INTRODUCTION. La requête porte sur une ingérence dans le patrimoine de la requérante, à la suite de l’action des autorités visant à l’obtention du remboursement d’une partie des sommes versées à titre de garantie salariale à l’intéressée.
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE CASARIN c. ITALIE
(Requête no 4893/13)
ARRÊT
Art. 1 P1 • Respect de biens • Ingérence disproportionnée à la suite de l’action des autorités visant le remboursement de sommes versées par erreur • Marge d’appréciation plus étroite lorsque l’erreur est imputable uniquement aux autorités étatiques • Principe de « bonne gouvernance » • Erreur d’appréciation émanant de l’employeur en qui la salariée pouvait raisonnablement avoir confiance • Requérante ayant eu à supporter l’erreur de l’administration
STRASBOURG
11 février 2021
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Casarin c. Italie,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Ksenija Turković, présidente
Krzysztof Wojtyczek,
Linos-Alexandre Sicilianos,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato,
Lorraine Schembri Orland, juges,
et de Renata Degener, greffièreadjointe de section,
Vu :
la requête (no 4893/13) dirigée contre la République italienne et dont une ressortissante de cet État, Mme Amelia Casarin (« la requérante »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 24 décembre 2012 ;
la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement ») les griefs concernant l’article 1 du Protocole no1 à la Convention, seul et combiné avec l’article 14 de la Convention, et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus ;
les observations des parties ;
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 janvier 2021,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête porte sur une ingérence dans le patrimoine de la requérante, à la suite de l’action des autorités visant à l’obtention du remboursement d’une partie des sommes versées à titre de garantie salariale à l’intéressée.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1950 et réside à Turin. Elle a été représentée par Me M. Lanzilli, avocate à Turin.
3. Le Gouvernement a été représenté par son ancien agent, Mme E. Spatafora, et son ancien coagent, Mme P. Accardo.
I. La procédure de mobilité
4. D’octobre 1973 à août 1998, la requérante travailla comme enseignante au sein de l’Éducation nationale, étant rattachée, quant à ses statut et échelon professionnels, à l’organigramme de l’administration centrale de l’État.
5. En 1998, le ministère de l’Éducation nationale, en accord avec le ministère de la Fonction publique et l’Institut national de sécurité sociale (INPS), ouvrit une procédure de mobilité interservices (procedura intercompartimentale di mobilità) à la suite de la disponibilité de l’INPS, l’entité administrative chargée de la gestion du système de retraite obligatoire et des autres services de sécurité sociale, à intégrer environ mille cinq cents enseignants en surnombre.
6. La procédure de mobilité fut réglementée par l’ordonnance du ministère de l’Éducation nationale no 217 de 1998, la circulaire du même ministère no135 de 1998 et la convention collective nationale décentralisée (contratto collettivo nazionale decentrato) du 11 mars 1998. En particulier, l’ordonnance ministérielle établissait que chaque candidat retenu serait « encadré dans les fonctions de grade VIIe – INPS, conservant l’ancienneté acquise précédemment et le traitement salarial dont il bénéfici[ait] à la date du départ, si [celui-ci était] plus favorable ».
7. Dans ce contexte, la requérante formula, en fournissant les informations pertinentes requises, une demande de mobilité, qui fut acceptée, et elle fut transférée à l’INPS. De septembre 1998 à février 2004, elle put conserver son salaire d’origine, se voyant accorder à cet effet le bénéfice d’une allocation compensatrice dite « de garantie salariale ad personam » (assegnoad personam ; ci-après « l’allocation compensatrice »), dont le montant était égal à la différence entre le salaire qu’elle percevait au sein de l’Éducation nationale au moment de son départ et celui prévu dans sa nouvelle fonction auprès de l’INPS. À partir du mois de mars 2004, elle perdit le bénéfice du chèque de garantie salariale.
8. En octobre 2004, la requérante se vit diagnostiquer une grave maladie invalidante. En avril 2005, une commission d’invalidité civile (commissione per l’accertamento dell’invalidità civile) délivra en sa faveur un avis d’inaptitude totale et permanente au travail, ouvrant le droit à la retraite anticipée pour l’intéressée. Celle-ci partit à la retraite le 30 décembre 2005.
9. À une date non précisée, la requérante introduisit un recours devant le tribunal de Pinerolo afin de contester la décision de l’INPS d’interrompre les versements opérés au titre de l’allocation compensatrice. Le 24 juillet 2007, le tribunal rejeta sa demande (jugement no 501/2007), estimant que le système national ne prévoyait pas le droit au maintien du bénéfice de l’allocation reconnue aux enseignants dans le cadre de la procédure de mobilité interservices lorsque ces derniers jouissaient d’une augmentation salariale. Le juge national conclut que la requérante n’avait donc pas droit au maintien du bénéfice et que le principe de résorption (principio del riassorbimento ; voirla partie « Le cadre juridique et la pratique internes pertinents » ci-dessous) était ainsi applicable en l’espèce.
10. La requérante ne fit pas appel de cette décision.
II. La procédure civile contre la décision de réPÉTITION DE l’INDU de l’Institut national de sécurité sociale (INPS)
11. Le 13 mai 2008, la direction centrale « Développement et gestion des ressources humaines » de l’INPS adressa une lettre à la requérante l’informant de sa décision de répéter les sommes versées à titre de garantie salariale pour la période allant de septembre 1998 à février 2004, en se fondant sur la jurisprudence développée entre-temps par la Cour de cassation en la matière (arrêts nos 8543/2006, 9567/2006, 8693/2006, 55/2007). Selon l’INPS, la requérante avait été prévenue de cette éventualité par un courrier électronique envoyé en février 2004, ce que l’intéressée contesta ultérieurement.
12. Dans sa lettre, l’INPS indiquait que « (…) Par la suite, la Cour de cassation, adoptant la même interprétation (…), a reconnu les raisons invoquées par l’Administration dans des affaires similaires concernant des salariés issus de l’Éducation nationale ayant pris part à la procédure de mobilité (…) ; l’Administration, par conséquent, doit recouvrer à titre de précaution les sommes déjà déterminées et versées, sur le fondement des principes jurisprudentiels fixés par la Cour suprême. »
13. L’INPS invitait ainsi la requérante à procéder au remboursement volontaire de la somme réclamée dans un délai de trente jours, faute de quoi il engagerait une action en répétition de l’indu (azione di ripetizione dell’indebito).
14. Selon l’INPS, la somme contestée s’élevait à 14 727,45 euros (EUR), résultant de la différence entre les montants perçus au titre de l’allocation compensatrice et la somme qui aurait dû être versée à la requérante une fois appliquée la résorption.
15. Le 9 juin 2008, la requérante adressa une lettre à l’INPS par laquelle elle contesta la légitimité de la demande de cette instance et invita cette dernière à surseoir à l’exécution de sa décision. Le 17 juin 2008, l’INPS confirma sa décision et indiqua que sa mise à exécution aurait lieu en juillet 2008.
16. Le 18 septembre 2008, la requérante introduisit une demande de conciliation auprès de la direction provinciale du travail compétente.
17. En l’absence d’une convocation de la commission de conciliation, le 14 janvier 2009, la requérante saisit le tribunal de première instance de Pinerolo d’une demande d’annulation de l’action de l’INPS.
18. Par un jugement du 27 avril 2009, le tribunal fit droit à la demande de la requérante (jugement no 10004/09). Tout en rappelant la jurisprudence de la Cour de cassation sur l’applicabilité du principe de résorption aux allocations compensatrices, il jugea illégitime l’action en répétition intentée par l’INPS. D’après le tribunal, les modalités de versement des sommes contestées ne pouvaient qu’avoir créé, dans le chef de la requérante, une « confiance légitime » (legittimo affidamento) quant au caractère dû des versements. Le tribunal releva aussi que, pour fonder son action en répétition de l’indu, l’INPS avait fait référence à un courrier électronique envoyé en 2004 à la requérante, mais jamais produit en audience. Enfin, il considéra que la nouvelle jurisprudence de la Cour de cassation ne pouvait pas avoir une incidence sur les droits acquis, compte tenu en particulier de la « bonne foi » de la requérante.
19. L’INPS fit appel de ce jugement devant la cour d’appel de Turin. Le 20 juillet 2010, la cour d’appel infirma la décision rendue en première instance.
20. Elle jugea que, en matière d’action en répétition de l’indu de sommes versées à titre de salaire par l’administration, une fois prouvée l’absence de fondement légal du versement, la répétition ne pouvait pas être exclue en raison de la « confiance légitime » et de la « bonne foi » du salarié. En outre, la cour d’appel affirma que la requérante ne pouvait pas se prévaloir de droits acquis sur les sommes reçues à titre de garantie salariale, compte tenu de l’évolution jurisprudentielle en la matière, laquelle avait eu un impact sur la base légale du droit revendiqué par celle‑ci.
21. Par une ordonnance du 26 juin 2012, la Cour de cassation, saisie d’un pourvoi intenté par la requérante, rejeta celui-ci en se fondant sur les mêmes principes susmentionnés et condamna également l’intéressée à verser la somme de 2 030 EUR à titre de frais et dépens de la procédure engagées par l’INPS. Par une lettre du 19 juillet 2012, l’INPS réclama le versement de cette somme à la requérante. Cette dernière lui répondit que, compte tenu de sa situation financière, qu’elle qualifiait de précaire (sa seule source de revenus étant sa pension mensuelle, d’un montant de 1 200 EUR), elle allait procéder aux versements de ladite somme par tranches mensuelles de 500 EUR.
22. Le 12 septembre 2012, l’INPS demanda à la requérante le versement de la somme due au titre de l’action en répétition, établie à 13 288,39 EUR après actualisation, dans un délai de trente jours. Le 30 octobre 2012, la requérante informa l’INPS qu’elle n’était pas en mesure de verser l’intégralité de la somme demandée. Elle offrit ainsi derembourser sa dette par mensualités de 200 EUR, ce que l’INPS accepta. La requérante indiqua aussi que les versements étaient effectués sous réserve de répétition (riserva di ripetizione).
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. La procÉdure de mobilitÉ
23. L’article 202 du décret du président de la République no3 du 10 janvier 1957 (intitulé « Texte unique des dispositions relatives au statut des fonctionnaires de l’État »), qui régit, dans le cadre des changements de fonction, le maintien du traitement (trattamento) économique du salarié, est ainsi libellé :
« Dans le cas d’un changement de fonction auprès de la même administration ou d’une administration différente, l’employé touchant un salaire supérieur à celui prévu dans la nouvelle fonction se voit attribuer une allocation personnelle, (…) [d’un montant] égal à la différence entre le salaire déjà perçu et le nouveau salaire, à moins qu’elle ne soit compensée par des augmentations ultérieures liées à la progression de carrière. »
24. L’article 3, alinéa 57, de la loi no 537 de 1993 (loi de finances 1994), prévoit ce qui suit :
« Lors du changement de fonction, au sens de l’article 202 du décret du président de la République no 3 de 1957, et d’autres dispositions légales similaires, au personnel ayant un traitement ou un salaire supérieur à celui à percevoir dans la nouvelle fonction, il est reconnu une « allocation compensatrice de garantie salariale ad personam », incluse dans le calcul de la cotisation pour le régime de la retraite, qui ne peut pas être soumise à résorption ou réévaluée, [d’un montant] égal à la différence entre le salaire ou le traitement [perçu] au moment du transfert et celui dû dans la nouvelle fonction. »
25. L’article 34 du décret législatif no 29 de 1993 réglemente les cas de transfert d’activités, indiquant que les salariés ont droit au maintien de leur traitement juridique d’origine, en application de l’article 2112 du code civil.
26. La circulaire ministérielle no 218 du 6 mai 1998, telle qu’en vigueur à l’époque des faits, est libellée comme suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« L’ordonnance ci-jointe [l’ordonnance no 217 de 1998, ci-après], soumise aux contrôles prescrits et rédigée selon les critères contenus dans la C.C.D.N. [la convention collective nationale décentralisée] conclue le 20 avril 1998, réglemente la présentation de la demande de transfert aux fonctions de grade VII – INPS, par le personnel enseignant (…). »
27. L’ordonnance du ministère de l’Éducation nationale no 217 du 6 mai 1998 réglemente la procédure de mobilité interservices entre ledit ministère et l’INPS. Ses dispositions pertinentes en l’espèce se lisent comme suit :
« Article 2
Le personnel intéressé par un transfert vers l’INPS doit présenter, dans un délai de 30 jours à partir de la date de publication de la présente ordonnance, une demande sur papier libre au rectorat de l’académie de la province à laquelle il est rattaché.
(…)
Article 4
Dans la demande, chaque candidat (…) doit indiquer :
a) l’appartenance aux catégories d’enseignants en surnombre ;
b) l’ancienneté de service globale acquise ;
(…)
d) les diplômes obtenus.
(…)
Article 6
6.1 (…) le recteur de l’académie identifie, sur la base du classement, l’enseignant bénéficiaire du contrat à conclure avec l’INPS (…).
6.2 L’enseignant est encadré dans les fonctions de grade VIIe – INPS, conservant l’ancienneté acquise précédemment et le traitement salarial dont il bénéfici[ait] à la date du départ, si [celui-ci était] plus favorable, en plus des traitements accessoires prévus pour le personnel de l’INPS.
(…)
7. (…) La présente ordonnance sera soumise aux contrôles prévus par la loi »
28. La convention collective nationale décentralisée du 11 mars 1998 relative aux critères applicables aux procédures de mobilité volontaire interservices du personnel de l’Éducation nationale prévoit ce qui suit en ses parties pertinentes en l’espèce :
« 2. Le ministère de l’Éducation nationale, en accord avec l’administration ou l’entité publique concernée, activera les procédures pour permettre la mobilité du personnel (…).
4. La décision portant ouverture des procédures (de mobilité) sera diffusée adéquatement et indiquera :
– le nombre de postes à pourvoir et les lieux d’affectation ;
– les fonctions à remplir ;
(…)
– le cadre juridique et économique au moment du transfert et le cadre législatif du secteur de référence ;
(…)
6. Le présent accord a valeur jusqu’à nouvelle détermination des procédures de mobilité interservices par les dispositions législatives ou par les normes découlant de la négociation collective. »
29. L’article 2 du décret législatif no 80 du 31 mars 1998 est ainsi libellé :
« 3. (…) La détermination du traitement économique [du personnel public] ne peut se faire que par le biais de conventions collectives ou, aux conditions fixées, par le biais de contrats individuels. Les dispositions des lois, règlements ou actes administratifs qui accordent des augmentations de salaire non prévues dans les contrats cessent d’être effectives à compter de la date d’entrée en vigueur du renouvellement du contrat concerné. La rémunération la plus favorable octroyée est soumise à résorption de la manière et selon les mesures prévues par les conventions collectives (…) »
30. Le Conseil d’État, siégeant en assemblée plénière (décision no8 du 16 mars 1992), a jugé que le bénéfice du maintien du traitement salarial plus favorable sans résorption, en cas de transfert au sein d’une autre administration, tel que prévu à l’article 202 du décret du président de la République no 3 de 1957 et à l’article 12 du décret du président de la République no 1079 de 1970, ne peut s’appliquer au personnel d’entités publiques dotées d’une personnalité juridique distincte de celle de l’administration centrale de l’État.
31. Dans son arrêt no 8543/06 (déposé le 8 janvier 2007, et suivi, entre autres, par les arrêts no 8690/06, no 8693/2006, no 9567/2006, no 9569/2006, no 55/2007, no 18129/14 et no 17125/15), la Cour de cassation a jugé que :
« (…) la jurisprudence administrative a exclu que le principe contenu à l’article 202 du D.P.R. [décret du président de la République] no 3 de 1957 puisse être considéré comme ayant une portée générale, c’est-à-dire comme étant applicable à tous les transferts de salariés du secteur public, interprétant ladite disposition dans le sens qu’elle s’applique uniquement dans le cas de transferts au sein de la même administration centrale de l’État, en l’excluant pour les transferts au sein des organismes publics non étatiques (…). La Cour [de cassation] partage cette interprétation, estimant que la norme citée vise à éviter une régression (regresso) du traitement économique global en cas de transfert du personnel ; mais l’on peut parler de régression uniquement en comparant des fonctions ou grades similaires, rattachés à une organisation bureaucratique unitaire (…).
(…) l’ordonnance ministérielle no 217/98 ne prévoit rien à propos de la résorption du chèque de garantie salariale reconnu aux enseignants à l’occasion de la procédure de mobilité (…). Cette remarque permet de replacer le présent cas dans le sillage du principe général de la résorption des allocations compensatrices (assegni ad personam) [en l’absence de dispositions dérogatoires prévoyant de manière explicite l’exclusion, pour l’allocation, de la résorption] ; (…) le traitement économique reconnu avant le transfert des intéressés est soumis à l’applicabilité du principe de résorption, lorsque les enseignants bénéficient d’une augmentation salariale ou d’un avancement de carrière suivant le transfert. »
II. L’action en répétition de l’indu
32. L’article 2033 du code civil régit l’action en répétition de l’indu lorsque le paiement a eu lieu sans cause (indebito oggettivo). Il est ainsi libellé :
« Toute personne ayant effectué un paiement indu est en droit de répéter ce qu’elle a payé. Elle a également droit aux fruits et intérêts à compter du jour du paiement, si la personne qui l’a reçu était de mauvaise foi, ou, si celle-ci était de bonne foi, à compter du jour de la demande. »
33. Si la jurisprudence majoritaire a toujours interprété le principe de la répétition de l’indu dans le sens que la « bonne foi » du bénéficiaire ne permet pas d’exclure la récupération de la somme versée sans titre (voir, parmi beaucoup, Cour de cassation, no 8338 de 2010, Conseil d’État no 2699 de 2006), le Conseil d’État, par ses arrêts nos 5314 et 5315 de 2014 (voir aussi Conseil d’État no 2118 du 13/04/2012, no 3773 de 2007 et no 6291 du 15/10/2003) a estimé que l’existence cumulative d’autres conditions peut constituer une exception à l’application généralisée du principe de répétition de l’indu. En particulier, il a affirmé que :
« (…) ce recouvrement est un devoir et constitue un exercice, conformément à l’article 2033 du code civil italien, d’un droit subjectif réel sur le contenu du capital auquel il ne peut être renoncé, puisqu’il est lié à la réalisation des finalités d’intérêt public auxquelles les montants indûment versés sont institutionnellement affectés, alors que les situations de confiance légitime et de « bonne foi » des bénéficiaires ne seraient pertinentes que pour déterminer les modalités du recouvrement à effectuer, afin de ne pas atteindre de manière excessivement dispendieuse les besoins vitaux du salarié (voir, parmi beaucoup d’autres, Conseil d’État, section III, 9 juin 2014, no 2903, et les précédents jurisprudentiels précités).
En fait, les principes jurisprudentiels susmentionnés, même s’ils semblent acceptables en termes abstraits, ne peuvent être appliqués automatiquement, de manière générale et indifférenciée à tout cas concret de paiement indu par l’administration publique à ses employés, car il est nécessaire d’avoir égard aux aspects juridiques et factuels des cas individuels portés devant les tribunaux, en tenant compte de la nature des montants dont le remboursement est demandé, des causes de l’erreur qui a conduit au paiement des sommes contestées, du temps écoulé entre la date du paiement et la date d’émission de l’ordre de recouvrement, du montant des sommes payées par rapport aux finalités concernées, etc. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE no 1À LA CONVENTION
34. La requérante allègue que la condamnation à rembourser à l’INPS la somme de 13 288,39 EUR, versée à titre de garantie salariale, a emporté violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Objet de la requête
35. En ce qui concerne l’objet du présent grief, la Cour indique d’emblée que celui-ci ne porte pas sur l’application du principe de résorption à l’allocation compensatrice reconnue à la requérante mais sur les effets de l’action en répétition des sommes versées par l’INPS de 1998 à 2004.
B. Sur la recevabilité
36. La Cour constate que le gouvernement défendeur ne soulève aucune exception préliminaire portant sur la recevabilité de la requête. Néanmoins, la Cour, en rappelant qu’elle peut soulever d’office, entre autres, une question relative à sa compétence ratione materiae, estime nécessaire d’examiner l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no1 de sa propre initiative (Romeva c. Macédoine du Nord, no 32141/10, § 37, 12 décembre 2019, Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 131, CEDH 2010, et Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III).
37. En particulier, renvoyant aux principes énoncés dans l’affaire Čakarević c. Croatie (no 48921/13, §§ 50-53, 26 avril 2018 ; voir aussi Romeva, précité, §§ 38-39), la Cour relève que la question de savoir si la présente requête entre dans le champ d’application de l’article précité doit être analysée à la lumière du fait que la requérante a bénéficié, de septembre 1998 à février 2004, du versement mensuel d’une allocation compensatrice sur le fondement des dispositions réglementant la mobilité interservices entre le ministère de l’Éducation nationale et l’INPS (paragraphes 26-28 ci‑dessus).
38. La Cour note que l’INPS a régulièrement procédé audit versement, en faveur de la requérante, pendant la période indiquée. Elle note aussi que, par après, à la suite de plusieurs arrêts de la Cour de cassation rendus à partir de 2006 (paragraphe 31 ci-dessus) établissant que l’allocation compensatrice était soumise à la règle générale de la résorption, c’est-à-dire assujettie à la réduction de son montant au fur et mesure que le salaire de base augmentait, l’administration a entamé une action en répétition de la somme qu’elle estimait constituer un versement indu. Si le tribunal de première instance a reconnu la prééminence de l’intérêt de la requérante et a rejeté l’action de l’INPS (paragraphe 18 ci-dessus), la cour d’appel (paragraphe 20 ci-dessus), décision confirmée par la Cour de cassation, a fait droit à la demande de l’administration.
Partant, la Cour considère que la question qui se pose dans la présente affaire est celle de savoir si, dans ces circonstances particulières, la requérante peut être réputée avoir eu une « espérance légitime », au sens autonome de la Convention, de pouvoir conserver les sommes déjà perçues à titre de garantie salariale.
39. La Cour observe d’emblée que le droit de la requérante à percevoir l’allocation en question résultait de l’appréciation de l’INPS, principale instance du système public italien chargée d’organiser le service lié aux prestations de sécurité sociale. Cette entité, en appliquant les dispositions susmentionnées, a procédé sans discontinuité au versement de l’allocation compensatrice pendant environ six ans. Il y a d’ailleurs lieu de relever que, d’après les documents présentés par le gouvernement défendeur, l’INPS a effectué les versements sans aucune mention quant à leur nature provisoire (riserva di ripetizione dell’indebito) (Čakarević, précité, § 59).
40. La Cour observe également que, de son côté, la requérante a pu constater que l’administration l’avait admise au bénéfice de l’allocation compensatrice et considérer à juste titre que cette décision et son exécution étaient fondées (ibidem, § 56). Par ailleurs, il convient de noter que le gouvernement défendeur ne met pas en doute la « bonne foi » de la requérante ni ne soutient que celle-ci a contribué de quelque manière que soit à provoquer la situation contestée : l’intéressée a présenté sa demande de mobilité dans le respect des dispositions applicables et a perçu le versement de l’allocation en disposant d’information de nature à la convaincre de son droit au bénéfice de la garantie salariale (Romeva, précité, § 43, et Čakarević, précité, §§ 59-60).
41. L’intéressée ne pouvait donc pas raisonnablement se douter, au moins jusqu’au mois de février 2004 (paragraphe 11in fine ci-dessus), date d’envoi du courriel contesté, que son droit au bénéfice de la garantie salariale avait été accordé par erreur. Elle était fondée à estimer, en s’appuyant sur les dispositions applicables à son transfert (paragraphes 23‑24 ci-dessus) que la décision de lui verser les sommes litigieuses ne perdrait pas sa validité. En outre, le temps écoulé a pu faire naître chez la requérante la conviction de la stabilité de cette partie de ses revenus (Gashi c. Croatie, no 32457/05, § 22, 13 décembre 2007).
42. En conclusion, tous les éléments évoqués permettent à la Cour de conclure que, compte tenu des circonstances de l’affaire dans leur globalité, la requérante peut être considérée comme titulaire d’un intérêt patrimonial suffisamment reconnu et important pour constituer un « bien » au sens de la norme exprimée dans la première phrase de l’article 1 du Protocole no 1, lequel est donc applicable quant au grief examiné (Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 94, 13 décembre 2016, Romeva, précité, §§ 44 et 45, Čakarević, précité, § 65, et Moskal c. Pologne, no 10373/05, §§ 44-46, 15 septembre 2009).
43. En outre, constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour le déclare recevable.
C. Sur le fond
1. Observations des parties
44. La requérante conteste non pas la légitimité du principe de résorption des augmentations de salaire à partir de 2004, mais plutôt l’obligation de remboursement des sommes que l’INPS lui avait déjà versées, qu’elle considère comme faisant partie intégrante de son patrimoine.
45. Elle soutient s’être vu verser les montants litigieux sans mention d’une « réserve de répétition » et sans information quant à leur caractère provisoire, en application d’un cadre normatif déterminé, en l’occurrence la réglementation applicable à la procédure de mobilité (paragraphes 23-24 et 26-28 ci-dessus). Selon elle, ce cadre a fait naître en elle une expectative légitime et raisonnable quant au caractère définitif des versements, d’autant plus que l’INPS a réclamé la restitution des sommes en cause près de dix ans après le début de leur versement, en s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour de cassation qui s’était entre‑temps affirmée à partir de 2006 (paragraphe 31 ci-dessus).
46. La requérante estime que l’action de l’administration s’est fondée sur une nouvelle interprétation des dispositions applicables, non prévisible, ce qui serait contraire aux principes de la Cour.
47. La requérante met aussi en avant sa situation économique et son état de santé, arguant que l’obligation de remboursement a eu un impact décisif sur sa retraite, d’un montant égal à 1 200 EUR environ, duquel il faudrait déduire les dépenses de santé exposées par elle pour un traitement de chimiothérapie pour un lymphome. Elle indique également que, en se basant sur sa situation patrimoniale préexistante à la survenue du litige avec l’administration, elle avait contracté un prêt immobilier pour financer l’achat de son habitation, escomptant alors être en mesure de rembourser la somme empruntée grâce à ses revenus. Elle précise verser actuellement 350 EUR par mois en remboursement de ce prêt.
48. La requérante soutient ensuite ne pas avoir reçu le courrier électronique que l’INPS lui a envoyé en 2004 pour l’informer d’un réexamen à venir de sa situation salariale (paragraphe 11 ci-dessus). Elle affirme qu’à la période à laquelle ledit courriel aurait été envoyé, elle était déjà malade et souvent absente du bureau. Elle plaide que le Gouvernement n’a jamais fourni la preuve de la réception de ce message et considère que, pour une communication de cette importance, l’INPS aurait dû utiliser un système de réception sécurisé, en l’occurrence l’envoi par lettre recommandée avec accusé de réception. En tous cas, elle soutient avoir été informée tardivement par cette communication de 2004 du caractère prétendument erronée des versements en question.
49. Le Gouvernement, en s’appuyant sur la jurisprudence interne pour justifier l’action en répétition des sommes litigieuses, soutient que celle-ci est conforme à l’article 1 du Protocole no 1. Il indique que la requérante a pu conserver son salaire de départ, à l’instar des autres enseignants transférés, grâce au versement de l’allocation compensatrice. Il ajoute que, par la suite, au fur et à mesure de ses augmentations de salaire au sein de l’INPS, elle aurait dû voir l’allocation soumise au principe de résorption, afin d’éviter de se retrouver « privilégiée » en permanence, quant à son traitement salarial, par rapport aux autres salariés de l’INPS.
50. Le Gouvernement expose ensuite que, malgré les déclarations de la requérante à ce sujet, aucun changement de jurisprudence n’est intervenu en matière de résorption. En particulier, selon lui, la jurisprudence administrative majoritaire a toujours exclu une application généralisée du traitement privilégie dont la requérante se prévaut (paragraphe 30 ci‑dessus). Les dispositions invoquées par celle-ci seraient uniquement applicables aux transferts à l’intérieur de l’administration centrale de l’État. Cette même orientation serait suivie par la jurisprudence majoritaire des juges du travail (paragraphe 31 ci-dessus). Ainsi, contrairement aux dires de la requérante, il n’y aurait eu aucun revirement de jurisprudence.
51. Le Gouvernement indique encore que la situation de la requérante et des autres enseignants en surnombre, auxquels avait été offerte la possibilité d’un transfert à l’INPS, est semblable à celle des requérants de l’affaire Torri et autres c. Italie ((déc.), nos 11838/07 et 12302/07, 24 janvier 2012), déclarée irrecevable par la Cour.
52. Enfin, le Gouvernement affirme que le courrier électronique litigieux a bien été expédié à la requérante le 27 février 2004, l’informant de la possibilité d’une action en recouvrement des éventuelles sommes indues, versées pour la période 1998-2004. Selon lui, ce courriel faisait état de nombreuses affaires en cours et indiquait que les éventuels paiements indus feraient ultérieurement l’objet d’un recouvrement, après consolidation de la jurisprudence interne.
2. Appréciation de la Cour
53. Eu égard aux principes généraux applicables en la matière auxquels elle renvoie (Romeva, précité, §§ 55-59 et 62-73, Čakarević, précité, §§ 73‑89, Moskal, précité, §§ 50-52, et Grobelny c. Pologne, no 60477/12, §§ 55-62, 5 mars 2020) et compte tenu de ses conclusions relatives à l’applicabilité de l’article 1 du Protocole no1 à la présente affaire (paragraphe 42 ci-dessus), la Cour estime que la mesure litigieuse a constitué une ingérence dans le droit de la requérante au respect de ses biens. Il s’ensuit que, pour être compatible avec la norme générale énoncée à la première phrase de l’article 1 susmentionné, ladite ingérence doit remplir trois conditions : elle doit avoir été effectuée « dans les conditions prévues par la loi », « pour cause d’utilité publique » et dans le respect d’un juste équilibre entre les droits de la requérante et les intérêts de la communauté (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, §§ 108-114, CEDH 2000‑I, et Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, §§ 112-115, 13 décembre 2016).
a) Sur la légalité de l’ingérence
54. En ce qui concerne la légalité de l’ingérence, la Cour observe que l’action en répétition de l’indu a été validée par un arrêt de la cour d’appel de Turin, confirmé en cassation, sur le fondement des dispositions internes pertinentes en la matière et de la jurisprudence du Conseil d’État et de la Cour de cassation (paragraphes 30-31 ci-dessus). La mesure litigieuse était donc « prévue par la loi », comme exigé par l’article 1 du Protocole no1 à la Convention.
b) Sur le but légitime de l’ingérence
55. Venant ensuite à la question du but légitime, en l’absence d’observations formulées sur ce point par les parties, la Cour se limite à relever que les juridictions internes ont rappelé les principes généraux propres à la notion de répétition de l’indu. Elle considère ainsi que l’ingérence répondait à un but légitime puisqu’il est dans l’intérêt public que les biens reçus sur un fondement inexistant ou ayant cessé d’exister soient restitués à l’État (Čakarević, précité, § 76).
c) Sur la proportionnalité de l’ingérence
56. Il reste à procéder à l’examen de la dernière condition prévue par l’article 1 du Protocole no1 : la Cour doit ainsi rechercher si l’ingérence en question a rompu le juste équilibre qui doit exister entre les exigences de l’intérêt public général, d’une part, et celles de la protection du droit de l’individu au respect de ses biens, d’autre part (Romeva, precité, § 57). Le juste équilibre sera ainsi détruit si la personne concernée supporte une charge spéciale et excessive (Béláné Nagy, précité, § 115).
57. Tout d’abord, en ce qui concerne la « marge d’appréciation » de l’État, la Cour rappelle que le transfert de la requérante a eu lieu dans le cadre d’une procédure plus complexe de réorganisation de l’administration publique. En effet, la procédure de mobilité a été lancée dans le but de réintégrer un nombre considérable de fonctionnaires de l’Éducation nationale qui se trouvaient en sureffectif (paragraphe 5 ci-dessus). Dans ce contexte, les intéressés se sont vu reconnaître le bénéfice d’une allocation compensatrice, dont la fonction était d’éviter que le transfert de ces salariés en transit de leur administration d’origine vers un autre organisme étatique, en l’occurrence l’INPS, pût avoir un impact sur leurs salaires. Ladite allocation semblait répondre, par sa finalité, au principe interdisant la reformatio in peius du traitement économique des salariés du secteur public, en vue de favoriser la mobilité du personnel concerné et éviter que des considérations d’ordre économique pussent entraver le mouvement des salariés.
58. La Cour observe que la mise en place de procédures de mobilité et la prévision de mesures de garantie salariale telles que l’allocation compensatrice font entrer en jeu des considérations liées aux politiques économiques et sociales qui relèvent en principe de l’ample marge d’appréciation accordée aux États dans ce domaine (voir, parmi beaucoup d’autres, Béláné Nagy, précité, § 113, et Valkov et autres c. Bulgarie, nos 2033/04 et 8 autres, § 91, 25 octobre 2011). Toutefois, cette marge peut être plus étroite lorsque, dans des cas tels que celui de l’espèce où des sommes sont versées par erreur à la partie intéressée, l’erreur est imputable uniquement aux autorités étatiques (Čakarević, précité, § 78, et Moskal, précité, § 73).
59. Revenant aux circonstances de la cause, et notamment au comportement de la requérante, la Cour rappelle avoir déjà constaté que rien dans la présente affaire ne permet de considérer celle-ci comme responsable de l’évaluation incorrecte de son dossier et donc du versement de l’allocation compensatrice de garantie salariale (paragraphe 40 ci-dessus). L’intéressée s’est limitée à participer à l’appel à la mobilité et à fournir les informations pertinentes requises (paragraphe 7 ci-dessus). Il ressort en l’espèce que, à la différence de ce qui a été observé dans d’autres situations où l’erreur découlait d’une omission du bénéficiaire (B. c. Royaume‑Uni, no 36571/06, § 39, 14 février 2012), l’erreur d’appréciation a été commise par l’INPS, cette instance ayant appliqué les dispositions relatives à la procédure de mobilité interservices concernant la requérante selon une interprétation par la suite sanctionnée comme erronée par les juridictions internes (Romeva, précité, § 68, et Čakarević, précité, §§ 79 et 80). Pendant la période des versements, les circonstances de l’espèce sont apparues à l’INPS comme univoques et l’ont conduit à considérer comme justifié le paiement intégral de l’allocation compensatrice.
60. En outre, la Cour estime, au regard du degré de confiance que la requérante pouvait avoir en l’exactitude de la décision de l’INPS, que la nature de l’employeur revêt une certaine importance dans l’examen global de la proportionnalité de l’ingérence (Čakarević, précité, § 80). En effet, la confiance légitime d’un salarié peut raisonnablement trouver un appui différent selon les caractéristiques de l’employeur et donc de l’autorité avec laquelle ce dernier interprète et fait application de normes plus ou moins complexes.
61. Dans le cas d’espèce, il y a lieu d’observer que l’employeur de la requérante, l’INPS, est l’organisme chargé de la gestion du système de retraite obligatoire et des autres services de sécurité sociale prévus au niveau interne. Il résulte par ailleurs que l’INPS a été impliqué dans l’activation de la procédure de mobilité, à tout le moins dans les premières phases de celle-ci (paragraphe 28 ci-dessus). La décision de procéder au versement de l’allocation compensatrice provient donc d’un employeur public à l’issue d’un processus administratif. Cela signifie que, du point de vue de la requérante, l’application des dispositions pertinentes en la matière pouvait être raisonnablement perçue comme exacte et fondée sur des actes administratifs.
62. À cet égard, la Cour rappelle le principe selon lequel, si une décision administrative peut faire l’objet d’une révocation pour l’avenir (ex nunc), l’expectative qu’elle ne soit pas remise en cause rétroactivement (ex tunc) doit généralement être reconnue comme légitime, à moins qu’il n’existe de sérieuses raisons contraires fondées sur l’intérêt général ou de tiers (Čakarević, précité, §§ 56 et 80, avec la jurisprudence qui y est citée).
63. La Cour note en l’occurrence que le gouvernement défendeur conteste la thèse de la partie requérante, affirmant qu’il n’y aurait eu aucune incertitude quant à l’interprétation des dispositions internes régissant la procédure de mobilité et l’application du principe de résorption à l’allocation compensatrice (paragraphes 46-50 ci-dessus).
64. À ce titre, le Gouvernement cite un arrêt de l’assemblée plénière du Conseil d’État de 1992 (paragraphe 30 ci‑dessus) selon lequel le bénéfice du maintien sans résorption du traitement salarial plus favorable, en cas de transfert au sein d’une autre administration, ne peut s’appliquer au personnel d’entités publiques dotées d’une personnalité distincte de l’administration centrale de l’État.
65. La Cour constate à cet égard que cette interprétation établie n’a pas été suivie par l’INPS, cette instance ayant versé la même somme à la requérante pendant des années. Il convient de noter que l’ordonnance ministérielle no 217 du 6 mai 1998 n’indiquait pas, au moins de manière explicite, si le principe de résorption était applicable ou pas à la mobilité intéressant la requérante, ses dispositions se limitant à prévoir une allocation compensatrice pour tous les salariés de l’Éducation nationale transférés. Par la suite, c’est la Cour de cassation qui est intervenue dans ce domaine, à partir de 2006, en affirmant que la règle générale de la résorption s’appliquait également aux transferts au sein de l’INPS.
66. La Cour relève ainsi qu’une incertitude persistait quant à l’applicabilité du principe de résorption, à tel point que l’INPS a versé les sommes compensatoires à l’intéressée sans mention d’une réserve de répétition (riserva di ripetizione), et l’absence d’une telle mention (paragraphe 45 ci-dessus) ne saurait aboutir à remettre en question la confiance légitime de la requérante.
67. De plus, la Cour note, comme déjà indiqué plus haut, que les versements se sont succédé pendant une période très longue, à savoir près de six ans. Il ne s’agit donc pas d’une erreur ponctuelle et à caractère isolé, ni d’une simple erreur de calcul que la requérante aurait pu relever, éventuellement en ayant recours à un expert. Celle-ci a pu raisonnablement considérer que lesdits versements étaient stables et destinés à être définitifs.
68. Aussi, la Cour rappelle que le principe de « bonne gouvernance » exige que, lorsqu’une question d’intérêt général est en jeu, les autorités publiques agissent en temps utile, de manière appropriée et avec la plus grande cohérence (Beyeler, précité, § 120, Romeva, précité, § 58, et Moskal, précité, § 51).
69. En l’occurrence, elle note que l’INPS, après avoir attendu la consolidation de la jurisprudence interne, a procédé à l’action en répétition seulement en 2008 – soit environ dix ans après le premier versement, six ans si l’on considère le moment où les autorités se sont aperçues de l’éventuelle existence d’une erreur de versement (paragraphe 52 ci‑dessus, in fine).
70. Un autre élément que la Cour tient à souligner concerne le fait que l’allocation compensatrice est prévue par le droit interne comme un élément de garantie salariale, calculée donc sur le montant du salaire de l’ancienne fonction et versée en rapport avec l’activité ordinaire du salarié. Il ne s’agit pas d’une allocation versée en relation à une activité accessoire de travail fournie par le salarié (comme par exemple dans le cas d’indemnités liées aux heures supplémentaires), ayant ainsi un caractère sporadique, cequi pourrait éventuellement justifier, compte tenu de son caractère ponctuel et isolé, une erreur de la part des autorités quant au montant à reconnaître aux intéressés.
71. Enfin, la Cour constate que, même si le versement de l’allocation découle entièrement d’une erreur de l’INPS, c’est la requérante qui a été condamnée à restituer à cette instance la totalité des sommes versées en excès, sans tenir compte des circonstances entourant l’affaire (paragraphe 33 ci-dessus). Aucune responsabilité de l’État ou d’une autre entité étatique, qui a pourtant engendré la situation, n’a été établie et, qui plus est, la charge de cette erreur a pesé entièrement sur la seule requérante (voir Čakarević, précité, § 86, et Lelas c. Croatie, no 55555/08, § 77, 20 mai 2010, et, a contrario, Moskal, précité, § 70).
72. La Cour reconnaît que la requérante a obtenu l’accord de l’INPS pour un échelonnement du remboursement. Elle rappelle toutefois que la somme demandée représente une partie significative des revenus de l’intéressée, compte tenu de la situation économique de cette dernière : au moment de la condamnation au remboursement de la somme litigieuse, la pension de retraite de la requérante s’élevait à 1 200 EUR. À l’époque, l’intéressée avait déjà commencé un traitement de chimiothérapie, qui, selon ses allégations, non contredites par le Gouvernement, a eu un impact significatif sur ses revenus (paragraphe 47 ci-dessus).
73. Ainsi, la Cour observe que les juridictions internes, en statuant sur l’action en répétition, n’ont pris en compte ni la situation économique ni les conditions de santé de la requérante (Čakarević, précité, § 89).
d) Conclusion
74. à la lumière des considérations qui précèdent (paragraphes 59-73 ci‑dessus), la Cour rappelle notamment que : a) le versement d’une allocation doit être effectué à la suite d’une demande introduite par le bénéficiaire agissant de bonne foi (Čakarević, précité, § 82, Moskal, précité, § 68) ou, en l’absence d’une telle demande, par les autorités procédant de manière spontanée ; b) le versement en question doit être effectué par une entité publique, administration centrale de l’état ou autre entité publique, sur la base d’une décision prise à l’issue d’un processus administratif et présumée exacte (Romeva, précité, § 68, Čakarević, précité, § 80) ; c) il doit être fondé sur une disposition légale, réglementaire ou contractuelle, dont l’application doit être perçue par le bénéficiaire comme étant la « source » du versement (ibidem, § 83), et identifiable aussi dans son montant ; d) le versement manifestement dépourvu de titre ou reposant sur de simples erreurs de calcul est exclu ; de telles erreurs peuvent être relevées par le bénéficiaire, éventuellement en ayant recours à un expert ; e) il doit être effectué pendant une période suffisamment longue pour faire naître la conviction raisonnable de son caractère définitif et stable (ibidem, § 85, Moskal, précité, § 69) ; l’allocation versée ne doit pas être en rapport avec une activité professionnelle ponctuelle et « isolée » mais doit être liée à l’activité ordinaire ; f) enfin, le versement en question ne doit pas avoir été effectué avec mention d’une réserve de répétition.
Ainsi, la Cour juge que, au vu des circonstances particulières de l’espèce, l’ingérence subie par la requérante a été disproportionnée dès lors que, seule, celle-ci a dû supporter la charge de l’erreur commise par l’administration.
75. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION combiné AVEC l’article 1 du protocole no1 À LA CONVENTION
76. La requérante se plaint également des effets discriminatoires qui auraient découlé de l’application des dispositions relatives aux procédures de mobilité et auraient généré une distinction entre, d’une part, les salariés transférés entre des administrations centrales de l’État et ceux transférés au sein d’une autre administration publique, d’autre part. Elle y voit une différence de traitement injustifiée et contraire à l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no1. Aux termes de la première de ces dispositions :
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
77. Le Gouvernement conteste cette thèse.
78. La Cour constate que ce grief est étroitement lié à celui tiré de l’article 1 du Protocole no1 et elle le déclare recevable.
79. Compte tenu du constat de violation de l’article 1 du Protocole no1 à la Convention auquel elle a abouti (paragraphe 75 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question de savoir si, en l’espèce, il y a eu violation de l’article 14 de la Convention (Beyeler,précité, § 126).
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
80. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
81. La requérante demande 15 318,39 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’elle estime avoir subi, ainsi que 5 000 EUR, ou tout autre montant que la Cour jugerait approprié de lui octroyer, au titre du dommage moral dont elle dit avoir souffert.
82. Le Gouvernement s’oppose à ses prétentions, qu’il considère comme mal fondées. Selon lui, faire droit à ces demandes aboutirait à un enrichissement sans cause de l’intéressée.
83. La Cour note que la somme réclamée au titre du dommage matériel allégué inclut en premier lieu la dette de la requérante, d’un montant de 13 288,39 EUR, relative à l’action en répétition de l’indu.
84. La Cour constate que le remboursement de cette somme a été effectué par prélèvements automatiques mensuels de 200 EUR sur la pension de retraite de la requérante. Or, selon les dernières informations fournies à la Cour, lors de la présentation des demandes de la partie requérante sur la satisfaction équitable, en février 2016 le plan de remboursement faisait état d’une dette résiduelle de 8 288,96 EUR, 5 000 EUR ayant déjà été versés à l’INPS.
85. La Cour relève que les parties n’ont pas indiqué que le prélèvement automatique avait été suspendu pour une quelconque raison. Dès lors, elle estime plausible que le montant de 13 288,39 EUR ait été entièrement remboursé à l’administration. Ainsi, pour autant que cette somme a été versée dans son intégralité à l’INPS, la Cour octroie à la requérante, pour cette partie de la demande, 13 288 EUR à titre de dommage matériel.
86. La Cour note ensuite que la somme réclamée au titre du dommage matériel allégué inclut en deuxième lieu le paiement des frais de procédure engagés par l’INPS auxquels la requérante a été condamnée, dont la Cour de cassation a fixé le montant à 2 030 EUR (paragraphe 21 ci-dessus). Dans sa demande de satisfaction équitable, la requérante a sollicité le remboursement de 1 000 EUR, en s’appuyant sur des justificatifs prouvant le paiement de la moitié de la somme due, puis, après avoir versé la deuxième moitié de cette somme (1 030 EUR), elle a présenté à la Cour les justificatifs nécessaires et l’a invitée à en tenir compte dans le calcul du dommage matériel.
87. La Cour constate que la requérante avait déjà fourni, dans sa demande de satisfaction équitable, la preuve de l’obligation légale de rembourser la totalité des frais de procédure engagés par l’INPS, à savoir l’ordonnance de la Cour de cassation la condamnant au versement de la somme de 2 030 EUR (voir aussi la lettre de l’INPS réclamant ladite somme) (paragraphe 21 ci-dessus). Elle relève aussi que la requérante a présenté les justificatifs prouvant les versements réalisés effectivement et de manière progressive, suivant une démarche de transparence.
88. Partant, compte tenu du lien de causalité directe entre la violation constatée et la condamnation à rembourser les frais de procédure de la partie adverse, la Cour juge raisonnable d’accorder également à la requérante 2 030 EUR à titre de dommage matériel.
89. En conclusion, la Cour accord à la requérante 15 318 EUR à titre de dommage matériel. Toutefois, la requérante ne saurait tirer de l’arrêt de la Cour un droit à une double réparation ou à un enrichissement sans cause (Molla Sali c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no20452/14, § 46, 18 juin 2020). Par conséquent, dans l’hypothèse où le remboursement de la somme versée au titre de l’action en répétition ne serait pas encore achevé à la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, la requérante devra rembourser à l’État défendeur le surplus de la somme octroyée par la Cour.
90. Quant au préjudice moral allégué, en rappelant que la requérante se remet à l’appréciation de la Cour et compte tenu des principes qui se dégagent de sa jurisprudence en la matière, elle juge opportun d’allouer à la requérante la somme de 8 000 EUR pour dommage moral.
B. Frais et dépens
91. La requérante réclame 2 265,98 EUR au titre des frais et dépens engagés devant les juridictions nationales, ainsi que 500 EUR pour la traduction des documents relatifs à la procédure interne, et elle s’en remet à la sagesse de la Cour quant aux frais engagés aux fins de la procédure devant celle-ci.
92. Le Gouvernement estime la demande mal fondée.
93. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 2 500 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par l’intéressée à titre d’impôt, pour frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
94. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le grief formulé sur le terrain de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 15 318 EUR (quinze mille trois cent dix-huit euros), selon les conditions indiquées au paragraphe 89 ci-dessus, pour dommage matériel,
ii. 8 000 EUR (huit mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral,
iii. 2 500 EUR (deux mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens,
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 février 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata Degener Ksenija Turković
Greffière adjointe Présidente
Dernière mise à jour le février 11, 2021 par loisdumonde
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