La requête concerne l’absence de garanties procédurales dans le cadre de la détermination de l’âge du requérant par les autorités, ainsi que ses conditions de vie dans le camp de Samos.
Cour européenne des droits de l’homme
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE T.K. c. GRÈCE
(Requête no 16112/20)
ARRÊT
STRASBOURG
18 janvier 2024
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire T.K. c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en un comité composé de :
Stéphanie Mourou-Vikström, présidente,
Lado Chanturia,
Mattias Guyomar, juges,
et de Sophie Piquet, greffière adjointe de section f.f.,
Vu :
la requête (no 16112/20) contre la République hellénique et dont un ressortissant sierra-léonais, M. T.K. (« le requérant »), né en 2002 et résidant à Vathy Samos, représenté par Me J. Fleischer, avocate à Berlin, a saisi la Cour le 13 avril 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement »), représenté par la déléguée de son agent, Mme Stavroula Trekli, assesseure au Conseil juridique de l’État,
la décision de ne pas dévoiler l’identité du requérant,
la décision de traiter en priorité la requête (article 41 du règlement de la Cour (« le règlement »),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 décembre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La requête concerne l’absence de garanties procédurales dans le cadre de la détermination de l’âge du requérant par les autorités, ainsi que ses conditions de vie dans le camp de Samos. De plus, elle concerne l’absence d’un recours effectif relatif à ces griefs.
I. LES PROCÉDURES SUIVIES
A. L’arrivée sur l’île de Samos et l’enregistrement de la demande de protection internationale
2. Le requérant, de nationalité sierra-léonaise et mineur non accompagné, arriva sur l’île de Samos le 25 octobre 2019. Il a été enregistré par les autorités du camp de Samos le lendemain.
3. En ce qui concerne sa date de naissance, le requérant soutient qu’il a déclaré celle du 16 août 2002, mais celle du 24 avril 2001 a été finalement enregistrée par les autorités du camp. Ainsi, les autorités l’ont considéré comme adulte, alors qu’il était mineur à l’époque des faits. Le Gouvernement soutient qu’au moment de son arrivée, le requérant ne possédait aucun document officiel indiquant sa date de naissance. Selon les autorités, elles n’avaient donc aucune raison objective pour le considérer comme mineur.
4. Quant au défaut de désignation d’un tuteur légal allégué par le requérant, le Gouvernement soutient que celle-ci n’était envisagée que dans le cas d’un enregistrement initial comme mineur non accompagné ou dans le cas de la modification a posteriori, après l’évaluation de l’âge. Selon lui, comme le requérant a été enregistré comme adulte, la nomination d’un tuteur légal à son nom n’était pas prévue par la loi. De plus, le Gouvernement souligne qu’il est normal que les autorités n’aient pas assuré le transfert du requérant dans une structure appropriée faute de qualité de mineur non accompagné au moment des faits.
5. Le requérant soutient qu’au mois de février 2020, il a soumis aux autorités du camp la copie officielle de son acte de naissance, établie le 11 octobre 2018 en anglais, par les autorités du ministère de la Santé de Sierra Leone, indiquant comme date de naissance le 16 août 2002. En réponse, les autorités grecques lui ont indiqué qu’il fallait attendre jusqu’à l’enregistrement de sa demande de protection internationale pour que ce document soit pris en compte de manière officielle.
6. Le 4 mars 2020, le requérant a soumis sa demande de protection internationale auprès du Bureau Régional d’Asile de Samos, qui a été enregistrée le même jour. Il a fourni également la copie de son acte de naissance. Le requérant soutient qu’il s’agissait d’un document officiel, établi par les autorités compétentes de Sierra Leone, en respectant les formalités juridiques. Cependant, le Gouvernement met en doute son caractère original, faute d’avoir rempli les formalités juridiques du droit interne. Plus précisément, le Gouvernement soutient que ladite copie n’était ni traduite officiellement en grec, ni conforme à la circulaire no 20951 du 25 octobre 2018, établie par le Directeur du service d’asile, qui prévoit la légalisation (επικύρωση) des documents par le consulat concerné. Ainsi, selon le Gouvernement, les autorités ont prévenu le requérant que la seule option, afin que sa date de naissance puisse être modifiée, était la procédure de détermination de l’âge.
B. La procédure de détermination de l’âge et ses effets sur la demande de protection internationale
7. Par une décision du 5 mars 2020, le Directeur du Bureau Régional d’Asile de Samos a ordonné le lancement de la procédure de détermination de l’âge du requérant. Le 8 mars 2021, la Directrice du Bureau en question a ordonné son transfert à l’hôpital général de Samos dans lequel il a été soumis aux examens médicaux pour évaluer son âge. Les parties ne soumettent pas plus d’éléments à cet égard.
8. Par une décision du 7 juin 2021 de la Directrice du même Bureau, la date de naissance du requérant a été modifiée du 24 avril 2001 au 16 août 2002. Selon une ordonnance du 11 juin 2021 de la Directrice du Bureau de Samos, le requérant a été considéré comme mineur. Le Gouvernement soutient que la reconnaissance de sa minorité a été prise en compte par les autorités pendant l’entretien d’examen de sa demande de protection internationale, qui a été effectué le 23 juin 2021, et le statut de réfugié lui a été octroyé.
II. CONCERNANT LES CONDITIONS DE VIE
A. Les conditions de vie au camp de Samos
9. Le requérant soutient qu’il n’a reçu aucun soutien des autorités, qui ne lui ont fourni qu’un tapis pour dormir. Selon lui, il a dormi la première nuit dehors, entouré par des personnes inconnues. Le lendemain, il a sollicité l’aide de l’ONG « Réfugiés pour les réfugiés », qui lui ont donné une tente. Il s’est installé aux alentours du camp de Samos et il a partagé la tente avec deux autres adultes. Par la suite, il allègue qu’il a dû dormir seul dans une petite tente compte tenu de ce qu’il criait pendant la nuit à cause de ses troubles psychiques. À cet égard, il souligne que les autorités n’ont rien fait pour l’assister bien qu’il les ait sollicitées à maintes reprises.
10. En ce qui concerne les conditions de vie, le requérant les décrit comme déplorables : saleté, surpopulation, absence de mesures sanitaires, d’eau et de nourriture. Les toilettes n’étaient pas facilement accessibles en raison de la surpopulation et elles étaient sales. Eu égard à son état de santé mentale, le requérant soutient qu’il n’a pas reçu d’assistance médicale par les autorités. Au vu de l’absence d’un tuteur à cause de son enregistrement erroné comme adulte, il estime que ses conditions de vie dans le camp étaient d’autant plus dégradantes.
11. Le Gouvernement rétorque que les ONGs « Médecins sans Frontière » et « Mouvement par terre » ont construit des installations sanitaires aux alentours du camp de Samos, qu’ils fournissaient de l’eau potable et nettoyaient de façon régulière. Il soutient que les autorités ont pris les mesures essentielles afin d’assurer des conditions matérielles dignes au requérant. En ce qui concerne les soins médicaux, il fait valoir que le 2 juin 2020, le requérant a consulté le psychologue du camp qui a vérifié sa vulnérabilité au vu de son parcours migratoire. Par conséquent, le Gouvernement estime qu’une assistance psychologique a été assurée. Pour ce qui est de l’absence d’un tuteur, le Gouvernement relève que le requérant n’était pas enregistré comme mineur au moment de son arrivée au camp et que son âge n’a pas été modifié postérieurement.
B. Rapports et documents pertinents concernant la situation au camp de Samos
12. Concernant les rapports et les documents pertinents établis pour la période litigieuse, portant sur la situation dans le camp de Samos, la Cour se réfère à l’arrêt A.D. c. Grèce ([comité], no 55363/19, §§ 17-20, 4 avril 2023).
APPRÉCIATION DE LA COUR
13. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité de la requête tirée du non-épuisement des voies des recours internes. Il soutient que le requérant aurait pu déposer une demande de mesures provisoires auprès des tribunaux civils, conformément aux articles 682-683 du Code de procédure civile, ou demander le règlement provisoire auprès des tribunaux administratifs, conformément à l’article 210 du Code de procédure administrative. Par ailleurs, il relève qu’il aurait pu demander l’autorisation du Procureur de première instance, agissant comme tuteur provisoire, pour formuler ses demandes auprès des tribunaux internes.
14. Le requérant rétorque qu’il n’avait pas accès à un recours effectif pour dénoncer l’enregistrement erroné de son âge et les conditions matérielles inadéquates du camp de Samos. Il relève que le Gouvernement ne soumet aucun exemple concret de jurisprudence, attestant qu’il aurait pu se plaindre de manière effective. Concernant l’éventuelle demande d’autorisation auprès du Procureur, il soutient qu’en raison de son enregistrement comme adulte, il n’avait pas accès à ce recours.
15. La Cour relève, d’une part, que le Gouvernement n’a pas fourni d’exemples d’arrêts établissant que les personnes concernées auraient obtenu un redressement approprié pour l’éventuelle violation qu’elles auraient subie dans des situations similaires (voir E.F. c. Grèce, [comité], no 16127/20, 5 octobre 2023, §§ 24-25). D’autre part, la Cour relève que le requérant ne pouvait pas s’adresser au Procureur en sa qualité de tuteur, car il était enregistré comme adulte, comme cela a été confirmé par le Gouvernement (paragraphe 3 ci-dessus).
16. Par conséquent, la Cour rejette l’exception du Gouvernement.
17. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
18. Invoquant les articles 3 et 8 de la Convention, le requérant soutient que les autorités ont manqué à leur obligation de le reconnaitre en tant que mineur non accompagné et, de cette manière, l’ont privé des garanties procédurales réservées aux mineurs pendant une période considérable, notamment la désignation d’un tuteur légal. Le Gouvernement soutient que les autorités ont dû faire face à une crise sans précèdent liée au Covid-19, ce qui a provoqué des lenteurs et des problèmes dans toutes les procédures d’asile.
19. Eu égard à sa jurisprudence et à la nature des griefs du requérant, la Cour, maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause (voir, par exemple, Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 114, 20 mars 2018), considère qu’il convient d’examiner le grief formulé sous l’angle de l’article 8 de la Convention, étant donné que celui-ci concerne notamment l’absence de mesures protectrices pour le requérant, faute d’être reconnu comme mineur non accompagné (Darboe et Camara c. Italie, no 5797/17, §§ 110-111 et §§ 143‑144, 21 juillet 2022).
20. Les principes généraux portant sur les garanties procédurales des mineurs non accompagnés ont été résumés dans l’affaire Darboe et Camara c. Italie, précité, § 128 et §§ 151-157. En outre, en ce qui concerne la lenteur des autorités grecques pour reconnaitre la minorité du requérant et lui désigner un tuteur légal, la Cour renvoie aussi à l’affaire Diakitè c. Italie ([comité], no 44646/17, 14 septembre 2023).
21. Tout d’abord, la Cour note que le principe de présomption de minorité en cas de doute, les garanties procédurales dans l’attente de l’issue de la procédure portant sur la détermination de l’âge et la nomination d’un tuteur s’appliquaient aux faits de la présente instance.
22. En l’occurrence, la Cour note qu’au moment de l’arrivée du requérant, les autorités ont enregistré celui-ci comme adulte, en l’absence de raisons plausibles de penser qu’il ne l’était pas. Or, elle constate qu’au moment où il a reçu la copie de son acte de naissance, le requérant a immédiatement tenté de la déposer auprès des autorités qui ont cependant refusé de la prendre en considération en vue de l’enregistrement éventuel de la demande d’asile (paragraphe 5 ci-dessus). Elle note en outre que lorsque le requérant a de nouveau porté la copie de son acte de naissance à l’attention des autorités lors de l’enregistrement de sa demande d’asile, celles-ci ont refusé de la prendre en compte en raison de défauts procéduraux (paragraphe 6 ci-dessus). À cet égard, la procédure de détermination de l’âge a été initiée le lendemain de l’entretien pour la demande d’asile, alors qu’elle a été finalement lancée un an plus tard (paragraphe 7 ci-dessus).
23. La Cour ne saurait se prononcer sur le caractère original ou non du document, ni sur les défauts procéduraux sur la base desquels les autorités n’ont pas tenu compte de la copie de l’acte de naissance du requérant. Elle relève cependant que, bien que les autorités aient décidé d’initier la procédure portant sur la détermination de l’âge le 5 mars 2020, elles ne l’ont effectivement lancée que le 8 mars 2021 et le Gouvernement ne présente aucune justification à cet égard (paragraphe 7 ci-dessus). Dès lors, les autorités ont considéré le requérant comme un adulte pendant un an, et l’ont privé des garanties procédurales en méconnaissance du principe de la présomption de minorité (paragraphe 4 ci‑dessus).
24. Dans ces circonstances, la Cour conclut que les autorités n’ont pas fait preuve de la diligence requise, pour autant qu’elle concerne les garanties procédurales relatives à la détermination de l’âge, notamment prévoir la nomination d’un tuteur et, par conséquent, elles ne se sont pas conformées à l’obligation positive de protéger le requérant en sa qualité de mineur non accompagné demandeur de protection internationale (Darboe et Camara, précité, §§ 153-154 et Diakitè, précité, §22).
25. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE de L’article 3 DE LA CONVENTION
26. Le requérant a formulé des griefs tirés de l’article 3 de la Convention concernant les conditions matérielles d’accueil au camp de Samos et aux alentours.
27. La Cour note qu’il ressort des pièces du dossier que le requérant a séjourné aux alentours du camp de Samos à partir du 25 octobre 2019 jusqu’à une date non précisée. À cet égard, après l’examen de l’ensemble des éléments en sa possession, notamment les faits soulevés par le requérant, tout en tenant compte de sa qualité de mineur non accompagné, et les rapports pertinents qui concernent la période du litige (paragraphes 9-11), elle conclut qu’il y a eu violation de l’article 3, eu égard aussi à ses constats dans l’arrêt A.D. c. Grèce ([comité], no 55363/19, §§ 17-20, 4 avril 2023).
III. SUR LA VIOLATION ALLEGUÉE DE L’ARTICLE 13 COMBINÉ AVEC LES ARTICLES 3 ET 8 DE LA CONVENTION
28. Le requérant allègue ne pas avoir eu à sa disposition de recours effectifs en droit grec pour se plaindre des violations alléguées des articles 3 et 8 de la Convention.
29. De l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut aussi à une violation de l’article 13 combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention, concernant l’absence de recours effectif du requérant pour se plaindre de la procédure de détermination de l’âge et de nomination d’un tuteur, ainsi que des conditions matérielles d’accueil au camp de Samos et aux alentours.
APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
30. Le requérant demande une somme de 20 000 euros (EUR) pour chaque violation au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi. Il ne réclame aucune somme au titre des frais et dépens. Le Gouvernement soutient que la somme réclamée au titre du dommage moral est excessive et injustifiée.
31. La Cour octroie au requérant la somme de 10 000 EUR pour tout dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 3 et 8 de la Convention ;
5. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois la somme de 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 janvier 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Sophie Piquet Stéphanie Mourou-Vikström
Greffière adjointe f.f. Présidente
Dernière mise à jour le janvier 18, 2024 par loisdumonde
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