AFFAIRE EXECUTIEF VAN DE MOSLIMS VAN BELGIË ET AUTRES c. BELGIQUE – 16760/22 et 10 autres

Les requêtes concernent l’interdiction de l’abattage rituel d’animaux sans étourdissement préalable dans les Régions flamande et wallonne et qui constituerait, selon les requérants, une violation des articles 9 et 14 de la Convention.


Cour européenne des droits de l’homme
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE EXECUTIEF VAN DE MOSLIMS VAN BELGIË ET AUTRES c. BELGIQUE
(Requêtes nos 16760/22 et 10 autres – voir liste en annexe)
ARRÊT

Art 9 • Liberté de religion • Manifester sa religion ou sa conviction • Décrets des Régions flamande et wallonne interdisant l’abattage des animaux sans étourdissement préalable, tout en prévoyant un étourdissement réversible pour l’abattage rituel • Art 9 applicable • Distinctions avec l’affaire Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC] • Convention n’ayant pas pour objet de protéger le bien-être animal en tant que tel à la différence du droit de l’UE • Protection du bien-être animal rattachée pour la première fois au but légitime de la protection de la « morale publique » • Absence de consensus net au sein des États membres mais évolution progressive en faveur d’une protection accrue du bien-être animal • Marge d’appréciation non étroite • Prise en compte des exigences de l’art 9 lors de l’arbitrage réalisé par les législateurs et du double contrôle judiciaire par la CJUE et la Cour constitutionnelle • Alternative proportionnée à l’obligation d’étourdissement préalable cherchée par les législateurs • Marge d’appréciation non outrepassée • Mesure proportionnée au but visé
Art 14 (+ Art 9) • Absence de discrimination • Situation des requérants en tant que pratiquants juifs et musulmans non analogue ou comparable à celle des chasseurs et des pêcheurs • Requérants en tant que pratiquants juifs et musulmans non traités de la même manière que les personnes non soumises à des préceptes alimentaires religieux • Situation des requérants, pratiquants juifs, non sensiblement différentes par rapport aux pratiquants musulmans considérant la seule circonstance de la nature différente de leurs préceptes alimentaires
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG
13 février 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Executief van de Moslims van België et autres c. Belgique,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,

Vu :
les requêtes (nos 16760/22 et 10 autres requêtes) dirigées contre le Royaume de Belgique et dont treize ressortissants de cet État ainsi que sept organisations non-gouvernementales ayant leur siège dans cet État (« les requérants » – voir le tableau joint en annexe) ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement ») les griefs tirés des articles 9 et 14 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête no 17314/22 pour le surplus,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par les requérants,
les commentaires reçus du gouvernement du Danemark et de l’association Global Action in the Interest of Animals VZW (« GAIA »), que le président de la section avait autorisés à se porter tiers intervenants,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 janvier 2024,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. Les requêtes concernent l’interdiction de l’abattage rituel d’animaux sans étourdissement préalable dans les Régions flamande et wallonne et qui constituerait, selon les requérants, une violation des articles 9 et 14 de la Convention.

EN FAIT

2. Les requérants se présentent comme des organisations représentatives des communautés musulmanes de Belgique ainsi que des autorités religieuses nationales et provinciales de la communauté musulmane turque et marocaine de Belgique, des ressortissants belges de confession musulmane et des ressortissants belges de confession juive qui résident en Belgique. La liste des requérants et de leurs représentants est jointe en annexe.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, Mme I. Niedlispacher, du Service public fédéral Justice.

I. OBJET DES décrets litigieux

4. Un décret de la Région flamande du 7 juillet 2017 portant modification de la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux, en ce qui concerne les méthodes autorisées pour l’abattage des animaux (paragraphes 16-18 ci-dessous) et un décret de la Région wallonne du 4 octobre 2018 relatif au code wallon du bien-être des animaux (paragraphes 19-20 ci-dessous) ont été adoptés. Par deux dispositions formulées en des termes similaires, ces décrets ont mis fin à l’exception, auparavant prévue, qui autorisait l’abattage rituel d’animaux sans étourdissement (paragraphe 15 ci-dessous).

II. recours en annulation devant la cour constitutionnelle

5. Certains des requérants et d’autres personnes morales et physiques introduisirent un recours en annulation du décret flamand ainsi que du décret wallon devant la Cour constitutionnelle.

III. renvoi préjudiciel devant la cour de justice de l’union européenne

6. Par un arrêt interlocutoire du 4 avril 2019 dans l’affaire relative au décret flamand, la Cour constitutionnelle posa plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) notamment quant au point de savoir si l’interdiction de l’abattage sans étourdissement préalable contenue dans le décret flamand était compatible avec le droit de l’Union européenne (UE) eu égard à la liberté de religion consacrée par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (paragraphe 36 ci‑dessous).

7. Par un arrêt du 17 décembre 2020 (Centraal Israëlitisch Consistorie van België et autres, C-336/19, EU:C:2020:1031) rendu sur conclusions contraires de l’Avocat général Hogan (EU:C:2020:695), la grande chambre de la CJUE conclut que l’article 26, paragraphe 2, premier alinéa, sous c) du règlement (CE) no 1099/2009 du Conseil, du 24 septembre 2009, sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort (paragraphe 38 ci‑dessous), lu à la lumière de l’article 13 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (paragraphe 35 ci-dessous) et de l’article 10 paragraphe 1 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (paragraphe 36 ci-dessous), devait être interprété en ce sens qu’il ne s’opposait pas à la réglementation d’un État membre qui impose, dans le cadre de l’abattage rituel, un procédé d’étourdissement réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal. En ses passages les plus pertinents, l’arrêt indique ce qui suit (références omises) :

« 48. [D]’une part, l’article 26, paragraphe 2, premier alinéa, sous c), du règlement no 1099/2009 ne méconnaît pas la liberté de manifester sa religion, telle que garantie à l’article 10, paragraphe 1, de la Charte, et, d’autre part, dans le cadre de la possibilité qui leur est reconnue, au titre de cette disposition, d’adopter des règles supplémentaires visant à assurer aux animaux une plus grande protection que celle prévue par ce règlement, les États membres peuvent, notamment, imposer une obligation d’étourdissement préalable à la mise à mort des animaux qui s’applique également dans le cadre d’un abattage prescrit par des rites religieux, sous réserve, toutefois, du respect des droits fondamentaux consacrés par la Charte. […]

51. [Une telle réglementation nationale] relève du champ d’application de la liberté de manifester sa religion, garantie à l’article 10, paragraphe 1, de la Charte. […]

53. Ainsi que le soutiennent les requérants au principal, en imposant l’obligation d’étourdissement préalable de l’animal lors de l’abattage rituel, tout en prescrivant que cet étourdissement soit réversible et qu’il ne provoque pas la mort de l’animal, le décret en cause au principal […] apparaît incompatible avec certains préceptes religieux juifs et islamiques. […]

55. Partant, ce décret emporte une limitation à l’exercice du droit à la liberté des croyants juifs et musulmans de manifester leur religion, telle que garantie à l’article 10, paragraphe 1, de la Charte. […]

61. [U]ne réglementation nationale qui impose l’obligation d’étourdissement préalable de l’animal lors de l’abattage rituel tout en prescrivant que cet étourdissement soit réversible et qu’il ne provoque pas la mort de l’animal respecte le contenu essentiel de l’article 10 de la Charte dès lors que, selon les indications figurant dans le dossier dont dispose la Cour, énoncées au point 54 du présent arrêt, l’ingérence résultant d’une telle réglementation se limite à un aspect de l’acte rituel spécifique que constitue ledit abattage, ce dernier n’étant en revanche pas prohibé en tant que tel. […]

63. Or, il ressort tant de la jurisprudence de la [CJUE] que de l’article 13 du [traité sur le fonctionnement de l’Union européenne] [« TFUE »] que la protection du bien-être des animaux constitue un objectif d’intérêt général reconnu par l’Union. […]

66. [I]l convient de constater qu’une réglementation nationale qui impose l’obligation d’étourdissement préalable de l’animal lors de l’abattage rituel, tout en prescrivant que cet étourdissement soit réversible et qu’il ne provoque pas la mort de l’animal, est apte à réaliser l’objectif de la promotion du bien-être animal visé au point 62 du présent arrêt.

67. Il ressort de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme que, lorsque des questions de politique générale, telles que la détermination des rapports entre l’État et les religions, sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national. Aussi convient-il, en principe, de reconnaître à l’État, dans le champ d’application de l’article 9 de la CEDH, une ample marge d’appréciation pour décider si et dans quelle mesure une restriction au droit de manifester sa religion ou ses convictions est « nécessaire ». La marge d’appréciation ainsi reconnue aux États membres en l’absence de consensus au niveau de l’Union doit toutefois aller de pair avec un contrôle européen consistant notamment à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et si elles sont proportionnées […].

68. Or, ainsi qu’il ressort des considérants 18 et 57 du règlement no 1099/2009, c’est précisément l’absence de consensus entre les États membres quant à leur façon d’appréhender l’abattage rituel qui a inspiré l’adoption des articles 4 et 26 de ce règlement. […]

71. Dès lors, en faisant référence à l’existence de « perceptions nationales » différentes vis-à-vis des animaux ainsi qu’à la nécessité de laisser « une certaine flexibilité » ou encore « un certain degré de subsidiarité » aux États membres, le législateur de l’Union a entendu préserver le contexte social propre à chaque État membre à cet égard et reconnaître à chacun d’entre eux une ample marge d’appréciation dans le cadre de la conciliation nécessaire de l’article 13 du TFUE et de l’article 10 de la Charte, aux fins d’assurer un juste équilibre entre, d’un côté, la protection du bien‑être des animaux lors de leur mise à mort et, de l’autre, le respect de la liberté de manifester sa religion.

72. S’agissant, plus particulièrement, du caractère nécessaire de l’ingérence dans la liberté de manifester sa religion résultant du décret en cause au principal, il convient de relever qu’il ressort des avis scientifiques de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) cités au considérant 6 du règlement no 1099/2009, qu’un consensus scientifique s’est formé quant au fait que l’étourdissement préalable constitue le moyen optimal pour réduire la souffrance de l’animal au moment de sa mise à mort. […]

74. Il s’ensuit que le législateur flamand a pu, sans excéder la marge d’appréciation visée au point 67 du présent arrêt, considérer que les limitations que le décret en cause au principal apporte à la liberté de manifester sa religion, en imposant un étourdissement préalable réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal, satisfont à la condition de nécessité.

75. En ce qui concerne, enfin, le caractère proportionné de l’ingérence dans la liberté de manifester sa religion résultant du décret en cause au principal, premièrement, ainsi qu’il ressort des travaux préparatoires de ce décret […], le législateur flamand s’est fondé sur des recherches scientifiques qui ont démontré que la crainte selon laquelle l’étourdissement affecterait négativement la saignée n’est pas fondée. En outre, il ressort de ces mêmes travaux que l’électronarcose est une méthode d’étourdissement non létale et réversible, de sorte que, si l’animal est égorgé immédiatement après avoir été étourdi, son décès sera purement dû à l’hémorragie.

76. Par ailleurs, en imposant, dans le cadre de l’abattage rituel, un étourdissement préalable réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal, le législateur flamand a également entendu s’inspirer du considérant 2 du règlement no 1099/2009, à la lumière duquel l’article 4 de ce règlement, pris dans son entièreté, doit être lu, et qui énonce, en substance, que, afin d’épargner aux animaux une douleur, une détresse ou une souffrance évitables lors de la mise à mort, il convient de privilégier la méthode de mise à mort autorisée la plus moderne, lorsque des progrès scientifiques significatifs permettent de réduire leur souffrance lors de leur mise à mort.

77. Deuxièmement, à l’instar de la CEDH, la Charte est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques […], de sorte qu’il convient de tenir compte de l’évolution des valeurs et des conceptions, sur les plans tant sociétal que normatif, dans les États membres. Or, le bien-être animal, en tant que valeur à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines attachent une importance accrue depuis un certain nombre d’années, peut, au regard de l’évolution de la société, être davantage pris en compte dans le cadre de l’abattage rituel et contribuer ainsi à justifier le caractère proportionné d’une réglementation telle que celle en cause au principal.

78. Troisièmement, conformément à la règle prévue à l’article 26, paragraphe 4, du règlement no 1099/2009, ledit décret n’interdit ni n’entrave la mise en circulation sur le territoire dans lequel il s’applique de produits d’origine animale provenant d’animaux qui ont été abattus rituellement et sans étourdissement préalable dans un autre État membre. La Commission a d’ailleurs souligné, à cet égard, dans ses observations écrites déposées devant la Cour, que la majorité des États membres autorisent, au titre de l’article 4, paragraphe 4, de ce règlement, l’abattage sans étourdissement préalable. De surcroît, ainsi que l’ont fait valoir en substance les gouvernements flamand et wallon, une réglementation nationale telle que le décret en cause au principal n’interdit ni n’entrave la mise en circulation de produits d’origine animale provenant d’animaux qui ont été abattus rituellement lorsque ces produits sont originaires d’un État tiers.

79. Ainsi, dans un contexte en évolution sur les plans tant sociétal que normatif, qui se caractérise, ainsi qu’il a été souligné au point 77 du présent arrêt, par une sensibilisation croissante à la problématique du bien-être animal, le législateur flamand a pu adopter, à l’issue d’un vaste débat organisé à l’échelle de la Région flamande, le décret en cause au principal, sans excéder la marge d’appréciation que le droit de l’Union confère aux États membres quant à la conciliation nécessaire entre l’article 10, paragraphe 1, de la Charte et l’article 13 TFUE.

80. Il y a donc lieu de considérer que les mesures que comporte le décret en cause au principal permettent d’assurer un juste équilibre entre l’importance attachée au bien‑être animal et la liberté de manifester leur religion des croyants juifs et musulmans et, par conséquent, sont proportionnées. »

8. En ce qui concerne la question préjudicielle relative à la validité de l’article 26, paragraphe 2, premier alinéa, sous c) du règlement no 1099/2009 au regard des principes d’égalité, de non-discrimination et de diversité culturelle, religieuse et linguistique, tels que garantis, respectivement, aux articles 20, 21 et 22 de la Charte, la CJUE a notamment dit ce qui suit :

« 91. [S]auf à vider de leur substance les notions de « chasse » et de « pêche récréative », il ne saurait être soutenu que ces activités sont susceptibles d’être pratiquées sur des animaux préalablement étourdis. En effet, ainsi que l’énonce le considérant 14 du règlement no 1099/2009, lesdites activités se déroulent dans un contexte où les conditions de mise à mort sont très différentes de celles que connaissent les animaux d’élevage.

92. Dans ces conditions, c’est également sans méconnaître le principe de non‑discrimination que le législateur de l’Union a exclu du champ d’application de ce règlement les situations de mises à mort non comparables visées au point précédent.

93. [L]e législateur de l’Union a abondamment souligné que les avis scientifiques relatifs aux poissons d’élevage étaient insuffisants et qu’il convenait également approfondir l’évaluation économique dans ce domaine, ce qui justifiait de disjoindre le traitement des poissons d’élevage. »

IV. arrêts de la cour constitutionnelle

9. À la suite de cet arrêt de la CJUE (paragraphes 7 et 8 ci-dessus), la Cour constitutionnelle rejeta les recours en annulation introduits contre les décrets litigieux par deux arrêts du 30 septembre 2021 (nos 117/2021 et 118/2021). Elle estima notamment que les moyens des requérants tirés d’une violation de la liberté de religion et du principe d’égalité et de non-discrimination n’étaient pas fondés.

10. En ses passages les plus pertinents pour le cas d’espèce (passages analogues repris également dans l’arrêt no 118/2021 relatif au décret wallon), l’arrêt no 117/2021 relatif au décret flamand énonce ce qui suit (références omises) :

« B.17.3. Les méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux ainsi que le respect de préceptes alimentaires religieux et la possibilité de se procurer de la viande provenant d’animaux abattus conformément à ces préceptes religieux doivent être considérés comme des manifestations d’une conviction religieuse et relèvent du champ d’application de la liberté de religion […]. […]

B.18.2. Selon les parties requérantes, les abattages rituels répondent à des préceptes religieux spécifiques exigeant, en substance, que les croyants juifs et islamiques ne consomment que de la viande d’animaux abattus sans étourdissement préalable, aux fins d’assurer qu’ils ne soient soumis à aucun procédé de nature à les endommager ou à entraîner leur mort avant l’abattage et qu’ils se vident de leur sang. Bien qu’il existe aussi bien au sein des communautés religieuses juives qu’islamiques, ainsi qu’il ressort notamment des pièces de procédure, des conceptions différentes de l’abattage rituel, l’abattage avec étourdissement n’est pas autorisé à tout le moins selon une partie de ces communautés. La Cour utilise cet élément comme point de départ de son contrôle, sans examiner la justesse ou la légitimité de cet acte au regard du moindre dogme juif ou islamique ni son importance précise au sein de ces religions.

B.18.3. Par conséquent, il y a lieu de considérer que le décret attaqué restreint le droit de certains croyants de manifester une conviction religieuse. […]

B.19.1. L’obligation d’étourdir les animaux préalablement à leur abattage constitue une restriction de la liberté de religion, prévue par voie décrétale, par laquelle le législateur décrétal a voulu promouvoir le bien-être animal. Il ressort des travaux préparatoires […] que le législateur décrétal a considéré que l’abattage sans étourdissement cause à l’animal une souffrance évitable.

B.19.2. La protection du bien-être animal est un but légitime d’intérêt général, dont l’importance a déjà été relevée, notamment lors de l’adoption, par les États membres européens, du Protocole no 33 « sur la protection et le bien-être des animaux », annexé au Traité instituant la Communauté européenne (JO 1997, C 340, p. 110), dont le contenu a été reproduit en grande partie dans l’article 13 du TFUE. […]

B.19.3. La promotion, dans le cadre de l’abattage, de la protection et du respect du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles peut être considérée comme une valeur morale qui est partagée par de nombreuses personnes en Région flamande. Dès lors, l’objectif d’éviter, lors de l’abattage, toute souffrance évitable aux animaux destinés à la consommation relève, d’une part, de la protection de la morale et, d’autre part, de la protection des droits et libertés des personnes qui tiennent au bien-être des animaux dans leur conception de la vie. Il en résulte que l’objectif poursuivi par le décret attaqué est un objectif légitime d’intérêt général permettant de justifier une ingérence dans les droits garantis par l’article 19 de la Constitution, lu en combinaison avec l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.

B.20.1. Par ailleurs, il ressort des travaux préparatoires que le décret attaqué vise à répondre à la sensibilisation croissante au bien-être animal au sein de la société […].

B.20.2. La protection du bien-être animal constitue une valeur éthique à laquelle la société belge attache une importance croissante, ainsi que d’autres sociétés démocratiques contemporaines. Il convient de tenir compte de ces évolutions sociales dans l’appréciation du bien-être animal en tant que motif justifiant une restriction de droits et libertés […] et, notamment, la restriction apportée à la manifestation extérieure des convictions religieuses.

B.20.3. Ni la liberté de pensée, de conscience et de religion, ni la séparation de l’Église et de l’État, pas plus que le devoir de neutralité des pouvoirs publics n’obligent ces derniers à prévoir dans leur réglementation des accommodements par rapport à tout précepte philosophique – religieux ou non. […]

B.21.2. Le législateur décrétal s’est fondé sur les avis scientifiques de l’EFSA et du Conseil du bien-être des animaux pour décider, à la suite de ce consensus scientifique, de ne plus autoriser d’exceptions à l’étourdissement obligatoire préalable à l’abattage […]. […]

B.21.3. Il s’ensuit que le législateur décrétal a pu considérer que les restrictions que le décret attaqué apporte à la liberté de pensée, de conscience et de religion en imposant un étourdissement préalable réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal, sont nécessaires et qu’aucune mesure moins radicale n’est envisageable pour réaliser l’objectif poursuivi […].

B.22.1. Il ressort également des travaux préparatoires que, conscient du fait que le décret attaqué touche à la liberté de pensée, de conscience et de religion, le législateur décrétal a recherché un équilibre entre, d’une part, l’objectif de promouvoir le bien-être animal qu’il poursuit et, d’autre part, le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion […].

B.22.3. Afin de répondre autant que possible aux préoccupations des communautés religieuses concernées […], l’article 3, § 2, du décret du 7 juillet 2017 dispose que l’étourdissement est réversible et ne peut entraîner la mort de l’animal, lorsque la mise à mort fait l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par un rite religieux (article 15, § 2, de la loi du 14 août 1986, tel qu’il a été remplacé par l’article 3 du décret attaqué).

B.22.4. Bien que, selon les parties requérantes, cette méthode alternative d’étourdissement ne réponde pas aux préceptes religieux des communautés juive et islamique ou d’au moins une partie de celles-ci, affirmation dont la Cour ne peut pas apprécier la justesse, cette concession peut toutefois être prise en considération pour apprécier le caractère proportionné de la restriction à la liberté de pensée, de conscience et de religion. […]

B.23.1. Par ailleurs, il est souligné, dans les travaux préparatoires du décret du 7 juillet 2017, qu’il n’y a pas d’incidence sur la possibilité, pour les croyants, de se procurer de la viande provenant d’animaux abattus conformément aux préceptes religieux, étant donné qu’aucune disposition n’interdit l’importation d’une telle viande en Région flamande. […]

B.23.2. Les règles juridiques en matière d’abattage d’animaux applicables dans d’autres pays et dans les autres régions, et sur lesquelles le législateur décrétal n’a aucune prise, ne peuvent toutefois pas jouer un rôle dans l’appréciation de la pertinence ou du caractère proportionné du décret attaqué.

Les autres pays et les autres régions sont libres de prévoir ou non une exception à l’interdiction de l’abattage sans étourdissement pour les rites religieux. Le législateur décrétal ne peut pas non plus, en vertu de l’article 26, paragraphe 4, du règlement (CE) no 1099/2009, interdire l’importation de viande d’animaux abattus sans étourdissement en provenance d’autres États membres de l’Union européenne. Cette disposition vise à établir un équilibre entre le bien-être animal et la libre circulation des marchandises.

Le fait que le législateur décrétal ne soit pas en mesure, dans ce contexte, de protéger pleinement le bien-être animal en retreignant la vente et la consommation de viande d’animaux abattus sans étourdissement ne peut toutefois pas l’empêcher de poursuivre cet objectif à l’aide des mesures qu’il est habilité à prendre.

B.24. Il résulte de ce qui précède que les limitations que le décret attaqué apporte à la liberté de pensée, de conscience et de religion en autorisant un étourdissement préalable réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal, lorsque la mise à mort fait l’objet de méthodes d’abattage particulières prescrites par un rite religieux, répondent à un besoin social impérieux et sont proportionnées à l’objectif légitime poursuivi consistant à promouvoir le bien-être animal. Le décret attaqué ne comporte dès lors pas une restriction injustifiée de la liberté de pensée, de conscience et de religion. »

11. En ce qui concerne le moyen pris de la violation du principe d’égalité et de non-discrimination, la Cour constitutionnelle répondit notamment ce qui suit :

« B.42.1. Tout d’abord, il y a lieu d’observer que le décret attaqué ne traite pas les croyants juifs et islamiques de la même manière que les personnes qui ne sont pas soumises à des préceptes alimentaires religieux. En effet, le décret attaqué prévoit une méthode d’étourdissement alternative, dont le procédé d’étourdissement est réversible et ne peut entraîner la mort de l’animal, lorsque la mise à mort fait l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux […].

B.42.2. À supposer que les croyants juifs et islamiques se trouvent dans des situations fondamentalement différentes de celles de personnes qui ne sont pas soumises à des préceptes alimentaires religieux, alors que les deux catégories sont soumises à l’obligation d’étourdissement préalable des animaux lors de l’abattage, la critique formulée par les parties requérantes revient en substance à alléguer la violation de la liberté de religion des croyants juifs et islamiques. […]

B.44.2. La seule circonstance que les préceptes alimentaires de la communauté religieuse juive et ceux de la communauté religieuse islamique sont de nature différente ne suffit pas pour considérer que les croyants juifs et les croyants islamiques se trouvent dans des situations fondamentalement différentes par rapport à la mesure attaquée. En effet, il ressort des requêtes qu’au moins une partie des deux communautés religieuses considère que l’interdiction de l’abattage sans étourdissement est incompatible avec l’abattage rituel conformément à leurs préceptes religieux et que cette interdiction pourrait avoir pour effet qu’il leur serait plus difficile de se procurer de la viande provenant d’animaux abattus conformément à leurs préceptes religieux. »

12. Enfin, s’agissant de l’allégation selon laquelle les décrets litigieux traiteraient de manière différente, sans justification raisonnable, les personnes qui tuent les animaux dans le cadre de la chasse ou de la pêche, d’une part, et les personnes qui tuent des animaux conformément à des méthodes d’abattage particulières prescrites par un rite religieux, d’autre part, la Cour constitutionnelle déclara le moyen non fondé par renvoi aux motifs exposés dans l’arrêt précité de la CJUE (paragraphe 8 ci-dessus).

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

I. Droit interne

13. La Belgique est un État fédéral qui se compose de trois communautés et de trois régions qui disposent chacune de compétences définies par la Constitution et par des lois spéciales. Les trois régions sont la Région flamande, la Région de Bruxelles-Capitale et la Région wallonne.

14. Le bien-être animal relevait de la compétence de l’État fédéral jusqu’à ce qu’il devienne une compétence régionale à la suite d’une réforme de l’État opérée en 2014.

A. Cadre juridique

1. Au niveau fédéral

15. Avant les modifications apportées par les décrets litigieux (paragraphes 16-20 ci-dessous), la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux prévoyait que, sauf cas de force majeure ou de nécessité, un animal vertébré ne pouvait être mis à mort sans anesthésie ou étourdissement (article 15, alinéa 1er). Cette exigence ne s’appliquait toutefois pas aux abattages prescrits par un rite religieux (article 16, § 1er, alinéa 2).

2. Région flamande

16. En Région flamande, l’article 15 de la loi du 14 août 1986 a été modifié par le décret de la Région flamande du 7 juillet 2017 (decreet van het Vlaamse Gewest houdende wijziging van de wet van 14 augustus 1986 betreffende de bescherming en het welzijn der dieren, wat de toegelaten methodes voor het slachten van dieren betreft). Entré en vigueur le 1er janvier 2019, cet article 15 se lit désormais comme suit :

« § 1er. Un vertébré ne peut être mis à mort qu’après étourdissement préalable. Il ne peut être mis à mort que par une personne ayant les connaissances et les capacités requises, et suivant la méthode la moins douloureuse, la plus rapide et la plus sélective.

Par dérogation à l’alinéa 1er, un vertébré peut être mis à mort sans étourdissement préalable :

1o en cas de force majeure ;

2o en cas de chasse ou de pêche ;

3o dans le cadre de la lutte contre des organismes nuisibles.

§ 2. Si les animaux sont abattus selon des méthodes spéciales requises pour des rites religieux, l’étourdissement est réversible et la mort de l’animal n’est pas provoquée par l’étourdissement. »

17. Un article 45ter fut également inséré par le décret flamand précité qui se lit comme suit :

« Par dérogation à l’article 15, l’étourdissement de bovins abattus selon des méthodes spéciales requises pour des rites religieux, peut avoir lieu immédiatement après l’égorgement, jusqu’à la date à laquelle le Gouvernement flamand arrête que l’étourdissement réversible est pratiquement applicable pour ces espèces animales. »

18. En vertu de l’article 36 de la loi du 14 août 1986, tel qu’il est applicable en Région flamande, le non-respect de cette prescription est puni d’une peine d’emprisonnement de huit jours à cinq ans et d’une amende de 52 euros (« EUR ») à 100 000 EUR ou d’une seule de ces peines.

3. Région wallonne

19. En Région wallonne, l’article 15 de la loi du 14 août 1986 précitée a été abrogé et remplacé par l’article D.57 § 1 du Code wallon du bien-être des animaux, adopté le 4 octobre 2018 et entré en vigueur le 1er septembre 2019. Cette disposition se lit comme suit :

« Un animal ne peut être mis à mort que par une personne ayant les connaissances et les capacités requises, et suivant la méthode la plus sélective, la plus rapide et la moins douloureuse pour l’animal.

Un animal est mis à mort uniquement après anesthésie ou étourdissement, sauf les cas :

1o de force majeure ;

2o de pratiques de la chasse ou de la pêche ;

3o de lutte contre les organismes nuisibles ;

4o d’actions de mise à mort prévues en vertu de la loi sur la conservation de la nature.

Lorsque la mise à mort d’animaux fait l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux, le procédé d’étourdissement doit être réversible et ne peut entraîner la mort de l’animal. »

20. En vertu de l’article D.105, § 1er, du Code wallon du bien-être des animaux, quiconque met à mort un animal ou fait mettre à mort sans recourir à une méthode sélective, rapide ou la moins douloureuse pour l’animal en contravention à l’article D.57 ou aux conditions fixées en vertu de ce même article commet une infraction de deuxième catégorie, punie d’un emprisonnement de huit jours à trois ans et d’une amende d’au moins 100 EUR et au maximum de 1 000 000 EUR ou d’une de ces peines seulement.

4. Région de Bruxelles-Capitale

21. En Région de Bruxelles-Capitale, les articles 15 et 16 de la loi du 14 août 1986 précitée tels que décrits ci-dessus (paragraphe 15) sont toujours en vigueur à la date de l’adoption du présent arrêt.

B. Débats parlementaires relatifs à l’obligation d’étourdissement préalable à l’abattage des animaux

1. Au niveau fédéral

22. Une première proposition de loi visant à interdire l’abattage rituel sans étourdissement a été présentée devant la Chambre des représentants en 1995 (Proposition de loi modifiant la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux et interdisant les abattages rituels, Doc. Parl., Chambre des représentants, 1995-1996, no 310/1), puis une deuxième en 2004 (Proposition de loi modifiant la loi du 5 septembre 1952 relative à l’expertise et au commerce des viandes et la loi du 14 aout 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux, en ce qui concerne les abattages rituels, Doc. parl., Sénat, 2003-2004, no 3-808/1). Ces deux propositions visaient à supprimer la dérogation qui autorisait l’abattage rituel sans étourdissement. En 2006, le Conseil d’État a rendu un avis sur la proposition de loi de 2004 précitée et a considéré qu’elle constituerait une atteinte disproportionnée à la liberté de religion (Avis du Conseil d’État no 40.350/AG du 16 mai 2006).

23. Par la suite, plusieurs propositions de loi, émanant de différents partis politiques, visant à interdire l’abattage rituel sans étourdissement furent de nouveau introduites en 2010 (Proposition de loi modifiant la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux, en vue d’interdire l’abattage rituel des animaux sans étourdissement préalable, Doc. Parl., Sénat, Sess. extra. 2010, no 5-36/1; Proposition de loi en vue d’interdire les abattages rituels, Doc. Parl., Sénat, Sess. extra. 2010, no 5-256/1; Proposition de loi modifiant la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux en vue d’interdire l’abattage rituel sans anesthésie, Doc. Parl., Chambre des représentants, 2010-2011, no 437/001; et Proposition de loi interdisant les abattages rituels d’animaux sans étourdissement, Doc. Parl., Chambre des représentants, 2010-2011, no 581/001). Aucune de celles-ci n’aboutit.

2. Région flamande

24. Suite à la régionalisation de la compétence relative au bien-être animal en 2014, deux nouvelles propositions de décret visant l’interdiction de l’abattage rituel ont été déposées au Parlement flamand, en 2014 (Proposition de décret modifiant diverses dispositions de la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux, en ce qui concerne une manière indolore de mettre à mort les animaux destinés à l’abattage, Doc. Parl., Parlement flamand, 2014-15, no 111/1) et en 2015 (Proposition de décret modifiant la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux et la loi du 5 septembre 1952 relative à l’inspection de la viande et au commerce de la viande, en ce qui concerne l’introduction d’une interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement, Doc. Parl., Parlement flamand, 2014-15, no 351/1). Dans un avis du 29 juin 2016 (Avis du Conseil d’État no 59.484/3 et 59.485/3), le Conseil d’État a recommandé que le législateur concilie de manière équilibrée la liberté de religion de certains croyants et l’objectif de lutter contre la souffrance animale.

25. À la suite dudit avis, un nouveau projet de décret (Doc. Parl., Parlement flamand, 2016-2017, no 1213/1) fut présenté au parlement flamand et deviendra par la suite le décret flamand litigieux du 7 juillet 2017 (paragraphe 16 ci-dessus). Le projet est motivé comme suit :

« 1.1.1. Introduction

L’opinion publique attache de plus en plus d’importance au bien-être des animaux et attend donc du gouvernement [flamand] qu’il élabore une politique de bien-être animal cohérente et progressiste. La demande de mettre fin aux exceptions autorisées pour l’abattage des animaux sans étourdissement préalable devient de plus en plus pressante. En 2004, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) a publié un « avis scientifique » basé sur des recherches scientifiques, concluant que, en raison des graves problèmes de bien-être animal associés à l’abattage sans étourdissement, les animaux devraient toujours être étourdis avant d’être abattus. Le Conseil du bien-être animal a émis un avis similaire en 2010.

1.1.2. Contexte historique

Dans le but de mettre fin à la souffrance animale évitable, [H.S.] a déposé une proposition de décret le 6 octobre 2014 visant à interdire l’abattage sans étourdissement préalable. Le 8 mai 2015, [C.J.], [T.V.G.], [G.D.], [S.S.], [A.V.D.] et [B.B.] ont présenté une deuxième proposition visant une interdiction similaire. La Commission de l’Environnement, de la Nature, de l’Aménagement du Territoire, de l’Énergie et du Bien-être animal du Parlement flamand a souhaité examiner en profondeur tous les aspects de la question. C’est pourquoi elle a organisé une audition le 16 mars 2016, lors de laquelle des représentants de l’Association des villes et communes flamandes, du Conseil flamand du bien-être animal, de la Fédération belge de la viande (FEBEV), de l’Exécutif des musulmans de Belgique, du Consistoire central israélite de Belgique et de Gaia ont été entendus.

Après l’examen des propositions présentées le 25 mai 2016, la Commission de l’Environnement, de la Nature, de l’Aménagement du Territoire, de l’Énergie et du Bien-être animal a décidé de demander l’avis du Conseil d’État. Le Conseil d’État a émis les avis no 59.484/3 et no 59.485/3 le 29 juin 2016.

Dans ses avis, le Conseil d’État a recommandé d’élaborer davantage de mesures en dialoguant avec les communautés religieuses concernées, en exigeant de part et d’autre une ouverture aux alternatives. Pour répondre à cette recommandation, [le] ministre flamand de la Mobilité, des Travaux publics, de la Périphérie flamande, du Tourisme et du Bien-être animal, a désigné [P.V.] en tant qu’intermédiaire indépendant. [P.V.] a été chargé de traiter la question. […]

Le 29 mars 2017, [P.V.] a présenté son rapport devant la Commission de l’Environnement, de la Nature, de l’Aménagement du Territoire, de l’Énergie et du Bien-être animal du Parlement flamand. Ce rapport avait été élaboré après un dialogue avec l’Exécutif des Musulmans de Belgique, le Conseil de Coordination des Institutions Islamiques de Belgique, Muslinked, le Consistoire central israélite de Belgique, Gaia, FEBEV, la Fédération Nationale des Abattoirs de Volaille et Ateliers de Découpe, le Groupe de Travail sur l’Abattage Rituel du Dialogue Belge et quelques entreprises individuelles (SGS, Euromeat Group et Sopraco). […]

1.1.4.4. Dialogue sur le bien-être animal et les abattages selon des méthodes spéciales requises pour les rituels religieux […]

En tenant compte des résultats de ce dialogue, des prescriptions des rituels islamiques et juifs, ainsi que de l’état actuel des connaissances scientifiques, l’intermédiaire indépendant a formulé les propositions suivantes pour une meilleure protection des animaux lors de l’abattage selon des méthodes spéciales requises pour les rituels religieux :

« 8.1.1. Étourdissement réversible (non létal)

L’application d’un étourdissement réversible non létal dans la pratique de l’abattage rituel est une mesure proportionnée qui respecte l’esprit de l’abattage rituel dans le cadre de la liberté religieuse et prend pleinement en compte le bien-être des animaux concernés. Par conséquent, nous recommandons de rendre obligatoire l’étourdissement réversible non létal pour les espèces animales pour lesquelles la méthode est prévue. » […]

8.1.2. Étourdissement post-cut

L’application de l’étourdissement post-cut lors de l’abattage sans étourdissement préalable accélère de manière significative la perte de conscience des animaux concernés et entraîne d’importants bénéfices en matière de bien-être animal. Par conséquent, nous recommandons d’imposer la méthode de l’étourdissement post-coup pour les espèces animales pour lesquelles il n’existe pas encore de méthodes d’étourdissement réversibles, en attendant qu’une méthode utilisable d’étourdissement réversible soit disponible. […]

1.1.4.5. Évaluation de la proposition de l’intermédiaire indépendant

Comme le confirme le Conseil d’État dans ses avis no 59.484/3 et no 59.485/3, il incombe au législateur de trouver un équilibre entre le respect de la liberté religieuse d’une part et la volonté de réduire la souffrance animale d’autre part, en tenant compte de la protection constitutionnelle et conventionnelle des droits fondamentaux. […]

Cependant, afin d’évaluer au maximum la mesure proposée à la fois en termes de bien-être animal et de respect des prescriptions religieuses, la mesure est également évaluée en fonction des critères d’évaluation cités dans les avis du Conseil d’État et qui sont utilisés pour l’évaluation des mesures qui impliquent une ingérence dans la liberté religieuse. Il s’agit notamment du fait que la mesure doit être « prévue par la loi », ce qui signifie qu’elle doit être énoncée dans une réglementation suffisamment accessible et précise, qu’elle doit poursuivre un objectif légitime et qu’elle doit être nécessaire dans une société démocratique. […]

Cependant, en ce qui concerne la deuxième condition, le Conseil d’État, dans les avis no 59.484/3 et no 59.485/3, a estimé qu’il pouvait être soutenu qu’une obligation d’étourdissement préalable pour les abattages rituels est motivée par la protection de l’ordre public et de la moralité, et que la mesure poursuit donc un objectif légitime. Cette condition est également satisfaite.

Pour déterminer si la mesure est nécessaire dans une société démocratique, il faut examiner l’importance de l’objectif recherché et la proportionnalité de la mesure. Comme déjà clarifié au point 1.1.4.2, l’abattage des animaux sans étourdissement préalable cause une grave atteinte au bien-être animal, qui peut être évitée en étourdissant préalablement l’animal.

La Flandre accorde une grande importance au bien-être animal et s’efforce d’éliminer toute souffrance animale évitable en Flandre. L’abattage des animaux sans étourdissement préalable est incompatible avec ce principe. Bien que d’autres mesures moins contraignantes qu’une interdiction de l’abattage sans étourdissement préalable pourraient réduire quelque peu l’impact négatif de cette méthode d’abattage sur le bien‑être animal, de telles mesures ne peuvent pas empêcher une atteinte très significative au bien-être animal de subsister. […]

Cela ne signifie cependant pas que l’on ne cherche pas à trouver un équilibre entre la protection du bien-être animal et la liberté de religion.

Tant le rituel juif que le rituel islamique exigent une saignée maximale de l’animal. Des recherches scientifiques ont montré que la crainte que l’étourdissement aurait un impact négatif sur la saignée est infondée. De plus, les deux rituels exigent que l’animal soit sain et en bon état au moment de l’abattage et qu’il meure à la suite de la perte de sang. Comme expliqué au point 1.4.2, l’électronarcose est une méthode d’étourdissement réversible (non létale), dans laquelle l’animal, s’il n’est pas égorgé, reprend conscience après un court laps de temps et ne subit aucun effet négatif de l’étourdissement. Si l’animal est égorgé immédiatement après l’étourdissement, sa mort résulte uniquement de la perte de sang. En tenant compte de cela, la conclusion du rapport de [P.V.] peut être soutenue. Cette conclusion est que l’application de l’étourdissement réversible, non létal, dans la pratique de l’abattage rituel est une mesure proportionnée qui respecte l’esprit de l’abattage rituel dans le cadre de la liberté de religion et prend pleinement en compte le bien-être des animaux concernés. Par conséquent, l’obligation d’utiliser l’électronarcose pour les abattages selon des méthodes spéciales requises pour les rituels religieux ne porte au moins pas atteinte de manière disproportionnée à la liberté de religion. […]

En ce qui concerne les bovins (veaux et bovins adultes), la technique de l’électronarcose n’est actuellement pas suffisamment développée pour une utilisation généralisée dans des conditions pratiques. Lors des abattages avec étourdissement préalable de ces animaux, l’appareil de pithing est utilisé, ce qui provoque, outre une perte de conscience immédiate et une insensibilité, également des dommages tissulaires au niveau du cerveau. […]

Cependant, les dommages cérébraux causés par l’appareil de pithing ne conduisent pas immédiatement à la mort de l’animal. Si l’animal est égorgé immédiatement après l’étourdissement, la mort surviendra exclusivement en raison de la saignée. Cette méthode d’étourdissement satisfait donc à l’exigence que l’animal ne puisse mourir que par saignée.

L’utilisation de l’appareil de pithing immédiatement après la coupure de la gorge (étourdissement post-coup) accélère de manière significative la perte de conscience des animaux concernés et entraîne d’importants avantages en matière de bien-être animal. De plus, cette méthode garantit que l’animal est en bon état au moment de l’abattage et qu’il meurt par saignée. Cette méthode respecte donc au maximum l’esprit de l’abattage rituel dans le cadre de la liberté de religion, tout en prenant en compte le bien-être des animaux concernés. […]

Enfin, la possibilité d’importer de la viande et des produits à base de viande d’animaux abattus sans étourdissement préalable en Flandre n’est pas remise en cause. De cette manière, les croyants qui souhaitent continuer à consommer de la viande d’animaux abattus sans étourdissement préalable pourront le faire.

Il découle de ce qui précède que même si l’obligation d’utiliser l’étourdissement réversible (non létal) pour les petits ruminants et les petits animaux d’abattage, ainsi que, en attendant le développement d’une technique d’étourdissement réversible (non létal) praticable, de l’étourdissement post-cut pour les bovins, était considérée comme une ingérence dans la liberté de religion, cette mesure n’atteindrait en aucun cas de manière disproportionnée les prescriptions religieuses des communautés religieuses concernées. En revanche, elle entraînerait incontestablement une avancée très significative en matière de bien-être animal. […]

Il va de soi que les nouvelles dispositions nécessitent une adaptation de toutes les parties concernées. Pour leur permettre de disposer du temps nécessaire, l’obligation entrera en vigueur le 1er janvier 2019. De plus, le ministre flamand compétent en matière de bien-être animal désignera une personne chargée d’accompagner et de soutenir les communautés religieuses dans le dialogue lors de la transition vers la mise en œuvre de cette proposition de décret, afin que cette transition se déroule aussi harmonieusement que possible pour toutes les parties concernées. […] »

26. Ce projet de décret fut adopté avec 88 voix pour et une abstention. Aucun membre du parlement flamand ne vota contre le projet.

3. Région wallonne

27. Suite à la régionalisation de la compétence relative au bien-être animal en 2014, deux nouvelles propositions de décret visant l’interdiction de l’abattage rituel ont également été déposées au Parlement wallon, en 2015 (Proposition de décret modifiant la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien‑être des animaux, en vue d’interdire l’abattage rituel des animaux sans étourdissement préalable, Doc. Parl., Parlement wallon, 2014-2015, no110/1) et en 2016 (Proposition de décret visant à interdire l’abattage sans étourdissement en Wallonie, Doc. Parl., Parlement wallon, 2016-2017, no604/1). Le Conseil d’État a rendu un avis sur ces propositions le 20 février 2017, estimant à nouveau que le fait de supprimer la dérogation à l’exigence d’étourdissement préalable en cas d’abattage rituel constituerait une restriction disproportionnée à la liberté de religion et s’avérerait donc incompatible avec l’article 9 de la Convention (Avis du Conseil d’État no 60.870/4 et 60.871/4 du 20 février 2017).

28. Une nouvelle proposition de décret (Doc. Parl., Parlement wallon, 2016-2017, no 781/1) fut présentée au parlement wallon et deviendra par la suite le décret wallon litigieux du 4 octobre 2018 (paragraphe 19 ci-dessus). La proposition est motivée comme suit :

« 2. La présente proposition de décret vise à organiser les procédures de mise à mort qui permettent d’épargner au maximum le stress et la souffrance aux animaux au moment de celle-ci. Elle remplace dans leur ensemble les actuels articles 15 et 16 de la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux dont la majorité du dispositif n’a plus évolué depuis plus de quinze ans, contrairement à de nombreuses autres dispositions ayant permis d’importantes avancées en termes de bien-être animal. Entre temps, a été pris et est entré en vigueur le règlement (CE) no 1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort. […]

2.2. [L]a souffrance des animaux due à la pratique de l’abattage sans étourdissement est relayée tant par les citoyens que par le politique, les associations de protection des animaux, les vétérinaires, les associations représentant le secteur agricole ou encore la fédération belge des abattoirs.

2.3. Il résulte de ce qui précède que les dispositions figurant au chapitre VI de la loi du 14 août 1986 doivent être revues dans leur ensemble pour assurer une cohérence et la conformité du droit régional wallon au règlement (CE) no 1099/2009 en ce qui concerne la pratique des abattages, en particulier ceux prescrits par un rite religieux.

Par ailleurs, le Gouvernement [wallon] entend mettre fin à l’abattage d’animaux d’élevage sans étourdissement pour éviter toute douleur et souffrance techniquement évitable et afin de répondre aux attentes de la société civile, sans pour autant porter atteinte de manière disproportionnée à la liberté de religion.

3. […] L’alinéa 3 de l’article 15 prévoit que lorsque la mise à mort d’animaux fait l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux, le procédé d’étourdissement doit être réversible et ne peut entraîner la mort de l’animal. L’exception actuelle qui prévoit que les dispositions du chapitre VI de loi du 14 août 1986 ne sont pas applicables aux abattages rituels est donc supprimée.

Cette mention plaide pour un équilibre en termes de balance entre le bien-être animal et la liberté de culte. […]

Enfin un article 45ter est inséré dans la loi. Celui-ci met en place un régime transitoire, permettant d’établir un équilibre entre le bien-être animal et la liberté de culte, pour les mises à mort de bovins faisant l’objet de méthodes particulières d’abattages prescrites par un rite religieux. En tous les cas, un étourdissement doit avoir lieu, mais pour celles‑ci, et jusqu’au 31 décembre 2020, le procédé d’étourdissement peut être postérieur à l’abattage. […]

6.1. Quant à la suppression de l’abattage sans étourdissement autorisé dans le cadre de rite religieux, la présente proposition de décret n’a pas pour objectif de mettre en cause l’abattage rituel mais bien l’absence d’étourdissement préalable à cet abattage. Les traditions culturelles se rapportent à un mode de pensée, d’action ou de comportement hérité, établi ou coutumier, qui implique en fait la notion de transmission par un prédécesseur. Elles contribuent à entretenir les liens sociaux qui existent de longue date entre les générations. Les auteurs de cette proposition respectent les croyances et usages des communautés religieuses concernées mais estiment que ceux‑ci doivent s’appliquer sans entraîner de souffrances supplémentaires pour les animaux abattus. D’ailleurs les communautés religieuses ont égard à la souffrance subie par les animaux lors de l’abattage.

6.2. Nombre de partisans de l’abattage rituel sans étourdissement se fondent sur le droit à la liberté des cultes et à leur libre exercice, ainsi que le stipule[nt] l’article 19 de la Constitution et l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il est toutefois évident que ce droit n’est pas absolu et que la société peut l’assujettir à certaines règles en fonction de la balance des intérêts entre les différents principes légaux. Par ailleurs, on constate qu’il existe au sein des communautés à travers le monde d’importantes divergences de vues sur la question de savoir si, lors des abattages rituels, les animaux ne peuvent effectivement pas être étourdis et sur la manière dont cet abattage doit dès lors être pratiqué. […]

6.3. En tout état de cause, la protection des animaux au moment de leur abattage ou de leur mise à mort est une question d’intérêt public. Le bien-être des animaux est une valeur communautaire qui est consacrée à l’article 13 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La Cour constitutionnelle et le Conseil d’État ont déjà pu confirmer que cette protection poursuit un but légitime d’intérêt général pouvant amener à des restrictions de libertés. […]

6.4. L’interdiction de l’abattage sans étourdissement y compris lors d’abattages rituels poursuit un but légitime, nécessaire dans un État démocratique. Selon les auteurs, celle‑ci ne constitue pas une entrave à la liberté de culte. S’il fallait néanmoins considérer qu’il y a entrave, alors celle-ci doit être considérée comme proportionnée, contrairement à ce que laissent entendre les différents avis du Conseil d’État rendus sur la question.

En effet, la présente proposition de décret n’impacte nullement la possibilité pour les croyants de se fournir en viande halal ou casher.

Concernant les viandes déjà importées, le texte n’y apporte aucune restriction; ce qui serait de toute façon contraire à l’article 26, paragraphe 4 du Règlement européen 1099/2009. Il est à souligner qu’une partie de ces importations proviennent de pays pratiquant déjà l’abattage avec étourdissement.

Quant à la viande halal ou casher belge, puisque la pratique de l’électronarcose sera rendue applicable à l’ensemble des abattages d’ovins et de caprins (et par la suite de bovins), l’obligation d’un étourdissement préalable n’aura aucun impact discriminatoire sur les prix de la viande.

6.5. D’autre part, il convient de souligner que la démarche des auteurs est soutenue par le récent avis du Conseil wallon du bien-être des animaux qui indique que l’abattage sans étourdissement est inacceptable et engendre une souffrance évitable pour l’animal. […]

7. Il suit de ce qui précède que les auteurs de la présente proposition de décret entendent interdire l’abattage sans étourdissement tout en proposant une alternative proportionnée aux communautés concernées. Lorsque la mise à mort fait l’objet de méthodes particulières prescrites par un rite religieux, le procédé d’étourdissement doit être réversible et ne peut donc entraîner la mort de l’animal. L’étourdissement par électronarcose répond à cette condition et est déjà utilisé dans d’autres pays, comme mentionné plus haut, sur les ovins. La méthode n’est par contre pas encore au point pour les bovins. Une période transitoire est donc nécessaire afin de peaufiner la méthode. Les échéances prévues par le décret ont été concertées avec le secteur des abattoirs. Ce n’est qu’à défaut de mesure transitoire que l’ensemble du dispositif serait disproportionné. Dans l’attente de cette mise au point, un étourdissement directement postérieur à l’abattage est exigé afin d’atténuer les souffrances endurées par les bovins lors des abattages pratiqués au cours de rites religieux. […] »

29. Cette proposition de décret fut adoptée avec 66 voix pour et trois abstentions. Aucun membre du parlement wallon ne vota contre le projet.

30. Il ressort du rapport présenté au nom de la Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et des transports (Doc. Parl., Parlement wallon, 2016-2017, no 781/4) qu’ont été auditionnés ou entendus par écrit, dans le cadre de la préparation dudit rapport, un représentant habilité de la Fédération belge de la viande (Febev), un représentant habilité du Conseil wallon du bien-être animal, l’association GAIA, l’Exécutif des musulmans de Belgique, le Consistoire central israélite de Belgique, l’Union professionnelle des vétérinaires, ainsi que l’association Nature et Progrès.

4. Région de Bruxelles-Capitale

31. Une proposition d’ordonnance modifiant la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux (Doc. Parl., Parlement bruxellois, 2021/2022, A-444/1) fut présentée au parlement bruxellois. Le 17 juin 2022, la proposition fut rejetée : 42 membres du parlement bruxellois votèrent en faveur de la proposition, 38 contre et 8 s’abstinrent.

C. Proposition de révision de la Constitution

32. Le 24 novembre 2023, une proposition de révision de la Constitution fut adoptée par le Sénat. Elle vise à insérer un nouvel alinéa à l’article 7bis de la Constitution, libellé comme suit :

« Dans l’exercice de leurs compétences respectives, l’État fédéral, les communautés et les régions veillent à la protection et au bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles. »

La proposition a ensuite été transmise pour examen à la Chambre des représentants.

II. Droit européen

A. Textes du Conseil de l’Europe

33. La Convention européenne sur la protection des animaux d’abattage ouverte à la signature le 10 mai 1979 et entrée en vigueur le 11 juin 1982, STE no 102, n’a pas été ratifiée par la Belgique. En ses dispositions pertinentes, elle prévoit ce qui suit :

Article 1

1. La présente Convention s’applique à l’acheminement, à l’hébergement, à l’immobilisation, à l’étourdissement et à l’abattage des animaux domestiques appartenant aux espèces suivantes: solipèdes, ruminants, porcins, lapins et volailles.

2. Au sens de la présente Convention, on entend par: […]

Étourdissement : tout procédé conforme aux dispositions de la présente Convention qui, lorsqu’il est appliqué à un animal le plonge dans un état d’inconscience où il est maintenu jusqu’à l’intervention de la mort. Lors de l’étourdissement, il faut exclure en tout état de cause toute souffrance évitable aux animaux.

Abattage : le fait de mettre à mort un animal après immobilisation, étourdissement et saignée sauf exceptions prévues au chapitre III de la présente Convention.

Article 2

[…]

2. Aucune disposition de la présente Convention ne portera atteinte à la faculté des Parties contractantes d’adopter des règles plus strictes visant la protection des animaux. […]

4. Chaque Partie contractante veille à épargner aux animaux abattus dans les abattoirs ou hors de ceux-ci toute douleur ou souffrance évitable.

Article 12

Les animaux doivent être immobilisés immédiatement avant leur abattage si cela s’avère nécessaire et, sauf exceptions prévues à l’article 17, étourdis selon les procédés appropriés.

Article 17

1. Chaque Partie contractante peut autoriser des dérogations aux dispositions relatives à l’étourdissement préalable dans les cas suivants:

– abattages selon des rites religieux;

– abattages d’extrême urgence lorsque l’étourdissement n’est pas possible;

– abattages de volailles et de lapins selon des procédés agréés provoquant une mort instantanée des animaux;

– mise à mort d’animaux pour des raisons de police sanitaire, si des raisons particulières l’exigent.

2. Toute Partie contractante qui fera usage des dérogations prévues au paragraphe 1 du présent article devra toutefois veiller à ce que, lors de tels abattages ou mises à mort, toute douleur ou souffrance évitable soit épargnée aux animaux.

34. La Recommandation no R (91) 7 du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe aux États membres sur l’abattage des animaux, adoptée le 17 juin 1991, prévoit notamment ce qui suit :

« Le Comité des Ministres [r]ecommande aux gouvernements des États membres: […]

ii. de veiller à épargner aux animaux abattus hors des abattoirs ou à l’intérieur de ceux-ci toute souffrance ou douleur évitable, en particulier en s’assurant de la qualification des personnes qui sont employées pour effectuer l’immobilisation, l’étourdissement et l’abattage des animaux; […]

vii. s’ils autorisent l’abattage selon les rites religieux sans étourdissement préalable, de prendre toutes les mesures possibles pour protéger le bien-être des animaux concernés en s’assurant que cet abattage soit effectué dans des abattoirs appropriés par un personnel qualifié qui observe autant que possible les dispositions contenues dans le code de conduite. […] »

B. Droit de l’Union européenne

1. Droit primaire

35. L’article 13 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (JO 2016/C 202/01) prévoit :

« Lorsqu’ils formulent et mettent en œuvre la politique de l’Union dans les domaines de l’agriculture, de la pêche, des transports, du marché intérieur, de la recherche et développement technologique et de l’espace, l’Union et les États membres tiennent pleinement compte des exigences du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles, tout en respectant les dispositions législatives ou administratives et les usages des États membres en matière notamment de rites religieux, de traditions culturelles et de patrimoines régionaux. »

36. L’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (JO 2012/C 326/02, ci-après « la Charte ») dispose :

« Liberté de pensée, de conscience et de religion

1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice. »

37. L’article 52 § 1 de la Charte énonce :

Portée et interprétation des droits et des principes

« 1. Toute limitation de l’exercice des droits et libertés reconnus par la présente Charte doit être prévue par la loi et respecter le contenu essentiel desdits droits et libertés. Dans le respect du principe de proportionnalité, des limitations ne peuvent être apportées que si elles sont nécessaires et répondent effectivement à des objectifs d’intérêt général reconnus par l’Union ou au besoin de protection des droits et libertés d’autrui. »

2. Droit dérivé

38. Les dispositions pertinentes du Règlement (CE) no 1099/2009 du Conseil du 24 septembre 2009 sur la protection des animaux au moment de leur mise à mort (JO 2009, L 303, p. 1) sont les suivantes :

Article 4

Méthodes d’étourdissement

1. Les animaux sont mis à mort uniquement après étourdissement selon les méthodes et les prescriptions spécifiques relatives à leur application exposées à l’annexe I. L’animal est maintenu dans un état d’inconscience et d’insensibilité jusqu’à sa mort.

Les méthodes visées à l’annexe I qui n’entraînent pas la mort instantanée (ci-après dénommées «simple étourdissement») sont suivies aussitôt que possible d’un procédé provoquant infailliblement la mort, comme la saignée, le jonchage, l’électrocution ou l’anoxie prolongée.

2. L’annexe I peut être modifiée sur la base d’un avis de l’EFSA et selon la procédure visée à l’article 25, paragraphe 2, pour tenir compte des progrès scientifiques et techniques.

Toute modification de ce type garantit un niveau de bien-être animal au moins équivalent à celui que permettent les méthodes existantes.

3. Des lignes directrices communautaires concernant les méthodes énoncées à l’annexe I peuvent être adoptées selon la procédure visée à l’article 25, paragraphe 2.

4. Pour les animaux faisant l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux, les prescriptions visées au paragraphe 1 ne sont pas d’application pour autant que l’abattage ait lieu dans un abattoir.

Article 26

Dispositions nationales plus strictes

1. Le présent règlement n’empêche pas les États membres de maintenir toute règle nationale, applicable à la date d’entrée en vigueur dudit règlement, visant à assurer une plus grande protection des animaux au moment de leur mise à mort.

Avant le 1er janvier 2013, les États membres informent la Commission de ces règles nationales. La Commission les porte à la connaissance des autres États membres.

2. Les États membres peuvent adopter des règles nationales visant à assurer aux animaux, au moment de leur mise à mort, une plus grande protection que celle prévue par le présent règlement dans les domaines suivants:

a) la mise à mort des animaux et les opérations annexes effectuées en dehors d’un abattoir;

b) l’abattage de gibier d’élevage au sens du point 1.6 de l’annexe I du règlement (CE) no 853/2004, y compris les rennes, et les opérations annexes;

c) l’abattage d’animaux conformément à l’article 4, paragraphe 4, et les opérations annexes.

Les États membres notifient à la Commission toute règle nationale de ce type. La Commission les porte à la connaissance des autres États membres.

(…)

4. Un État membre ne peut pas interdire ou entraver la mise en circulation sur son territoire de produits d’origine animale provenant d’animaux qui ont été mis à mort dans un autre État membre au motif que les animaux concernés n’ont pas été mis à mort d’une manière conforme à sa réglementation nationale qui vise à assurer une plus grande protection des animaux au moment de leur mise à mort. »

III. éléments de droit comparé

39. Les éléments de droit comparé suivants ressortent des travaux parlementaires du décret de la Région flamande (Projet de décret portant modification de diverses dispositions de la loi du 14 août 1986 relative à la protection et au bien-être des animaux concernant les méthodes autorisées pour l’abattage, Doc. Parl., Parlement flamand, 2016-2017, no 1213/1, p. 11) : l’Allemagne (sauf exceptions temporaires et sous strictes conditions), Chypre, le Danemark, la Finlande (province d’Åland), l’Islande, la Norvège, le Royaume-Uni, la Slovénie (avec une exception pour l’abattage des volailles, lapins et lièvres par les particuliers), la Suède, la Suisse (à l’exception des volailles) ainsi que – au-delà des États parties à la Convention – la Nouvelle Zélande ont introduit une interdiction générale d’abattage sans étourdissement. En outre, en Estonie, Finlande (autres provinces), Lituanie, et Slovaquie, la pratique dite du post-cut stunning, par laquelle l’animal est étourdi au moment de l’égorgement ou juste après, est rendue obligatoire pour les abattages rituels.

40. Par ailleurs, dans l’annexe aux formulaires des requêtes nos 16849/22, 16850/22, 16857/22, 16860/22, 16864/22, 16869/22, 16877/22, 16881/22, les requérants indiquent que les Pays-Bas envisageraient l’adoption d’une législation interdisant l’abattage selon le rite religieux, et que les Pays-Bas et la Pologne ne permettent pas l’exportation de viande issue d’animaux abattus sans étourdissement préalable.

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

41. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

II. Remarques préliminaires

A. Sur l’objet du litige

42. Devant la Cour, les parties requérantes se plaignent – comme elles le firent devant la Cour constitutionnelle – d’une violation de leur droit à la liberté de religion en ce que, du fait des décrets litigieux, il deviendrait difficile, voire impossible, pour les croyants juifs et pour les croyants musulmans, d’une part, d’abattre des animaux conformément aux préceptes de leur religion et, d’autre part, de se procurer de la viande provenant d’animaux abattus conformément à ces préceptes religieux.

43. Eu égard aux observations des parties, la Cour observe d’emblée que les deux décrets mis en cause par les requérants ne contiennent pas une interdiction de l’abattage rituel en tant que tel. Ces décrets prévoient que, sauf exceptions limitativement énumérées, la mise à mort d’animaux, y compris l’abattage rituel, ne peut se faire qu’après l’étourdissement préalable de l’animal. Ils précisent que, lorsque les animaux sont abattus selon des méthodes spéciales requises pour des rites religieux, le procédé d’étourdissement appliqué est réversible et n’entraîne pas la mort de l’animal (paragraphes 16 et 19 ci-dessus).

44. C’est en tenant dûment compte de cette précision que la Cour rend le présent arrêt.

B. Sur la tierce intervention de l’association GAIA

45. Dans leurs observations, l’ensemble des requérants, à l’exception de celui ayant introduit la requête no 17314/22, demande à la Cour d’exclure du dossier la tierce intervention de l’association GAIA au motif que, dans ses observations, cette association se serait prononcée sur la recevabilité et le bien-fondé des requêtes, en méconnaissance de l’instruction pratique relative à la tierce intervention édictée par la Présidente de la Cour au titre de l’article 32 du règlement de la Cour.

46. Le Gouvernement ne se prononce pas sur ce point.

47. Sans qu’elle estime devoir se prononcer sur la demande d’exclusion des observations soumises par GAIA en vertu de l’article 44 § 5 de son règlement, la Cour ne tiendra compte que des observations qui peuvent être pertinentes pour l’examen des griefs des requérants, eu égard au rôle assigné aux tiers intervenants qui consiste à éclairer la Cour sans pouvoir se substituer aux parties principales à l’instance (voir, mutatis mutandis, Cestaro c. Italie, no 6884/11, § 127, 7 avril 2015).

III. Sur la qualité de victime des requérants

48. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité relatives à la qualité de victime des organisations requérantes dans l’affaire no 16760/22, ainsi que de la qualité de victime du requérant, personne physique, ayant introduit la requête no 17314/22.

A. Sur la qualité de victime des organisations requérantes (requête no 16760/22)

1. Thèses des parties

49. Le Gouvernement soutient que les sept organisations représentatives des musulmans de Belgique ne démontrent pas qu’elles sont victimes au sens de l’article 34 de la Convention dès lors qu’elles ne sont pas empêchées d’organiser le rite et de l’enseigner aux abatteurs rituels, l’abattage rituel n’étant pas en tant que tel remis en cause par les décrets litigieux.

50. Les organisations requérantes répliquent qu’une organisation religieuse qui allègue une violation de l’aspect collectif de la liberté de religion de ses adhérents peut se prétendre victime d’une telle violation, peu importe que la mesure litigieuse soit adressée aux croyants individuels, aux instances religieuses ou aux deux. Cela serait certainement le cas en l’espèce, dans la mesure où les organisations requérantes ne peuvent plus organiser le rite de l’abattage rituel selon les préceptes religieux et ne peuvent plus enseigner ce rite à leurs membres, les décrets litigieux interférant dans sa définition même.

2. Appréciation de la Cour

51. La Cour rappelle qu’aux termes de l’article 34 de la Convention, elle peut être saisie par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus par la Convention ou ses protocoles. Pour qu’un requérant puisse se prétendre victime d’une violation de la Convention, il doit exister un lien suffisamment direct entre celui-ci et la violation alléguée. La notion de « victime » est interprétée de façon autonome et indépendante des règles de droit interne telles que l’intérêt à agir ou la qualité pour agir. Par ailleurs, selon une jurisprudence constante, le statut de « victime » ne peut être accordé à une association ou un syndicat que si ceux-ci sont directement touchés par la mesure litigieuse (Fédération nationale des associations et syndicats de sportifs (FNASS) et autres c. France, nos 48151/11 et 77769/13, §§ 93-94, 18 janvier 2018, et références citées).

52. Dans le contexte de l’article 9 de la Convention, la Cour a dit qu’un organe ecclésial ou religieux peut, comme tel, exercer au nom de ses fidèles les droits garantis par cette disposition (Cha’are Shalom Ve Tsedek c. France [GC], no 27417/95, § 72, CEDH 2000-VII, Leela Förderkreis e.V. et autres c. Allemagne, no 58911/00, § 79, 6 novembre 2008, et Association de solidarité avec les témoins de Jéhovah et autres c. Turquie, nos 36915/10 et 8606/13, § 87, 24 mai 2016).

53. En l’espèce, les associations requérantes se présentent comme des organisations représentatives des communautés musulmanes de Belgique ainsi que des autorités religieuses nationales et provinciales de la communauté musulmane turque et marocaine de Belgique. Elles ont pour but l’organisation et l’enseignement du culte musulman. Il leur appartient à ce titre d’organiser le rite ainsi que l’apprentissage et la certification des abatteurs rituels.

54. La Cour considère que, dans cette mesure, les organisations représentatives des musulmans de Belgique ayant introduit la requête no 16760/22 peuvent se prétendre « victimes », au sens de l’article 34 de la Convention, de la violation alléguée. La première exception soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée.

B. Sur la qualité de victime des requérants individuels

55. Dans ses observations complémentaires et sur la satisfaction équitable, le Gouvernement soutient pour la première fois que le requérant M. Benizri (requête no 17314/22) ne peut pas se prétendre victime au sens de l’article 34 de la Convention. Domicilié en Région de Bruxelles-Capitale où les décrets litigieux ne sont pas d’application, M. Benizri n’aurait pas établi être « directement affecté » par ceux-ci.

56. La Cour ne juge pas nécessaire d’examiner le point de savoir si le Gouvernement est forclos à soulever cette exception au regard de l’article 55 du règlement (voir, sur ce point, Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 52, 15 décembre 2016) car la question tenant à la qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention touche à la compétence de la Cour et peut être examinée proprio motu (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 93, 27 juin 2017).

57. La Cour rappelle que pour pouvoir se prétendre « victime » d’une violation au sens de l’article 34 de la Convention, un individu doit avoir subi directement les effets de la mesure litigieuse. Ainsi, la Convention n’envisage pas la possibilité d’engager une actio popularis aux fins de l’interprétation des droits reconnus dans la Convention ; elle n’autorise pas non plus les particuliers à se plaindre d’une disposition de droit interne simplement parce qu’il leur semble, sans qu’ils en aient directement subi les effets, qu’elle enfreint la Convention. Il est toutefois loisible à un particulier de soutenir qu’une loi viole ses droits, en l’absence d’acte individuel d’exécution, si l’intéressé est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (Tănase c. Moldova [GC], no 7/08, § 104, CEDH 2010, et les références citées).

58. En l’espèce, la Cour constate que M. Benizri (requête no 17314/22) et M. Guigui (requête no 16871/22) sont domiciliés dans la Région de Bruxelles‑Capitale dans laquelle l’abattage rituel sans étourdissement n’est pas, au jour de l’adoption du présent arrêt, interdit (paragraphe 21 ci‑dessus). Contrairement aux résidents des Régions flamande et wallonne, ces requérants ne sont donc pas obligés de changer de comportement sous peine de poursuites administratives ou pénales.

59. En outre, M. Guigui n’a pas fait valoir que l’entrée en vigueur des décrets litigieux avait affecté d’une quelconque manière l’accomplissement par lui des rites de la religion juive ou que l’accès à la viande casher en serait affecté pour lui en tant que résident de la Région de Bruxelles-Capitale. En ce qui concerne M. Benizri, il s’est prévalu de son statut de ressortissant et résident belge pour faire valoir, de manière générale et sans étayer ses allégations, que les décrets litigieux avaient eu des répercussions sur tout le territoire belge en réduisant significativement l’offre de viande casher. Il n’a cependant pas indiqué en quoi sa situation personnelle, en tant que résident de la Région de Bruxelles-Capitale, aurait été affectée.

60. La Cour constate dès lors que MM. Benizri et Guigui n’ont pas établi faire partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets des décrets litigieux alors que ceux-ci ne sont pas applicables dans la Région de Bruxelles-Capitale. La Cour rappelle que le seul fait que leur qualité pour agir devant la Cour constitutionnelle n’a pas été mise en cause au cours de la procédure interne ne suffit pas à leur conférer la qualité de victime devant la Cour dans la mesure où la notion de « victime » revêt un caractère autonome au regard de la Convention (voir, mutatis mutandis, Kalfagiannis et Prospert c. Grèce (déc.), no 74435/14, § 47, 9 juin 2020). Il résulte de ce qui précède que les requérants MM. Benizri et Guigui ne peuvent pas se prétendre victimes d’une atteinte à leurs droits garantis par les articles 9 et 14 de la Convention.

61. Partant, les requêtes nos 16871/22 et 17314/22 sont incompatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention et doivent être rejetées en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

62. S’agissant des autres requérants individuels (requêtes nos 16849/22, 16850/22, 16857/22, 16860/22, 16864/22, 16869/22, 16877/22, 16881/22, ainsi que MM. Batakli, Chahbi et Ugurlu de la requête no 16760/22) qui résident dans la Région flamande ou dans la Région wallonne, la Cour juge que ces requêtes sont compatibles ratione personae avec les dispositions de la Convention.

IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 9 DE LA CONVENTION

63. Les requérants considèrent que l’interdiction de l’abattage rituel des animaux sans étourdissement préalable constitue une ingérence injustifiée dans leur droit au respect de la liberté de religion telle qu’elle est garantie par l’article 9 de la Convention. Cette disposition est ainsi libellée :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur l’applicabilité de l’article 9 de la Convention

64. Les griefs des requérants portent, d’une part, sur l’interdiction qui résulterait des décrets litigieux d’abattre des animaux conformément aux préceptes de leur religion et, d’autre part, sur la difficulté, voire l’impossibilité, de se procurer de la viande provenant d’animaux abattus conformément à ces préceptes religieux.

65. La Cour rappelle que la liberté de religion telle qu’elle est garantie par l’article 9 de la Convention comprend la liberté de manifester sa croyance seul et en privé mais aussi de la pratiquer en société avec autrui et en public. Une conviction religieuse peut se manifester par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié à l’existence de convictions religieuses (voir Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 31, série A no 260 A, et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 105, CEDH 2005 XI).

65. La Cour a déjà affirmé que l’abattage rituel des animaux relève du droit de manifester sa religion par l’accomplissement des rites au sens de l’article 9 de la Convention (Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, § 74). Elle a également dit que les restrictions ou prescriptions alimentaires peuvent relever de la pratique d’une religion (Vartic c. Roumanie (no 2), no 14150/08, § 35, 17 décembre 2013, et Erlich et Kastro c. Roumanie, nos 23735/16 et 23740/16, § 22, 9 juin 2020). Il en résulte que l’article 9 de la Convention est applicable en l’espèce.

2. Conclusion sur la recevabilité

66. Constatant que le grief tiré de l’article 9 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

i. Requête no 16760/22

67. Les requérants individuels de la requête no 16760/22 sont tous de confession musulmane et les associations requérantes se présentent comme des organisations représentatives des communautés musulmanes de Belgique ainsi que des autorités religieuses nationales et provinciales de la communauté musulmane turque et marocaine de Belgique. Ils allèguent que l’article 9 de la Convention protège leur droit à accomplir le rite que constitue la dhabiha. Ils contestent fermement l’assertion selon laquelle l’étourdissement ne constituerait qu’un détail de l’abattage rituel. Il n’appartiendrait d’ailleurs pas au Gouvernement de déterminer ce qui constitue ou non une manifestation légitime de la religion. De plus, l’obligation d’étourdir les animaux préalablement à leur mise à mort constituerait une ingérence dans le droit des requérants de manifester leur religion, notamment en ce qu’elle les empêche de respecter les prescriptions alimentaires ainsi que les prescriptions religieuses lors de la Fête du Sacrifice. La présente situation se distinguerait donc de celle en cause dans l’affaire Cha’are Shalom ve Tsedek (précitée).

68. Les requérants ne contestent pas que l’ingérence litigieuse est prévue par la loi, mais ils considèrent qu’elle ne poursuit pas un but légitime au sens du paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention. À cet égard, ils font valoir que le véritable objectif des décrets en cause n’est pas la protection du bien‑être animal, mais qu’ils visent au contraire à étendre de manière discriminatoire l’obligation d’étourdissement aux abattages rituels musulmans. Les législateurs régionaux n’auraient jamais examiné de bonne foi comment le bien-être animal pouvait être amélioré pendant l’abattage, notamment en ce qui concerne la production industrielle de viande. Si le bien‑être animal était le réel objectif, d’autres mesures auraient dû être adoptées.

69. En tout état de cause, les requérants rappellent que la Convention ne reconnaît pas la protection du bien-être animal comme un but légitime qui puisse justifier une atteinte à la liberté de manifester sa religion. La Convention n’accorderait aucun droit aux animaux et son champ d’application matériel et personnel serait limité aux êtres humains. Il ne saurait donc être question de mettre en balance les droits de l’homme avec les intérêts des animaux, ni d’étendre la protection de la morale à la protection du bien-être animal.

70. En outre, les requérants estiment que l’ingérence ne procède pas d’un besoin social impérieux et qu’elle n’est en tout cas pas nécessaire dans une société démocratique. Ils font valoir que la mesure litigieuse ne constitue pas un moyen adéquat pour atteindre le but annoncé de protection du bien-être animal et qu’il existe en tout cas d’autres mesures moins restrictives pour la liberté de religion. Les études scientifiques sur lesquelles les travaux parlementaires se sont fondés contiendraient des erreurs, des incertitudes et des suppositions. L’étourdissement préalable des animaux leur causerait également une grave souffrance, et l’abattage rituel ne concernerait qu’une proportion marginale du nombre total d’animaux abattus en Belgique. Par ailleurs, les requérants estiment qu’il ne saurait être question d’une ample marge d’appréciation des États, dès lors qu’il y aurait un large consensus au sein des États parties à la Convention pour autoriser l’abattage rituel sans étourdissement préalable. Ils estiment enfin que l’importation de viande ne saurait constituer une solution.

ii. Requêtes nos 16849/22, 16850/22, 16857/22, 16860/22, 16864/22, 16869/22, 16877/22, 16881/22

71. Les requérants des huit requêtes précitées sont tous de confession juive. Ils allèguent que l’interdiction générale de l’abattage sans étourdissement constitue une ingérence dans leur droit à la liberté de religion, en ce qu’elle interdit l’accomplissement d’un rite religieux et empêche, ainsi, l’observation des préceptes alimentaires dictés par la religion juive. Ladite interdiction emporterait des effets considérables sur l’exercice de la liberté religieuse qui ne pourraient être atténués par la possibilité théorique et aléatoire de s’approvisionner en viande dans la Région de Bruxelles-Capitale ou à l’étranger. Le caractère réversible de l’étourdissement pratiqué ne permettrait pas d’atteindre un équilibre entre la liberté de religion et le bien‑être animal dès lors que tout étourdissement de l’animal aurait pour conséquence que la viande ne serait pas casher.

72. La présente situation se distinguerait donc de celle en cause dans l’affaire Cha’are Shalom ve Tsedek (précitée) qui portait sur le refus d’accorder à une association un agrément pour l’autoriser à pratiquer des abattages rituels. Il s’agissait là d’une réglementation encadrant l’abattage rituel qui ne privait pas les pratiquants de la possibilité de se procurer de la viande conforme aux prescriptions religieuses. Les mesures en cause dans cette affaire et la présente se distinguent donc par leur nature et leur portée.

73. De plus, les requérants font valoir que l’ingérence ne poursuit aucun des buts légitimes contenus à l’article 9 § 2 de la Convention puisque l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement n’a été justifiée que par la protection et le respect du bien-être animal. Or ce motif ne peut pas être rattaché à l’un des buts prévus par ladite disposition car ceux-ci sont tous directement ou indirectement tournés vers l’idée d’une préservation des droits et des intérêts des personnes. Ainsi, rattacher le but poursuivi à la moralité publique aurait pour conséquence de dénaturer la lettre de la Convention ainsi que son esprit, et constituerait un changement radical de paradigme en affirmant la suprématie de l’opinion d’une fraction de la population soucieuse du bien-être des animaux pour fonder la réduction à néant d’un aspect essentiel de la liberté de religion d’une autre partie de la population.

74. Enfin, les requérants sont d’avis que l’ingérence n’est ni justifiée ni proportionnée. Le contrôle de la Cour devrait être strict et rigoureux dans ce contexte dès lors que l’interdiction litigieuse emporte une atteinte extrêmement grave à l’un des aspects essentiels de la liberté de religion. Il ne saurait donc être question d’une ample marge d’appréciation des États. De plus, il ne serait pas établi que la mesure litigieuse soit celle qui porterait le moins atteinte au droit fondamental pour parvenir au but poursuivi ni que la shehita serait cause d’une plus grande souffrance pour les animaux, bien au contraire. L’interdiction litigieuse ferait fi des spécificités culturelles et traditionnelles d’un groupe vulnérable, ce qui créerait un précédent particulièrement préoccupant. Par ailleurs, pour les requérants, l’absence de consensus au sein même de l’État belge militerait en faveur d’une réduction du poids accordé au décideur national et mettrait en cause la cohérence de l’approche adoptée par les décrets litigieux.

b) Le gouvernement défendeur

75. Le Gouvernement affirme que les décrets litigieux ne constituent pas une ingérence dans la liberté de religion des requérants. Se fondant sur l’arrêt Cha’are Shalom ve Tsedek (précité, § 82), il soutient que le droit à la liberté de religion garanti par l’article 9 de la Convention ne saurait aller jusqu’à englober l’aspect particulier de l’étourdissement dans le cadre de l’abattage rituel.

76. En ordre subsidiaire, le Gouvernement fait valoir que si la Cour retient l’existence d’une ingérence, celle-ci est en tout cas compatible avec le paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention. Les décrets litigieux répondraient à un objectif d’intérêt général, celui de bannir toute souffrance animale évitable. Ils poursuivraient ainsi un but légitime – la protection du bien-être animal – susceptible d’être rattaché à la protection de la morale ainsi qu’à la protection des droits et libertés des personnes qui accordent une place au bien-être animal dans leur conception de la vie. Se référant aux travaux parlementaires qui faisaient état d’une étude sociologique menée en Belgique ainsi qu’au résultat quasi-unanime des votes dans les parlements concernés, le Gouvernement souligne la sensibilité accrue pour le bien-être animal dans la société actuelle et le large consensus social favorable aux décrets litigieux. Il en déduit que, même si la Cour n’a encore jamais reconnu le bien-être animal comme l’un des buts légitimes autorisés par le paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention, rien ne l’empêcherait de le faire et il ne s’agirait en tout cas pas d’une méconnaissance de la lettre et de l’esprit de cette disposition, ni d’une décision qui irait à l’encontre d’une protection plus effective des droits de l’homme.

77. Le Gouvernement soutient également qu’il existe un lien raisonnable de proportionnalité entre la mesure litigieuse et le but poursuivi. Se référant aux études scientifiques et aux travaux parlementaires menés en l’espèce, le Gouvernement affirme que cette mesure serait apte à assurer le bien-être animal et constituerait la mesure la plus adaptée pour limiter la souffrance de l’animal au moment de sa mise à mort. Toute autre mesure de moindre étendue ne permettrait pas d’éviter qu’il soit gravement porté atteinte au bien‑être animal. Le Gouvernement réfute également l’allégation faite par les requérants d’un manque de cohérence des mesures adoptées dans le but d’améliorer le bien-être animal, en listant d’autres mesures adoptées par les législateurs régionaux. Sur ce point, il rappelle qu’il ne peut être reproché aux législateurs régionaux d’agir dans les limites de leurs compétences.

78. Seuls huit États membres de l’Union européenne permettraient l’abattage sans étourdissement préalable. Il n’y aurait donc pas de large consensus entre les États parties à la Convention sur le fait d’accepter l’abattage rituel sans étourdissement, ce qui plaiderait en faveur d’un large pouvoir d’appréciation des États. La mesure litigieuse ne porterait pas atteinte à la tolérance et au pluralisme religieux dans la mesure où elle répondrait à un besoin social impérieux et serait proportionnée à l’objectif poursuivi, ce d’autant plus que les décrets en cause autorisent l’usage de l’étourdissement réversible qui n’entraîne pas la mort et permet l’égorgement immédiatement après l’étourdissement.

79. Par ailleurs, le Gouvernement allègue qu’il existe des avis divergents, au sein des personnes de confession musulmane et de confession juive, sur la question de savoir si l’étourdissement préalable ne causant pas la mort d’un animal respecte ou non les méthodes particulières d’abattage prescrites par les rites religieux de la confession musulmane et de la confession juive. Enfin, le Gouvernement rappelle que la mesure litigieuse n’entraîne pas d’interdiction ou de limitation du commerce de la viande provenant d’un animal qui a été abattu sans étourdissement préalable, notamment avec la Région de Bruxelles-Capitale.

2. Les tiers intervenants

a) Le gouvernement danois

80. Le gouvernement danois indique qu’au Danemark, l’étourdissement préalable à l’abattage rituel est obligatoire depuis février 2014. À son estime, la Cour devrait suivre l’analyse faite par la Cour de justice de l’Union européenne (paragraphes 7-8 ci-dessus) et qui serait en ligne avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, ceci afin de garantir la cohérence nécessaire entre les deux systèmes. De plus, le gouvernement danois soutient que l’exigence d’étourdissement préalable à l’abattage rituel poursuit les buts légitimes de protection de la santé publique et de l’ordre public. Il devrait également être tenu compte de la marge d’appréciation des États, en particulier de leur possibilité de protéger le bien‑être des animaux, ainsi que de la portée limitée de l’exigence d’étourdissement préalable. En effet, cette exigence n’empêcherait pas les requérants de manger de la viande d’animaux abattus conformément aux prescriptions religieuses qu’ils jugent applicables. Compte tenu de l’absence de consensus entre les États contractants sur la manière de mettre en balance l’objectif de protection du bien-être animal et l’exercice de la liberté de religion, la Cour devrait donner un poids considérable au processus décisionnel ayant abouti à la législation interne litigieuse et à la mise en balance des intérêts faite par le pouvoir législatif. Pour le gouvernement danois, il découle de ce qui précède que l’exigence d’étourdissement préalable à l’abattage rituel est justifiée par des buts légitimes et est proportionnée par rapport à ceux-ci.

b) L’association GAIA

81. L’association GAIA estime que l’interdiction de l’abattage rituel sans étourdissement ne constitue pas une ingérence dans la liberté de religion des requérants, dès lors que la mesure litigieuse n’a qu’une portée limitée et qu’elle n’interdit pas l’accomplissement des autres éléments du rite religieux (positionnement de la tête de l’animal, prière, fait de cacher le couteau des yeux de l’animal etc.). Elle soutient que la mesure litigieuse n’a pour seul but que d’interdire les souffrances inutiles pour préserver le bien-être animal, ce qui est un but objectif et justifié, et qu’elle n’a pas pour but de discriminer une communauté sur le fondement d’une quelconque pratique religieuse. L’association GAIA allègue qu’il n’y a aucun problème d’accès à la viande halal en Flandre et en Wallonie, et que les requérants n’ont pas démontré que l’accès à la viande casher était devenu plus difficile après l’entrée en vigueur des décrets litigieux. Elle fait également état d’une sensibilisation croissante de la société au bien-être animal.

3. Appréciation de la Cour

a) Sur l’existence d’une ingérence

82. Tel que le rappelle le Gouvernement (paragraphe 75 ci-dessus), dans l’arrêt Cha’are Shalom Ve Tsedek (précité, §§ 82-83), la Cour a estimé que le droit à la liberté religieuse garanti par l’article 9 de la Convention n’allait pas jusqu’à englober le droit de procéder personnellement à l’abattage rituel et à la certification qui en découlait, dès lors que la requérante et ses membres n’étaient pas privés concrètement de la possibilité de se procurer et de manger une viande jugée par eux conforme aux prescriptions religieuses. Elle en a déduit que le refus d’agrément opposé à la requérante ne constituait pas une ingérence dans la liberté de manifester sa religion.

83. Toutefois, la Cour estime, à l’instar des requérants (paragraphes 67 et 72 ci-dessus), que la présente affaire se distingue de l’affaire Cha’are Shalom Ve Tsedek, précitée. Alors qu’il s’agissait dans cette dernière d’une règle visant à encadrer l’abattage rituel par l’octroi d’agréments aux organismes habilités à procéder à la mise à mort d’animaux, la mesure mise en cause en l’espèce a pour effet d’interdire l’abattage rituel si celui-ci n’est pas précédé d’un étourdissement de l’animal.

84. Le Gouvernement maintient que, dans la mesure où les décrets en cause n’interdisent pas l’abattage rituel en tant que tel mais ne visent qu’un aspect de l’acte rituel – celui de l’absence de l’étourdissement préalable –, la conviction des requérants à cet égard n’atteindrait pas le niveau de force et d’importance nécessaire à la caractérisation d’une ingérence (paragraphe 75 ci-dessus).

85. Sur ce point, la Cour rappelle que, tel qu’il est garanti par l’article 9 de la Convention, le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ne vaut que pour les convictions qui atteignent un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance. Cependant, dès lors que cette condition est remplie, le devoir de neutralité et d’impartialité de l’État est incompatible avec un quelconque pouvoir d’appréciation de sa part quant à la légitimité des convictions religieuses ou à la manière dont elles sont exprimées (voir Eweida et autres c. Royaume-Uni, nos 48420/10 et 3 autres, § 81, CEDH 2013 (extraits), et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 55, CEDH 2014 (extraits)). En fait, la Cour n’est guère équipée pour se livrer à un débat sur la nature et l’importance de convictions individuelles. En effet, ce qu’une personne peut tenir pour sacré paraîtra peut-être absurde ou hérétique aux yeux d’une autre, et aucun argument d’ordre juridique ou logique ne peut être opposé à l’assertion du croyant faisant de telle ou telle conviction ou pratique un élément important de ses prescriptions religieuses (Skugar et autres c. Russie (déc.), no 40010/04, 3 décembre 2009).

86. Il n’appartient donc pas à la Cour de trancher la question de savoir si l’étourdissement préalable à l’abattage est conforme avec les préceptes alimentaires des croyants musulmans et juifs. Le fait qu’il existerait, tel que l’allègue le Gouvernement (paragraphe 79 ci-dessus), une discussion interne ou des avis divergents au sein des communautés religieuses musulmane et juive à cet égard, ne pourrait avoir pour effet de priver les requérants de la jouissance des droits garantis par l’article 9 de la Convention (dans le même sens, İzzettin Doğan et autres c. Turquie [GC], no 62649/10, § 134, 26 avril 2016).

87. Il suffit à la Cour de constater qu’il ressort des débats parlementaires présidant à l’adoption des deux décrets litigieux que l’absence d’étourdissement préalable à l’abattage constitue un aspect du rite religieux qui atteint un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance, à tout le moins pour certains membres des confessions juive et musulmane, dont les requérants soulignent faire partie (voir, dans le même sens, mutatis mutandis, S.A.S c. France, précité, § 56).

88. Dans ces circonstances, la Cour est prête à admettre qu’il y a eu ingérence dans la liberté de religion des requérants, telle que celle-ci est garantie par l’article 9 de la Convention (voir, dans le même sens, l’arrêt de la CJUE dans Centraal Israëlitisch Consistorie van België et autres, précité au paragraphe 7 ci-dessus et mentionné ci-après comme « l’arrêt de la CJUE », point 55, et arrêts de la Cour constitutionnelle belge, considérant B.18.3).

b) Sur la justification de l’ingérence

i. Prévue par la loi

89. La Cour constate que l’ingérence est expressément prévue par des normes législatives, à savoir, respectivement, l’article 15 du décret flamand pour la Région flamande et l’article D.57 § 1 du décret wallon pour la Région wallonne (paragraphes 16 et 19 ci-dessus). Les requérants ne contestent pas que ces dispositions remplissent les critères d’accessibilité et de prévisibilité établis par la jurisprudence de la Cour relative à l’article 9 § 2 de la Convention. La Cour ne voit pas de raison d’en décider autrement.

ii. But légitime

90. Le Gouvernement soutient que l’objectif d’empêcher, lors de l’abattage, toute souffrance évitable aux animaux destinés à la consommation relève, au titre de l’article 9 § 2 de la Convention, de la protection de la morale ainsi que de la protection des droits et libertés des personnes qui tiennent au bien-être animal dans leur conception de la vie (paragraphe 76 ci-dessus). La Cour note que la Cour constitutionnelle a pareillement retenu ces deux buts légitimes lors de son examen (considérant B.19.3 des arrêts de la Cour constitutionnelle). Les requérants contestent cette thèse (paragraphes 68 et 73 ci-dessus).

91. La Cour rappelle que, pour être compatible avec la Convention, une restriction à la liberté de chacun de manifester sa religion ou ses convictions doit notamment être inspirée par un but susceptible d’être rattaché à l’un de ceux que cette disposition énumère (S.A.S. c. France, précité, § 113). L’énumération des exceptions à cette liberté qui figure dans le second paragraphe de l’article 9 est exhaustive et la définition de ces exceptions est restrictive (ibidem ; voir aussi Svyato-Mykhaylivska Parafiya c. Ukraine, no 77703/01, § 132, 14 juin 2007, et Nolan et K. c. Russie, no 2512/04, § 73, 12 février 2009).

92. En l’occurrence, il s’agit de la première fois que la Cour doit se prononcer sur la question de savoir si la protection du bien-être animal peut être rattachée à l’un des buts visés par le paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention. Dans ces conditions, et eu égard au désaccord entre les parties sur ce point (paragraphes 68, 73 et 76 ci-dessus), la question de la légitimité du but visé par l’ingérence en cause appelle une analyse attentive de la part de la Cour.

93. La Cour constate d’emblée qu’à la différence du droit de l’Union européenne (« UE ») qui institue le bien-être animal comme un objectif d’intérêt général du droit de l’UE (paragraphes 35 et 37 ci-dessus), la Convention n’a pas pour objet de protéger ce bien-être en tant que tel. Ainsi, force est de constater que le paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention ne contient pas de référence explicite à la protection du bien-être animal dans la liste exhaustive des buts légitimes susceptibles de justifier une ingérence dans la liberté de chacun de manifester sa religion.

94. Cependant, la Cour a déjà reconnu à plusieurs reprises que la protection des animaux constitue une question d’intérêt général protégée par l’article 10 de la Convention (PETA Deutschland c. Allemagne, no 43481/09, § 47, 8 novembre 2012, et Tierbefreier e.V. c. Allemagne, no 45192/09, § 59, 16 janvier 2014). Plus encore, dans l’affaire Friend et autres c. Royaume‑Uni ((déc.), no 16072/06, § 50, 24 novembre 2009) qui concernait l’interdiction de la chasse à courre au renard, la Cour a considéré sous l’angle de l’article 11 de la Convention qu’une telle interdiction poursuivait le but légitime de protection de la morale, au sens qu’elle visait à éliminer la chasse et l’abattage d’animaux à des fins sportives d’une manière que le législateur avait jugée comme causant des souffrances et comme étant moralement et éthiquement répréhensible. Ainsi, la Cour a déjà admis que la prévention de la souffrance animale pouvait justifier une ingérence dans un droit garanti par l’article 11 de la Convention au titre de la protection de la morale.

95. Dans la mesure où la présente affaire porte sur l’article 9 de la Convention et s’inscrit dans un contexte sensiblement différent, la Cour entend souligner ce qui suit. Contrairement à ce qu’allèguent les requérants (paragraphe 69 ci-dessus), la protection de la morale publique, à laquelle se réfère l’article 9 § 2 de la Convention, ne peut être comprise comme visant uniquement la protection de la dignité humaine dans les relations entre personnes. À cet égard, la Cour observe que la Convention ne se désintéresse pas de l’environnement dans lequel vivent les personnes qu’elle vise à protéger (voir notamment et parmi d’autres, Mangouras c. Espagne [GC], no 12050/04, § 41, CEDH 2010, et Hamer c. Belgique, no 21861/03, § 79, CEDH 2007-V (extraits)), et en particulier des animaux dont la protection a déjà retenu l’attention de la Cour (Friend et autres, décision précitée). Aussi la Convention ne pourrait-elle être interprétée comme promouvant l’assouvissement absolu des droits et libertés qu’elle consacre sans égard à la souffrance animale, au motif que la Convention reconnaît, aux termes de son article 1er, des droits et des libertés au profit des seules personnes.

96. La Cour souligne par ailleurs que la notion de « morale » est évolutive par essence. Ce qui pouvait être jugé moralement acceptable à une époque donnée, peut cesser de l’être après un certain temps (voir, dans un autre domaine, Dudgeon c. Royaume-Uni, 22 octobre 1981, § 60, série A no 45, § 60).

97. Elle rappelle sur ce point que la Convention est un instrument vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles et des conceptions prévalant de nos jours dans les États démocratiques (voir, pour une affaire relative à l’article 9 de la Convention, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 102, CEDH 2011). Cette doctrine de l’« instrument vivant » concerne non seulement les droits et libertés reconnus aux personnes par la Convention mais aussi les motifs justifiant les restrictions susceptibles de leur être apportées, compte tenu des évolutions sociétales et normatives intervenues depuis l’adoption de la Convention en 1950 (voir dans un sens similaire, au paragraphe 7 ci-dessus, l’arrêt de la CJUE, point 77, à propos de l’interprétation à donner à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne).

98. À cet égard, la Cour prend note de ce que, selon la Cour constitutionnelle, la promotion de la protection et du bien-être des animaux en tant qu’êtres sensibles peut être considérée comme une valeur morale partagée par de nombreuses personnes en Région flamande et en Région wallonne (considérant B.19.3 des arrêts de la Cour constitutionnelle). En atteste, au besoin, l’adoption des décrets litigieux à une très large majorité des parlementaires au sein des deux assemblées concernées (paragraphes 26 et 29 ci-dessus). La Cour ne voit pas de raisons de remettre en cause ces considérations qui sont clairement exprimées et motivées dans les travaux préparatoires des deux décrets en cause (paragraphes 25 et 28 ci-dessus).

99. Par ailleurs, il ressort des éléments de droit comparé (paragraphes 39‑40 ci-dessus) que d’autres États parties à la Convention ont adopté des législations allant dans le même sens que les décrets litigieux, confirmant ainsi l’importance croissante de la prise en compte du bien-être animal au sein de plusieurs États membres du Conseil de l’Europe. La Cour ne voit dès lors pas davantage de raisons de contredire la CJUE (point 77 de l’arrêt de la CJUE) et la Cour constitutionnelle (considérant B.20.2 des arrêts de la Cour constitutionnelle) qui ont, l’une et l’autre, estimé que la protection du bien-être animal constitue une valeur éthique à laquelle les sociétés démocratiques contemporaines attachent une importance croissante et qu’il convient d’en tenir compte dans l’appréciation des restrictions apportées à la manifestation extérieure des convictions religieuses.

100. Il résulte de ce qui précède que la Cour peut tenir compte de l’importance croissante attachée à la protection du bien-être animal, y compris lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, d’examiner la légitimité du but poursuivi par une restriction au droit à la liberté de manifester sa religion.

101. Elle considère ainsi que la protection du bien-être animal peut être rattachée à la notion de « morale publique », ce qui constitue un but légitime au sens du paragraphe 2 de l’article 9 de la Convention.

102. Il n’est dès lors pas nécessaire de déterminer si, ainsi que la Cour constitutionnelle l’a jugé, la mesure litigieuse peut également passer pour viser la protection des droits et libertés des personnes qui accordent une place au bien-être animal dans leur conception de la vie (dans le même sens, mutatis mutandis, Vavřička et autres c. République tchèque [GC], nos 47621/13 et 5 autres, § 272, 8 avril 2021).

iii. Nécessité dans une société démocratique

1) Principes généraux applicables

103. Aux termes de l’article 9 § 2 de la Convention, toute ingérence dans l’exercice du droit à la liberté de religion doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Une ingérence est considérée comme « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre un but légitime si elle répond à un « besoin social impérieux » et, en particulier, si elle est proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (voir, parmi beaucoup d’autres, Bayatyan, précité, § 123, Fernández Martínez c. Espagne [GC], no 56030/07, § 124, CEDH 2014 (extraits), et İzzettin Doğan et autres, précité, § 105).

2) Sur la marge d’appréciation applicable

104. La Cour rappelle le rôle fondamentalement subsidiaire du mécanisme de la Convention. Les autorités nationales jouissent d’une légitimité démocratique directe et, ainsi que la Cour l’a affirmé à maintes reprises, se trouvent en principe mieux placées que le juge international pour se prononcer sur les besoins et contextes locaux. Lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle du décideur national (voir, par exemple, Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 117, CEDH 2005‑IX). Il en va en particulier ainsi lorsque ces questions concernent les rapports entre l’État et les religions (voir, mutatis mutandis, Cha’are Shalom Ve Tsedek, précité, § 84, Wingrove c. Royaume‑Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, Leyla Şahin, précité, § 109, et S.A.S. c. France, précité, § 129).

105. La Cour observe par ailleurs que l’interdiction litigieuse contenue par les deux décrets litigieux procède d’un choix délibérément posé par des législateurs fédérés au terme d’un processus parlementaire mûrement réfléchi. La Cour note que, dans des situations semblables, elle a déjà pu indiquer être confrontée à un « choix de société » et devoir « faire preuve de réserve dans l’exercice de son contrôle de conventionnalité dès lors qu’il la conduit à évaluer un arbitrage effectué selon des modalités démocratiques au sein de la société en cause » (S.A.S. c. France, précité, §§ 153-154, voir également Belcacemi et Oussar c. Belgique, no 37798/13, §§ 53-54, 11 juillet 2017, et Dakir c. Belgique, no 4619/12, §§ 56-57, 11 juillet 2017).

106. Dans des circonstances telles que celles de l’espèce qui, d’une part, concernent les rapports entre l’État et les religions et, d’autre part, ne font pas apparaître de consensus net au sein des États membres mais révèlent néanmoins une évolution progressive en faveur d’une protection accrue du bien-être animal (voir les travaux préparatoires, paragraphes 25 et 28 ci‑dessus, et les éléments de droit comparé, paragraphes 39-40 ci-dessus), les autorités nationales doivent assurément se voir reconnaître une marge d’appréciation qui ne saurait être étroite. Cette marge ne pourrait toutefois être illimitée sous peine de vider la liberté de religion, telle que celle-ci est consacrée par l’article 9 de la Convention, de sa substance et de son effectivité. Le but de la Convention consiste en effet à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (İzzettin Doğan et autres, précité, § 114, et Osmanoğlu et Kocabaş c. Suisse, no 29086/12, § 93, 10 janvier 2017).

3) Sur la nécessité des mesures litigieuses dans une société démocratique

107. En l’espèce, à la différence du droit de l’UE qui institue le bien-être animal comme un objectif d’intérêt général du droit de l’UE (paragraphes 35 et 37 ci-dessus), la Convention n’a pas pour objet de protéger ce bien-être en tant que tel. Il ne s’agit donc pas, en l’espèce, d’effectuer une mise en balance de deux droits d’égale valeur au regard de la Convention (voir, mutatis mutandis, Norwegian Confederation of Trade Unions (LO) et Norwegian Transport Workers’ Union (NTF) c. Norvège, no 45487/17, § 118, 10 juin 2021 ; voir a contrario Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 106, CEDH 2012, et Hurbain c. Belgique [GC], no 57292/16, § 211, 4 juillet 2023, où des droits d’égale valeur garantis par la Convention se trouvaient en conflit). En réalité, il appartient à la Cour d’apprécier si l’ingérence dans la liberté des requérants de manifester leur religion se justifie dans son principe et si elle est proportionnée au regard de la protection de la morale publique à laquelle peut se rattacher la protection du bien-être animal, compte tenu de la marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent en ce domaine (voir, dans le même sens, Leyla Şahin, précité, § 110, et S.A.S c. France, précité, § 131).

108. À cette fin, la Cour se concentrera préalablement sur la qualité de l’examen parlementaire et judiciaire des décrets litigieux en ce que ceux-ci emportent une ingérence dans la liberté de religion. En effet, la Cour a déjà indiqué que la qualité de l’examen parlementaire et judiciaire de la nécessité de la mesure réalisé au niveau national revêt une importance particulière, notamment pour définir l’application de la marge d’appréciation pertinente (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits), et références citées).

109. En premier lieu, s’agissant de la qualité de l’examen parlementaire auquel il importe d’avoir particulièrement égard lorsqu’une norme générale est en cause (Animal Defenders International, précité, §§ 108 et 113, M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 148, 9 juillet 2021, et L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 130, 9 mars 2023), la Cour constate que les décrets litigieux ont été adoptés à la suite d’une vaste consultation de représentants de différents groupes religieux, de vétérinaires ainsi que d’associations de protection des animaux (voir notamment le constat fait en ce sens par la CJUE à propos du décret flamand, point 79 de l’arrêt de la CJUE) et que des efforts considérables ont été déployés sur une longue période par les législateurs tour-à-tour fédéral, flamand et wallon afin de concilier au mieux les objectifs de promotion du bien-être animal et le respect de la liberté de religion (paragraphes 22-30 ci-dessus). Les législateurs régionaux ont cherché à peser les droits et intérêts en présence au terme d’un processus législatif dûment réfléchi.

110. Il ressort en outre des travaux préparatoires des décrets litigieux (paragraphes 25 et 28 ci-dessus) que l’arbitrage fait par les législateurs flamand et wallon a été expressément motivé au regard des exigences de la liberté de religion, ces législateurs ayant examiné l’impact de la mesure sur celle-ci et procédé en particulier à une longue analyse quant à la proportionnalité (a contrario, L.B. c. Hongrie, précité, §§ 137-138, et Hirst c. Royaume-Uni (no 2) [GC], no 74025/01, § 79, CEDH 2005-IX).

111. En ce qui concerne ensuite le contrôle judiciaire de l’ingérence litigieuse, la Cour rappelle que, lorsque les juridictions nationales ont, conformément au principe de subsidiarité qui gouverne la Convention, tranché l’affaire dont elles étaient saisies en motivant leurs décisions de manière circonstanciée au regard des principes définis dans sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son appréciation à celle des juridictions internes (M.A. c. Danemark, précité, § 149, Halet c. Luxembourg [GC], no 21884/18, § 161, 14 février 2023, et, pour une affaire relative à l’article 9 de la Convention, Témoins de Jéhovah c. Finlande, no 31172/19, § 91, 9 mai 2023).

112. En l’espèce, la Cour constate qu’un double contrôle a précédé celui qu’elle est à présent appelée à exercer au regard de la Convention. En effet, confrontée à une question nouvelle qui portait notamment sur l’interprétation du droit de l’UE, la Cour constitutionnelle a préalablement renvoyé l’affaire relative au décret flamand à la CJUE à titre préjudiciel (paragraphe 6 ci‑dessus). Sur ce point, la Cour a déjà eu l’occasion de souligner l’importance, pour la protection des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne, du dialogue judiciaire entre les juridictions nationales et la CJUE (Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy, précité, § 212, et Témoins de Jéhovah, précité, §§ 85-87).

113. En l’occurrence, la CJUE a examiné la question litigieuse au regard de l’article 10, paragraphe 1, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, lu également à la lumière de l’article 9 de la Convention, pour estimer que l’imposition d’un procédé d’étourdissement réversible et insusceptible d’entraîner la mort de l’animal était compatible avec l’article 10, paragraphe 1, de la Charte.

114. À la suite de l’arrêt de la CJUE (paragraphes 7-8 ci-dessus), la Cour constitutionnelle a confirmé la constitutionnalité des deux décrets litigieux (paragraphes 9-12 ci-dessus) aux termes d’une motivation qui, à l’estime de la Cour, ne pourrait à l’évidence être considérée comme superficielle au regard des exigences de l’article 9 de la Convention.

115. À cet égard, la Cour ne peut que constater que tant la CJUE que la Cour constitutionnelle ont, dans le cadre de leur contrôle respectif, pris en compte de manière circonstanciée les exigences de l’article 9 de la Convention, telles qu’interprétées par la Cour. Ce double contrôle s’inscrit dans l’esprit de la subsidiarité qui irrigue la Convention et dont l’importance a été rappelée par le Protocole no 15 qui a ajouté une référence explicite à ce principe dans le Préambule de la Convention. La Cour ne pourrait dès lors faire fi de ces examens préalables dans le cadre de son propre contrôle qu’elle est amenée à exercer conformément à l’article 19 de la Convention. Il est vrai que la CJUE a pu prendre appui dans son arrêt du 17 décembre 2020 sur l’article 13 TFUE qui érige le bien-être animal en objectif d’intérêt général reconnu par l’Union (paragraphes 35 et 37 ci-dessus), alors qu’un tel bien-être n’est pas garanti en tant que tel par la Convention (paragraphe 107 ci‑dessus). Cependant, comme la Cour s’en est déjà expliquée (paragraphes 93‑101 ci-dessus), la protection du bien-être animal peut se rattacher à la morale publique au sens de l’article 9 § 2 de la Convention et justifier, dans cette mesure, une restriction à la liberté de manifester sa religion.

116. À cet égard, la Cour note que les deux décrets litigieux se fondent sur un consensus scientifique établi autour du constat selon lequel l’étourdissement préalable à la mise à mort de l’animal constitue le moyen optimal pour réduire la souffrance de l’animal au moment de sa mise à mort (voir, dans le même sens, arrêt de la CJUE, point 72, et arrêts de la Cour constitutionnelle belge, considérant B.21.1). Elle ne voit pas de raison sérieuse de remettre en cause ce constat.

117. La Cour a récemment rappelé que, pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée, elle doit tout d’abord passer pour ne pas limiter les droits que l’intéressé tire de l’article 9 dans une mesure excédant ce qui est nécessaire pour atteindre le(s) but(s) légitime(s) visé(s), ce qui suppose de s’assurer qu’il(s) ne puisse(nt) pas être atteint(s) à l’aide de mesures moins intrusives ou radicales (Avis consultatif sur le refus d’autoriser une personne à exercer la profession d’agent de sécurité ou de gardiennage en raison de sa proximité avec un mouvement religieux ou de son appartenance à celui-ci [GC], demande no P16-2023-001, Conseil d’État de Belgique, § 114, 14 décembre 2023, et les références citées). La Cour a par ailleurs indiqué que dans ce domaine, les autorités nationales disposent d’une marge d’appréciation afin de garantir un juste équilibre entre les différents droits et intérêts en jeu (ibidem).

118. En l’espèce, la Cour observe plus particulièrement que les décrets litigieux énoncent que, lorsque les animaux sont abattus selon des méthodes spéciales requises pour des rites religieux, le procédé d’étourdissement appliqué est réversible et n’entraîne pas la mort de l’animal. Se fondant sur des études scientifiques et procédant à une vaste consultation des personnes intéressées, les travaux parlementaires sont arrivés à la conclusion qu’aucune mesure moins radicale ne pouvait réaliser suffisamment l’objectif de réduire l’atteinte au bien-être animal au moment de l’abattage (paragraphes 25 et 28 ci-dessus). Ne relevant pas dans le dossier soumis devant elle d’éléments sérieux la conduisant à remettre en cause cette conclusion, la Cour note que de la sorte, les législateurs flamand et wallon ont cherché une alternative proportionnée à l’obligation d’étourdissement préalable, en prenant en considération le droit revendiqué par des personnes de confession musulmane et juive de manifester leur religion face à l’importance grandissante accordée à la prévention de la souffrance animale en Région flamande et en Région wallonne. Ils ont veillé à prendre une mesure qui n’excède pas ce qui est nécessaire à la réalisation du but poursuivi.

119. Il n’appartient pas à la Cour de dire si cette alternative satisfait aux préceptes de la religion dont les requérants se revendiquent (voir paragraphe 86 ci-dessus). En revanche, ceci montre, comme la Cour l’a déjà relevé (paragraphes 110 et 110 ci-dessus), que les autorités concernées ont cherché à peser les droits et intérêts en jeu et à trouver un juste équilibre entre ceux-ci (Association de solidarité avec les témoins de Jéhovah et autres c. Turquie, nos 36915/10 et 8606/13, § 103, 24 mai 2016). Aussi la Cour estime que la mesure litigieuse s’inscrit dans le cadre de la marge d’appréciation dont les autorités nationales disposent en la matière (paragraphes 104-106 et 108 ci-dessus).

120. Certes, la Région de Bruxelles-Capitale n’a pas, au jour de l’adoption du présent arrêt, aboli ou limité l’exception prévue pour l’abattage rituel d’animaux (paragraphes 15 et 31 ci-dessus) et se distingue de la sorte des Régions flamande et wallonne. Cet élément peut interroger l’importance du bien-être animal accordée en Belgique et que le Gouvernement met en exergue devant la Cour. Cela étant, ce constat ne pourrait conduire, en soi, à conclure à l’incompatibilité des deux décrets litigieux avec l’article 9 de la Convention. Rappelant que la Belgique est un État fédéral (paragraphe 13 ci‑dessus), la Cour a toujours respecté les particularités du fédéralisme dans la mesure où elles étaient compatibles avec la Convention (Osmanoğlu et Kocabaº, précité, § 99, et Assemblée chrétienne des Témoins de Jéhovah d’Anderlecht et autres c. Belgique, no 20165/20, § 47, 5 avril 2022). Par conséquent, les requérants ne sauraient tirer argument du simple fait que la législation bruxelloise demeure différente de celle adoptée par les législateurs flamand et wallon.

121. La Cour souligne, au besoin, qu’il ne s’agit pas pour elle de dire si la Convention prescrit l’étourdissement préalable à l’abattage des animaux, mais de vérifier en l’espèce si, en prévoyant une telle mesure, les législateurs flamand et wallon ont méconnu l’article 9 de la Convention.

122. Enfin, en ce qui concerne le deuxième volet du grief des requérants tenant à la difficulté, voire l’impossibilité, de se procurer de la viande conforme à leurs convictions religieuses, la Cour note que les Régions flamande et wallonne n’interdisent pas la consommation de viande provenant d’autres régions ou pays dans lesquels l’étourdissement préalable à la mise à mort des animaux ne constitue pas une exigence légale. Les requérants n’ont du reste pas démontré devant la Cour que l’accès à la viande abattue conformément à leurs convictions religieuses était devenu plus difficile après l’entrée en vigueur des décrets litigieux.

123. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut qu’en adoptant les décrets litigieux qui ont eu pour effet d’interdire l’abattage des animaux sans étourdissement préalable dans les Régions flamande et wallonne, tout en prévoyant un étourdissement réversible pour l’abattage rituel, les autorités nationales n’ont pas outrepassé la marge d’appréciation dont elles disposaient en l’espèce. Elles ont pris une mesure qui est justifiée dans son principe et qui peut passer pour proportionnée au but poursuivi, à savoir la protection du bien-être animal en tant qu’élément de la « morale publique ».

124. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION combiné avec l’article 9

125. Les requérants se plaignent également de subir une discrimination dans l’exercice de leur liberté de religion du fait des décrets litigieux. Ils invoquent l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9, dont le premier est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

A. Sur la recevabilité

1. Sur l’applicabilité de l’article 14 de la Convention

126. Le Gouvernement soutient que l’article 14 de la Convention ne s’applique pas étant donné que les décrets en cause ne constitueraient pas une ingérence dans la liberté de religion ou, à tout le moins, pas une violation de celle-ci. Il rappelle que les mesures litigieuses concernent l’étourdissement, et non pas l’abattage rituel en tant que tel.

127. Les requérants contestent cette thèse.

128. La Cour rappelle que, pour que l’article 14 trouve à s’appliquer, il faut, mais il suffit, que les faits de la cause tombent sous l’empire plus vaste de l’un au moins des articles de la Convention (Beeler c. Suisse [GC], no 78630/12, § 48, 11 octobre 2022). Tel est le cas en l’espèce dès lors que la Cour a reconnu ci-dessus que l’article 9 de la Convention trouvait à s’appliquer et, de surcroît, qu’elle a accepté que les mesures dénoncées constituaient une ingérence dans les droits tirés de cette disposition (paragraphe 88 ci-dessus). Il y a donc lieu de rejeter l’exception préliminaire du Gouvernement sur ce point.

2. Sur l’allégation de discrimination tirée d’une différence de traitement de l’abattage rituel comparé avec la lutte contre les nuisibles

129. Dans ses observations complémentaires et sur la satisfaction équitable, le Gouvernement soutient que l’allégation de discrimination tirée d’une différence de traitement entre l’abattage rituel et la lutte contre les nuisibles, telle qu’invoquée par les requérants de la requête no 16760/22, doit être déclarée irrecevable en ce qu’elle est formulée pour la première fois par les requérants dans leurs observations en réponse à celles du Gouvernement.

130. La Cour observe en effet que, dans leurs observations en réponse à celles du Gouvernement datées du 20 janvier 2023, les requérants de la requête no 16760/22 se plaignent pour la première fois de faire l’objet d’une discrimination en raison de la différence de traitement injustifiée entre l’abattage rituel et la lutte contre les nuisibles, cette dernière étant exclue de l’obligation d’étourdissement préalable (paragraphes 16 et 19 ci-dessus). Un tel grief n’a pas été invoqué par eux dans leur formulaire de requête. Il s’agit d’un grief nouveau invoquant des faits différents de ceux dénoncés dans la requête initiale (sur la notion de « grief », voir Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, §§ 109-122, 20 mars 2018, et Fu Quan, s.r.o. c. République tchèque [GC], no 24827/14, § 137, 1er juin 2023). Ayant été invoqué pour la première fois le 20 janvier 2023 alors que les arrêts de la Cour constitutionnelle litigieux ont été rendus le 30 septembre 2021, ce grief est tardif et doit être déclaré irrecevable en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

3. Conclusion sur la recevabilité

131. Par ailleurs, constatant que le restant des griefs n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour les déclare recevables.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

a) Les requérants

i. Requête no 16760/22

132. Les requérants estiment que les mesures litigieuses constituent une discrimination directe ou, à tout le moins, indirecte à deux titres : d’une part, au motif que la législation en cause exclut la chasse et la pêche et, d’autre part, parce qu’elle force les musulmans à consommer de la viande importée alors que la grande majorité des consommateurs pourraient consommer de la viande fraîche et locale.

133. En ce qui concerne la chasse et la pêche, les requérants expliquent que, du point de vue du bien-être animal, ces activités sont similaires à l’abattage rituel. Le traitement différent de ces situations sans raison objective constituerait dès lors une discrimination. De plus, la différence de traitement serait fondée exclusivement sur la religion : les mesures seraient destinées à la communauté musulmane et, en particulier, à la Fête du Sacrifice. Or, contrairement à la chasse et la pêche, l’exercice d’un rite religieux tel que l’abattage rituel est protégé par la Convention. Le Gouvernement devrait dès lors fournir des raisons plus fortes pour ne pas prévoir une exception à l’obligation d’étourdissement pour l’abattage rituel. Selon les requérants, le Gouvernement ne pourrait pas, d’un côté, accepter de faire l’impasse sur le bien-être animal pour des raisons pratiques liées à la chasse, et de l’autre côté, donner plus d’importance au bien-être animal qu’au droit de chacun d’exercer sa religion.

134. En ce qui concerne la différence de traitement fondée sur la religion entre les consommateurs de viande musulmans et les autres consommateurs de viande résultant du fait que les premiers seraient forcés d’importer de la viande d’autres pays dans lesquels l’abattage rituel est autorisé, les requérants se plaignent de ce que cela rend la viande halal plus rare et donc plus chère. De plus, ils s’en trouveraient forcés d’accepter l’interprétation faite, dans le pays d’export, des règles de la dhabiha sans pouvoir en contrôler le respect.

ii. Requêtes nos 16849/22, 16850/22, 16857/22, 16860/22, 16864/22, 16869/22, 16877/22, 16881/22

135. Premièrement, les requérants, en tant que juifs pratiquants, se plaignent d’être traités différemment des pêcheurs et des chasseurs alors qu’ils se trouveraient dans la même situation au regard de l’objet de la mesure litigieuse qui vise la préservation du bien-être animal. Or l’atteinte qui résulte de l’interdiction litigieuse serait bien plus radicale pour les personnes de confession juive – en ce qu’elle affecte la jouissance d’un élément essentiel de la liberté de religion – que pour les chasseurs et les pêcheurs dont le loisir ne relèverait pas directement d’un droit garanti par la Convention, mais qui bénéficient néanmoins d’une exception à l’obligation d’étourdissement préalable à l’abattage.

136. En second lieu, une discrimination résulterait également de l’application de l’interdiction litigieuse à tous, sans distinction du sort des pratiquants juifs, alors que ceux-ci sont distincts, d’une part, du reste de la population et, d’autre part, des pratiquants musulmans, dans la mesure où seuls les pratiquants juifs seraient tenus de mettre en œuvre la shehita, plus stricte que les prescriptions alimentaires de la religion musulmane.

b) Le gouvernement défendeur

137. Se référant à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, le Gouvernement fait valoir que les juifs et les musulmans ne se trouvent pas dans des situations fondamentalement différentes, de sorte que leur traitement identique ne pourrait pas constituer une violation du principe de non-discrimination. En ce qui concernent les juifs et les musulmans, d’une part, et le reste de la population, d’autre part, le Gouvernement soutient que, contrairement à ce qu’allèguent les requérants, les croyants juifs et musulmans ne seraient pas traités de la même manière que le reste de la population. Les mesures litigieuses prévoiraient en effet une méthode d’étourdissement alternative lorsque la mise à mort fait l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par les rites religieux.

138. En ce qui concerne la différence de traitement alléguée entre les croyants juifs et musulmans, d’une part, et les pêcheurs et les chasseurs, d’autre part, le Gouvernement soutient que l’exclusion de la chasse et de la pêche récréative du champ d’application de la réglementation litigieuse est justifiée par le fait que, de par leur nature, les activités de chasse et de pêche récréative ne peuvent techniquement pas être pratiquées sur des animaux préalablement étourdis. Ces activités sont exercées dans des circonstances différentes dans lesquelles les conditions de mise à mort sont très différentes de celles d’animaux d’élevage et font l’objet d’une législation spécifique. L’exclusion de ces activités de l’obligation d’étourdissement ressortirait d’ailleurs également du règlement de l’UE no 1099/2009 (paragraphe 38 ci‑dessus). La chasse et la pêche, d’une part, et les croyants juifs et musulmans, d’autre part, ne se trouveraient donc pas dans des situations comparables.

139. En conclusion, le Gouvernement souligne qu’il n’y a aucune forme d’exclusion dans les dispositions litigieuses mais au contraire une volonté de ménager les conditions d’un vivre ensemble harmonieux. Il ne serait d’ailleurs nullement demandé aux requérants d’abandonner toute forme d’abattage rituel, mais seulement d’aménager l’un de ses aspects pour que ce rite perdure dans le respect de la sensibilité croissante pour le bien-être animal dans la société.

2. Les tiers intervenants

a) Le gouvernement danois

140. Le gouvernement danois indique qu’au Danemark, l’interdiction de l’abattage sans étourdissement préalable s’applique à toutes les formes d’abattage, sauf en ce qui concerne la chasse et la pêche, ainsi que l’abattage lors de manifestations culturelles ou sportives. Se référant à l’arrêt de la CJUE (paragraphes 7 et 8 ci-dessus) qu’il invite la Cour à suivre, le gouvernement danois estime que les situations auxquelles renvoient les requérants ne sont pas comparables et peuvent donc être traitées différemment. À supposer que les situations soient comparables, la différence de traitement tomberait en tout cas dans la marge d’appréciation dont disposent les États contractants, en tenant dûment compte de la portée limitée de cette différence de traitement qui n’empêche pas les requérants de manger de la viande d’animaux abattus conformément à leurs convictions religieuses. La différence de traitement serait donc objectivement et raisonnablement justifiée.

b) L’association GAIA

141. L’association GAIA considère que l’abattage rituel constitue une situation différente des activités de chasse et de pêche. Sauf à être vidées de leur substance, ces activités ne seraient pas susceptibles d’être pratiquées sur des animaux préalablement étourdis. De plus, GAIA fait valoir que les animaux mis à mort dans des abattoirs aux fins de consommation ne sont pas des res nullius, mais se trouvent « sous la garde de l’homme » et, de ce fait, la moralité publique et l’éthique exigeraient que des souffrances évitables soient interdites.

3. Appréciation de la Cour

a) Principes généraux applicables

142. Dans la jouissance des droits et libertés reconnus par la Convention, l’article 14 interdit de traiter de manière différente, sauf justification objective et raisonnable, des personnes placées dans des situations comparables. Toutefois, seules les différences de traitement fondées sur une caractéristique identifiable (« situation ») sont susceptibles de revêtir un caractère discriminatoire au sens de l’article 14. En outre, toute différence de traitement n’emporte pas automatiquement violation de l’article 14. Une différence de traitement fondée sur un motif prohibé est discriminatoire si elle manque de justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime ou s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Savickis et autres c. Lettonie [GC], no 49270/11, § 181, 9 juin 2022).

143. L’obligation de démontrer l’existence d’une « situation analogue » n’implique pas que les catégories comparées doivent être identiques. Un requérant doit démontrer qu’il se trouvait dans une situation comparable à celle d’autres personnes ayant reçu un traitement différent, eu égard à la nature particulière de son grief (Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 113, 5 septembre 2017). Les éléments qui caractérisent des situations différentes et déterminent leur comparabilité doivent être appréciés à la lumière du domaine concerné et de la finalité de la mesure qui opère la distinction en cause (ibidem, § 121).

144. Par ailleurs, l’absence de distinction dans la façon dont des situations qui sont essentiellement différentes sont traitées peut également constituer un traitement injustifié incompatible avec l’article 14 de la Convention (Nachova et autres c. Bulgarie [GC], nos 43577/98 et 43579/98, § 160, CEDH 2005-VII, et Škorjanec c. Croatie, no 25536/14, § 53, 28 mars 2017 (extraits)).

b) Application au cas d’espèce

i. La situation des requérants en tant que pratiquants juifs et musulmans comparée à celle des chasseurs et des pêcheurs

145. Les requérants se plaignent d’être traités différemment des chasseurs et des pêcheurs sans justification objective, dès lors que ceux-là sont exclus du champ d’application des législations en cause et n’ont pas l’obligation d’étourdir préalablement les animaux alors que leur activité impacterait également le bien-être animal.

146. La Cour note tout d’abord qu’il ne lui appartient pas en l’occurrence de se prononcer sur la compatibilité de la chasse et de la pêche avec le bien‑être animal, cette question dépassant le cadre de la présente affaire. Ensuite, à supposer que la différence de traitement dénoncée soit fondée sur un motif de discrimination prohibé par l’article 14 de la Convention, les requérants n’ont pas démontré être dans une situation analogue ou comparable aux chasseurs et aux pêcheurs. En effet, la situation des pratiquants juifs et musulmans qui souhaitent consommer de la viande issue de l’abattage rituel se distingue de celle des chasseurs et pêcheurs qui procèdent à la mise à mort d’animaux. En outre, ces conditions de mise à mort se révèlent sensiblement différentes. Tel que l’a relevé la CJUE (points 91‑93 de l’arrêt cité aux paragraphes 7 et 8 ci-dessus), l’abattage rituel étant effectué sur des animaux d’élevage, leur mise à mort se déroule dans un contexte distinct de celui des animaux sauvages abattus dans le cadre de la chasse et de la pêche récréative. Il ne saurait en aller autrement de la pêche de poissons d’élevage qui s’effectue dans un milieu aquatique fondamentalement différent des abattoirs. Dès lors que les requérants ne se trouvent pas dans une situation analogue ou comparable à celle des chasseurs et des pêcheurs, il n’y a pas lieu de rechercher si la différence de traitement litigieuse repose sur une justification objective et raisonnable (voir, par exemple, Fábián, précité, §§ 133-134).

ii. La situation des requérants en tant que pratiquants juifs et musulmans comparée à celle du reste de la population

147. Tous les requérants se plaignent également d’être traités de la même manière que le reste de la population qui n’est pas soumis à des préceptes alimentaires religieux.

148. Contrairement à ce qu’allèguent les requérants, la Cour constate, avec le Gouvernement (paragraphe 137 ci-dessus), que les pratiquants juifs et musulmans ne sont pas traités de la même manière que les personnes qui ne sont pas soumises à des préceptes alimentaires religieux. Les décrets litigieux prévoient précisément une méthode d’étourdissement alternative lorsque la mise à mort fait l’objet de méthodes particulières d’abattage prescrites par des rites religieux : les décrets disposent que le procédé d’étourdissement est alors réversible et ne peut entraîner la mort de l’animal (paragraphes 16 et 19 ci-dessus). Il n’est donc pas question en l’espèce d’une absence de distinction dans la façon dont des situations différentes sont traitées.

149. Pour le surplus, dans la mesure où les arguments des requérants reviennent en fait à soutenir que l’obligation d’étourdissement préalable méconnaît leur liberté de religion, la Cour a déjà répondu à cette argumentation et a conclu à l’absence de violation de l’article 9 de la Convention (paragraphes 82-124 ci-dessus).

iii. La situation des requérants, pratiquants juifs, par rapport aux pratiquants musulmans

150. Enfin, en ce qui concerne la situation des pratiquants juifs comparée à celle des pratiquants musulmans (grief invoqué dans les requêtes nos 16849/22, 16850/22, 16857/22, 16860/22, 16864/22, 16869/22, 16877/22, 16881/22), il ne sied pas à la Cour, en tant que juridiction internationale, de se prononcer sur le contenu des préceptes alimentaires en matière religieuse, à plus forte raison lorsque ceux-ci sont discutés (paragraphe 86 ci-dessus). En tout état de cause, la Cour estime, à l’instar de la Cour constitutionnelle (considérant B.44.2 des arrêts de la Cour constitutionnelle), que la seule circonstance que les préceptes alimentaires de la communauté religieuse juive et ceux de la communauté religieuse musulmane sont de nature différente ne suffit pas pour considérer que les croyants juifs et les croyants musulmans se trouvent dans des situations sensiblement différentes par rapport à la mesure litigieuse au regard de la liberté religieuse. Les situations dénoncées ne pouvant être considérées comme sensiblement différentes, il n’y a pas lieu de rechercher si l’absence de différence litigieuse reposait sur une justification objective et raisonnable.

iv. Conclusion sur les griefs tirés d’une violation de l’article 14 de la Convention

151. Au vu de ce qui précède, il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Rejette l’exception préliminaire relative à la qualité de victime des organisations requérantes de la requête no 16760/22 et déclare la requête recevable, à l’exception du grief relatif à la différence de traitement entre l’abattage rituel comparé à la lutte contre les nuisibles qu’elle déclare irrecevable ;

3. Déclare les requêtes nos 16849/22, 16850/22, 16857/22, 16860/22, 16864/22, 16869/22, 16877/22, 16881/22 recevables, et les requêtes nos 16871/22 et 17314/22 irrecevables ;

4. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 9 de la Convention ;

5. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 9.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 février 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Hasan Bakırcı                 Arnfinn Bårdsen
Greffier                             Président

_________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

– opinion concordante de la juge Koskelo, à laquelle se rallie le juge Kūris ;

– opinion concordante de la juge Yüksel.

A.B.
H.B.

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE KOSKELO, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE KŪRIS

(Traduction)

1. Je souscris pleinement à l’arrêt rendu en l’espèce, à l’exception d’un point du raisonnement qui, s’il n’est pas déterminant dans la présente affaire, touche à une question de caractère général.

2. Le passage en question figure au paragraphe 116 de l’arrêt : celui-ci laisse entendre qu’une mesure ne peut satisfaire au critère de proportionnalité au regard de la Convention – en l’occurrence au regard de l’article 9 § 2 – que si le but légitime visé ne peut être atteint à l’aide de mesures moins restrictives ou moins intrusives. Cette déclaration est problématique, car elle contredit clairement la position adoptée par la Cour dans sa jurisprudence, notamment dans une série d’arrêts rendus récemment par la Grande Chambre. De plus, elle ne concorde pas avec les notions fondamentales que sont la marge d’appréciation et la subsidiarité, en particulier dans le contexte des mesures législatives.

3. Dans l’arrêt Animal Defenders International c. Royaume-Uni ([GC], no 48876/08, CEDH 2013 (extraits)), qui portait sur une mesure législative s’analysant en une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression consacrée à l’article 10 de la Convention, la Cour a déclaré ce qui suit (au paragraphe 110 dudit arrêt) : « (…) contrairement à ce que soutient la requérante, la question centrale s’agissant de telles mesures n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, ni même de savoir si l’État peut prouver que sans l’interdiction l’objectif légitime visé ne pourrait être atteint. Il s’agit plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure litigieuse et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation (James et autres, § 51, Mellacher et autres, § 53, Evans [GC], § 91, précités) ». Partant, le point de référence essentiel pour l’analyse de la Cour est la question de savoir si l’État a excédé la marge d’appréciation dont il jouissait en la matière, et non celle de savoir si une politique moins restrictive aurait pu être adoptée.

4. De même, dans l’arrêt Vavřička et autres c. République tchèque ([GC], nos 47621/13 et 5 autres, 8 avril 2021), qui portait sur la vaccination obligatoire, c’est-à-dire sur une mesure législative s’analysant en une ingérence dans l’exercice des droits consacrés à l’article 8 de la Convention, la Cour a expressément précisé ce qui suit (au paragraphe 310 dudit arrêt) : « (…) en fin de compte, la question à trancher n’est pas de savoir si une autre politique, moins prescriptive, aurait pu être adoptée, comme dans d’autres États européens. Il s’agit plutôt de déterminer si, en mettant en balance comme elles l’ont fait les intérêts en jeu, les autorités tchèques sont restées dans les limites de l’ample marge d’appréciation dont elles jouissaient en la matière. La Cour parvient à la conclusion qu’elles n’ont pas excédé leur marge d’appréciation et que dès lors on peut considérer que les mesures litigieuses étaient « nécessaires dans une société démocratique ». Ainsi, la Cour a clairement indiqué que le terme « nécessaire », tel qu’il est employé dans des dispositions de la Convention telles que l’article 8 § 2, n’implique pas qu’elle prenne en compte, dans l’examen qu’elle fait de la question de savoir si les exigences en matière de proportionnalité ont été satisfaites, la disponibilité de solutions moins restrictives. Au contraire, ce qui se trouve au cœur de l’examen, c’est l’étendue de la marge d’appréciation qu’il convient d’accorder aux autorités internes dans le contexte dont il est question.

5. Dernièrement, dans l’arrêt L.B. c. Hongrie [GC] (no 36345/16, § 126, 9 mars 2023), qui portait également sur une ingérence dans l’exercice des droits consacrés par l’article 8 – qui, quant à elle, avait trait à la protection des données et résultait de l’application d’une disposition impérative du droit interne –, la Cour, faisant référence à l’arrêt Animal Defenders International précité, a une nouvelle fois déclaré que « [l]a question centrale s’agissant de telles mesures n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, ni même de savoir si l’État peut prouver que sans la mesure litigieuse l’objectif légitime visé ne pourrait être atteint. Il s’agit plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale en question et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation ». En outre, elle a répété – et ainsi souligné – cette position, au paragraphe 130 de l’arrêt L.B. c. Hongrie, en déclarant que « la question centrale n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives. Il s’agit plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale litigieuse et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation ».

6. Dans le même sens, on peut mentionner également l’arrêt Gaughran c. Royaume-Uni (no 45245/15, § 95, 13 février 2020), où la Cour, faisant référence à l’arrêt Animal Defenders International comme ci-dessus, a souligné que « le critère de proportionnalité ne consiste pas à déterminer s’il était possible d’imposer un régime moins restrictif. La question centrale est celle de savoir si, lorsqu’il a adopté la mesure litigieuse et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation ».

7. Il se dégage de ces passages de la jurisprudence de la Cour une position claire et cohérente, qui concorde avec la doctrine de la marge d’appréciation et le principe de subsidiarité qu’elle reflète. De fait, ce serait gravement porter atteinte au concept même d’une marge d’appréciation dont l’étendue varie en fonction du contexte, et à l’aspect matériel du principe de subsidiarité, voire les anéantir, que d’adopter comme principe général une approche consistant à considérer qu’une mesure ne peut satisfaire aux exigences de proportionnalité que si la Cour estime, sur la base des éléments produits par l’État défendeur, qu’aucune mesure moins restrictive ou moins intrusive n’aurait permis d’atteindre le but légitime visé par la politique législative en cause. Si un examen sous cet angle peut être justifié dans les cas où la marge d’appréciation est étroite, il ne saurait être considéré comme une norme à appliquer de manière générale : en effet, cela reviendrait à faire abstraction de toute marge d’appréciation accordée aux autorités internes.

8. Parmi les précédents jurisprudentiels cités à l’appui du point de vue contraire figurent notamment les arrêts Glor c. Suisse (no 13444/04, § 94, CEDH 2009), Association Rhino et autres c. Suisse (no 48848/07, § 65, 11 octobre 2011), et Centre biblique de la république de Tchouvachie c. Russie (no 33203/08, § 58, 12 juin 2014). Le premier et le troisième de ces arrêts rendus par des chambres sont également cités au paragraphe 114 de l’avis consultatif qui, au paragraphe 116 de l’arrêt rendu dans la présente affaire, est mentionné à l’appui de l’assertion qui y est formulée.

9. Or il est important de noter que, dans l’arrêt Glor, l’examen mené par la Cour portait sur une discrimination alléguée qui serait survenue dans un contexte relativement auquel elle a jugé que la marge d’appréciation dont l’État y disposait était « fortement réduite » (paragraphe 84 de cet arrêt). Dans l’arrêt Association Rhino et autres, la Cour n’a pas abordé expressément la question de l’étendue de la marge d’appréciation accordée à l’État dans les circonstances de l’espèce ; cependant, il ne faut pas oublier que, dans cette affaire, le grief, qui était formulé sur le terrain de l’article 11 de la Convention, avait trait à la dissolution de l’association requérante. De même, l’affaire Centre biblique de la république de Tchouvachie, où le grief était formulé sur le terrain de l’article 9, concernait la dissolution d’une communauté religieuse. En d’autres termes, ces deux dernières affaires portaient sur des mesures très radicales et très sévères, qui frappaient au cœur même de l’exercice du droit protégé par les dispositions en question. Cependant, si elle venait à être appliquée de manière générale, la position exprimée dans ces arrêts ne serait pas compatible avec le concept de marge d’appréciation, ni avec la jurisprudence clairement formulée qui est citée aux paragraphes 3 à 6 ci-dessus.

10. En l’espèce, la Cour reconnaît expressément que l’État défendeur doit se voir reconnaître une marge d’appréciation qui ne saurait être étroite (paragraphe 105 de l’arrêt). Il n’y a aucune raison visible de suivre, dans le contexte de l’article 9, une approche de la question de la proportionnalité qui ne soit pas la même, et qui soit plus stricte – quelle que soit l’étendue de la marge d’appréciation –, que celle suivie à l’égard d’autre droits non absolus tels que ceux consacrés aux articles 8 ou 10. À mes yeux, il est donc contraire à la jurisprudence de la Cour de laisser entendre que, dans les circonstances de l’espèce, la question de savoir si « aucune mesure moins restrictive » ne pouvait être adoptée fait ou devrait faire partie intégrante du critère de proportionnalité à appliquer.

11. Bien sûr, ce problème est tout à fait indépendant du fait que lorsque, en vertu du droit ou de la politique internes, les autorités internes ont procédé elles-mêmes à une appréciation dans le cadre de laquelle elles ont envisagé d’autres mesures et déterminé si des mesures moins restrictives ou moins intrusives pouvaient permettre d’atteindre les buts légitimes visés, montrer qu’une telle analyse a eu lieu peut permettre à la Cour de conclure plus aisément que l’État défendeur est effectivement resté dans les limites de sa marge d’appréciation. On peut envisager le cas d’espèce sous cet angle. C’est pourquoi je n’ai rencontré aucune difficulté importante à souscrire au raisonnement et aux conclusions de l’arrêt, à l’exception du point général de principe évoqué ci-dessus.

 

***

[Le juge Kūris, tout en souscrivant pleinement à l’opinion de la juge Koskelo, réitère les objections qu’il avait formulées dans son opinion concordante jointe à l’arrêt L.B. c. Hongrie (cité au paragraphe 5) quant à la limitation par la Cour du champ de son examen à la procédure d’adoption de la mesure litigieuse.]

 

OPINION CONCORDANTE DE LA JUGE YÜKSEL

(Traduction)

1. En ce qui concerne le grief formulé par les requérants sur le terrain de l’article 9 de la Convention, je souscris à la conclusion selon laquelle, dans les circonstances particulières de l’espèce, il n’y a pas eu violation de cette disposition. Je tiens toutefois à formuler quelques remarques au sujet du raisonnement et de l’approche adoptés dans l’arrêt, pour les raisons exposées ci-dessous.

2. L’affaire porte sur des décrets promulgués en vertu du droit interne belge qui imposent, dans l’intérêt du bien-être animal, un étourdissement préalable à l’abattage des animaux. Les requérants, qui sont de confession musulmane ou juive, soutiennent que l’étourdissement préalable en question les empêcherait de procéder à un abattage rituel conforme aux préceptes de leur religion, ce qui constituerait une ingérence et par conséquent une violation de leur droit au respect de leur religion au sens de l’article 9 de la Convention (paragraphe 42 de l’arrêt). Au cœur de l’affaire se trouvent donc deux questions : i) celle de savoir si des considérations liées au bien-être animal peuvent constituer un but légitime aux fins de l’article 9 § 2 de la Convention et ii) celle de savoir si la mesure litigieuse n’a effectivement pas dépassé ce qui est nécessaire dans une société démocratique.

3. Quant à la légitimité du but visé, étant donné qu’il est reconnu dans l’arrêt que la Convention est un instrument vivant, capable de s’adapter à l’évolution des conceptions sociétales et de la morale, et eu égard à l’importance croissante attachée à la protection du bien-être animal (paragraphes 96 et 99 de l’arrêt), je conviens que la Convention peut être interprétée de telle manière que le bien-être animal constitue un but légitime aux fins de l’article 9 § 2.

4. Il apparaît que la CJUE et la Cour constitutionnelle ont centré leur analyse sur le point de savoir si les décrets litigieux constituaient les meilleures ou les moins radicales des mesures permettant d’atteindre le but déclaré (voir le point 72 de l’arrêt de la CJUE, tel qu’il est cité au paragraphe 7 de l’arrêt, ainsi que le considérant B.21.3 de l’arrêt de la Cour constitutionnelle, tel qu’il est cité au paragraphe 10 de l’arrêt ; voir également le paragraphe 115 de l’arrêt). Étant donné que la protection du bien-être animal a une base légale dans le droit de l’UE, à savoir l’article 13 du TFUE et le règlement no 1099/2009, cette approche n’a peut-être rien de surprenant. En revanche, la protection du bien-être animal n’a pas de base légale explicite dans la Convention ; il faut donc centrer l’appréciation de la proportionnalité de la mesure sur des points différents.

5. Concernant la mesure litigieuse, pour la Cour, conformément au principe de subsidiarité et à notre jurisprudence, la question centrale n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives, mais si, lorsqu’il a adopté la mesure générale litigieuse et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation (voir, dans un contexte différent, L.B. c. Hongrie [GC], no 36345/16, § 130, 9 mars 2023). Comme l’expose également ma collègue la juge Koskelo dans son opinion, cette question est distincte de l’assertion figurant dans l’arrêt selon laquelle la Cour serait tenue, dans le cadre de son examen, de s’assurer que le but légitime visé ne pouvait pas être atteint au moyen de mesures moins intrusives (paragraphe 116 de l’arrêt). La Cour doit à l’inverse analyser les choix législatifs qui sont à l’origine de l’ingérence litigieuse et déterminer si le législateur a mis en balance les intérêts concurrents en jeu, ce qui passe par un examen de la qualité des contrôles parlementaire et judiciaire réalisés quant à la nécessité de la mesure (voir, dans un contexte différent, L.B. c. Hongrie [GC], précité, § 130, ainsi que Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 108, CEDH 2013 (extraits), et M.A. c. Danemark [GC], no 6697/18, § 148, 9 juillet 2021 ; voir également le paragraphe 108 de l’arrêt).

6. Au vu de ces considérations, je suis préoccupée par le fait que cet arrêt présente comme centrale la question de savoir si la mesure litigieuse est ou non la moins préjudiciable au droit qui découle pour les requérants de l’article 9. Il est déclaré, au paragraphe 116, que pour qu’une mesure puisse être considérée comme proportionnée, il faut qu’elle soit la moins intrusive ou la moins radicale des mesures permettant d’atteindre le but déclaré. Cela centre naturellement l’examen de la proportionnalité qui figure dans l’arrêt sur la question de la mesure la moins restrictive. Le paragraphe 117 de l’arrêt le confirme, en concluant que la mesure litigieuse était le moins radical des moyens permettant d’atteindre le but déclaré.

7. Je suis préoccupée par le fait que, par cette approche, la Cour semble s’aventurer à déterminer quels aspects de l’abattage rituel sont indispensables et lesquels ne le sont pas, alors que la question de savoir si un étourdissement préalable peut être admis dans le cadre de l’abattage selon les rites musulman ou juif fait débat (§ 6.2 de la proposition de décret présentée au Parlement wallon (Doc. Parl., Parlement wallon, 2016-2017, no 781/1), cité au paragraphe 28 de l’arrêt). Ce faisant, la Cour peut être perçue comme se prononçant sur un point qui devrait être strictement laissé à l’appréciation des croyants et des théologiens, celui de savoir quelles pratiques en matière d’abattage rituel sont « assez » halal ou casher. Prendre position à ce sujet serait contraire au principe bien établi dans la jurisprudence de la Cour selon lequel « il n’appartient pas à la Cour d’évaluer la légitimité des revendications religieuses ou de remettre en question la validité ou les mérites relatifs des interprétations qui sont faites d’aspects particuliers des croyances ou des pratiques » (Abdullah Yalçın c. Turquie (no 2), no 34417/10, § 27, 14 juin 2022). Cela contredirait également la reconnaissance par la Cour elle-même de ce qu’il ne lui appartient pas de statuer sur le point de savoir si l’étourdissement prescrit par les dispositions litigieuses est ou non conforme aux préceptes des religions concernées (paragraphe 118 de l’arrêt).

8. Dans ce contexte, j’estime que l’examen de la proportionnalité des dispositions litigieuses devrait être centré sur le point de savoir si les autorités internes ont ménagé un juste équilibre entre le but déclaré, d’une part, et la liberté de religion des requérants, d’autre part. Si l’arrêt mentionne, très brièvement, la question du juste équilibre (paragraphe 118 de l’arrêt), je crois qu’il est encore trop centré sur le point de savoir si l’étourdissement prescrit est ou non la moins restrictive des mesures permettant d’atteindre le but visé.

9. La Cour a toujours souligné l’importance de procéder à une mise en balance dans le cadre de l’examen de la proportionnalité d’une ingérence commise, dans un but légitime, dans l’exercice d’un droit consacré par la Convention. En ce sens, conformément à notre jurisprudence telle qu’elle se dégage d’affaires portant sur des situations similaires, une ingérence doit ménager un juste équilibre entre les droits et intérêts concurrents en jeu (voir, par exemple, Abdullah Yalçın (no 2), précité, § 30 ; voir également Jakóbski c. Pologne, no 18429/06, § 50, 7 décembre 2010, et Korostelev c. Russie, no 29290/10, § 48, 12 mai 2020).

10. À cet égard, si je peux considérer que les autorités internes ont effectivement ménagé un juste équilibre entre le droit des requérants de manifester une conviction religieuse et la protection de la morale publique, et qu’elles ont agi dans le cadre de leur marge d’appréciation (paragraphes 117 et 122 de l’arrêt), je tiens à souligner la nécessité de faire porter davantage l’analyse sur la « mise en balance » effectuée par les autorités internes. Je suis convaincue que celle-ci aurait dû constituer le point de départ et l’élément central de l’examen de la question de la proportionnalité réalisé par la Cour en l’espèce, qui aurait ainsi été conforme à la jurisprudence établie de la Cour.

___________

Appendix

Liste des requêtes

No. Requête No Nom de l’affaire Introduite le Requérant
Année de création ou de naissance
Siège ou lieu de résidence
Pays d’enregistrement ou nationalité
Représenté par
1. 16760/22 Executief van de Moslims van België et autres

c. Belgique

28/03/2022 EXECUTIEF VAN DE MOSLIMS VAN BELGIË
2008
Bruxelles
BelgiqueCOÖRDINATIERAAD VAN DE ISLAMITISCHE INSTELLINGEN VAN BELGIË
2008
Bruxelles
BelgiqueINTERNATIONALE VERENIGING DIYANET VAN BELGIË
1982
Saint-Josse-ten-Noode
BelgiqueISLAMITISCHE FEDERATIE VAN BELGIË
1986
Schaerbeek
Belgique

RASSEMBLEMENT DES MUSULMANS DE BELGIQUE
2008
Bruxelles
Belgique

UNIE VAN MOSKEEËN EN ISLAMITISCHE VERENIGINGEN VAN LIMBURG
2004
Maaseik
Belgique

UNION DES MOSQUÉES DE LA PROVINCE DE LIÈGE
2004
Liège
Belgique

Hasan BATAKLI
1967
Herstal
belge

Tassar CHAHBI
1966
Maaseik
belge

Semsettin UGURLU
1962
Quaregnon
belge

Joos ROETS
2. 16849/22 Gurnicky c. Belgique 30/03/2022 Jacques GURNICKY
1957
Nalinnes
belge
Patrice SPINOSI
3. 16850/22 Gluckman c. Belgique 30/03/2022 Samuel GLUCKMAN
1966
Anvers
belge
Patrice SPINOSI
4. 16857/22 Moskovits c. Belgique 30/03/2022 Nelly MOSKOVITS
1968
Anvers
belge
Patrice SPINOSI
5. 16860/22 Stern

c. Belgique

30/03/2022 Joseph STERN
1974
Anvers
belge
Patrice SPINOSI
6. 16864/22 Sobel

c. Belgique

30/03/2022 Mindel SOBEL
1993
Anvers
belge
Patrice SPINOSI
7. 16869/22 Gutfreund c. Belgique 30/03/2022 Alain GUTFREUND
1957
Anvers
belge
Patrice SPINOSI
8. 16871/22 Guigui

c. Belgique

30/03/2022 Albert GUIGUI
1944
Bruxelles
belge
Patrice SPINOSI
9. 16877/22 Gruzman c. Belgique 30/03/2022 Yakov GRUZMAN
1957
Anvers
belge
Patrice SPINOSI
10. 16881/22 Perl

c. Belgique

30/03/2022 Maurice PERL
1981
Anvers
belge
Patrice SPINOSI
11. 17314/22 Benizri

c. Belgique

30/03/2022 Yohan-Avner BENIZRI
1982
Bruxelles
belge
Jonathan WALTUCH

Dernière mise à jour le février 13, 2024 par loisdumonde

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