars 2010, les activités du PKK étaient qualifiées d’« épopée de la liberté ».

64. S’agissant tout d’abord des déclarations de M.K. et d’A.Ö. précitées, la Cour considère que ces propos ne pouvaient raisonnablement se comprendre autrement que comme une tentative d’inciter à la violence, même s’il s’agissait d’un message assorti d’une condition (voir, pour une approche similaire, Kaya c. Turquie (déc.), no 6250/02, 22 mars 2007). À cet égard, ces déclarations ne se distinguent guère de celles examinées dans l’affaire Gürbüz et Bayar (arrêt précité, §§ 42-43), dans laquelle la Cour a conclu qu’il s’agissait d’une provocation publique à commettre une infraction terroriste, compte tenu de l’identité de l’auteur des propos incriminés. Par ailleurs, les autres articles, qui évoquent des activités du PKK dans des termes approbatifs et élogieux, étaient susceptibles d’être interprétés comme contenant un appel à la violence.

65. À cet égard, si les juridictions internes n’ont pas pris en compte l’intention du requérant, la Cour ne saurait négliger l’impact potentiel de tels messages contenant de l’apologie de la violence dans une région politiquement sensible. Par conséquent, la Cour souscrit à la conclusion de la cour d’assises selon laquelle ces écrits publiés dans le quotidien présentaient un danger concret pour l’ordre public.

66. En outre, la Cour estime que ces écrits ont été publiés tels quels sans que les responsables de la ligne éditoriale du quotidien ne se soient clairement distanciés de leur contenu. Même s’il est vrai que le requérant, en sa qualité de rédacteur en chef, ne s’est pas personnellement associé aux écrits litigieux, il n’en a pas moins fourni une tribune à leurs auteurs et permis leur diffusion. Par-là, il partage indirectement les « devoirs et responsabilités » que les auteurs assument lors de la diffusion de leurs opinions auprès du public (voir, mutatis mutandis, Öztürk c. Turquie [GC], no 22479/93, § 49, CEDH 1999-VI). En charge de la ligne éditoriale du quotidien, le requérant ne saurait s’exonérer de toute responsabilité quant à son contenu, le droit de communiquer des informations ne pouvant servir d’alibi ou de prétexte à la diffusion de propos qui recèlent un appel à la violence (Sürek c. Turquie (no 3) [GC], no 24735/94, §§ 40-41, 8 juillet 1999) ou à la diffusion de déclarations de groupements terroristes (Gürbüz et Bayar, précité, § 44).

67. La Cour parvient en conséquence à la conclusion que les poursuites engagées contre le requérant reposent sur des motifs « pertinents et suffisants ». Elle note aussi qu’il a été sursis à l’exécution de la peine infligée au requérant pour une période de trois ans. Il ne ressort pas du dossier que cette peine a par la suite été exécutée, alors que plus de trois ans se sont écoulés depuis la dernière décision des juridictions nationales. Or la nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité de l’ingérence.

68. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention en raison des poursuites pénales engagées pour la publication des numéros des 6, 7, 27 et 28 mars 2010.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES

69. Le requérant se plaint, sous l’angle des articles 5 § 2 et 13 de la Convention, de ne pas avoir été informé des motifs réels de sa détention et de n’avoir pu exercer aucun recours en droit interne relativement à ses griefs concernant sa détention provisoire.

70. Maîtresse de la qualification juridique des faits en cause, la Cour observe d’emblée que le grief tiré de l’article 13 de la Convention appelle un examen sous l’angle de l’article 5 § 4, qui constitue une lexspecialis (Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 69, CEDH 1999‑II).

71. La Cour observe que le requérant a été placé en détention provisoire à l’issue d’une audience – lors de laquelle il était assisté par un avocat – tenue le 8 avril 2010 dans le cadre d’une procédure engagée à son encontre le 8 février 2010. En effet, l’acte d’accusation contenant les chefs d’inculpation avait été déposé à cette dernière date. La Cour estime que le requérant a ainsi pris connaissance des accusations portées contre lui. Eu égard aux pièces versées au dossier, elle conclut que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

Quant au grief tiré de l’absence de recours en droit interne lui permettant de présenter ses griefs concernant sa détention provisoire, la Cour rappelle avoir déjà constaté que la voie d’opposition, qui pouvait être formée devant un tribunal contre la décision de placement en détention provisoire, était d’une portée suffisante pour constituer « un recours » au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Le seul fait que l’opposition formée par le requérant ait été rejetée par la cour d’assises n’est pas de nature à rendre cette voie ineffective. La Cour conclut que l’intéressé disposait d’un recours devant un tribunal au sens de l’article 5 § 4 de la Convention. Aussi estime-t-elle que celui-ci n’a pas démontré qu’il n’avait pas eu la possibilité de contester son placement et son maintien en détention provisoire devant un tribunal, de sorte que le grief est sur ce point manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

72. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

73. Le requérant réclame 50 000 livres turques (TRY) (environ 7 800 euros (EUR)) pour dommage matériel. Il demande en outre 100 000 TRY (environ 15 600 EUR) pour préjudice moral. Il n’a présenté aucune demande au titre de frais et dépens.

74. Le Gouvernement soutient que ces prétentions sont excessives et qu’elles ne reposent sur aucune pièce justificative.

75. La Cour observe que le requérant n’a pas étayé sa demande pour préjudice matériel. En conséquence, ce dommage n’a nullement été établi et la demande, pour autant qu’elle s’y rapporte, doit être écartée. Quant au dommage moral, elle considère que ce préjudice ne saurait être réparé par les seuls constats de violation (voir, mutatis mutandis, LütfiyeZengin et autres, précité, § 98). Statuant en équité, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer, pour dommage moral, 5 000 EUR au requérant.

76. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés des articles 5 § 1 et 10 de la Convention et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en raison de la mise en détention provisoire du requérant ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention en raison des poursuites pénales engagées pour la publication des numéros des 23 et 24 janvier 2010 du quotidien AzadiyaWelat ;

5. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention en raison des poursuites pénales engagées pour de la publication des numéros des 6, 7, 27 et 28 mars 2010 du quotidien AzadiyaWelat ;

6. Dit que l’État défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la somme de 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 19 janvier 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.

Hasan Bakırcı                                         Jon Fridrik Kjølbro
Greffier adjoint                                                Président

Dernière mise à jour le février 11, 2021 par loisdumonde

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