AFFAIRE BUTAŞ c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) Requête no 29723/05

INTRODUCTION. La requête porte sur l’impossibilité pour le requérant de jouir de son droit de propriété, reconnu par les juridictions nationales, sur un immeuble nationalisé par l’État pendant le régime communiste totalitaire, ce bien ayant été vendu par l’État à des locataires.

QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE BUTAŞ c. ROUMANIE
(Requête no 29723/05)
ARRÊT
STRASBOURG
12 janvier 2021

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Butaş c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

Branko Lubarda, président,
Carlo Ranzoni,
Péter Paczolay, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointede section,

Vu :

la requête (no 29723/05) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant allemand, M. Augustin Roland Brutus Butaş (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 23 juillet 2005,

la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement ») le grief concernant l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 décembre 2020,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête porte sur l’impossibilité pour le requérant de jouir de son droit de propriété, reconnu par les juridictions nationales, sur un immeuble nationalisé par l’État pendant le régime communiste totalitaire, ce bien ayant été vendu par l’État à des locataires.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1928 et résidait jusqu’à son décès, le 21 janvier 2011, à Düsseldorf. Il est représenté par Me Gidro, avocate.

3. Le Gouvernement a été représenté par ses agents, Mme C. Brumar et, en dernier lieu, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères.

4. Les circonstances factuelles et juridiques de l’affaire sont similaires à celles exposées par les requérants dans l’arrêt Străin et autres c. Roumanie (no 57001/00, §§ 5‑18, CEDH 2005‑VII), par les requérants M. et Mme Rodan dans l’affaire Preda et autres c. Roumanie (nos 9584/02 et 7 autres, §§35-41, 29 avril 2014) et par les requérants dans l’arrêt Ana Ionescu et autres c. Roumanie (nos 19788/03 et 18 autres, §§ 6-7, 26 février 2019).

5. Le requérant demanda aux juridictions nationales la restitution d’un immeuble composé de plusieurs appartements et du terrain annexe sis à Turda, 3 Place 1 Decembrie 1918 (anciennement 3 Rue Republicii) qui avait appartenu à sa mère et qui avait été nationalisé par l’ancien régime communiste.

6. Par un arrêt définitif du 24 janvier 2005, la cour d’appel de Cluj constata que la nationalisation de l’immeuble avait été illégale et que le requérant n’a jamais cessé d’être le propriétaire légitime de ce bien. La cour d’appel reconnut en même temps la validité des contrats de vente de cinq appartements par l’État à des tiers, au motif que ces derniers avaient été de bonne foi au moment de la conclusion des contrats.

7. Par une décision définitive du 18 mai 2010, le tribunal départemental de Cluj jugea que le requérant était en droit de recevoir des compensations. Son dossier administratif est pendant devant l’Autorité nationale pour la restitution des propriétés qui doit décider du montant de la compensation et délivrer un titre de paiement.

8. Le requérant n’a pas recouvré la possession de son immeuble. Il n’a pas été indemnisé à ce jour pour la perte de son bien.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

9. Le droit et la pratique internes concernant les biens immeubles nationalisés illégalement puis vendus par l’État à des tiers ont été présentés dans les arrêts Brumărescu c. Roumanie ([GC], no 28342/95, §§ 34‑35, CEDH 1999‑VII), Străin et autres (précité, §§ 19‑23), Maria Atanasiu et autres c. Roumanie (nos 30767/05 et 33800/06, §§ 44‑76, 12 octobre 2010), Preda et autres (précité, §§ 68‑74) et Dickmann et Gion c. Roumanie (nos 10346/03 et 10893/04, §§ 52‑58, 24 octobre 2017).

EN DROIT

I. Locus standi

10. À la suite du décès du requérant, ses héritiers, MM. Daniel Butaş et Christian Andreas Butaş, ont informé la Cour de leur intention de maintenir la requête. Le Gouvernement ne s’est pas opposé à cette demande. Eu égard aux liens familiaux et juridiques des intéressés avec le requérant et à leur intérêt légitime à poursuivre la procédure, la Cour accepte que les héritiers du requérant décédé poursuivent l’instance (Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 101, CEDH 2013 et Preda et autres précité, § 75,). Elle continuera donc à traiter la requête, conformément à la demande des héritiers.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du protocole no 1 à LA CONVENTION

11. Le requérant allègue que l’impossibilité dans laquelle il se trouve de recouvrer la possession de son bien nationalisé illégalement ou d’obtenir une indemnisation à cet égard malgré les décisions de justice reconnaissant son droit de propriété sur ce bien emporte violation de son droit au respect de ses biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

12. Le Gouvernement excipe de l’irrecevabilité de la requête, pour non‑épuisement des voies de recours internes.

13. Le requérant conteste ces allégations.

14. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné et rejeté des exceptions similaires concernant le non-épuisement des voies de recours internes relatives à la loi no 10/2001 et à la loi no 165/2013 (Străin et autres, §§ 54‑56, Preda et autres, §§ 133 et 141, Dickmann et Gion, §§ 72 et 78, et Ana Ionescu et autres, § 23, tous précités).

15. Elle constate que le Gouvernement n’a avancé aucun fait ou argument nouveau susceptible de la persuader de parvenir à une conclusion différente quant à la recevabilité de ce grief. Partant, elle considère qu’il y a lieu de rejeter l’exception qu’il soulève à cet égard.

16. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, elle le déclare recevable.

B. Sur le fond

17. Le requérant soutient que l’impossibilité dans laquelle il se trouve encore, à ce jour, de recouvrer la possession de son bien ou, à défaut, de recevoir une compensation pour la perte de ce bien porte atteinte à son droit au respect de ses biens.

18. Le Gouvernementsoutient pour sa part que le requérant aurait dû suivre la procédure prévue par les lois de restitution et modifiée par la loi no 165/2013.

19. La Cour note qu’en l’espèce, tout comme les requérants dans l’affaire Străin et autres, précitée, ou comme M. et MmeRodan dans l’affaire Preda et autres, précitée, le requérant a obtenu des décisions définitives reconnaissant avec effet rétroactif l’illégalité de la nationalisation par l’État de son bien immeuble et son droit de propriété sur le bien en question. À ce jour, ces décisions n’ont été ni contestées ni annulées. Pourtant, le requérant n’a pas pu recouvrer la possession du bien ni obtenir réparation pour cette privation de propriété.

20. La Cour rappelle qu’elle a déjà jugé que l’impossibilité pour un justiciable de recouvrer la possession de ses biens malgré l’adoption d’une décision de justice définitive reconnaissant son droit de propriété sur les biens en question constituait une privation au sens de la deuxième phrase du premier paragraphe de l’article 1 du Protocole no 1, et que, en l’absence d’indemnisation, une telle privation imposait à l’intéressé une charge disproportionnée et excessive emportant violation de son droit au respect de ses biens, garanti par l’article 1 du Protocole no 1 (Preda et autres, §§ 146 et 148‑149, Dickmann et Gion, §§ 103‑104, et Ana Ionescu et autres, §§ 27‑30, tous précités).

Elle constate que le Gouvernement n’a avancé aucun fait ni argument susceptible de la persuader de parvenir à une conclusion différente dans la présente affaire.

21. Les considérations qui précèdent suffisent pour permettre à la Cour de conclure à la violation de l’article 1 du Protocole no1.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

22. Enfin, le requérant allègue une atteinte au principe de non‑discrimination protégé par l’article 14 de la Convention.

23. Compte tenu de l’ensemble des éléments dont elle dispose, et pour autant qu’elle est compétente pour connaître des allégations formulées, la Cour ne constate aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention.

24. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

25. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

26. En 2007, le requérant a présenté une première demande de satisfaction équitable et en 2015, à l’invitation de la Cour, il a mis à jour sa demande initiale.

27. Le Gouvernement a communiqué des commentaires en réponse aux demandes originale et actualisée de satisfaction équitable soumises par le requérant.

28. Afin de justifier sa demande concernant le préjudice matériel et sa réponse à cet égard, le requérant et le Gouvernement ont fourni des rapports d’expertise technique préparés par des experts enregistrés, soit comme membres de l’Association nationale des experts (« ANEVAR »), association reconnue par le gouvernement roumain comme association d’intérêt public, soit au ministère de la Justice.

A. Dommage matériel

29. La Cour l’a dit en plusieurs occasions, un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 32, CEDH 2000‑XI, et Guiso-Gallisay c. Italie (satisfaction équitable) [GC], no 58858/00, § 90, 22 décembre 2009).

30. Dans les circonstances de la présente affaire, elle considère que la restitution du bien immeuble en cause placerait autant que possible le requérant dans une situation équivalente à celle dans laquelle il se serait trouvé s’il n’y avait pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

31. À défaut d’une telle restitution, l’État défendeur devrait verser au requérant, pour dommage matériel, un montant correspondant à la valeur actuelle de son bien (Preda et autres, précité, § 163, et Ana Ionescu et autres, précité, §§ 38‑39).

32. La Cour note qu’il y a un large écart entre l’estimation faite par le requérant de la valeur de sa propriété et celle avancée par le Gouvernement. Au vu des informations, y compris les documents soumis par les parties, dont elle dispose quant aux prix de l’immobilier sur le marché local, et de sa jurisprudence constante dans des affaires similaires (Ana Ionescu et autres, précité, § 42, avec les références qui y sont citées), elle estime raisonnable et équitable, aux fins de l’article 41 de la Convention, d’accorder au requérant, pour dommage matériel, la somme de 150 000 euros (EUR).

B. Dommage moral

33. La Cour considère que la grave ingérence qui a été portée dans le droit du requérant au respect de son bien ne peut être compensée de manière adéquate par le simple constat d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Statuant en équité, conformément à l’article 41 de la Convention, elle décide d’allouer au requérant, pour dommage moral, la somme de 5 000 EUR.

C. Frais et dépens

34. La Cour estime raisonnable, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, d’allouer au requérant la somme de 1 100 EUR, tous frais confondus.

D. Intérêts moratoires

35. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Dit que les héritiers du requérant ont qualité pour poursuivre la présente procédure à sa place ;

2. Déclare recevable la requête pour ce qui est du grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention et irrecevable pour le surplus ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit restituer au requérant, dans les trois mois, l’immeuble en cause ;

b) qu’à défaut, l’État défendeur doit verser au requérant, dans le même délai de trois mois, la somme de 150 000 EUR (cent cinquante mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt, pour dommage matériel ;

c) qu’en toute hypothèse, l’État défendeur doit verser au requérant, dans le même délai de trois mois, les sommes de 5 000 EUR (cinq mille euros) et 1 100 EUR (mille cent euros), plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt par le requérant, pour dommage moral et frais et dépens ;

d) que les sommes ainsi indiquées seront à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

e) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 janvier 2021, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                                                 Branko Lubarda
Greffière adjointe                                             Président

Dernière mise à jour le janvier 12, 2021 par loisdumonde

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