AFFAIRE BİLİM ARAŞTIRMA VAKFI ET AUTRES c. TURQUIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 13848/10

INTRODUCTION. La requête concerne la dissolution de la fondation requérante, BilimAraştırmaVakfı (« fondation pour la recherche scientifique »), ordonnée par le tribunal de grande instance de Fatih (Istanbul) en raison de l’impossibilité pour la fondation de réaliser ses buts faute de ressources suffisantes, ainsi que la durée de la procédure suivie devant les tribunaux internes après l’introduction de la demande en dissolution.

DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE BİLİM ARAŞTIRMA VAKFI ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 13848/10)
ARRÊT
STRASBOURG
9 février 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Bilim Araştırma Vakfı et autres c. Turquie,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en uncomité composé de :

Aleš Pejchal, président,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni, juges,
et de HasanBakırcı, greffier adjointde section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 janvier 2021,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne la dissolution de la fondation requérante, BilimAraştırmaVakfı (« fondation pour la recherche scientifique »), ordonnée par le tribunal de grande instance de Fatih (Istanbul) en raison de l’impossibilité pour la fondation de réaliser ses buts faute de ressources suffisantes, ainsi que la durée de la procédure suivie devant les tribunaux internes après l’introduction de la demande en dissolution.

EN FAIT

2. La fondation requérante, BilimAraştırmaVakfı, dédiée à la recherche scientifique, fut créée en 1990 à Istanbul. À l’époque des faits, MM. Adnan Tınarlıoğlu, Cem SedatAltan et BurakAbacı en étaient respectivement secrétaire, président du conseil d’administration et vice-président du conseil d’administration. Ils ont été représentés par Me C. Gökdoğan, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.

I. Procédure relative à la demande en dissolution de la fondation requérante

4. Le 28 juillet 2000, la direction générale des fondations saisit le tribunal de grande instance de Fatih (« le tribunal ») d’une demande en dissolution de la fondation requérante. Se référant à un rapport de ses inspecteurs daté du 1er avril 2000 et aux articles 74 § 2, 78 et 81/a du code civil no 743 tel qu’amendé par la loi no 903 du 22 juillet 1998, elle expliquait que la fondation n’avait plus les ressources nécessaires au maintien de son activité et qu’elle agissait en violation des buts prévus dans ses statuts, indiquant qu’elle n’avait aucun actif mais qu’elle présentait un passif de 7 571 398 512 anciennes livres turques (TRL) (environ 14 020 dollars américains (USD) à l’époque des faits), selon le bilan de l’année 1999.

5. Elle invitait également le tribunal à destituer les dirigeants de la fondation et à leur interdire pour l’avenir de diriger des fondations, exposant que des personnes et instances autres que celles qui étaient compétentes intervenaient dans l’administration de la fondation.

6. Le 11 avril 2002, la 4e chambre du tribunal débouta la direction générale des fondations de sa demande pour absence de preuves tangibles incriminant la fondation requérante. Se référant à la procédure pénale qui était pendante contre les dirigeants de la fondation[1], elle motiva son jugement comme suit :

« Même s’il existe une procédure devant la DGM [cour de sûreté de l’État], cette procédure est toujours pendante, et il n’existe pas de jugement pénal définitif nécessitant la dissolution de la fondation. Il n’existe pas davantage de preuves nécessitant pareille dissolution [dağıtılmasını]. Le jugement ne peut être rendu sur la foi de simples allégations [iddia]. L’état des comptes de la fondation est convenable pour [son activité], il ne traduit aucune incapacité. »

7. Le 24 septembre 2002, la 18e chambre de la Cour de cassation confirma le jugement de première instance.

8. Le 17 février 2003, à la suite d’un recours en rectification de cet arrêt formé par la direction générale des fondations, la même chambre de la Cour de cassation cassa le jugement du 11 avril 2002 au motif qu’il ressortait des éléments du dossier que la fondation en question n’avait en réalité ni les biens ni les ressources suffisantes pour payer ses dettes et assurer son bon fonctionnement. Les passages pertinents de son arrêt peuvent se lire comme suit :

« BilimAraştırmaVakfı, la fondation en question, fut créée en 1990. D’après l’article 4 de ses statuts, ses buts consistent à « réaliser des recherches sur des valeurs historiques, esthétiques, culturelles, artistiques et spirituelles ayant un impact important sur notre vie culturelle ; diffuser les résultats de ces recherches ; partager leur résultat et leur impact sur notre culture nationale avec le public tout en suivant les évolutions les plus récentes dans le domaine des sciences sociales ; soutenir ceux qui effectuent des recherches dans ce domaine ; échanger des connaissances et des technologies avec les institutions étatiques et les universités qui œuvrent dans les domaines parallèles ». Pour réaliser ces objectifs, la fondation fut créée avec un capital liquide de 7 000 000 [anciennes] livres turques [TRL] [environ 2 690 dollars américains (USD) à l’époque des faits]. À la fin du onzième mois de 1999, au cours d’une inspection, l’examen de ses statuts, de ses bilans, du rapport d’inspection et de tous les documents contenus dans le dossier a permis d’établir qu’elle avait une dette de 7 571 398 512 TRL [environ 14 020 USD à l’époque des faits] et qu’elle ne possédait aucun autre bien mobilier ou immobilier.

La fondation en question a été crééed’après les dispositions du code civil. Selon l’article 73 de la loi, la fondation a par essence pour objet l’affectation de biens en faveur d’un but spécial. L’article 101 de la nouvelle loi no 4721 définit également les fondations comme étant des communautés de biens dotées de la personnalité juridique, constituées de personnes physiques et morales affectant suffisamment de biens et de droits dans un but spécifique et continu. [Lors de l’élaboration de la loi], le gouvernement a souligné dans ses explications que pour établir une fondation il ne s’agit pas seulement d’affecter des droits et des biens : encore faut-il que ces droits et biens soient « suffisants » ; il a également souligné comme élément de définition la qualité de personne morale de la fondation qui est la propriétaire de la communauté de biens. Dans le droit islamique, la définition et la nature de la fondation prêtent à discussion. (…) Selon la définition préférée des juristes turcs (…) la fondation est composée de trois éléments. Le premier est la personne qui a établi la fondation et la déclaration de volonté ; le deuxième, et le plus important, est le bien qui fait l’objet de la fondation ; quant au troisième élément, il se compose du bénéfice que la fondation fournit et des usagers qui en profitent. Il n’est pas possible de parler de fondation si ces trois éléments ne sont pas réunis (…) Il ne fait aucun doute qu’une fondation sera dissoute si elle ne remplit plus les conditions vérifiées au moment de son établissement. Il faut préciser qu’il n’est possible pour une fondation de réaliser ses objectifs que si elle dispose d’une propriété ou d’un droit continûment affectés à son objet, sans aucune interruption [duraksama]. (…) L’article 116 § 1 du nouveau code civil no 472, intitulé « Fin de la fondation », prévoit que lorsque la réalisation de l’objet devient impossible la fondation termine spontanément son existence et est radiée des registres par un jugement du tribunal (…)

Il a été expliqué en détail ci-dessus que, selon le rapport des inspecteurs, non seulement BilimAraştırmaVakfı n’avait aucun bien, mais elle était plongée dans les dettes pour l’année d’inspection. Le fait que la fondation eût collecté une certaine somme de dons ne change rien à cette situation. Le maintien de l’existence et des fonctions légales d’une fondation ne peut être assuré par des dons qui dépendent de la miséricorde et de la compassion d’autrui. Selon la jurisprudence constante de la Cour de cassation, il suffit pour qu’il y ait lieu de dissoudre une fondation que le pouvoir économique de celle-ci n’atteigne pas un niveau permettant la réalisation de son objectif. »

9. La 18e chambre de la Cour de cassation cassa donc le jugement du tribunal du fond, considérant qu’il aurait dû décider de la dissolution de la fondation et de sa radiation des registres au motif qu’elle n’avait aucun bien ni droit affectés à la réalisation de ses objectifs.

10. À la suite de l’arrêt de cassation, la 4e chambre du tribunal se ressaisit de l’affaire. Lors de la première audience, tenue le 24 juin 2003, le tribunal demanda aux parties de s’exprimer sur l’arrêt de cassation. L’avocat de la fondation, Me S.P., demanda au tribunal de s’y conformer, tout en réclamant un délai pour verser des observations circonstanciées (bozmayauyulsun, ancakgerekçelibeyaniçinmehilisterimdedi).

11. L’avocat d’un des dirigeants de la fondation, Me U.Ç., demanda au tribunal de se conformer « avec effet » à l’arrêt de cassation (bozmayaeylemliuyulsun)[2] et versa des observations circonstanciées.

12. Le tribunal décida donc de se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation.

13. Le 2 juillet 2003, alors que la procédure était pendante devant la 4e chambre du tribunal, le président de la fondation, T.Y., partie également au procès, saisit la 4e chambre du tribunal d’instance de Fatih d’un recours en constatation d’expertise sur les comptes de la fondation pour l’année 1999. Il produisit des copies de certaines pages du grand livre, sans toutefois préciser qu’était déjà pendant devant la 4e chambre du tribunal de grande instance de Fatih un litige dont l’objet était de déterminer si la fondation avait les moyens de réaliser ses objectifs pour l’année 1999.

14. Durant cette phase de la procédure, les représentants des dirigeants de la fondation, d’une part, et le représentant de la fondation, d’autre part, produisirent, souvent séparément, un nombre et un volume important de documents, de conclusions, d’avis consultatifs de professeurs d’université et d’autres pièces. Ils soulevèrent de nombreuses contestations et introduisirent des requêtes devant d’autres juridictions, soit pour faire établir des rapports d’expertise, soit pour actionner en réparation le juge qui était chargé de l’affaire.

15. Le 7 septembre 2005, l’affaire fut transférée à la 2e chambre du tribunal à la suite d’une série de requêtes en récusation du juge de la 4e chambre et/ou d’invitations au retrait de celui-ci, introduites, sur une période de deux ans environ, par plusieurs dirigeants de la fondation. Après le rejet des premières requêtes, les représentants de la fondation avaient intenté devant le tribunal de grande instance de Kadıköy des actions en dommages et intérêts contre le juge de la 4e chambre, et ils avaient renouvelé leurs requêtes en récusation, soutenant que le juge ne pouvait pas être impartial.

16. Le 23 décembre 2005, la 2e chambre du tribunal, statuant sur le renvoi, persista dans le jugement du 11 avril 2002, qui avait été rendu par la 4e chambre. Se fondant principalement sur le rapport d’expertise établi par un expert-comptable dans le cadre de la procédure du recours en constatation d’expertise, elle considéra que BilimAraştırmaVakfı possédait suffisamment de moyens pour poursuivre ses activités.

17. Dans ses attendus, elle constata notamment que d’après le rapport établi par l’expert-comptable en date du 2 juillet 2003 la fondation disposait de fonds suffisants pour la période incriminée et que par ailleurs elle avait produit des documents attestant que certaines personnes et sociétés faisaient des promesses de dons pour les années à venir.

18. Le tribunal nota que les fondations, comme d’autres institutions juridiques, étaient un legs du droit islamique au système juridique turc et que, comme il était soigneusement et constamment précisé par la Cour de cassation dans sa jurisprudence, ces institutions représentaient un héritage ancestral qu’il fallait protéger et faire vivre.

19. Il constata que s’il était vrai que, selon les dispositions applicables, une fondation était réputée dissoute lorsqu’elle n’avait plus les moyens de réaliser ses objectifs, il n’en était pas moins vrai que les jugements rendus à ce sujet n’étaient que déclaratifs, et non constitutifs, et que même si la fondation était endettée pendant une période, elle pourrait payer ses dettes au cours des années à venir.

20. Le 25 septembre 2006, la Cour de cassation cassa le jugement du 23 décembre 2005 pour défaut de base légale. Elle nota que le tribunal du fond avait décidé d’abord de se conformer à l’arrêt de cassation du 17 février 2003, mais qu’il n’avait pas fait le nécessaire, et qu’en dépit de ses constatations que la fondation n’avait aucun bien ni droit affectés à la réalisation de ses objectifs et qu’il fallait décider de sa dissolution et de sa radiation des registres, le tribunal, s’appuyant sur le rapport d’expertise du 2 juillet 2003, avait débouté le demandeur de sa demande.

21. Le 4 juillet 2007, le tribunal confirma une nouvelle fois ses jugements précédents et débouta à nouveau la direction générale des fondations de sa demande.

22. Dans ses attendus, il nota que l’objet du litige concernait l’incapacité de la fondation à réaliser ses objectifs et que la question concernant la moralité et la légalité de son but n’était plus d’actualité,cette partie de l’affaire étant devenue définitive avec le prononcé de l’arrêt de la Cour de cassation qui avait approuvé le jugement du tribunal du fond.

23. Il expliqua par ailleurs que les fondations pouvaient avoir des dettes comme elles pouvaient avoir des biens et des droits ; que si la fondation défenderesse avait la somme indiquée comme dette dans le rapport des inspecteurs, cette dette était à régler dans les années à venir ; que le rapport de l’expert-comptable pour l’année en question démontrait un bilan positif ; et que le tribunal n’avait pas l’obligation de prendre en compte le rapport des inspecteurs.

24. Le 7 novembre 2007, la direction générale des fondations forma un pourvoi en cassation.

25. Elle y exposait tout d’abord que les représentants de la fondation avaient pendant deux ans usé de manœuvres dilatoires pour ralentir la procédure devant la 4e chambre du tribunal, introduisant des requêtes en récusation du juge ou l’invitant à se déporter, si bien que l’affaire avait finalement été transférée devant la 2e chambre du tribunal.

26. Rappelant les termes de l’arrêt de cassation du 25 septembre 2006, elle arguait que la 4e chambre du tribunal se contredisait en persistant dans son jugement après avoir décidé de se conformer à l’arrêt de la cassation.

27. Le 2 janvier 2008, la direction générale des fondations versa au dossier des observations additionnelles dans lesquelles elle indiquait avoir découvert de nouveaux éléments. Après avoir réexpliqué en détail l’état des comptes de la fondation pour l’année 1999, elle concluait que celle-ci était bien endettée et que c’était son comptable, A.E., qui avait falsifié les comptes en 2003 (gerçeğeaykırıolarak 2003 yılındadüzelttiği) avant de s’adresser à la 4e chambre du tribunal d’instance de Fatih pour un recours en constatation d’expertise sur les comptes de l’année 1999, et qu’une plainte avait été déposée contre lui à cet égard auprès de la Chambre des experts-comptables et des comptables d’Istanbul.

28. Le 26 mars 2008, l’assemblée plénière de la Cour de cassation cassa le jugement attaqué au motif que le tribunal de première instance aurait dû se conformer à l’arrêt de la Cour de cassation du 25 septembre 2006. Les passages pertinents de son arrêt peuvent se lire comme suit :

« Selon les termes de l’article 429 du code de la procédure civile, après un arrêt de cassation, le juge, après avoir invité les parties à s’exprimer et après les avoir entendues, décide s’il va se conformer ou non à cet arrêt. D’après cette disposition, le juge (tribunal du fond) a en principe toute discrétion pour se conformer à l’arrêt de cassation ou pour persister dans son jugement, sans être lié par les demandes des parties.

Néanmoins, d’après la jurisprudence constante de la Cour de cassation, si la cassation ne concerne pas l’ordre public et que par conséquent elle ne se fonde pas sur des motifs que le juge doit prendre en considération d’office, et si les deux parties ont demandé à ce que le juge se conforme à l’arrêt de cassation, le juge ne peut plus persister dans son jugement (…)

Dans le cas d’espèce, la décision de la chambre [de la Cour de cassation] n’est pas fondée sur un motif d’ordre public. Après la cassation, le représentant du demandeur a demandé au tribunal de se conformer à la décision, et celui du défendeur l’a invité à s’y conformer « avec effet ».

Contrairement à ce qui est indiqué dans le jugement de persistance, il ne peut pas être dit que l’invitation faite par le représentant du défendeur au tribunal de se conformer « avec effet » à l’arrêt de cassation et d’enquêter à nouveau sur les faits qui ont fait l’objet de l’arrêt de cassation visait en définitive à voir la demande rejetée à la suite de la nouvelle enquête. Il était clairement et définitivement précisé dans l’arrêt de cassation [du 25 septembre 2006], auquel le défendeur avait invité le tribunal à se conformer, même si c’était « avec effet », qu’il fallait accepter la demande [en dissolution] sur la base du contenu du dossier, sans procéder à d’autres recherches et enquêtes. Eu égard, par ailleurs (…) au fait que la cassation ne reposait pas sur des motifs d’ordre public, le tribunal du fond doit désormais se conformer à l’arrêt de cassation.

Pour les raisons indiquées, il n’est, du point de vue de la procédure, pas possible au tribunal, qui a l’obligation de se conformer à l’arrêt de cassation, de persister [dans son jugement antérieur]. »

29. Le 16 juillet 2008, l’assemblée plénière de la Cour de cassation rejeta le recours en rectification formé par la fondation requérante.

30. Le 3 juin 2009, la 2e chambre du tribunal se conforma à l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation et ordonna la dissolution de BilimAraştırmaVakfı en reprenant les motifs de la haute juridiction.

31. Elle nota que, même si la fondation, s’appuyant sur un avis consultatif qu’elle avait versé au dossier, avait à nouveau demandé le renvoi de l’affaire devant l’assemblée plénière de la Cour de cassation, les arrêts de celle-ci liaient le tribunal du fond, qui n’avait pas la compétence pour demander la rectification d’arrêts de l’assemblée plénière.

32. À une date non précisée, la fondation se pourvut en cassation.

33. Le 22 février 2010, la 18e chambre de la Cour de cassation rejeta son pourvoi.

34. Le 14 août 2010, cette partie de la requête fut envoyée à la Cour, qui la réceptionna le 16 août 2010.

II. Procédure relative à la demande de création d’une branche commerciale de la fondation requérante

35. Entre-temps, le 27 août 2003, la direction générale des fondations avait rejeté une demande de la fondation requérante visant à la création d’une branche commerciale.

36. À une date non précisée, la fondation intenta une action en annulation de cette décision devant le tribunal administratif d’Ankara.

37. Le 22 mars 2005, celui-ci la débouta au motif qu’une demande de dissolution la concernant était pendante devant le tribunal de grande instance de Fatih.

38. Le 31 décembre 2007, considérant que le jugement attaqué était conforme aux règles procédurales et à la loi, le Conseil d’État rejeta le pourvoi en cassation formé par la requérante.

39. Par un arrêt du 10 juillet 2009, il rejeta le recours en rectification de l’arrêt.

40. Le formulaire de requête, signé par les représentants des requérants le 11 février 2010, a été réceptionné par la Cour le 15 février 2010. Le bordereau d’expédition délivré par le transporteur de courrier et signé par L.D., la personne qui était habilitée à autoriser l’envoi du courrier, porte la date du 12 février 2010.

41. Dans leur formulaire de requête, les requérants indiquent que l’arrêt du Conseil d’État leur a été notifié le 11 août 2009. En réponse à la lettre du 26 avril 2010 par laquelle le greffe de la Cour les informait que leur requête du 11 février 2010 avait été enregistrée et leur demandait d’envoyer l’arrêt du Conseil d’État du 10 juillet 2009, ils ont versé au dossier les détails de l’acheminement du courrier contenant cet arrêt ainsi que l’enveloppe portant le code barre de cet envoi. Si la note manuscrite portée sur l’enveloppe indique qu’ils ont réceptionné le courrier le 11 août 2009, l’imprimé des détails du site Internet de la poste indique comme date de la notification le 14 août 2009.

III. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

42. Pour un aperçu historique des fondations (vakıflar) dans le système juridique de l’Empire ottoman et, en 1923, de la République de Turquie, la Cour renvoie à l’arrêt Fener RumErkekLisesiVakfı c. Turquie (no 34478/97, §§ 23‑30, 9 janvier 2007).

43. En droit turc, une fondation est une affectation de biens, de droits ou de ressources à la réalisation d’une œuvre d’intérêt général et à but non lucratif. Une personne morale est créée à cette fin et les statuts de la fondation doivent être approuvés dès lors que ces biens, droits ou ressources sont gérés directement par la fondation (articles 101‑117 du code civil).

44. Les dispositions concernant le minimum de biens à affecter aux fondations, et l’inspection par l’administration de la gestion de ces biens par les fondations sont destinées à assurer à celles-ci la possibilité de jouer leur rôle consistant à développer la cohésion sociale. Dans ce contexte, les fondations peuvent être exonérées du paiement de l’impôt si elles ont des objectifs d’utilité publique ou de réalisation d’une œuvre d’intérêt général au nom et à la place de l’État.

45. Selon l’article 116 § 1 du code civil, si l’objectif d’une fondation devient impossible à réaliser et s’il n’est pas possible de le modifier, la fondation est dissoute de plein droit et radiée des registres par une décision de justice. La pratique constante des juridictions civiles, supervisée par la Cour de cassation, consiste à constater la dissolution des fondations qui, en raison de difficultés financières, ne sont plus en mesure de fonctionner conformément à leurs objectifs, quel que soit le domaine d’intérêt de ces fondations.

46. L’article 429 du code de la procédure civile prévoit qu’après un arrêt de cassation le juge du fond, après avoir invité les parties à se prononcer et les avoir entendues, décide s’il va se conformer ou non à cet arrêt. Le juge n’est pas lié par les demandes des parties et a en principe toute discrétion pour se conformer à l’arrêt de cassation ou persister dans son jugement. Néanmoins, d’après la jurisprudence constante de l’assemblée plénière civile de la Cour de cassation (voir, entre autres, l’arrêt du 3 février 1993), si la cassation ne concerne pas l’ordre public et que par conséquent elle ne se fonde pas sur des motifs que le juge doit prendre en considération d’office, et si les deux parties ont demandé que le juge se conforme à l’arrêt de cassation, le juge ne peut plus persister dans son jugement.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 11 DE LA CONVENTION

47. Les requérants voient dans la dissolution de la fondation et le refus de leur demande tendant à la création d’une branche commerciale une atteinte à leur liberté d’association. Ils invoquent l’article 11 de la Convention, ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association (…)

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (…) à la sûreté publique, à la défense de l’ordre (…) ou à la protection des droits et libertés d’autrui. (…) »

47. Le Gouvernement conteste cette thèse.

A. Sur la recevabilité

48. Le Gouvernement ne se prononce pas sur la recevabilité du grief fondé sur l’article 11 de la Convention.

49. La Cour rappelle avoir déjà jugé que la règle des six mois est une règle d’ordre public et que, par conséquent, elle a compétence pour l’appliquer d’office (Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 160, CEDH 2004‑II), même si le Gouvernement n’en a pas excipé (Walker c. Royaume-Uni (déc.), no 34979/97, CEDH 2000‑I, et Sabri Güneş c. Turquie [GC], no 27396/06, § 29, 29 juin 2012).

50. En ce qui concerne la procédure relative à la demande de création d’une branche commerciale qui avait été introduite par la fondation requérante, il suffit d’observer qu’en l’espèce la décision interne définitive, à savoir l’arrêt adopté par le Conseil d’État le 10 juillet 2009, a été notifié à la fondation requérante le 11 août 2009 si l’on s’en tient à ce qui est indiqué dans le formulaire de requête et à la date de réception marquée manuellement sur l’enveloppe contenant ledit arrêt. Contrairement à ce que disent les requérants, la date de l’envoi de la première partie de la requête concernant la procédure en question, telle qu’indiquée sur le bordereau d’expédition, est le 12 février 2010, et non pas le 11 février 2010. Le délai fixé par l’article 35 § 1 de la Convention a donc commencé à courir le lendemain de ladite notification, soit le 12 août 2009, et il a expiré le 11 février 2010 à minuit. Or la requête a été introduite le 12 février 2010, c’est-à-dire après l’expiration du délai susvisé.

51. Saisie de cette partie du grief plus de six mois après la notification aux requérants de la décision interne définitive, au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, la Cour ne peut donc l’examiner au fond.

52. Pour ce qui est en revanche de la partie du grief concernant la dissolution de la fondation, la Cour constate qu’elle n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité. Par conséquent, elle la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

53. Les requérants réitèrent leurs allégations. Ils soutiennent que, contrairement à ce qui a été décidé par les juridictions nationales, la fondation disposait des moyens financiers nécessaires à la réalisation de ses objectifs, qu’il n’existait aucun élément justifiant de restreindre le droit à la liberté d’association des requérants et que la décision de dissolution a été rendue sur la base de raisons idéologiques, sans toutefois s’étendre davantage sur ces raisons.

54. Le Gouvernement indique que le paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention prévoit des restrictions au droit d’association, que les articles 101 à 116 du code civil fixent le cadre légal des fondations, que l’article 116 prévoit notamment que le tribunal compétent peut décider de la dissolution d’une fondation s’il devient impossible pour elle de poursuivre les buts pour lesquels elle a été constituée.

55. Il soutient qu’en l’occurrence la fondation a été créée en 1990 avec un capital de 7 000 000 TRL, mais qu’à la fin de 1999 elle avait une dette de 7 571 376 512 TRL, sans aucun autre bien ou droit.

56. Il conclut que, dans ces conditions, la dissolution de la fondation était conforme aux exigences de l’article 11 § 2 de la Convention.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

57. Se référant à sa jurisprudence concernant la liberté d’association (Gorzelik et autres c. Pologne [GC], no 44158/98, §§ 92‑93, CEDH 2004‑I, avec les précédents qui y sont cités), la Cour rappelle que le droit qu’énonce l’article 11 de la Convention inclut celui de créer une fondation (Özbek et autres c. Turquie, no 35570/02, § 34, 6 octobre 2009). La possibilité pour les citoyens de créer une personne morale, dotée d’un patrimoine à son service dans le cas d’une fondation, afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans lequel ce droit se trouverait dépourvu de toute signification (Sidiropoulos et autres c. Grèce, 10 juillet 1998, § 40, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV).

58. Par ailleurs, sous l’angle de l’article 11 de la Convention, les États disposent d’un droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une association avec les règles fixées par la législation. Dans certains cas de non-respect par une association des formalités juridiques raisonnables dont elle doit s’acquitter quant à sa création, son fonctionnement et son organigramme, la marge d’appréciation des États peut comprendre le droit de porter atteinte – sous réserve que l’atteinte reste proportionnée – à la liberté d’association (TebietiMühafizeCemiyyeti et Israfilov c. Azerbaïdjan, no 37083/03, § 72, CEDH 2009). Les États doivent cependant user de ce droit d’une manière qui se concilie avec leurs obligations au titre de la Convention, et leur évaluation est soumise au contrôle de la Cour. En outre, les exceptions prévues à l’article 11 de la Convention appellent une interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la liberté d’association. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour a pour tâche non point de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 11 de la Convention les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il lui faut considérer l’ingérence litigieuse en tenant compte de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle répondait à un besoin social impérieux, si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Gorzelik et autres, précité,§§ 94‑96, Magyar KeresztényMennonitaEgyház et autres c. Hongrie, nos 70945/11 et 8 autres, §§ 78‑80, CEDH 2014, et Fondation MİHR c. Turquie, no 10814/07, § 40, 7 mai 2019).

59. En outre, eu égard au rôle que les fondations assument pour assurer la cohésion sociale dans la société, le fait d’exiger d’une fondation qu’elle remplisse des critères financiers minimums se justifie par le besoin de préserver l’efficacité et la crédibilité du système des fondations d’utilité publique (FondationMİHR,précité, § 42). Cela dit, lorsque les autorités constatent qu’une fondation a manqué à ses engagements, elles doivent lui accorder une possibilité réelle de se redresser et de montrer qu’elle peut poursuivre ses activités malgré les difficultés du moment (voir, mutatis mutandis, Altınkaynak et autres c. Turquie, no 12541/06, § 39, 15 janvier 2019, où la Cour a noté que les requérants, qui voulaient créer une fondation, ne s’étaient pas vu accorder de délai propre à leur permettre de modifier les statuts de la fondation afin de les mettre en conformité avec l’interprétation que la Cour de cassation en avait faite).

60. Enfin, dans le cadre de l’article 11 comme celui d’autres droits garantis par la Convention, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée et nécessaire dans une société démocratique, l’existence d’une mesure portant moins gravement atteinte au droit fondamental en cause et permettant d’arriver au même but doit être exclue (Association Rhino et autres c. Suisse, no 48848/07, § 65, 11 octobre 2011, et la jurisprudence qui y est citée).

b) Application en l’espèce

61. La Cour constate tout d’abord que la fondation requérante a été dissoute par les juridictions internes. Elle considère que cette mesure s’analyse en une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’association, tel que garanti par l’article 11 de la Convention.

62. La Cour constate ensuite que l’ingérence était « prévue par la loi », plus précisément par l’article 101 du code civil, ce que les requérants ne contestent pas.

63. Le Gouvernement soutient que l’ingérence tendait à la protection de l’ordre public et la sauvegarde de l’intérêt publique, ce que les requérants contestent. La Cour note que la protection de « l’ordre public » ne fait pas partie des buts légitimes explicitement prévus à l’article 11 § 2 de la Convention. Elle estime qu’en l’occurrence l’ingérence tendait à la protection des droits et libertés d’autrui, plus précisément à la protection du droit pour la société d’assurer l’intégrité du secteur à but non lucratif dans son ensemble.

64. Il reste donc à examiner si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique », ce qui requiert de vérifier si elle était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les juridictions internes étaient pertinents et suffisants.

65. En l’espèce, la Cour observe en premier lieu que la fondation BilimAraştırmaVakfın’a pas été dissoute en raison de ses statuts ou d’activités contraires à ses statuts, mais qu’elle a été déclarée dissoute faute de disposer des moyens financiers nécessaires à la réalisation de ses objectifs.

66. La Cour note que la dissolution pure et simple d’une fondation, qui constitue une ingérence sévère entraînant des conséquences importantes pour la réalisation du but de la fondation, ne peut être tolérée que dans des circonstances très sérieuses (voir, mutatis mutandis, Association Rhino et autres, précité, § 62, avec la référence citée), et qu’en conséquence l’article 11 impose à l’État une charge élevée de justification pour une telle mesure. Elle devra donc examiner si cette mesure était en l’espèce exceptionnellement justifiée (Adana TAYAD c. Turquie, no 59835/10, § 35, 21 juillet 2020).

67. La Cour note que, pour justifier la dissolution de la fondation requérante, la Cour de cassation s’est appuyée presque exclusivement sur le rapport de la direction générale des fondations, laquelle s’était pour sa part référée au bilan de l’année 1999 constatant l’incapacité de BilimAraştırmaVakfıà réaliser ses objectifs, alors que ce bilan a été mis en cause et que la situation financière semble s’être améliorée au fur et à mesure de la procédure.

68. La Cour constate en effet que, dans son jugement du 23 décembre 2005, la 2e chambre du tribunal a noté que la fondation avait produit des documents attestant que certaines personnes et sociétés faisaient des promesses de dons pour les années à venir ; que s’il était vrai que, selon les dispositions applicables, une fondation était réputée dissoute lorsqu’elle n’avait plus les moyens de réaliser ses objectifs, il n’en était pas moins vrai que les jugements rendus à ce sujet étaient simplement déclaratifs, et non constitutifs, et que même si la fondation était endettée pendant une période, elle pourrait payer ses dettes au cours des années à venir (paragraphe 19 ci‑dessus). Ensuite, dans son jugement du 4 juillet 2007, relatif à l’état financier de la fondation, le même tribunal a noté que les fondations pouvaient avoir des dettes comme elles pouvaient avoir des biens et des droits ; que si la fondation défenderesse avait la somme indiquée comme dette dans le rapport des inspecteurs, cette dette était à régler dans les années à venir ; que le rapport de l’expert-comptable pour l’année en question démontrait un bilan positif ; et que le tribunal n’avait pas l’obligation de prendre en compte le rapport des inspecteurs (paragraphe 23, ci-dessus).

69. La Cour observe également que, malgré ces constations détaillées quant à l’état financier de la fondation pour l’année 1999 et pour les années suivantes, auxquelles le tribunal du fond s’est livré afin de démontrer que la fondation était en mesure de réaliser ses objectifs, la Cour de cassation semble avoir pris en compte la période où, suivant le rapport de la direction générale des fondations, BilimAraştırmaVakfıétait endettée.

70. La Cour ajoute que si les États, à raison de leur droit de regard sur la conformité du but et des activités d’une fondation avec les règles fixées par la législation, peuvent exiger d’une fondation qu’elle remplisse des critères financiers minimums pour préserver l’efficacité et la crédibilité du système des fondations d’utilité publique, ils doivent également, lorsqu’ils constatent qu’une fondation a manqué pendant une période à ses engagements, lui accorder une possibilité réelle de se redresser et de montrer qu’elle peut poursuivre ses activités malgré les difficultés du moment (voir, mutatis mutandis, Altınkaynak et autres, précité, § 39). En l’occurrence, non seulement la Cour estime que la Cour de cassation n’a pas démontré d’une manière convaincante que la fondation éprouvât réellement des difficultés sérieuses pour réaliser son but, mais elle constate que la haute juridiction n’a pas non plus envisagé l’éventualité de donner à BilimAraştırmaVakfıune véritable « seconde chance » de continuer ses activités.

71. Enfin, les juridictions internes n’ont pas envisagé d’autres mesures, moins rigoureuses, et le Gouvernement n’a pas suffisamment démontré que la dissolution de la fondation, qui était une mesure attentatoire à la substance même de la liberté d’association, fût la seule option apte à réaliser les buts poursuivis par les autorités (voir, mutatis mutandis, Association Rhino et autres, précité, § 65, et Adana TAYAD c. Turquie, précité, § 36).

72. En somme, la Cour considère que, faute pour elles d’avoir établi l’existence de raisons impérieuses propres à justifier la mesure litigieuse, les juridictions nationales ne se sont pas acquittées de leur charge élevée à cet égard. En particulier, la Cour de cassation, dans son interprétation et son application d’une loi nationale de portée générale, ne s’est pas suffisamment inspirée des principes établis par la Cour relativement à la liberté d’association garantie par l’article 11 de la Convention (voir, Adana TAYAD c. Turquie, précité, § 36).

73. Eu égard à ce qui précède, la Cour estime que la mesure incriminée ne répondait à aucun besoin social impérieux, qu’en tout état de cause elle n’était pas proportionnée aux buts légitimes visés et que, de ce fait, elle n’était pas nécessaire dans une société démocratique.

74. Ces éléments suffisent pour conclure qu’il y a eu, dans les circonstances de l’espèce, violation de l’article 11 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

75. Les requérants soutiennent que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » consacré par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (…) dans un délai raisonnable, par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

A. Sur la recevabilité

76. Dans ses observations du 2 mai 2011, le Gouvernement ne s’était pas prononcé sur la recevabilité du grief fondé sur l’article 6 § 1 de la Convention. Dans ses observations complémentaires du 10 mai 2011, le Gouvernement soulève une exception tirée du non‑épuisement des voies de recours internes. En se référant à un arrêt du Conseil d’État du 24 septembre 2009 qui a infirmé le jugement du tribunal administratif d’Edirne du 20 mars 2007 qui avait refusé une demande d’indemnité pour préjudice subi en raison de la durée de la procédure, il soutient que les requérants auraient dû intenter une action indemnitaire devant les juridictions administratives.

77. La Cour a constaté que l’ordre juridique turc n’offrait pas aux justiciables un recours effectif au sens de l’article 13 de la Convention leur permettant de se plaindre de la durée d’une procédure aux fins de l’article 6 § 1 de la Convention (Daneshpayeh c. Turquie, no 21086/04, §§ 35-38, 16 juillet 2009, et Tendik et autres c. Turquie, no 23188/02, § 36, 22 décembre 2005) et que cela constituait un problème tant structurel que systémique de l’ordre juridique interne (Ümmühan Kaplan c. Turquie, no 24240/07, § 48, 20 mars 2012, et SarpKuray c. Turquie, no 23280/09, § 54, 24 juillet 2012).

78. La Cour observe qu’un nouveau recours en indemnisation a été instauré en Turquie à la suite de l’application de la procédure d’arrêt pilote dans l’affaire Ümmühan Kaplan (précité). Par la suite, dans sa décision Turgut et autres c. Turquie ((déc.) no 4860/09, 26 mars 2013), elle a déclaré irrecevable une nouvelle requête, faute pour les requérants d’avoir épuisé les voies de recours internes, en l’occurrence le nouveau recours. Pour ce faire, elle a considéré notamment que ce nouveau recours était, a priori, accessible et susceptible d’offrir des perspectives raisonnables de redressement pour les griefs relatifs à la durée de la procédure.

79. Elle rappelle que dans son arrêt pilote Ümmühan Kaplan (précité, § 77) elle a précisé qu’elle pourra néanmoins poursuivre, par la voie de la procédure normale, l’examen des requêtes de ce type déjà communiquées au Gouvernement. Elle note que le Gouvernement n’a pas soulevé en l’espèce une exception portant sur le nouveau recours. À la lumière de ce qui précède, la Cour décide de poursuivre l’examen du présent grief.

80. La Cour constate que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Partant, elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

81. Les requérants réitèrent leur grief. Ils soutiennent qu’une durée de près de dix ans n’est pas compatible avec les exigences de l’article 6 § 1 de la Convention.

82. Ils arguent également que l’affaire n’était pas complexe et que le facteur principal de la lenteur de la procédure réside dans l’insuffisance du système juridique de l’État défendeur.

83. En ce qui concerne l’introduction des requêtes en récusation du juge, ils expliquent que leurs représentants avaient découvert que, plusieurs jours avant l’audience, le magistrat avait apposé sur le dossier la note manuscrite « décision que je rendrai ». Ils estiment qu’il est légitime pour un justiciable de demander la récusation d’un juge qui apparaît avoir déjà pris sa décision avant d’entendre les parties et de recueillir leurs déclarations.

84. Le Gouvernement explique que l’article 6 § 1 de la Convention ne définit pas la notion de délai raisonnable ; que selon la jurisprudence de la Cour, la durée de la procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par la jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes, et l’enjeu du litige pour les intéressés.

85. Il soutient que l’affaire était complexe, que la procédure a connu quatre phases de la cassation, que la question de savoir si la fondation avait ou non les ressources nécessaires était un enjeu important, qu’aucune période d’inactivité ne peut être reprochée aux juridictions nationales, mais que les requérants ont pour leur part contribué à l’allongement de la procédure en usant de manœuvres dilatoires, notamment en introduisant des requêtes en récusation du juge ou en l’invitant à se déporter.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux

86. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes, ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000‑VII, et SatakunnanMarkkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 209, CEDH 2017).

87. Il convient en outre de rappeler que l’article 6 § 1 de la Convention oblige les États contractants à organiser leur système judiciaire de telle sorte que leurs cours et tribunaux puissent remplir chacune de ses exigences (voir, parmi beaucoup d’autres, Duclos c. France, 17 décembre 1996, § 55, Recueil 1996-VI) et, notamment, garantir à chacun le droit d’obtenir une décision définitive dans un délai raisonnable (voir, par exemple, Frydlender, précité, § 45).

b) Application en l’espèce

88. La Cour relève que la procédure a commencé le 28 juillet 2000 et s’est achevée le 22 février 2010. Elle a donc duré neuf ans, six mois et vingt-cinq jours pour trois degrés d’instance. L’affaire a fait l’objet de trois examens à chaque degré d’instance, avec son transfert de la 4e à la 2e chambre du tribunal de grande instance de Fatih. Les requérants ont également saisi la 4e chambre du tribunal d’instance de Fatih pour un recours en constatation d’expertise et introduit une demande en dommages et intérêts contre le juge qui était saisi de l’affaire devant le tribunal de grande instance de Kadiköy.

89. En l’espèce, la Cour estime que les faits appellent une appréciation globale. Elle reconnaît que l’affaire présentait une certaine complexité factuelle, les juridictions internes ayant dû examiner d’une manière approfondie une grande quantité de documents concernant l’état financier de la fondation et son évolution au cours des années postérieures à l’introduction de la demande de dissolution.

90. En ce qui concerne le comportement des requérants, la Cour observe que leurs représentants ont produit, souvent séparément, un nombre et un volume important de documents, de conclusions, d’avis consultatifs de professeurs d’université et d’autres pièces. Ils ont soulevé de nombreuses contestations et introduit des requêtes devant d’autres juridictions, soit pour demander des rapports d’expertise, ce qu’ils auraient parfaitement pu faire devant le tribunal qui jugeait l’affaire, soit pour demander des dommages et intérêts au juge qui en était chargé, vraisemblablement pour créer un conflit d’intérêt avec lui ou pour pouvoir le récuser. Elle estime toutefois que l’on ne peut reprocher à ces derniers d’avoir tiré pleinement parti des voies de recours que leur ouvrait le droit interne.

91. Quant au comportement des autorités, la Cour note qu’à trois reprises la Cour de cassation a annulé le jugement du tribunal de grande instance et lui a renvoyé l’affaire, ce qui démontre une différence de vues récurrente entre ces deux juridictions et peut dénoter un fonctionnement déficient du système judiciaire (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie[GC],no 76943/11, § 147, 29 novembre2016). De fait, c’est surtout le désaccord entre ces deux juridictions qui explique la durée excessive de la procédure (OkanGüven et autres c. Turquie, no 13476/05, § 104, 14 novembre 2017, et Ekdal et autres c. Turquie, no 6990/04, §§ 62‑63, 25 janvier 2011 ; voir également SatakunnanMarkkinapörssi Oy et Satamedia Oy,précité,§ 211).

92. Compte tenu de l’ensemble de ces circonstances, et même si l’enjeu du litige ne demandait pas une diligence particulière, la Cour estime que la durée de la procédure n’a pas répondu à l’exigence du « délai raisonnable ». Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

93. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

94. Les requérants demandent 100 000 euros (EUR), sans donner aucune précision sur ce à quoi ce montant est censé correspondre.

95. Le Gouvernement expose que la présente affaire concerne une violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention, plus précisément un dépassement du délai raisonnable dans la procédure interne menée relativement à la fondation BilimArastırmaVakfı, mais que la partie requérante ne précise pas à quel titre elle réclame ladite somme de 100 000 EUR. Invoquant la jurisprudence de la Cour, il soutient qu’une somme aussi exorbitante ne peut pas être allouée dans le cadre d’une affaire de dépassement du délai raisonnable.

Il invite donc la Cour à rejeter la demande de satisfaction équitable formulée par les requérants.

96. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour constate que les requérants n’ont fourni aucune précision à cet égard. Elle rejette donc la demande formulée par eux à ce titre.

97. La Cour précise toutefois que ce constat ne relève pas l’État de l’obligation juridique que lui fait l’article 46 de la Convention de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci.

98. En ce qui concerne le dommage moral, elle accorde aux requérants conjointement 8 000 EUR à ce titre, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour la violation des articles 6 § 1 et 11 de la Convention.

B. Frais et dépens

99. Les requérants n’ont présenté aucune demande de remboursement de frais et dépens. La Cour estime donc qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à ce titre.

C. Intérêts moratoires

100. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, la partie du grief fondé sur l’article 11 de la Convention concernant la demande de création d’une branche commerciale de la fondation irrecevable et le restant de la requête recevable ;

2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 11 de la Convention ;

3. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure ;

4. Dit,

a) que, dans un délai de trois mois, l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement, pour dommage moral, 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                                      Aleš Pejchal
Greffier adjoint                                       Président

____________

[1] Le 12 novembre 1999, dans le cadre d’une vaste opération policière menée contre la fondation, quatre-vingt-treize personnes, dont les requérants, furent arrêtées par des agents de la section du crime organisé de la direction de la sûreté d’Istanbul et placées en garde à vue.

Le 9 mai 2008, la cour d’assises d’Istanbul mit fin à la procédure au motif que le délai de prescription pour le chef d’accusation d’aide et participation à une organisation criminelle était écoulé.

Le 28 décembre 2009, la Cour de cassation confirma la décision du tribunal du fond de mettre fin à la procédure pour cause de prescription.
[2] « Eylemli uymak » peut être traduit approximativement comme « se conformer avec effet ». Ce terme est utilisé en pratique, notamment à la suite d’un arrêt de la Cour de cassation qui casse le jugement du tribunal du fond pour des erreurs procédurales, pour demander au tribunal de se conformer à l’arrêt et décider de mener une enquête sur les points soulevés par la Cour de cassation, ce qui n’est pas le cas en l’occurrence, dans la mesure où la Cour de cassation dicte le jugement que doit rendre le tribunal du fond.

Dernière mise à jour le février 11, 2021 par loisdumonde

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