Cour européenne des droits de l’homme (Requête no 18843/20)
La Cour relève que les parties sont en désaccord sur le respect de l’article 8 au regard de l’arrêt Odièvre. La requérante allègue en particulier que le contrôle auquel s’est livrée la Cour dans cet arrêt ne correspond plus à la situation actuelle, et que le mécanisme de réversibilité du secret mis en place en France en 2002 est aujourd’hui insuffisant pour permettre aux personnes nées dans le secret de bénéficier du droit à la connaissance de leurs origines qu’elles tirent de l’article 8 de la Convention. Le Gouvernement considère que, comme dans cet arrêt, un juste équilibre a été ménagé en l’espèce entre les droits respectifs de la requérante et de sa mère biologique.
En ce qui concerne le droit interne, la Cour relève que, postérieurement à l’arrêt Odièvre, la réforme législative de 2009 a complété le système de réversibilité du secret de l’identité de la mère mis en place en 2002 en supprimant la fin de non-recevoir de l’action en recherche de maternité qui était opposé à l’enfant dont la mère avait accouché anonymement, de sorte que si l’enfant trouve l’identité de sa mère, il peut engager une action aux fins d’établissement de la filiation maternelle. La Cour note également que, par une décision du 16 mai 2012, le Conseil constitutionnel a déclaré conforme à la Constitution le système de l’accouchement sous X en se fondant sur les exigences constitutionnelles de protection de la santé et en considérant qu’il était de nature à garantir un équilibre satisfaisant entre les « intérêts de la mère et ceux de l’enfant ». Il a précisé dans le commentaire de sa décision que « les dispositions relatives au droit de la femme d’accoucher sous X et celles relatives au droit de l’enfant de connaître ses origines personnelles ne résultent pas d’exigences constitutionnelles ». Il a également considéré dans cette décision, comme dans sa décision du 7 février 2020, concernant la conformité de l’interdiction de la reconnaissance par le père biologique d’un enfant né sous X à compter de son placement en vue de son adoption, qu’il ne lui appartenait pas de substituer son appréciation à celle du législateur sur la conciliation à opérer entre les intérêts en jeu. Enfin, la Cour relève que le législateur, quant à lui, a choisi de maintenir la possibilité pour une femme de demander le secret de son accouchement et de son identité alors qu’il a décidé de lever l’anonymat des donneurs de gamètes.
En ce qui concerne la qualification des intérêts et droits en jeu, la Cour relève que le Conseil d’État, qui n’avait pas été saisi dans l’affaire Odièvre, a opposé en l’espèce le « souhait légitime » de la requérante de connaître ses origines » au « droit à l’anonymat » garanti à sa mère lorsqu’elle a accouché. La Cour, pour sa part, a employé les termes d’« intérêts privés » pour désigner ceux de l’enfant et de la mère dans l’arrêt Odièvre (§ 49), et alternativement ceux d’ « intérêts et de droits » dans l’arrêt Godelli, tout en privilégiant le premier à l’égard de la mère (§§ 63, 68 et 71). Dans ce contexte, les parties invitent la Cour à retenir que, pour trancher le dilemme conventionnel qui oppose l’anonymat à l’accès aux origines en l’espèce, il y a lieu de prendre en considération le fait que se trouvent en conflit des droits puisés dans l’article 8 par l’enfant, devenu adulte, et par sa mère.
La Cour admet que tel est le cas : le droit de la requérante à connaître son ascendance, qui fait partie intégrante de la notion de vie privée, entre en conflit avec les droits et intérêts de sa mère biologique à maintenir son anonymat (Godelli, précité, § 70), cinquante ans après la naissance de son enfant, lequel touche un aspect intime de sa vie personnelle, et constitue une expression particulière du droit à l’autodétermination sous-jacent au droit au respect de la vie privée. Sur le terrain de l’article 8 de la Convention en particulier, où la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de cette disposition, la sphère personnelle de chaque individu est protégée. À la différence des affaires Odièvre et Godelli, dans lesquelles les requérantes ne disposaient pas encore ou pas du tout de la possibilité d’engager une procédure de réversibilité du secret, la quête de la requérante en l’espèce, portée devant le CNAOP et les juridictions internes, l’oppose frontalement à sa mère biologique, et à la volonté de celle-ci, dans un temps qui n’est plus celui de la naissance, de rester anonyme. Dans ce contexte, la Cour considère qu’il convient de prendre en compte strictement et à égalité la volonté de l’une et de l’autre, étant précisé que les autres intérêts concurrents mis en balance dans ces affaires passent à l’arrière-plan du litige.
En l’espèce, les considérations qui précèdent amènent la Cour à constater que l’examen du « juste équilibre » tend à se resserrer autour de deux droits et intérêts privés. En outre, elle ne perd pas de vue que la question de l’accouchement sous X continue de soulever des questions éthiques délicates, du point de vue des femmes, et en particulier de leur santé et de leur intégrité physique et psychique. Ces éléments militent en faveur de la reconnaissance d’une ample marge d’appréciation.
Il faut toutefois prendre en compte la circonstance qu’un aspect particulièrement important de l’identité d’un individu est en jeu dès lors que l’on touche au droit de connaître son ascendance. C’est tout particulièrement le cas de l’enfant à la recherche de ses origines et de l’identité de son géniteur. Au surplus, la Cour observe que la France continue de se trouver minoritaire parmi les États membres du Conseil de l’Europe qui, dans leur majorité, ne connaissent pas l’institution de l’accouchement dans le secret sous une forme aussi poussée que celle organisée par le droit interne (paragraphes 39 et 40 ci-dessus). Par conséquent, la Cour estime que ces éléments réduisent la marge d’appréciation de l’État en l’espèce.
La question qui se pose est donc celle de savoir si, en rejetant la demande de communication de l’identité de la mère, sur le fondement de la volonté de cette dernière de ne pas lever le secret et sur l’équilibre ainsi voulu par le législateur en matière d’accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l’État, l’État défendeur, compte tenu de la marge d’appréciation dont il disposait, s’est fondé sur des motifs pertinents et suffisants et a ménagé un juste équilibre entre, d’un côté, le droit de la requérante à connaître sa mère biologique et, de l’autre, les droits et les intérêts de cette dernière à maintenir son anonymat.
À cet égard, la Cour note que les juridictions internes ont validé le système de réversibilité du secret mis en place en 2002 qui garantit, selon elles, de manière équilibrée le respect de la vie privée de la requérante et celle de sa mère. Le tribunal administratif et la cour administrative d’appel ont jugé que la compétence du CNAOP et l’office du juge ne s’étendaient pas au contrôle du bien-fondé de l’opposition ainsi manifestée de la mère vis-à vis de l’atteinte portée à la vie privée de la requérante en quête de ses origines. Le Conseil d’État a ensuite confirmé cette analyse en fondant le rejet du pourvoi de la requérante sur le caractère équilibré du système mis en place par la loi de 2002 et de la conciliation opérée entre le respect dû « au droit à l’anonymat garanti à la mère lorsqu’elle a accouché » et le « souhait légitime de l’enfant né dans ces conditions de connaître ses origines ». Il a en outre précisé que la communication à la requérante d’informations sur sa naissance suffisait à considérer qu’il n’avait pas été porté atteinte à son droit au respect de sa vie privée protégé par l’article 8 de la Convention.
En l’espèce, la Cour rappelle, en premier lieu, avoir déjà reconnu que les droits et intérêts en cause, ceux de deux adultes jouissant chacune de l’autonomie de sa volonté, étaient difficilement conciliables. En effet, d’un côté, accoucher dans le secret et lever ce dernier sont des actes strictement personnels, et il ne faut pas sous-estimer l’impact qu’une telle levée pourrait avoir sur la vie privée de la mère de son vivant ou celle de son entourage. En ce qui concerne la mère biologique de la requérante, la Cour note qu’elle a accouché dans le secret en 1952, soit à une période où la législation ne prévoyait pas que la mère soit contactée pour exprimer sa volonté d’accepter ou de refuser de lever le secret de son identité. D’un autre côté, la douleur que peut causer le maintien du secret, alors même que l’enfant devenu adulte sait sa mère de naissance en vie, doit être prise au sérieux. Dans le cas de la requérante, la Cour souligne que la recherche de ses origines apparaît comme un élément fondamental de sa construction identitaire, qui s’accompagne de souffrances morales et psychiques.
La Cour reconnaît que la possibilité pour la mère recherchée d’exprimer sa volonté que la communication de son identité ne soit pas divulguée après son décès, ce qu’elle a fait en l’espèce, pose une question particulière au regard de la conciliation des droits et intérêts car son choix de l’anonymat dans cette situation pourrait peser d’un poids différent dans la balance. Cela étant, elle ne considère pas que ce point doit faire l’objet d’un examen séparé de celui, exposé plus bas, du mécanisme de réversibilité du secret mis en place par la France : il n’a pas été spécifiquement invoqué devant les juridictions internes saisies, et, par ailleurs, si la situation se présentait, la requérante disposerait de la possibilité de porter une nouvelle demande devant le CNAOP et de contester sa décision devant les juridictions internes. En conséquence, et conformément au principe de subsidiarité, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer sur la question de savoir si la situation de la requérante doit changer après le décès de sa mère biologique.
En ce qui concerne ce mécanisme, et en deuxième lieu, la Cour relève que si son objectif est de faciliter l’accès aux origines des enfants nés sous X, il opte pour un aménagement de cet accès qui aboutit, en cas de refus de la mère de révéler son identité, à priver l’enfant, devenu adulte, du droit de connaître cette dernière. La requérante allègue que ce système n’assure aucun équilibre entre les droits et intérêts en présence puisque son droit à connaître ses origines est entièrement paralysé par cette décision. Il est vrai que dans cette situation, son droit est totalement inconciliable avec les droits et intérêts de sa mère biologique : le refus de cette dernière, en toutes circonstances, fait obstacle à l’accès à son identité qui dépend exclusivement de sa décision.
La requérante soutient que la décision du CNAOP de lui opposer ce refus est de nature à créer une rupture de l’équilibre entre les deux droits et intérêts en présence ; elle considère que la Cour a adopté une position dans ce sens dans l’arrêt Godelli. La Cour ne souscrit pas à un tel argument car il s’écarte de sa propre appréciation sur la question de savoir où se situe le point d’équilibre entre les droits et intérêts en jeu dans les affaires d’accouchement sous X.
Dans l’arrêt Odièvre, la Cour rappelle avoir jugé l’équilibre ménagé par les autorités internes juste et raisonnable aux motifs que la requérante pouvait s’adresser au CNAOP à peine créée pour tenter d’obtenir la réversibilité du secret et qu’elle avait pu avoir accès à des données non identifiantes sur sa mère biologique et sur sa famille. Dans l’arrêt Godelli, elle a considéré que tel n’était pas le cas dans la mesure où le droit italien n’offrait pas à la requérante de recours à une telle fin ni ne lui avait donné la possibilité d’obtenir des informations non identifiantes sur son histoire. Ainsi donc, dans ces deux arrêts, la Cour n’a pas mis en cause la possibilité pour les États concernés de maintenir la faculté pour les femmes d’accoucher dans l’anonymat mais jugé nécessaire qu’ils organisent, en présence d’un tel système d’anonymat, une procédure permettant de solliciter la réversibilité du secret de l’identité de la mère, sous réserve de l’accord de celle-ci, et de demander des informations non identifiantes sur ses origines.
Il en résulte, en troisième lieu, et enfin, que la Cour ne voit pas de raison de remettre en question le point d’équilibre entre les droits trouvé par les autorités internes en l’espèce. S’il est regrettable que l’accès aux origines ait pesé dans la balance en tant que « souhait légitime » et non comme un droit subjectif, à l’instar du droit d’accoucher sous X, la Cour n’entend pas tirer de conclusions de fond à partir de ce constat pour les raisons suivantes.
La Cour relève, d’une part, que le CNAOP a recueilli un certain nombre d’informations non identifiantes qu’il a transmises à la requérante et qui lui ont permis de comprendre les circonstances de sa naissance. Il a par ailleurs effectué des démarches auprès de sa mère biologique qui a été informée du dispositif d’accès aux origines personnelles et de la possibilité de toujours revenir sur sa décision en reprenant contact avec lui. La Cour souligne que la gravité de l’ingérence portée dans la vie privée de la requérante du fait du refus de sa mère biologique ne doit pas occulter l’importance de la mission du CNAOP ; d’un point de vue de l’économie générale du mécanisme de réversibilité, les rapports d’activité de ce Conseil montrent clairement les avancées concrètes qu’il a permis d’obtenir en faveur des personnes nées sous X.
La Cour constate, d’autre part, que la requérante a ensuite bénéficié d’une procédure juridictionnelle devant les juridictions internes au cours de laquelle elle a pu faire valoir ses arguments de manière contradictoire. Le Conseil d’État a admis la compatibilité des règles d’accès à l’identité de la mère biologique, fixées par le code de l’action sociale et des familles, avec l’article 8 de la Convention, puis relevé que la requérante avait pu obtenir des informations non identifiantes sur son histoire personnelle, avant de conclure que le refus contesté ne portait pas une atteinte excessive à son droit au respect de sa vie privée.
La Cour constate qu’en se référant au choix du législateur de ne pas autoriser une levée inconditionnelle du secret de l’identité, et en jugeant que les règles d’accès aux informations non identifiantes avaient permis de remplir la requérante du droit qu’elle tire de l’article 8 de la Convention, le Conseil d’État a justifié sa décision par la finalité poursuivie par la réforme législative de 2002, inchangée depuis lors, si ce n’est en faveur des personnes nées sous X, à savoir la réalisation d’un compromis entre les droits et intérêts en jeu par le biais d’une procédure de conciliation visant à faciliter l’accès aux origines sans pour autant renier l’expression de la volonté et du consentement de la mère.
La Cour ne sous-estime pas l’impact que le refus litigieux doit avoir eu sur la vie privée de la requérante. Toutefois, compte tenu de ce qu’elle a dit aux paragraphes 64 et 76 ci-dessus, elle considère, que dans les circonstances de l’espèce, il n’y a pas lieu de se départir de la solution retenue par le juge interne.
De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut que l’État n’a pas outrepassé sa marge d’appréciation et que le juste équilibre entre le droit de la requérante de connaître ses origines et les droits et intérêts de sa mère biologique à maintenir son anonymat n’a pas été rompu. Dès lors, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.
AFFAIRE CHERRIER c. FRANCE (Cour européenne des droits de l’homme) 18843/20. Texte intégral du document.
Dernière mise à jour le janvier 30, 2024 par loisdumonde
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