AFFAIRE ALLÉE c. FRANCE – 20725/20

La présente affaire concerne la condamnation pénale de la requérante pour diffamation publique, à la suite d’allégations de harcèlement et d’agression sexuelle dirigées contre le vice-président exécutif de l’association qui l’employait et adressées par courriel à six personnes au sein et en dehors de ladite association.


Cour européenne des droits de l’homme
CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE ALLÉE c. FRANCE
(Requête no 20725/20)
ARRÊT

Art 10 • Liberté d’expression • Condamnation pénale de la requérante pour diffamation publique, à la suite d’allégations de harcèlement et d’agression sexuelle dirigées contre le vice-président exécutif de l’association qui l’employait, adressées par courriel à six personnes • Approche excessivement restrictive des juridictions internes ayant reconnu le caractère public du courriel au sens de la loi interprétée strictement • Nécessité, au regard de l’art 10, d’apporter la protection appropriée aux personnes dénonçant les faits de harcèlement moral ou sexuel dont elles s’estiment les victimes • Juridictions nationales, en refusant d’adapter aux circonstances de l’espèce la notion de base factuelle suffisante et les critères de la bonne foi, ont fait peser sur la requérante une charge de la preuve excessive • Effets limités du courriel sur la réputation du prétendu agresseur • Effet dissuasif de la condamnation pénale • Absence de rapport raisonnable de proportionnalité
Préparé par le Greffe. Ne lie pas la Cour.

STRASBOURG
18 janvier 2024

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Allée c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,

Vu :
la requête (no 20725/20) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet État, Mme Vanessa Allée (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 19 mai 2020,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief concernant la liberté d’expression et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 décembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne la condamnation pénale de la requérante pour diffamation publique, à la suite d’allégations de harcèlement et d’agression sexuelle dirigées contre le vice-président exécutif de l’association qui l’employait et adressées par courriel à six personnes au sein et en dehors de ladite association (article 10 de la Convention).

EN FAIT

2. La requérante est née en 1978 et réside à Courbevoie. Elle a été admise au bénéfice de l’assistance judiciaire et a été représentée par Me S. Chanu, avocate.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, D. Colas, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

I. LA GENÈSE DE L’AFFAIRE

4. À la date des faits litigieux, la requérante était employée comme secrétaire dans une association d’enseignement confessionnel à Paris. Dans le cadre de ses fonctions, elle était amenée à travailler avec A., alors vice‑président exécutif de l’association.

5. En juillet 2015, la requérante demanda à Ar. – fils de A. et directeur spirituel de l’association – d’être affectée à un autre poste, ne souhaitant plus travailler avec A. en raison de son comportement qu’elle ressentait comme un harcèlement. Ar. suggéra à la requérante de rester naturelle tout en gardant ses distances. Peu après, celle-ci signala à A. être gênée par son attitude envers elle.

6. La requérante fait valoir qu’à l’été 2016, A. avait recommencé à se comporter d’une façon qu’elle ressentait comme un harcèlement.

7. Les 1er et 2 juin 2016, B., époux de l’intéressée, envoya des SMS à Ar. et au directeur général de l’association, en alléguant des faits de harcèlement et d’agression sexuelle de A. à l’égard de la requérante et en leur demandant d’intervenir. En réponse, le directeur proposa à la requérante de se placer en arrêt de travail dans l’attente de la négociation d’une rupture conventionnelle ou de la proposition d’une nouvelle affectation.

8. Le 7 juin 2016, la requérante envoya, depuis son adresse électronique personnelle, un courriel intitulé « Agression sexuelle, Harcèlement sexuel et moral », à destination du directeur général de l’association, en plaçant en copie l’inspecteur du travail, B., Ar., A., ainsi qu’un autre fils de celui-ci. Le courriel contenait les passages suivants :

« (…) Mon conjoint (…) a envoyé un texto à [Ar.] (…) pour dénoncer le comportement honteux de son père face à mon égard. (…)

Vous nous avez convoqué (…) pour voir nos preuves sur le harcèlement sexuel, l’agression sexuelle et morale dont [A.] est accusé. (…)

J’ai appelé ce matin (…), à l’inspection du travail, pour connaître mes droits sur un tel cas. Il est d’ailleurs en copie de ce mail.

(…) par rapport aux faits que j’ai porté à votre connaissance, vous comprendrez très bien que dans un tel contexte, je ne puis continuer à travailler au sein de l’association (…) dirigée par la famille [A.]. Je demande donc à être dispensée d’activité en attendant la rupture conventionnelle.

J’ai l’intention de porter cette affaire devant le Procureur de la République en tant que victime d’abus sexuel pour faire valoir mes droits.

N’oublions pas également que (…) je peux prouver les appels incessants de [A.] et ce en dehors de mes horaires de travail (…)

J’attends un rendez-vous avec vous le plus rapidement possible afin de signer la rupture conventionnelle et avoir l’accord de la dispense d’activité jusqu’à cet accord. (…)

(…) je ne peux me permettre de perdre de l’argent et de me mettre en arrêt maladie alors que je suis obligée dans un tel cas de perdre mon emploi. » (sic)

9. En réponse, le directeur réitéra la proposition initialement faite à la requérante.

10. Le 24 juin 2016, B. publia, sur le mur du compte Facebook d’une de ses connaissances, un billet reprenant les allégations de la requérante qu’il qualifiait de « scandale sexuel ». Ce billet, qui citait la famille A. et l’association, suscita de vifs commentaires de la part de certains internautes ainsi que des réponses de B. où celui-ci parlait de « viol » et qualifiait A. de « prédateur sexuel ».

II. LA PROCÉDURE RELATIVE À LA DIFFAMATION

11. Le 1er août 2016, A. délivra à la requérante et à B. une citation directe devant le tribunal correctionnel de Paris pour répondre de diffamation publique.

12. Dans ses conclusions tendant à la relaxe, la requérante fit valoir le caractère non public du courriel litigieux et soutint qu’elle devait bénéficier du droit, reconnu aux salariés par le code du travail, de dénoncer des délits dont ils seraient victimes ou témoins (paragraphe 30 ci-dessous). Elle affirma qu’elle avait été victime d’une agression sexuelle perpétrée par A. en été 2015, et qu’à la suite la répétition de plusieurs épisodes de harcèlement en 2016, elle avait demandé à son époux d’intervenir.

13. Le 16 janvier 2018, le tribunal correctionnel de Paris déclara la requérante et B. coupables de diffamation publique envers particulier. Il rappela que la publicité, au sens de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (paragraphe 27 ci-dessous), n’est pas caractérisée si les propos ont été diffusés à des destinataires constituant entre eux un groupement de personnes liées par une communauté d’intérêts, mais que la seule présence d’un destinataire extérieur à ce groupement rendait le propos public. Le tribunal conclut que le courriel en question présentait un caractère public. Pour ce faire, il releva, d’une part, que B. n’était pas un membre de la famille A. ni un cadre de l’association. D’autre part, le second fils de A. n’avait pas la qualité pour recevoir les informations contenues dans ce courriel. Enfin, l’inspecteur du travail n’était pas habilité pour recevoir des dénonciations d’agression sexuelle. Il considéra que le courriel était diffamatoire, au sens de l’article 29 § 1 de la loi précitée, et que la requérante n’avait fait valoir ni offre de preuve ni exception de bonne foi.

14. Le tribunal condamna la requérante à une amende d’un montant de 1 000 euros (EUR), assortie de sursis, ainsi qu’à verser à A. le montant d’un euro symbolique, auquel celui-ci avait limité sa demande, outre le montant de 2 000 EUR pour les frais du procès, à payer in solidum avec B.

15. La requérante interjeta appel du jugement soutenant, entre autres, qu’elle n’avait pas dénoncé l’agression sexuelle de A. en temps voulu par crainte de perdre son emploi et en attendant que celui-ci prendrait prochainement sa retraite.

16. Par un arrêt du 21 novembre 2018, la cour d’appel de Paris confirma partiellement le jugement. S’agissant du caractère public de l’écrit, elle retint les éléments suivants :

« (…) le courriel est notamment adressé à l’inspection du travail qui n’appartient pas à la communauté qui pourrait réunir les membres d’une même association (…) autour d’un même intérêt. Au surplus, on ne voit pas quelle communauté d’intérêt pourrait partager [le second fils de A.] avec les autres destinataires du courriel dès lors qu’il n’est pas prouvé qu’il exerçait des fonctions d’encadrement au sein de l’association, qu’il avait été mis au courant des accusations de Mme Allée et que cette communauté d’intérêt ne peut résulter du simple lien familial et fraternel avec [A. et Ar.]. Il en est de même pour [B.], époux de Mme Allée qui est étranger à l’association (…) »

17. Selon la cour d’appel, les faits imputés à A. étaient attentatoires à l’honneur et à la considération et suffisamment précis pour faire l’objet d’un débat sur leur véracité. À cet égard, elle considéra que :

« S’agissant de l’excuse de bonne foi, il ne fait aucun doute que Mme Allée poursuivait un but légitime [de] dénoncer des faits dont elle se disait victime.

Dès lors qu’elle était elle-même impliquée dans les faits imputés à [A.], il ne peut lui être reproché de s’être exprimée de manière vive « pour dénoncer le comportement honteux de … » [A.], en affirmant qu’elle est « victime d’abus sexuel ».

Mais force est de constater que s’il existe des éléments permettant d’établir la réalité d’un harcèlement moral, voire sexuel dans la perception qu’a pu en avoir Mme Allée (…), rien ne permet de prouver l’existence d’une agression sexuelle [qu’elle] date de l’année 2015 et pour laquelle elle n’a pas déposé plainte et ne peut produire ni certificat médical ni attestations de personnes qui auraient pu avoir connaissance, si ce n’est des faits, au moins du désarroi de la victime.

Dans ces conditions, Mme Allée ne peut bénéficier de l’excuse de bonne foi, exonératoire de responsabilité (…) »

18. Par ailleurs, la cour d’appel rejeta la demande de sursis à statuer dans l’attente de l’achèvement de l’enquête préliminaire ouverte à partir des allégations de la requérante (paragraphe 24 ci-dessous), au motif notamment que la personne tenant des propos diffamatoires devait disposer, dès ce moment-là, d’éléments suffisants pour établir leur vérité ou sa bonne foi.

19. La cour d’appel diminua le montant de l’amende infligée à la requérante en le ramenant à 500 EUR, assortie de sursis, compte tenu « des circonstances de l’infraction (…), de la personnalité et de la situation personnelle de Mme Allée, ainsi que de ses ressources et de ses charges », aussi bien que « du contexte particulier dans lequel l’infraction a été commise ». Enfin, elle ordonna à la requérante et à B. de payer à A., in solidum, un montant total de 2 000 EUR pour les frais de la procédure en première instance et en appel.

20. La requérante se pourvut en cassation en se plaignant notamment d’une violation de l’article 10 de la Convention, ainsi que de son « droit d’alerte » reconnu au salarié par le code du travail.

21. Dans ses conclusions du 22 juillet 2019 proposant la cassation sans renvoi, l’avocat général retint les éléments suivants :

« Le troisième moyen pose la question de l’articulation entre le droit pénal et le droit social en matière de dénonciation de faits d’agressions sexuelles au travail, et notamment de la question de savoir si la dénonciation par un salarié à l’employeur ou à l’inspection du travail de tels faits peut aussi constituer une diffamation.

Le mémoire ampliatif cite un arrêt de la 1ère chambre civile du 28 septembre 2016 rendu en matière de harcèlement moral, qui lui paraît transposable au harcèlement sexuel, l’article L. 1153-3 du code du travail prévoyant, de manière tout à fait similaire à l’article L. 1152-2, qu’« aucun salarié, aucune personne en formation ou en stage ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire pour avoir témoigné de faits de harcèlement sexuel ou pour les avoir relatés ».

Il en déduit que cette jurisprudence est applicable au harcèlement sexuel, et que dès lors que les salariés sont autorisés par la loi à dénoncer, auprès de leur employeur et des organes chargés de veiller à l’application des dispositions du code du travail, les agissements répétés de harcèlement moral ou sexuel ou l’agression sexuelle dont ils sont ou ont été victimes, la relation de tels faits auprès des personnes précitées ne peut être poursuivie pour diffamation.

Il ajoute qu’il n’est fait exception à cette règle que lorsqu’il est établi par la partie poursuivante que le salarié avait connaissance, au moment de la dénonciation, de la fausseté des faits allégués.

On ne peut que souscrire à une telle analyse, qui contient en elle-même sa limite. La jurisprudence de la chambre sociale très complètement rappelée dans le rapport va dans le même sens.

Il en résulte que la dénonciation de faits de harcèlement n’est exonératoire de responsabilité pénale que lorsqu’elle est faite de bonne foi et non de manière mensongère ou injurieuse, ce qui relève du bon sens.

La chambre criminelle a ainsi pu considérer qu’une telle dénonciation pouvait être calomnieuse (Crim., 26 juin 2007, cité au rapport).

Elle a aussi considéré « qu’aucune disposition législative ou réglementaire n’autorise un salarié, fût-il titulaire d’un mandat syndical ou délégué du personnel, à dénoncer dans un écrit dont il sait qu’il sera diffusé par voie d’affichage, des faits de harcèlement sexuel imputés à un cadre de l’entreprise » (Crim., 3 avril 2002, no 01-86.730).

Le mémoire en défense soutient que le fait justificatif tiré de l’autorisation de la loi de dénoncer les faits de harcèlement sexuel ou moral ne saurait s’étendre à des dénonciations d’agression sexuelle, en vertu du principe d’interprétation stricte de la loi.

On peut au contraire estimer que des faits d’agression sexuelle commis dans le cadre du travail doivent a fortiori relever du même régime que des faits – moins graves – de harcèlement sexuel ; en tout état de cause la prévenue dénonçait les deux.

La seule question qui subsiste est de savoir si l’on doit en semblable circonstance s’en tenir aux critères habituels de la bonne foi ou s’il convient de les assouplir, étant précisé que la notion de base factuelle suffisante n’a de sens qu’à l’égard des journalistes et non des particuliers s’estimant victimes d’une infraction.

Le tribunal avait retenu le caractère diffamatoire des propos et relevé que Mme Allée n’avait fait valoir ni offre de preuve ni exception de bonne foi ; la cour d’appel, qui a également retenu le caractère diffamatoire des propos, a en revanche examiné l’exception de bonne foi.

Elle a estimé qu’il s’agissait bien d’un but légitime, la révélation d’une agression ou d’un harcèlement sexuels, et que Mme Allée avait pu percevoir les faits comme un harcèlement moral, mais que les faits d’agression sexuelle n’étaient nullement établis, faute de plainte, de certificat médical et de témoignage. La cour n’a pas abordé la question de la prudence dans l’expression.

Ce faisant la cour a semble-t-il retenu un niveau de preuve excessif en exigeant en quelque sorte que la prévenue rapporte la preuve, ou au moins un commencement de preuve, des faits qu’elle entendait dénoncer.

Elle s’est aussi contredite en relevant au début de son raisonnement que la prévenue avait pu ressentir les faits comme un harcèlement, pour écarter ensuite sa bonne foi, sans retenir le caractère mensonger ou à tout le moins excessif du message incriminé.

La cassation paraît donc encourue sur le troisième moyen. Elle pourrait avoir lieu sans renvoi. »

22. Par un arrêt du 26 novembre 2019, la Cour de cassation rejeta le pourvoi de la requérante. Après avoir jugé que la cour d’appel avait justifié sa décision, en ce qu’elle avait qualifié les faits dénoncés suffisamment précis pour faire l’objet de débat sur leur vérité et que l’existence de l’agression sexuelle n’était pas démontrée, la Cour de cassation retint les motifs suivants :

« 15. Pour retenir Mme Allée dans les liens de la prévention l’arrêt énonce, après avoir constaté que le courriel de celle-ci a été adressé de sa messagerie électronique, non seulement [au] directeur général de l’association et à l’inspecteur du travail, mais aussi [au] directeur spirituel de l’association ainsi que d’un établissement d’enseignement supérieur, et [au] second fils de [A.], que les propos poursuivis imputent à ce dernier des faits d’agression sexuelle et de harcèlement sexuel et moral, selon le titre même du message, ces mots étant repris quasiment à l’identique dans le corps du message, faits attentatoires à l’honneur et à la considération dès lors qu’ils sont susceptibles de constituer des délits et suffisamment précis pour faire l’objet d’un débat sur leur vérité.

16. Les juges relèvent que, s’il existe des éléments permettant d’établir la réalité d’un harcèlement moral, voire sexuel dans la perception qu’a pu en avoir Mme Allée, rien ne permet de prouver l’existence de l’agression sexuelle que celle-ci date de l’année 2015 et pour laquelle elle n’a pas déposé plainte et ne peut produire ni certificat médical ni attestations de personnes qui auraient pu avoir connaissance, si ce n’est des faits, au moins du désarroi de la victime.

17. En l’état de ces énonciations, la cour d’appel a justifié sa décision.

18. La personne poursuivie du chef de diffamation après avoir révélé des faits de harcèlement sexuel ou moral dont elle s’estime victime peut s’exonérer de sa responsabilité pénale, en application de l’article 122-4 du code pénal, lorsqu’elle a dénoncé ces agissements, dans les conditions prévues aux articles L. 1152-2, L. 1153‑3 et L. 4131-1, alinéa 1er, du code du travail, auprès de son employeur ou des organes chargés de veiller à l’application des dispositions dudit code.

19. Toutefois, pour bénéficier de cette cause d’irresponsabilité pénale, la personne poursuivie de ce chef doit avoir réservé la relation de tels agissements à son employeur ou à des organes chargés de veiller à l’application des dispositions du code du travail et non, comme en l’espèce, l’avoir aussi adressée à des personnes ne disposant pas de l’une de ces qualités.

20. Par ailleurs, (…) la cour d’appel a déduit, à juste titre, que Mme Allée ne pouvait bénéficier de l’excuse de bonne foi, les propos litigieux ne disposant pas d’une base factuelle suffisante. »

23. La Cour de cassation ordonna à la requérante de verser à A. un montant de 2 500 EUR au titre de frais de la procédure en cassation.

III. AUTRES FAITS PERTINENTS

24. En juillet 2016, l’inspecteur du travail signala les faits dénoncés par la requérante au procureur de la République. Consécutivement, une enquête préliminaire fut ouverte. Le 14 mai 2020, l’enquête fut classée sans suite au motif que les faits ne pouvaient pas être établis.

25. En novembre 2016, la requérante fut licenciée à la suite de son absence au travail considérée comme injustifiée. Par un jugement du 8 novembre 2018, le conseil de prud’hommes de Paris annula le licenciement et condamna l’association à verser à la requérante des sommes au titre des dommages et intérêts. Il considéra, entre autres, que les faits de la cause donnaient « lieu à penser que [la requérante était] bien victime des faits de harcèlement ».

26. L’intéressée précise qu’elle a souffert d’une dépression à la suite de la citation en justice pour diffamation.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS

LE DROIT INTERNE

A. Les dispositions législatives

27. Les dispositions pertinentes de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, relatives à la diffamation, sont exposées dans l’arrêt Morice c. France ([GC], no 29369/10, § 54, CEDH 2015).

28. Selon l’article 122-4 du code pénal, n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires.

29. Selon l’article 222-22 du code pénal, constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise. Les dispositions des articles 222-33 et 222‑33‑2 du code pénal répriment, respectivement, le harcèlement sexuel et le harcèlement moral au travail.

30. Les articles pertinents du code du travail, dans leur version applicable à la date des faits litigieux, sont les suivants :

Article L. 1152-2

« Aucun salarié (…) ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire, directe ou indirecte, (…) pour avoir subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés. »

Article L. 1153-3

« Aucun salarié (…) ne peut être sanctionné, licencié ou faire l’objet d’une mesure discriminatoire pour avoir témoigné de faits de harcèlement sexuel ou pour les avoir relatés. »

Article L. 1154-1

« Lorsque survient un litige relatif à l’application des articles L. 1152-1 à L. 1152‑3 et L. 1153-1 à L. 1153-4, (…) le salarié présente des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement.

Au vu de ces éléments, il incombe à la partie défenderesse de prouver que ces agissements ne sont pas constitutifs d’un tel harcèlement et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. (…) »

Article L. 4131-1

« Le travailleur alerte immédiatement l’employeur de toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé (…) »

B. La jurisprudence de la Cour de cassation

31. Par un arrêt du 5 septembre 2023 (chambre criminelle, no 22-84.763), la Cour de cassation a cassé et annulé, pour défaut de motivation, un arrêt d’appel refusant le bénéfice de bonne foi à un prévenu poursuivi pour diffamation. Elle a considéré que, lorsque l’auteur des propos soutient qu’il était de bonne foi, il appartient au juge de rechercher, en premier lieu, en application de l’article 10 de la Convention, tel qu’interprété par la Cour, si lesdits propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, notions qui recouvrent celles de légitimité du but de l’information et d’enquête sérieuse, afin, en second lieu, si ces deux conditions sont réunies, d’apprécier moins strictement les critères de l’absence d’animosité personnelle et de la prudence et mesure dans l’expression.

32. Par un arrêt du 28 septembre 2016 (1ère chambre civile, no 15-21.823), la Cour de cassation a jugé, au visa des articles L. 1152-2 et L. 4131-1 du code du travail et de l’article 122-4 du code pénal, que les salariés sont autorisés par la loi à dénoncer, auprès de leur employeur et des organes chargés de veiller à l’application des dispositions du code du travail, les agissements de harcèlement moral dont ils estiment être victimes et que, dès lors, la relation de tels agissements, auprès des personnes précitées, ne peut être poursuivie pour diffamation, à moins qu’il soit établi que le salarié avait connaissance, au moment de la dénonciation, de la fausseté des faits allégués. Dans ce dernier cas, la mauvaise foi est caractérisée et la qualification de dénonciation calomnieuse peut être retenue.

33. Pour l’interprétation jurisprudentielle de la notion de bonne foi de l’auteur d’une imputation diffamatoire, il est renvoyé à l’arrêt Prompt c. France (no 30936/12, § 26, 3 décembre 2015).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

34. La requérante se plaint de ce que sa condamnation pénale pour diffamation a violé son droit à la liberté d’expression. Elle invoque l’article 10 de la Convention, aux termes duquel :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques (…).

2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

A. Sur la recevabilité

35. Les parties n’ont pas présenté d’observations particulières sur la recevabilité.

36. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Les arguments des parties

37. La requérante précise qu’elle ne remet pas en cause la légalité et le but légitime de l’ingérence dans sa liberté d’expression, mais soutient que celle‑ci a été disproportionnée. Elle fait valoir que, dans le contexte de l’affaire, le style de son courriel était plutôt neutre est mesuré, que le but poursuivi par l’envoi était de se faire entendre en tant que victime d’actes délictueux, de se protéger de nouveaux agissements de A., ainsi que d’éviter que d’autres femmes n’en soient victimes. La requérante ajoute que les répercussions de ce message électronique sur la réputation de A. ont été limitées, contrairement aux conséquences de sa condamnation pénale, au regard, notamment, de la somme totale qu’elle a été condamnée à payer.

38. Elle soutient également que la voie de l’exception de vérité, prévue à l’article 35 de la loi du 29 juillet 1881 précitée, lui était fermée, s’agissant d’une agression sexuelle commise sans témoins, et que la charge de la preuve a été excessivement lourde. Enfin, à ses yeux, le fait de l’exclure du bénéfice de la protection des articles L. 1152-2 et L. 1153-3 du code du travail, au motif qu’elle avait aussi adressé le courriel litigieux à son époux et aux deux fils de A. revient à la sanctionner de façon disproportionnée pour s’être trompée d’interlocuteurs.

39. Le Gouvernement, pour sa part, soutient que l’ingérence dans le droit de la requérante protégé par l’article 10 est intervenue conformément à la loi, a poursuivi le but légitime de la protection de la réputation d’autrui, et a été justifiée et nécessaire dans une société démocratique. Selon le Gouvernement, les motifs de la condamnation ont été pertinents et suffisants, et n’ont pas dépassé la marge d’appréciation accordée aux autorités nationales, d’autant que la requérante n’a fait valoir ni offre de preuve ni exception de bonne foi. Il soutient que la cour d’appel a limité les faits de diffamation à l’accusation d’agression sexuelle. Une telle relaxe partielle, ainsi que le prononcé d’une peine mesurée, démontrent, selon lui, le caractère adéquat de l’examen de la situation de l’intéressée et de la solution retenue à son issue.

2. L’appréciation de la Cour

40. La Cour relève qu’il n’est pas contesté entre les parties que la condamnation pénale de la requérante en raison de son courriel constitue une ingérence dans l’exercice de la liberté d’expression de l’intéressée. Elle ne voit pas de raison de s’écarter de cette conclusion (voir, par exemple, Tête c. France, no 59636/16, § 49, 26 mars 2020, et les références y citées).

41. Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prévue par la loi », ne poursuit pas un but légitime au regard du paragraphe 2 de cette disposition et n’est pas « nécessaire dans une société démocratique » pour l’atteindre.

a) Sur la légalité de l’ingérence

42. La Cour relève que la requérante a été condamnée pour diffamation, sur le fondement de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse. Les juridictions françaises ont tout d’abord considéré que l’envoi du courriel litigieux à des personnes non liées par une communauté d’intérêts et non habilitées pour recevoir et traiter les dénonciations caractérisait la publicité des propos et rendait inapplicables les dispositions du code du travail exonératoires de la responsabilité pénale. Elles ont ensuite jugé, qu’il s’agissait de déclarations de fait portant atteinte à l’honneur et à la considération de A., tout en refusant à la requérante le bénéfice de la bonne foi. Enfin, la cour d’appel, confirmée sur ce point par la Cour de cassation, a considéré que s’il existait des éléments permettant d’établir des faits de harcèlement, tel n’était pas le cas de l’allégation d’agression sexuelle, faute de base factuelle suffisante.

43. Si la requérante conteste ces conclusions, la Cour, tout en relevant la stricte application qu’elles ont faite, sur le fondement des articles L. 1152-2 et L. 1152-3 du code du travail, de la cause d’exonération pénale, n’entend pas se substituer aux juridictions nationales pour remettre en question leur qualification des faits et leur interprétation et application de la législation interne. Dans ces conditions, elle conclut que la mesure a été « prévue par la loi », au sens de l’article 10. Cela ne l’empêchera pas de vérifier si les solutions adoptées par ces juridictions sont compatibles avec l’article 10 de la Convention (paragraphe 49 ci-dessous).

b) Sur le but légitime de l’ingérence

44. La Cour relève que les parties s’accordent pour reconnaître que l’ingérence avait pour but légitime la protection de la réputation ou des droits d’autrui, à savoir ceux de A. (voir aussi Tête, précité, § 54). Pour sa part, elle ne voit aucune raison de se départir de cette conclusion.

c) Sur la proportionnalité

i. Les principes généraux et la méthodologie de l’examen

45. Pour les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression dans le contexte de diffamation, il est renvoyé aux arrêts Morice c. France ([GC], no 29369/10, §§ 124-127, CEDH 2015), et, plus récemment, Matalas c. Grèce (no 1864/18, §§ 38-44, 25 mars 2021, et les références y citées).

46. Il n’est pas contesté que les dénonciations faites par la requérante – les déclarations de fait – concernaient les agissements dont elle aurait été victime, constitutifs des infractions pénales en droit interne et qu’eu égard à leur nature, elles étaient susceptibles de porter préjudice à A. et de léser ainsi ses droits protégés par l’article 8 de la Convention. Dans ces conditions, il convient de déterminer si les juridictions internes se sont livrées à un exercice de mise en balance entre le droit à la liberté d’expression de la requérante et le droit à la protection de la réputation de A. – et si les motifs fondant la condamnation ont été pertinents et suffisants. Dans cet examen, la Cour prendra en compte plusieurs facteurs : le contexte et la nature des propos, la situation et les intentions de l’intéressée, le nombre et la qualité des destinataires du courriel litigieux, le niveau de la gravité d’atteinte à la réputation de A., ainsi que la gravité de la sanction infligée.

ii. L’application en l’espèce

47. La Cour souligne que le courriel pour l’envoi duquel la requérante a été pénalement condamnée a été diffusé dans un contexte tendu mêlant le travail et la vie privée de l’intéressée. En effet, il a été consécutif à des démarches infructueuses de cette dernière puis de son époux alertant les cadres de l’association sur le comportement de A. à son égard. Tant les échanges antérieurs que le courriel litigieux avaient pour but de remédier à cette situation et de trouver une solution permettant à la requérante de ne plus travailler avec A.

48. S’agissant, en premier lieu, des destinataires du courriel litigieux, la Cour rappelle qu’ils n’étaient qu’au nombre de six : le prétendu agresseur (alors vice-président exécutif de l’employeur), ses deux fils (dont l’un était également directeur spirituel de l’association et était déjà au courant des allégations), le directeur général de l’association, l’inspecteur du travail et enfin l’époux de l’intéressée (également au courant des allégations). Ainsi, sur ces six personnes, seul le second fils de A. était hors de l’affaire, tandis que toutes les autres étaient soit impliquées, directement ou indirectement dans cette dernière, soit habilitées à recevoir les dénonciations de harcèlement. La Cour considère dès lors qu’il s’agissait d’un texte envoyé à un nombre limité de personnes, n’ayant pas vocation à être diffusé au public (voir aussi Matalas, précité, § 55), mais dont le seul but était d’alerter les intéressés sur la situation de la requérante afin de trouver une solution permettant d’y mettre fin.

49. Pour autant, les juridictions internes, retenant une interprétation stricte des conditions prévues par la loi pour l’exonération de la responsabilité pénale du salarié, ont reconnu le caractère public du courriel litigieux, au sens de la loi du 29 juillet 1881. Une telle approche apparaît, dans les circonstances de l’espèce, excessivement restrictive au regard des exigences attachées au respect de l’article 10.

50. S’agissant, en deuxième lieu, de la nature des propos litigieux, la Cour souligne que la requérante a agi en sa qualité de victime alléguée des faits qu’elle dénonçait (comparer avec Kanellopoulou c. Grèce, no 28504/05, 11 octobre 2007, et Klouvi c. France, no 30754/03, 30 juin 2011) et non pas en qualité de citoyen ou de lanceur d’alerte (Bargão et Domingos Correia c. Portugal, nos 53579/09 et 53582/09, 15 novembre 2012, et Halet c. Luxembourg [GC], no 21884/18, 14 février 2023), ce qui entraîne l’inopérance, dans l’exercice de mise en balance, du critère de l’existence d’un intérêt public ou d’un débat d’intérêt général.

51. La Cour relève ensuite que les propos contenus dans le courriel étaient des déclarations de fait. La cour d’appel, confirmée sur ce point par la Cour de cassation, a estimé qu’il ne pouvait pas être reproché à la requérante, dans le contexte qu’elle subissait, de s’exprimer de manière vive et qu’il existait des éléments permettant d’établir la réalité d’un harcèlement moral voire sexuel dans la perception que l’intéressée avait pu en avoir, contrairement à l’agression sexuelle dont rien ne permettait de prouver l’existence (paragraphes 17 et 22 ci-dessus). Pour autant, les juridictions nationales ont estimé que la requérante ne pouvait bénéficier de l’excuse de bonne foi, ses propos ne disposant pas d’une base factuelle suffisante.

52. Certes, même les documents privés diffusés à un nombre restreint de personnes doivent avoir une base factuelle (Bilan c. Croatie (déc.), no 57860/14, § 37, 20 octobre 2020, et Matalas, précité, § 51) : plus l’allégation est sérieuse, plus la base factuelle doit être solide (Barata Monteiro da Costa Nogueira et Patrício Pereira c. Portugal, no 4035/08, § 38, 11 janvier 2011). Pour autant, la Cour relève, ainsi que le fait valoir la requérante, que les faits dénoncés ont été commis sans témoins, et que l’absence de plainte relativement à de tels agissements ne saurait conduire à caractériser sa mauvaise foi. Soulignant la nécessité, au regard de l’article 10, d’apporter la protection appropriée aux personnes dénonçant les faits de harcèlement moral ou sexuel dont elles s’estiment les victimes, elle considère, à l’instar de l’avocat général dans ses conclusions précitées (paragraphe 21 ci-dessus), que les juridictions nationales, en refusant d’adapter aux circonstances de l’espèce la notion de base factuelle suffisante et les critères de la bonne foi, ont fait peser sur la requérante une charge de la preuve excessive en exigeant qu’elle rapporte la preuve des faits qu’elle entendait dénoncer.

53. S’agissant, en troisième lieu, des effets des propos de la requérante sur la réputation de A., la Cour ne perd pas de vue que ce n’est pas tant le courriel litigieux en soi que le billet publié sur Facebook par l’époux de l’intéressée, qui a suscité de vifs échanges et a porté l’affaire à la connaissance du public (paragraphe 10 ci-dessus ; voir également Kanellopoulou, précité, s’agissant de propos d’une patiente ayant déposé plainte contre son chirurgien, repris et exagérés par la presse, où la Cour a considéré qu’il ne fallait pas faire l’amalgame entre les intentions de la requérante et celles des journaux à sensation). Dans ces conditions, elle considère que le courriel envoyé par la requérante à six personnes dont une seulement était hors de l’affaire n’a entraîné, en tant que tel, que des effets limités sur la réputation de son prétendu agresseur.

54. S’agissant, en dernier lieu, de la sévérité de la sanction, il est vrai que la cour d’appel a diminué le montant de l’amende infligée à la requérante pour la ramener à 500 EUR, intégralement assortie de sursis, et lui a enjoint de payer, in solidum avec son époux, 2 000 EUR au total pour les frais de la procédure prenant en compte le contexte de l’affaire et la situation de l’intéressée. Si une telle sanction ne saurait être qualifiée de particulièrement sévère, il n’en reste pas moins que la requérante, à laquelle en outre la Cour de cassation a enjoint de payer 2 500 EUR au titre des frais de la procédure en cassation, s’est vu infliger une condamnation pénale (mutatus mutandis, Uzan c. Turquie, no 30569/09, § 47, 20 mars 2018, et Benitez Moriana et Iñigo Fernandez c. Espagne, nos 36537/15 et 36539/15, § 49, 9 mars 2021). Une telle condamnation comporte, par nature, un effet dissuasif susceptible de décourager les intéressés de dénoncer des faits aussi graves que ceux caractérisant, à leurs yeux, un harcèlement moral ou sexuel.

55. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour conclut à l’absence de rapport raisonnable de proportionnalité entre la restriction au droit de la requérante à la liberté d’expression et le but légitime poursuivi. Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

56. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Thèses des parties

57. La requérante réclame 4 758 EUR pour dommage matériel, montant comprenant les sommes qu’elle a été condamnée à verser en appel et en cassation, ainsi que 13 000 EUR pour dommage moral. Elle sollicite également 7 000 EUR pour frais et dépens, montant comprenant 1 800 EUR pour les honoraires de son avocat en cassation, ainsi que 2 450 EUR pour les honoraires de son avocat devant la Cour.

58. Le Gouvernement soutient que si la Cour devait conclure à un constat de violation de l’article 10, la requérante pourrait solliciter un réexamen de de son affaire au niveau interne, ce qui serait de nature à effacer l’ensemble des conséquences dommageables, y compris pécuniaires. Il considère que la somme demandée pour le préjudice moral est excessive et propose un montant de 3 000 EUR à ce titre. Quant aux frais et dépens, le Gouvernement estime que, compte tenu des paiement effectués par la requérante à son avocat, la Cour pourrait lui allouer une somme de 3 550 EUR.

B. Appréciation de la Cour

59. En premier lieu, la Cour, statuant en équité, juge approprié, eu égard au contexte de l’affaire et à la nature de la violation constatée, d’octroyer à la requérante une somme globale de 8 500 EUR au titre des dommages matériel et moral, plus tout montant pouvant être dû sur ces sommes à titre d’impôt.

60. En second lieu, selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour octroie à la requérante 4 250 EUR, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour frais et dépens.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :

i. 8 500 EUR (huit mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommages moral et matériel ;

ii. 4 250 EUR (quatre mille deux cent cinquante euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 18 janvier 2024, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Martina Keller                  Georges Ravarani
Greffière adjointe                    Président

Dernière mise à jour le janvier 18, 2024 par loisdumonde

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