Les requêtes sont relatives à l’application immédiate, en cours d’instance, d’un nouveau délai limitant dans le temps l’introduction d’un recours contentieux, consacré par le Conseil d’État dans la décision « Czabaj ». Par cette décision, le Conseil d’État a posé le principe selon lequel, en l’absence de mention des voies et délais de recours dans une décision prise par l’administration, il n’est possible de la contester hors délai légal ou réglementaire que dans un « délai raisonnable » qui ne saurait, en règle générale, excéder un an à compter de la notification ou de la connaissance de la décision, sauf à justifier de circonstances particulières. Les requérants se plaignent sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention d’une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal et au principe de sécurité juridique. En outre, M. Legros, l’un des requérants, soutient, sous l’angle de l’article 1er du Protocole no 1, qu’il avait une espérance légitime d’obtenir la jouissance effective de son bien et que l’application en cours d’instance du nouveau délai prétorien a également porté une atteinte excessive à son droit au respect de ses biens.
Dans ces conditions, la Cour considère que, du fait de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention dont il a été victime, le juste équilibre requis par l’article 1er du Protocole no 1 a été rompu au détriment du requérant et, en conséquence, qu’il y a eu violation de cet article.
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CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE LEGROS ET AUTRES c. FRANCE
(Requête no 72173/17 et 17 autres – voir liste en annexe)
ARRÊT
Art 6 § 1 (civil) • Accès à un tribunal • Imprévisibilité de l’application rétroactive du nouveau délai, limitant dans le temps l’introduction d’un recours contentieux, aux recours des requérants introduits antérieurement à ce revirement jurisprudentiel, rejetés pour tardivité • Possibilité de contester hors délai légal ou réglementaire une décision prise par l’administration en l’absence de mention des voies et délais de recours que dans un « délai raisonnable », en règle générale, n’excédant pas un an à compter de la notification ou de la connaissance de la décision, sauf à justifier de circonstances particulières • Création par le Conseil d’État, par voie prétorienne (décision « Czabaj »), d’une nouvelle condition de recevabilité, fondée sur des motifs suffisants justifiant le revirement de jurisprudence opéré • Susceptible d’affecter la substance du droit de recours sans porter une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal • Observations présentées, le cas échéant, non susceptibles in concreto d’allonger la durée du « délai raisonnable »
Art 1 P1 • Requérant, n’ayant pu, à la suite de l’irrecevabilité opposée en appel, obtenir de réponse juridictionnelle sur le fond du litige concernant l’atteinte au droit au respect de ses biens • Juste équilibre rompu
STRASBOURG
9 novembre 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Legros et autres c. France,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu :
les requêtes (nos 72173/17 et 81453/17, no 38287/18, no 38296/18, no 38308/18, no 38330/18, no 38331/18, no 38408/18, no 38436/18, no 38447/18, no 38456/18, no 38457/18, no 38465/18, no 38659/18, no 47881/18, no 25625/20, no 26768/20 et no 31317/20) dirigées contre la République française et dont seize ressortissants de cet État, M. Mikael Legros, M. Laurent Meynier, M. Dominique Bridi, M. René Urbaniak, M. Christian Rodziewicz, M. Patrice Delannoy, M. Irénée Hottin, M. Jean-Paul Leroux, M. Michel Dumon, Mme Danielle Sadowski, M. Claude Flinois, M. Hervé Leleu, M. Gustave Trani, M. Christophe Maillard, Mme Nadia Baclet, Mme Zakia Koulla, et deux ressortissants algériens, M. Mohammed Mebtoul et M. Gandouz Siba, (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux dates indiquées dans le tableau joint en annexe,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement ») le grief soulevé sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, en tant qu’il concerne le droit d’accès à un tribunal et le principe de sécurité juridique, et, relativement à la requête no 72173/17 présentée par M. Legros, le grief soulevé sous l’angle de l’article 1er du Protocole no 1, et de déclarer irrecevables les requêtes pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 octobre 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. Les requêtes sont relatives à l’application immédiate, en cours d’instance, d’un nouveau délai limitant dans le temps l’introduction d’un recours contentieux, consacré par le Conseil d’État dans la décision « Czabaj » (Assemblée du contentieux, 13 juillet 2016, no 387763). Par cette décision, le Conseil d’État a posé le principe selon lequel, en l’absence de mention des voies et délais de recours dans une décision prise par l’administration, il n’est possible de la contester hors délai légal ou réglementaire que dans un « délai raisonnable » qui ne saurait, en règle générale, excéder un an à compter de la notification ou de la connaissance de la décision, sauf à justifier de circonstances particulières. Les requérants se plaignent sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention d’une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal et au principe de sécurité juridique. En outre, M. Legros, l’un des requérants, soutient, sous l’angle de l’article 1er du Protocole no 1, qu’il avait une espérance légitime d’obtenir la jouissance effective de son bien et que l’application en cours d’instance du nouveau délai prétorien a également porté une atteinte excessive à son droit au respect de ses biens.
EN FAIT
2. Les informations détaillées concernant les requérants figurent dans le tableau en annexe.
3. Le gouvernement français a été représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des Affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
I. REQUÉRANTS POUR LESQUELS L’IRRECEVABILITÉ ISSUE DE LA DÉCISION « CZABAJ » DU CONSEIL D’ÉTAT DU 13 JUILLET 2016 (NO 387763) FUT OPPOSÉE DÈS LA PREMIÈRE INSTANCE
4. Il est précisé, à titre liminaire, que, pour l’ensemble des requêtes, la tardiveté opposée aux requérants par les juridictions internes a été précédée d’une reprise des motifs de principe de la décision Czabaj (paragraphe 67 ci‑dessous).
A. Requête Meynier c. France, no 81453/17
5. Par une décision du 2 juin 2010, le ministre de l’intérieur informa le requérant des retraits de points opérés au capital de son permis de conduire et de la perte de validité de son permis de conduire pour solde de points nul.
6. Le 26 août 2010, le requérant forma un recours gracieux à l’encontre de la décision du 2 juin 2010.
7. Une décision implicite de rejet naquit du silence gardé par l’administration sur cette demande.
8. Par une requête présentée le 24 juillet 2014 auprès du tribunal administratif de Rennes, le requérant demanda l’annulation de la décision du 2 juin 2010 ainsi que des décisions successives portant retrait de points au capital de son permis de conduire et présenta des conclusions tendant à ce qu’il soit enjoint au ministre de l’intérieur de lui restituer son permis de conduire affecté d’un capital de douze points dans un délai de quinze jours.
9. Par un jugement du 14 octobre 2016, sa requête fut rejetée pour les motifs suivants :
« 3. Considérant que si le ministre soutient […] qu’une décision […] informant l’intéressé des retraits de points opérés au capital de son permis de conduire et de la perte de validité de son permis de conduire pour solde de points nul, a été présentée le 2 juin 2010 à l’adresse du requérant, il ne produit aucune autre pièce permettant d’établir la régularité de cette notification ; qu’en outre, si M. Meynier a formé, le 26 août 2010, un recours gracieux à l’encontre de cette décision, cette demande, étant dirigée contre une décision présentant le caractère d’une sanction prise par une autorité administrative contre un administré, relève du plein contentieux ; que, par suite, en application des dispositions citées ci-dessus du 1o de l’article R. 421-3 du code de justice administrative, le délai de deux mois imparti à l’intéressé pour saisir le tribunal administratif, qui avait été interrompu par la présentation d’un recours gracieux, ne pouvait courir à nouveau qu’à compter de la notification d’une décision expresse rejetant ce recours ; qu’en l’absence en l’espèce de décision rejetant expressément le recours gracieux de M. Meynier, le délai de deux mois imparti à l’intéressé pour saisir le tribunal administratif n’a dès lors pas pu courir à compter de la naissance de la décision implicite de rejet de son recours gracieux ; (…)
5. Considérant [toutefois] qu’il résulte de l’instruction que M. Meynier, qui a formé le 26 août 2010 un recours gracieux à l’encontre de la décision l’informant des retraits de points opérés au capital de son permis de conduire et de la perte de validité de son permis de conduire pour solde de points nul, doit être regardé comme ayant eu connaissance au plus tard à cette date, de cette décision (…) ; qu’il en résulte que le recours dont M. Meynier a saisi le tribunal près de quatre ans après qu’il a eu connaissance de la décision qu’il conteste excède le délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé ; que, par suite, les conclusions à fin d’annulation de la requête ont été présentées tardivement et doivent, dès lors, être rejetées ; qu’il en va de même des conclusions à fin d’injonction présentées par M. Meynier ; »
10. Par une décision du 31 mai 2017, le Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 822-1 du code de justice administrative (CJA), n’admit pas le pourvoi en cassation présenté par le requérant.
B. Requête Trani c. France, no 47881/18
11. Par un arrêté du 18 août 1986, le sous-préfet de Sartène (Corse) déclara d’utilité publique des travaux d’aménagement d’un chemin communal.
12. Par un arrêté du 26 janvier 1987, il déclara cessibles les parcelles nécessaires à ces aménagements.
13. Par une ordonnance du 21 décembre 1987, le juge de l’expropriation déclara expropriés immédiatement pour cause d’utilité publique certains immeubles, portions d’immeubles et droits réels immobiliers dont l’acquisition était nécessaire pour parvenir à l’exécution de l’acte déclaratif. Le requérant fut alors exproprié de certaines parcelles dont il était propriétaire.
14. Par une requête présentée le 22 juin 2013 auprès du tribunal administratif de Bastia, le requérant demanda, à titre principal, l’annulation des arrêtés du 18 août 1986 et 26 janvier 1987 (paragraphes 11 et 12 ci‑dessus), et, à titre subsidiaire que soit jugée irrégulière l’emprise effectuée par la commune de Bonifacio sur l’une de ses parcelles.
15. Par un jugement du 1er décembre 2016, sa requête fut rejetée pour les motifs suivants :
« 5. Considérant qu’il résulte de l’instruction que M. Trani a reçu notification le 12 février 1987 de l’arrêté de cessibilité des terrains en date du 26 janvier 1987, comme l’atteste la lettre du maire de Bonifacio en date du 9 février 1987 sur laquelle figure la copie de l’avis de réception signé par le requérant ; que cet arrêté mentionnait expressément l’arrêté no 86/52 du 18 août 1986 ; que si une telle notification était incomplète au regard des dispositions de l’article R. 421-5 précité du code de justice administrative, faute de préciser les voies et délais de recours, et si, par suite, le délai de deux mois fixé par l’article R. 421-1 précité du même code ne lui était pas opposable, il résulte de ce qui précède que le recours dont M. Trani a saisi le tribunal plus de vingt‑six ans après la notification de l’arrêté contesté a été présenté au-delà du délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé ; que la requête de M. Trani est dès lors tardive (…) »
16. Par un arrêt du 23 octobre 2017, la cour administrative d’appel (CAA) de Marseille, confirmant le raisonnement des premiers juges, rejeta la requête d’appel formée par le requérant.
17. Par une décision du 16 août 2018, le Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 822-1 du code de justice administrative, n’admit pas le pourvoi en cassation présenté par le requérant.
C. Requête Maillard c. France, no 25625/20
18. Du 13 juillet 2012 au 4 avril 2014, le requérant contesta auprès de sa hiérarchie, à plusieurs reprises, deux arrêtés des 14 janvier 2011 et 22 août 2011, relatifs à sa nomination dans le grade d’inspecteur départemental de 1ère classe des impôts et à son reclassement dans le grade d’inspecteur divisionnaire des finances publiques. Il sollicita également le Défenseur des droits qui, le 14 août 2013, lui conseilla, pour régler le différend dont il faisait état, d’exercer les recours gracieux, hiérarchique et juridictionnel dont il disposait en prenant conseil, le cas échéant, dans un point d’accès au droit.
19. Par une requête présentée le 18 juin 2014 auprès du tribunal administratif de Lille, le requérant demanda l’annulation de l’arrêté du 14 janvier 2011 et, en conséquence, l’annulation de l’arrêté du 22 août 2011.
20. Par un courrier du 30 avril 2015, l’avocate du requérant demanda au tribunal administratif de Lille de mettre en demeure la partie adverse de répondre à la requête.
21. Par une ordonnance du 20 octobre 2016, le président de la 5e chambre du tribunal administratif de Lille rejeta la requête du requérant pour les motifs suivants :
« 5. Considérant qu’il résulte de l’instruction que M. Maillard a eu connaissance de l’arrêté du 14 janvier 2011 au plus tard le 15 mars 2011, date à laquelle il indique avoir eu notification d’une lettre du directeur divisionnaire l’informant, d’une part, de sa nomination dans le grade d’inspecteur départemental de première classe, 3ème échelon, avec prise d’effet au 1er avril 2011 et, d’autre part, de son affectation au SIP d’Hazebrouck à compter de cette même date ; que, par ailleurs, il ne conteste pas avoir reçu, s’agissant de l’arrêté du 22 août 2011, une notification similaire le 15 septembre 2011 ; qu’alors même que les arrêtés eux-mêmes n’auraient pas été annexés à ces notifications et que celles-ci n’auraient pas mentionné les voies et délais de recours, de telle sorte que le délai de deux mois fixé par l’article R. 421-1 du code de justice administrative ne lui était pas opposable, il résulte de ce qui précède que le recours dont M. Maillard a saisi le tribunal administratif de Lille le 18 juin 2014 excédait le délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé (…) »
22. Par un arrêt du 31 janvier 2019, la CAA de Douai, après avoir relevé que le tribunal de première instance avait pu, à bon droit, traiter sa requête par ordonnance, rejeta l’appel formé par le requérant, notamment pour les motifs suivants :
« 6. En premier lieu, il résulte de ce qui a été énoncé au point 3[1] que M. Maillard n’est pas fondé à soutenir que l’application rétroactive de la règle énoncée au point 2[2] porterait atteinte à la substance du droit au recours et méconnaîtrait ainsi les stipulations des articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
7. En deuxième lieu, il ressort des pièces du dossier, notamment du courriel de M. Maillard du 12 octobre 2011, qu’il reconnaît avoir reçu notification de l’arrêté du 14 janvier 2011 le 15 mars 2011 et de l’arrêté du 22 août 2011 le 15 septembre 2011. Il a donc eu connaissance de ces arrêtés au plus tard à ces dates nonobstant la double circonstance, à la supposer établie, que les arrêtés eux-mêmes n’aient pas été annexés à ces lettres de notification et que ces lettres ne mentionnaient pas les délais et voies de recours.
8. En dernier lieu, si M. Maillard soutient qu’il a cherché à obtenir un règlement amiable de cette affaire par tout moyen, étant soucieux du devoir de loyauté envers son administration, qui constituait un « empêchement moral » d’agir en justice, et que s’agissant d’un problème touchant de nombreux agents, il souhaitait laisser place au dialogue (…), ces circonstances ne sont pas de nature à ce qu’il soit dérogé au délai d’un an mentionné au point 2[3].
9. Il ressort de ce qui précède que la requête de M. Maillard, enregistrée le 18 juin 2014 par le tribunal administratif de Lille, soit près de trois ans après qu’il a eu connaissance des arrêtés dont il demandait l’annulation, a été exercée au-delà d’un délai raisonnable et était, par suite, irrecevable (…) »
23. Par une décision du 10 février 2020, le Conseil d’État rejeta le pourvoi formé par le requérant.
24. Par cette décision, le Conseil d’État précisa l’office du juge lors de la mise en œuvre des principes dégagés par la décision Czabaj en relevant les éléments suivants :
« 5. Lorsque, dans l’hypothèse où l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours n’a pas été respectée, ou en l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, le requérant entend contester devant le juge une décision administrative individuelle dont il a eu connaissance depuis plus d’un an, il lui appartient de faire valoir, le cas échéant, que, dans les circonstances de l’espèce, le délai raisonnable dont il disposait pour la contester devait être regardé comme supérieur à un an. En l’absence de tels éléments, et lorsqu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges que le requérant a eu connaissance de la décision depuis plus d’un an, la requête peut être rejetée par ordonnance comme manifestement irrecevable, sur le fondement de l’article R. 222-1 du code de justice administrative, sans que le requérant soit invité à justifier de sa recevabilité (…)
8. […] il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. Maillard n’a pas avancé, dans le cadre de l’instance devant le tribunal administratif de Lille, de circonstances particulières susceptibles de justifier le délai entre les notifications, les 15 mars et 15 septembre 2011, des arrêtés des 14 janvier et 22 août 2011, et la saisine du tribunal administratif le 18 juin 2014. Dès lors, en jugeant que la présidente de la 5ème chambre du tribunal administratif avait pu rejeter la demande de M. Maillard, en application des dispositions du 4o de l’article R. 222-1 du code de justice administrative, sans l’inviter préalablement à justifier de sa recevabilité, la cour n’a pas commis d’erreur de droit. (…)
9. En troisième lieu, si, aux termes du premier alinéa de l’article R. 611-7 du code de justice administrative, « lorsque la décision lui paraît susceptible d’être fondée sur un moyen relevé d’office, le président de la formation de jugement (…) en informe les parties avant la séance de jugement et fixe le délai dans lequel elles peuvent, sans qu’y fasse obstacle la clôture éventuelle de l’instruction, présenter leurs observations sur le moyen communiqué », le second alinéa du même article prévoi[t] que ces dispositions ne sont pas applicables lorsque le juge rejette une demande par ordonnance sur le fondement de l’article R. 222-1 du code de justice administrative, sans réserver le cas où cette ordonnance interviendrait alors que l’instruction a été ouverte. Par suite, la cour administrative d’appel de Douai n’a pas entaché son arrêt d’erreur de droit en jugeant qu’alors même que l’instruction avait été ouverte, le tribunal administratif pouvait rejeter par ordonnance la demande de M. Maillard sans informer celui-ci qu’il entendait se fonder sur la circonstance que sa demande n’avait pas été présentée dans un délai raisonnable. (…)
11. Enfin, si M. Maillard soutenait devant elle qu’il avait cherché à obtenir un règlement amiable du litige l’opposant à l’administration par tout moyen avant d’agir en justice, y compris en saisissant le Défenseur des droits, et que, s’agissant d’un problème touchant de nombreux agents, il avait souhaité laisser place au dialogue, notamment par l’intermédiaire des associations et syndicats, la cour administrative d’appel n’a, en tout état de cause, pas entaché son arrêt de dénaturation des faits en relevant que de telles circonstances ne permettaient pas de déroger, en l’espèce, au délai d’un an mentionné au point 3[4] (…) »
II. REQUÉRANTS POUR LESQUELS L’IRRECEVABILITÉ ISSUE DE LA DÉCISION « CZABAJ » DU CONSEIL D’ÉTAT DU 13 JUILLET 2016 (NO 387763) FUT OPPOSÉE EN APPEL OU EN CASSATION
A. Requête Legros c. France, no 72173/17
25. Par un jugement d’adjudication du tribunal de grande instance de Pontoise du 6 mai 1999, le requérant acquit un bien immobilier.
26. Par une décision du conseil municipal du 2 juin 1999, la commune de Bonneuil-en-France décida d’exercer son droit de préemption sur ce bien.
27. Par une requête présentée le 11 décembre 2013 auprès du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, le requérant demanda l’annulation de la délibération du 2 juin 1999 et à ce qu’il soit enjoint à la commune de lui proposer d’acquérir le bien au prix de 44 207 euros, diminué des dépenses qu’il devrait exposer pour remettre le bien en état.
28. Par un jugement du 10 mars 2015, le tribunal administratif annula cette délibération, enjoignit à la commune de Bonneuil-en-France de s’abstenir de revendre à un tiers le bien en litige et de proposer ce bien à l’acquéreur évincé, à un prix visant à rétablir autant que possible et sans enrichissement sans cause de l’une quelconque des parties les conditions de l’adjudication à laquelle l’exercice du droit de préemption avait fait obstacle.
29. Par un arrêt du 29 septembre 2016, la CAA de Versailles annula le jugement du tribunal administratif et rejeta les conclusions du requérant, pour les motifs suivants :
« 4. Considérant que la commune de Bonneuil-en-France ne rapporte pas la preuve que [le requérant], adjudicataire évincé, aurait reçu notification de la décision de préemption du 2 juin 1999 avec mention des voies et délais de recours ; que si, par suite, le délai de deux mois alors fixé par l’article R. 104 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel ne lui était pas opposable, il ressort des pièces du dossier que le greffier du greffe des criées du Tribunal de grande instance de Cergy-Pontoise a adressé, le 4 juin 1999, deux courriers à la SCP d’avocats représentant [le requérant] et [au requérant] lui-même, notifiant le droit de préemption exercé par » la mairie de Bonneuil-en-France » à la suite de l’adjudication en date du 6 mai 1999, accompagnés d’une copie de la déclaration de préemption ; qu’à supposer même, ainsi que le soutient [le requérant], que la déclaration de préemption n’était pas jointe ou que ces courriers n’ont pas atteint leurs destinataires, [le requérant], en tant qu’adjudicataire évincé, avait cependant connaissance de ce qu’une préemption avait fait échec à l’adjudication ; qu’il ne résulte pas de l’instruction que des circonstances particulières auraient fait obstacle à ce que [le requérant] s’informe des voies et délais de recours aux fins d’exercer, dans un délai raisonnable, un recours contentieux contre les décisions précitées prises par le conseil municipal et le maire ; que, par suite, il résulte de ce qui précède, que le recours dont [le requérant] a saisi le tribunal administratif de Cergy‑Pontoise plus de quatorze ans après la date à laquelle il est établi qu’il a eu connaissance de ce que la préemption par la commune de Bonneuil-en-France faisait échec à l’adjudication, excédait le délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé ; que sa demande devait, en conséquence, être rejetée comme tardive (…) »
30. Par une décision du 1er juin 2017, le Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 822-1 du code de justice administrative, n’admit pas le pourvoi en cassation présenté par le requérant.
B. Requêtes Mebtoul et autres c. France, no 38287/18 et 11 autres requêtes
31. Par des décisions datées du 3 ou 4 avril 2003, selon les requérants, l’inspecteur du travail autorisa leur licenciement en tant que salariés protégés de la société Metaleurop Nord, en liquidation judiciaire.
32. Les liquidateurs judiciaires de la société procédèrent alors à leur licenciement.
33. Les requérants présentèrent un recours hiérarchique devant le ministre des affaires sociales, du travail et de la solidarité respectivement les 16 avril 2003, 9 ou 13 mai 2003.
34. Par des décisions datées, selon les requérants, du 18 août 2003, 19 août 2003 ou 1er septembre 2003, le ministre confirma la décision de l’inspecteur du travail et décida que les licenciements demeuraient autorisés.
35. Par des requêtes présentées le 24 avril 2012 ou 6 décembre 2012, selon les requérants, ils demandèrent au tribunal administratif de Lille l’annulation des décisions du ministre.
36. Par des jugements du 2 octobre 2013, le tribunal administratif de Lille admit la recevabilité des recours dès lors que le ministre n’apportait pas la preuve de la notification des décisions expresses de rejet des recours hiérarchiques formés par les requérants. Le tribunal administratif annula ensuite les décisions tant de l’inspecteur du travail que du ministre.
37. Les liquidateurs judiciaires et le ministre relevèrent appel de ce jugement.
38. Par des arrêts du 31 décembre 2015, la CAA de Douai rejeta cet appel, en confirmant notamment que les demandes des requérants tendant à l’annulation des décisions expresses du ministre et de l’inspecteur du travail étaient recevables et que ces décisions devaient être annulées pour manquement à l’obligation de recherche de reclassement des salariés concernés.
39. Par des décisions des 7 février 2018 ou 13 avril 2018, selon les requérants, le Conseil d’État releva qu’il n’était établi ni que les recours hiérarchiques formés contre les décisions de l’inspecteur du travail avaient fait l’objet de l’accusé de réception prévu à l’époque par les dispositions de l’article 19 de la loi du 12 avril 2000 sur les droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, ni que les décisions expresses de rejet du ministre chargé du travail avaient été notifiées aux requérants. Il releva qu’il ressortait des pièces des dossiers que les archives administratives qui auraient, le cas échéant, comporté les documents susceptibles de l’établir, avaient été détruites au terme de deux ans, en vertu de règles établies conjointement par la direction des archives de France et la direction générale du travail. Il en conclut que les délais de recours fixés par le code de justice administrative n’étaient pas opposables aux requérants, ni en ce qui concerne les décisions implicites de rejet du ministre ni en ce qui concerne ses décisions expresses. Il tint un raisonnement identique pour M. Leleu et M. Rodziewicz à ceci près que seules les décisions expresses du ministre étaient concernées.
40. Le Conseil d’État ajouta toutefois qu’il ressortait des pièces des dossiers que les requérants, dont les licenciements étaient intervenus en avril 2003, avaient engagé, dans le courant de l’année 2005, une action indemnitaire contre la société Recylex devant le conseil de prud’hommes de Lens, en soutenant qu’ils justifiaient d’un préjudice distinct de celui résultant de leur licenciement, né de la méconnaissance des engagements pris par la société Recylex dans le cadre du plan de sauvegarde de l’emploi de la société Metaleurop Nord. Le Conseil d’État décida qu’il résultait tant de cette action contentieuse, dans laquelle les intéressés ne soulevaient pas la nullité de leur licenciement, que des énonciations non contestées des arrêts de la cour d’appel de Douai (du 18 décembre 2009 ou 17 décembre 2010, selon les requérants), qui relevaient qu’ils avaient connaissance des décisions administratives les concernant, que les requérants devaient être regardés comme ayant eu connaissance, au plus tard dans le courant de l’année 2005, des décisions autorisant leur licenciement et du rejet des recours hiérarchiques dirigés contre ces décisions.
41. Le Conseil d’État en conclut que si le délai de deux mois fixé par les articles R. 421-1 et R. 421-2 du code de justice administrative n’était pas opposable aux requérants, les recours dont ils avaient saisi le tribunal administratif de Lille plus de six ans après avoir eu connaissance des décisions autorisant leur licenciement excédaient le délai raisonnable durant lequel ils pouvaient être exercés et, en conséquence, que les liquidateurs étaient fondés à soutenir que les demandes présentées par les requérants étaient irrecevables pour tardiveté.
C. Requête Baclet c. France, no 26768/20
42. Par une décision du 11 août 2014, le président du conseil général des Alpes‑Maritimes procéda à la résiliation du contrat de travail de l’intéressée, assistante familiale agréée, en application des articles L. 1232-2 et suivants du code du travail.
43. Par une requête présentée le 24 juin 2016 auprès du tribunal administratif de Nice, la requérante demanda l’annulation de la décision du 11 août 2014, sa réintégration dans ses fonctions, la reconstitution de ses droits à pension de retraite et la condamnation du département des Alpes-Maritimes à lui verser une indemnité d’un montant de 33 519,08 euros.
44. Par un jugement du 16 février 2018, le tribunal administratif de Nice rejeta la requête au fond, sans se prononcer sur sa recevabilité.
45. Par un arrêt du 26 avril 2019, la CAA de Marseille rejeta l’appel présenté par la requérante, pour les motifs suivants :
« 6. Il ressort des pièces du dossier que Mme Baclet a reçu notification le 12 août 2014 de la décision du président du conseil général des Alpes-Maritimes prononçant son licenciement, ainsi qu’en atteste l’accusé de réception postal revêtu de sa signature mentionnant que le pli correspondant a été distribué à cette date. Si le délai de deux mois fixé par les dispositions précitées de l’article R. 421-1 du code de justice administrative n’était pas opposable à Mme Baclet en ce qui concerne cette décision, en l’absence d’indications sur les voies et les délais de recours, il résulte de ces mêmes pièces que l’intéressée, qui ne fait état d’aucune circonstance particulière qui aurait été de nature à conserver à son égard le délai de recours contentieux, n’a introduit un recours devant le tribunal administratif de Nice contre cette décision que le 24 juin 2016, soit plus d’un an après en avoir eu connaissance. Ce recours excédait ainsi d’une dizaine de mois le délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé. Par suite, le département des Alpes-Maritimes est fondé à soutenir que les conclusions en excès de pouvoir présentées en première instance par Mme Baclet aux fins d’annulation de la décision du 11 août 2014 devaient être rejetées comme tardives. »
46. Par une décision du 27 décembre 2019, le Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 822-1 du code de justice administrative, n’admit pas le pourvoi en cassation présenté par la requérante.
D. Requête Koulla c. France, no 31317/20
47. Par une décision du 24 novembre 2009, la commune de Hem confirma sa décision du 15 juillet 2009 de ne pas reconnaître l’imputabilité au service de la maladie dont souffrait la requérante.
48. Le 19 décembre 2009, la requérante forma un recours gracieux à l’encontre de cette décision, rejeté le 13 janvier 2010.
49. Par une requête présentée le 4 novembre 2013 auprès du tribunal administratif de Lille, la requérante demanda l’annulation des décisions du 15 juillet 2009, du 24 novembre 2009 et du 13 janvier 2010 et sollicita qu’il fût enjoint à la commune de Hem de reconnaître l’imputabilité au service de sa maladie ou de réexaminer son dossier.
50. Par un jugement du 7 février 2017, le tribunal administratif de Lille considéra la requête recevable pour les motifs ci-après reproduits puis annula les décisions des 15 juillet 2009, du 24 novembre 2009 et du 13 janvier 2010 et enjoignit à la commune de Hem de reconnaître, dans un délai de deux mois à compter de la notification du jugement, l’imputabilité au service de la pathologie de l’intéressée :
« 6. Considérant que Mme Koulla demande, par sa requête enregistrée le 4 novembre 2013, l’annulation des décisions du 15 juillet 2009, du 24 novembre 2009 et du 13 janvier 2010 ; qu’il est constant que ces décisions ne comportent pas la mention des voies et délais de recours ; que toutefois, Mme Koulla a eu nécessairement connaissance des décisions du 15 juillet 2009 et du 24 novembre 2009, à l’encontre desquelles elle a formé un recours administratif, respectivement les 2 août et 24 novembre 2009 ; qu’en outre, elle ne conteste pas avoir eu connaissance de la décision du 13 janvier 2010 refusant l’imputabilité au service de son état de santé ; que toutefois, la date de notification de cette décision ne peut être déterminée avec certitude ; qu’il ressort en outre des pièces du dossier que par un courrier du 9 février 2010, la commune de Hem a informé Mme Koulla de ce qu’il lui était loisible de diligenter elle-même et à sa charge une expertise médicale à l’issue de laquelle la commission de réforme pourrait être de nouveau saisie ; que, d’ailleurs, Mme Koulla a sollicité une expertise dont les conclusions ont été rendues le 4 juillet 2013 ; que, dans ces circonstances particulières, Mme Koulla pouvait légitiment croire que l’instruction de sa demande se poursuivait ; qu’ainsi, et en dépit du délai de plus de trois ans qui s’est écoulé entre la décision du 13 janvier 2010 et la saisine du tribunal le 4 novembre 2013, la requête de Mme Koulla n’est pas tardive (…) »
51. Par un arrêt du 4 avril 2019, la CAA de Douai annula le jugement du tribunal administratif et rejeta la demande présentée par la requérante, pour les motifs suivants :
« 4. D’une part, il résulte de ce qui a été énoncé au point 3[5] que Mme Koulla n’est pas fondée à soutenir que l’application rétroactive de la règle énoncée au point 2[6] porterait atteinte à la substance du droit au recours et méconnaîtrait ainsi les stipulations des articles 6 et 13 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
5. D’autre part, s’il ressort des pièces du dossier que les décisions des 15 juillet 2009, 24 novembre 2009 et 13 janvier 2010 en litige ne mentionnaient pas, de manière suffisante et complète, les délais et voies de recours et que la commune de Hem ne rapporte pas la preuve de leur notification à Mme Koulla, il ressort toutefois aussi des pièces du dossier, notamment des recours administratifs des 2 août 2009 et 19 décembre 2009, par lesquels Mme Koulla a respectivement contesté les décisions des 15 juillet 2009 et 24 novembre 2009, ainsi que du courrier de Mme Koulla demandant à la commune de procéder à une nouvelle saisine de la commission de réforme qui, s’il est daté du « 19 décembre », a été reçu en mairie le 2 février 2010, soit postérieurement à la décision du 13 janvier 2010, que Mme Koulla a eu connaissance des décisions des 15 juillet 2009, 24 novembre 2009 et 13 janvier 2010 en litige, au plus tard, en février 2010.
6. Enfin, si Mme Koulla soutient que la complexité de ce type de procédures rend difficile l’identification des décisions faisant grief et des voies de recours, que la commune de Hem ne justifie d’aucun intérêt général susceptible de conduire à rejeter sa requête pour tardiveté, qu’on ne peut lui reprocher des démarches amiables, qui évitent d’encombrer le prétoire, qu’elle est atteinte d’un syndrome anxio-dépressif et que la commission de réforme a émis un nouvel avis, le 21 septembre 2012, ces circonstances, à les supposer mêmes établies, ne sont pas de nature à ce qu’il soit dérogé au délai d’un an mentionné au point 2[7]. En outre, si le tribunal administratif a relevé, alors au demeurant que Mme Koulla ne s’en est pas prévalu devant lui, que, par un courrier du 9 février 2010, la commune de Hem a informé Mme Koulla de ce qu’il lui était loisible de diligenter elle-même et à sa charge une expertise médicale à l’issue de laquelle la commission de réforme pourrait être, le cas échéant, de nouveau saisie, et que Mme Koulla a d’ailleurs fait diligenter une expertise, pour en déduire que, dans ces circonstances particulières, elle pouvait légitiment croire que l’instruction de sa demande se poursuivait, il ne ressort toutefois pas des pièces du dossier que des échanges aient eu lieu entre Mme Koulla et la commune de Hem entre les mois de février 2010 et septembre 2012, ni que Mme Koulla ait tenu la commune informée de la saisine de cet expert, ni qu’elle lui ait adressé les conclusions de ce dernier rendues le 4 juillet 2013. La commune indique sans être contredite avoir découvert cette expertise en prenant connaissance, en novembre 2013, de la requête introduite par Mme Koulla devant le tribunal administratif de Lille. Alors pourtant que la commune lui avait expressément demandé de la tenir informée de ses éventuelles démarches en ce sens, tant dans son courrier du 9 février 2010, que dans un courrier du 5 octobre 2012 qui réitérait le refus d’imputabilité au service et que Mme Koulla n’a, d’ailleurs, pas contesté. Ces deux courriers ne peuvent, ainsi, être regardés comme révélant la poursuite de l’instruction de la demande de Mme Koulla par la commune. Dans ces circonstances, il ne ressort pas des pièces du dossier que Mme Koulla puisse être regardée comme justifiant de circonstances particulières de nature à ce qu’il soit dérogé au délai d’un an mentionné au point 2[8].
7. La requête de Mme Koulla, enregistrée le 4 novembre 2013 par le tribunal administratif de Lille, soit plus de trois ans après qu’elle a eu connaissance des décisions des 15 juillet 2009, 24 novembre 2009 et 13 janvier 2010 dont elle demandait l’annulation, a dès lors été exercée au-delà d’un délai raisonnable et était, par suite, irrecevable. »
52. Par une décision du 24 décembre 2019, le Conseil d’État, sur le fondement de l’article L. 822-1 du code de justice administrative, n’admit pas le pourvoi en cassation présenté par la requérante.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
I. LE REJET D’UNE REQUÊTE PAR ORDONNANCE
53. L’article R. 222-1 du code de justice administrative dispose que :
« Les présidents de formation de jugement des tribunaux (…) peuvent, par ordonnance :
(…) 4o Rejeter les requêtes manifestement irrecevables, lorsque la juridiction n’est pas tenue d’inviter leur auteur à les régulariser ou qu’elles n’ont pas été régularisées à l’expiration du délai imparti par une demande en ce sens (…) »
II. L’INFORMATION DES PARTIES DE LA POSSIBILITE DE RELEVER D’OFFICE UN MOYEN
54. L’article R. 611-7 du code de justice administrative dispose que :
« Lorsque la décision lui paraît susceptible d’être fondée sur un moyen relevé d’office, le président de la formation de jugement ou le président de la chambre chargée de l’instruction en informe les parties avant la séance de jugement et fixe le délai dans lequel elles peuvent, sans qu’y fasse obstacle la clôture éventuelle de l’instruction, présenter leurs observations sur le moyen communiqué.
Les dispositions du présent article ne sont pas applicables lorsqu’il est fait application des dispositions des articles (…) R. 222-1 (…) »
III. LE DÉLAI DE RECOURS CONTENTIEUX
A. Les dispositions textuelles
1. Les dispositions prévoyant le délai de recours contentieux de droit commun
55. Le premier alinéa de l’article R. 421-1 du code de justice administrative prévoit que la juridiction administrative ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée.
56. Toutefois, les litiges relatifs aux travaux publics (R. 421-1 du CJA) ainsi que les litiges relatifs aux décisions implicites de rejet en matière de plein contentieux (R. 421-3 du CJA) échappaient à cette règle jusqu’au 1er janvier 2017.
2. Les dispositions prévoyant les modalités d’opposabilité des délais de recours contentieux
57. Concernant les décisions expresses, l’article 9 du décret du 28 novembre 1983 prévoyait, en l’absence de mention des voies et délais de recours sur la décision attaquée, l’inopposabilité des délais de recours contentieux. Cette inopposabilité fut reprise à l’article R. 104 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel puis à l’article R. 421-5 du code de justice administrative aux termes duquel :
« Les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision. »
58. Concernant les décisions implicites, l’article 5 du décret du 28 novembre 1983 prévoyait que les délais de recours n’étaient opposables qu’en cas de transmission à l’usager d’un accusé de réception mentionnant les délais et voies de recours ouverts contre la décision. Ce dispositif fut repris à l’article 19 de la loi du 12 avril 2000 puis aux articles L. 112-3, L. 112-6 et R. 112-5 du code des relations entre le public et l’administration, sans cependant être applicable aux relations entre l’administration et ses agents (article L. 112-2 du même code).
B. La jurisprudence administrative
1. La jurisprudence administrative relative au droit de former un recours
59. Par une décision no 89274 du 15 janvier 1975, le Conseil d’État a rappelé le principe général du droit selon lequel, en matière de délais de procédure, il ne peut être porté atteinte aux droits acquis par les parties sous l’empire des textes en vigueur à la date à laquelle le délai a commencé à courir.
60. Il a également rappelé, par une décision no 196836 du 27 mars 2000 (voir également Conseil d’État, no 314674, 15 novembre 2010), que le droit de former un recours contre une décision d’une juridiction administrative est définitivement fixé au jour où cette décision est rendue et que les voies selon lesquelles ce droit peut être exercé, ainsi que les délais qui sont impartis à cet effet aux intéressés, sont, à la différence des formes dans lesquelles le recours doit être introduit et jugé, des éléments constitutifs du droit dont s’agit. Il en a conclu qu’en cas de modification des textes, les voies de recours, ainsi que les délais de leur exercice continuent, à moins qu’une disposition expresse y fasse obstacle, à être régis par les textes en vigueur à la date où la décision susceptible d’être attaquée est intervenue.
2. La jurisprudence administrative relative aux conditions d’opposabilité des délais de recours contentieux
61. Selon la jurisprudence constante du Conseil d’État jusqu’à la décision Czabaj du 13 juillet 2016, la condition d’opposabilité posée par l’article R. 421-5 du code de justice administrative ne pouvait être regardée comme remplie que si la notification de la décision s’accompagnait de la remise à l’intéressé d’un document écrit comportant la mention des délais et voies de recours (voir, notamment, la décision no 323483 du 11 décembre 2009).
62. Le Conseil d’État jugeait également que la connaissance acquise d’une décision était sans influence sur l’inopposabilité des délais de recours contentieux en l’absence de mention des voies et délais de recours dans la notification de la décision (voir, notamment, la décision de Section no 120079 du 13 mars 1998 et les décisions no 229843 du 8 juillet 2002 et no 387755 du 25 mars 2016).
63. Le Conseil d’État avait également précisé que la notification d’une décision mentionnant le délai de recours contentieux mais ne contenant aucune indication sur les voies de recours était irrégulière (voir, notamment, la décision no 264636 du 15 novembre 2006).
3. La jurisprudence administrative relative à la connaissance d’une décision par un requérant
64. Le Conseil d’État juge que l’exercice d’un recours administratif (voir, notamment, la décision de Section no 175199 du 13 mars 1998) ou contentieux (voir, notamment, les décisions no 299252 du 28 octobre 2009, no 365361 du 11 décembre 2013 et no 387755 du 25 mars 2016) contre une décision établit que l’auteur de ce recours a eu connaissance de la décision qu’il conteste au plus tard à la date à laquelle il a formé son recours. Il considère également qu’un requérant doit nécessairement avoir eu connaissance d’une décision lorsqu’il en conteste d’autres qui lui sont étroitement liées (voir, notamment, la décision no 340353 du 22 février 2012 par laquelle le Conseil d’État a jugé que la formation d’un recours juridictionnel tendant à l’annulation du titre de pension ou à la révision de cette pension établit que l’auteur de ce recours a eu connaissance de la liquidation de sa pension au plus tard à la date à laquelle il a formé ce recours).
65. Le Conseil d’État a en outre admis que l’exercice par un tiers d’un recours administratif ou contentieux, par exemple contre un permis de construire, révélait qu’il en avait connaissance (voir, notamment, la décision no 375132 du 15 avril 2016) et a jugé qu’il en allait de même lorsqu’un requérant, tiers à la décision, attaquait tardivement une décision qu’il avait lui-même produite devant le tribunal (voir, notamment, la décision no 307085 du 11 avril 2008).
4. L’application différée d’une règle jurisprudentielle nouvelle
66. Le Conseil d’État a reconnu au juge le pouvoir de moduler dans le temps les effets d’un changement de la règle jurisprudentielle. Après avoir rappelé qu’il appartient en principe au juge administratif de faire application de la règle jurisprudentielle nouvelle à l’ensemble des litiges, quelle que soit la date des faits qui leur ont donné naissance, il a précisé qu’il pouvait en aller différemment si cette application a pour effet de porter rétroactivement atteinte au droit au recours (décision d’Assemblée no 291545 du 16 juillet 2007 s’agissant de l’encadrement d’un revirement de jurisprudence dans le cas où une voie de droit est fermée du fait de la décision opérant le revirement). Par la décision du 6 juin 2008 (Section du contentieux, no 283141), le Conseil d’État a ainsi jugé que les règles dégagées par sa décision, qui n’étaient pas édictées par un texte et qui ne résultaient d’aucune jurisprudence antérieure, ne pouvaient être opposées au requérant de l’espèce sans méconnaître son droit au recours (voir dans le même sens notamment la décision du Conseil d’État no 369037 du 17 décembre 2014 ou de la Section du contentieux du Conseil d’État no 435634 du 13 mars 2020).
IV. LA DÉCISION CZABAJ
A. Décision M. Czabaj, 13 juillet 2016, no 387763
67. Les principes dégagés par le Conseil d’État dans la décision Czabaj sont les suivants :
« 1. Considérant qu’aux termes de l’article R. 104 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, en vigueur à la date de la décision contestée devant le juge du fond et dont les dispositions sont désormais reprises à l’article R. 421-5 du code de justice administrative : « Les délais de recours contre une décision administrative ne sont opposables qu’à la condition d’avoir été mentionnés, ainsi que les voies de recours, dans la notification de la décision. » ; qu’il résulte de ces dispositions que cette notification doit, s’agissant des voies de recours, mentionner, le cas échéant, l’existence d’un recours administratif préalable obligatoire ainsi que l’autorité devant laquelle il doit être porté ou, dans l’hypothèse d’un recours contentieux direct, indiquer si celui-ci doit être formé auprès de la juridiction administrative de droit commun ou devant une juridiction spécialisée et, dans ce dernier cas, préciser laquelle ; (…)
4. Considérant qu’aux termes de l’article R. 102 du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, alors en vigueur, repris au premier alinéa de l’article R. 421-1 du code de justice administrative : « Sauf en matière de travaux publics, la juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision, et ce, dans les deux mois à partir de la notification ou de la publication de la décision attaquée. » ; qu’il résulte des dispositions citées au point 1 que lorsque la notification ne comporte pas les mentions requises, ce délai n’est pas opposable ;
5. Considérant toutefois que le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance ; qu’en une telle hypothèse, si le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable ; qu’en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l’exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance ;
6. Considérant que la règle énoncée ci-dessus, qui a pour seul objet de borner dans le temps les conséquences de la sanction attachée au défaut de mention des voies et délais de recours, ne porte pas atteinte à la substance du droit au recours, mais tend seulement à éviter que son exercice, au-delà d’un délai raisonnable, ne mette en péril la stabilité des situations juridiques et la bonne administration de la justice, en exposant les défendeurs potentiels à des recours excessivement tardifs ; qu’il appartient dès lors au juge administratif d’en faire application au litige dont il est saisi, quelle que soit la date des faits qui lui ont donné naissanc (…) »
B. Conclusions du rapporteur public
68. Dans cette affaire, le rapporteur public a prononcé des conclusions comprenant notamment les développements suivants :
« (…) Que nous nous trouvions dans l’une ou dans l’autre des deux hypothèses, c’est‑à-dire que la règle de l’article R. 421-5 ait été méconnue lors de la notification de la décision, ou que l’administration soit dans l’incapacité de produire la preuve d’une notification conforme, voire d’une notification tout court, nous pensons que la possibilité de contester indéfiniment une décision individuelle que le destinataire n’a pu ignorer et dont il s’est accommodé pendant un important laps de temps est une sanction tout à fait disproportionnée au regard de l’exigence de stabilité des situations juridiques qui fonde tous les systèmes de droit et toute organisation sociale. La justice générale ne peut, à ce point, céder devant l’intérêt d’un particulier. (…)
* * *
(…) Rien dans la nature [du principe de sécurité juridique] ne permet de considérer que la sécurité juridique constituerait un privilège réservé aux particuliers dans leurs relations avec l’administration.
Comme le soulignent les professeurs Auby et Dero-Bugny, le principe de sécurité juridique « est un instrument de protection contre l’instabilité du droit et il ne joue pas nécessairement en faveur des particuliers » (…) Il s’agit d’une composante essentielle du contrat social, d’un bien commun à tous les sujets de droits, personnes publiques comprises. La sécurité juridique revêt un caractère objectif et bénéficie à la société dans son ensemble.
Il ne fait donc pas de doute que ce principe est également invocable par la personne publique auteur de l’acte administratif, à l’égard du particulier qui en est le destinataire, pour protéger la situation qui s’est constituée à la suite de sa décision. (…)
Au surplus, il nous semblerait très réducteur de considérer qu’à travers la faculté de contester indéfiniment une décision administrative, c’est la sécurité juridique de la personne publique qui serait seule menacée. En effet, avec l’écoulement du temps, c’est une situation de droit et de fait complexe qui se cristallise autour de l’acte. Au-delà de son destinataire, il peut toucher des tiers qui seront intéressés au maintien de la décision. (…)
Ajoutons qu’outre le principe de sécurité juridique, nous semble également en cause l’objectif à valeur constitutionnelle de bonne administration de la justice, que le Conseil constitutionnel (Cons. const., 28 déc. 2006, no 2006-545 DC) fait découler de l’article 15 de la Déclaration de 1789 selon lequel « La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration » et votre propre jurisprudence (CE, 26 déc. 2013, no372230, Laboratoires Servier, Lebon T. p. 603-674-675) de l’article 15 mais également des articles 16 et 12 (« La garantie des droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique ») de cette Déclaration. (…)
Cette solution fondée sur le principe de sécurité juridique et sur la bonne administration de la justice est parfaitement compatible, dans son principe, avec le droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En effet, selon la formulation consacrée par l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) du 22 octobre 1996, Stubbings et autres contre Royaume-Uni (no 22083/93 et 22095/93, RSC 1997.464) le droit d’accès à un tribunal n’est « pas absolu : il se prête à des limitations implicitement admises car il commande de par sa nature même une réglementation par l’Etat. Les Etats contractants jouissent en la matière d’une certaine marge d’appréciation. (…) pareille limitation ne se concilie avec l’article 6, paragraphe 1, que si elle tend à un but légitime (…) ».
Or la CEDH estime que les prescriptions ou forclusions poursuivent de tels buts : « la réglementation relative aux (…) délais à respecter pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice » (CEDH, 11 octobre 2001, no 47792/99, Rodriguez Valin c. Espagne) ainsi qu’à « garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions » (Stubbings et autres contre Royaume-Uni, précité). Les délais mettent « les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives peut-être difficiles à contrer, et [empêchent] l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé » (Stubbings et autres, préc. V. égal., CEDH, 28 mai 1985, Ashingdane c/ Royaume-Uni, série A no 93).
L’importance de la limitation ainsi apportée au droit d’accès à un tribunal doit toutefois demeurer proportionnée au but légitime poursuivi par le délai imposé au justiciable.
Nous aurons donc l’occasion de revenir sur la question de la proportionnalité lorsque nous nous pencherons sur la nature et les modalités de la solution que nous envisageons.
* * *
Un dernier mot toutefois sur le droit comparé, pour vous préciser que la voie sur laquelle nous vous proposons de vous engager s’apparente aux solutions dégagées dans les droits nationaux de plusieurs grands pays européens.
1o En droit allemand, le délai de recours contentieux contre un acte administratif individuel est d’un mois à compter de la notification de cette décision ou de la décision rejetant le recours administratif préalable obligatoire quand il en existe un. La notification doit être accompagnée d’une indication des voies et délais de recours. Lorsque cette formalité n’a pas été observée, ou que l’indication est incomplète, le délai de recours d’un mois n’est pas opposable. L’Allemagne est ainsi le seul grand pays, à notre connaissance, à avoir prévu une sanction analogue à celle de notre article R. 421‑5. À cette différence près – elle est de taille – que le destinataire de la décision dispose alors d’un délai d’un an, non d’un délai illimité, pour introduire son recours (art. 58 de la loi sur l’organisation des tribunaux administratifs).
2o En Italie, l’article 29 du code du procès administratif, entré en vigueur en 2010, fixe à soixante jours la durée du délai du recours en annulation, dont le point de départ est le jour où l’intéressé a eu « pleine connaissance » de la décision. La mention des voies et délais de recours dans la notification de la décision est exigée (Art. 3 de la loi no 241 du 7 août 1990). Toutefois, la méconnaissance de cette formalité ne rend pas inopposable le délai de recours. Elle peut simplement, au cas par cas, justifier une réouverture du délai en cas de recours tardif, si le demandeur établit qu’il a commis une erreur due à l’existence d’une « incertitude objective » quant au délai dont il disposait pour introduire son action.
3o En Grande Bretagne, l’article 54.5 du Civil procedure rule prévoit que le recours contre un acte administratif individuel doit être introduit « promptement » et en toute hypothèse trois mois au plus tard après la notification de l’acte […]. La combinaison de ces deux critères a traditionnellement conduit le juge britannique à dégager une obligation d’agir promptement et non un droit d’utiliser la totalité du délai des trois mois.
Le premier des deux critères a toutefois été censuré comme excessivement vague par une décision de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) du 28 janvier 2010, Uniplex Ltd (C-406/08), rendue au sujet de l’article 47 du Public contracts regulation qui contenait une disposition semblable pour certains recours en matière de marchés publics. Le second critère reste en revanche d’actualité.
La jurisprudence prévoit que ce délai de trois mois commence à courir au moment de la notification de la décision individuelle, indépendamment de la connaissance des voies et délais de recours par le requérant.
En revanche, son ignorance sur ce point fait partie des éléments que le juge prend en compte dans l’exercice de son pouvoir de proroger le délai ou de l’opposer. En effet, la loi autorise le tribunal à rejeter le recours comme tardif si l’un des trois motifs suivants est fondé : (a) absence de « bonne raison » (good reason) du requérant pour ne pas avoir respecté le délai ; (b) faire droit à la demande serait susceptible d’entraîner une « contrainte substantielle » pour un tiers ou un « préjudice substantiel » pour ses droits ; (c) faire droit à la demande du requérant serait préjudiciable à la « bonne administration ».
Il est donc manifeste que les autres pays européens ont soigneusement limité, au nom de la sécurité juridique, les conséquences de l’absence d’information sur les voies et délais de recours juridictionnel : date butoir d’un an en Allemagne, réouverture des délais ou prolongation des délais seulement au cas par cas en Italie et en Grande‑Bretagne, le préjudice causé aux tiers ou à une bonne administration étant pris en considération dans ce dernier cas. (…)
* * *
Abordons maintenant la nature de l’obstacle juridique que nous vous invitons à opposer aux recours juridictionnels lorsque les voies et délais de recours n’ont pas été notifiés.
La sécurité juridique et la bonne administration de la justice trouvent traditionnellement deux types de garanties en matière de délais : la forclusion et la prescription extinctive.
Le doyen G. Cornu, dans son Vocabulaire juridique (G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, Quadrige, 11e éd.), définit la forclusion comme une « sanction qui frappe le titulaire d’un droit ou d’une action pour défaut d’accomplissement, dans le délai légal (…), d’une formalité, lui interdisant d’accomplir désormais cette formalité ». La prescription extinctive, en revanche, « entraîne l’extinction du droit (la perte du droit substantiel) par non-usage de ce droit pendant un laps de temps déterminé ».
Ces définitions recoupent l’idée, généralement admise en doctrine civiliste, selon laquelle la forclusion est un délai de procédure qui entraîne l’irrecevabilité de la requête, tandis que la prescription, règle de fond, éteint l’obligation elle-même dont l’action en justice a pour objet d’obtenir l’exécution. Le doyen J. Carbonnier qualifie ainsi la prescription extinctive de « mort naturelle des droits subjectifs. Du long repos que les intéressés ont donné à leurs droits, la loi tire les conséquences » (J. Carbonnier, Droit civil, PUF, Quadrige, 2004, vol. 1, no 172). L’article 2219 du code civil semble valider ce parti : « La prescription extinctive est un mode d’extinction d’un droit résultant de l’inaction de son titulaire pendant un certain laps de temps ».
Forclusion et prescription poursuivraient ainsi des objectifs de nature différente : « la prescription sanctionne la négligence de l’ayant droit » tandis que les délais de procédure « auraient pour but, d’un point de vue moralement neutre, simplement à des fins d’utilité publique, de rendre objectivement impossible l’accomplissement d’un acte » (Idem, vol. 2, no 1276).
Sur le plan pratique, la forclusion est d’ordre public (CE, 19 mars 1975, no 96484, Laffont, Lebon p. 203) tandis que la prescription doit être soulevée par le débiteur de l’obligation.
En revanche, prescription et forclusion peuvent faire l’objet d’interruption ou de suspension, y compris en droit administratif même s’il existe dans cette branche du droit peu d’exemples de suspension du délai de recours contentieux […]. Prescription et forclusion se distinguent ainsi d’une troisième catégorie de délais, qui est celle des délais préfix.
L’hypothèse d’une forclusion doit être écartée d’emblée. D’abord, il nous semblerait paradoxal de l’opposer dans une configuration où le délai de recours contentieux n’a jamais été déclenché. Ensuite, dégager une forclusion du recours contentieux non exercé dans les deux mois reviendrait à superposer un second délai de même nature à celui qui est prévu par l’article R. 421-1 du CJA. Nous n’avons trouvé aucun précédent de cette sorte, pas plus en procédure civile que dans le contentieux administratif. (…)
Ce n’est […] pas l’existence d’une prescription extinctive que nous vous proposerons de consacrer. Les raisons de notre choix sont avant tout pratiques.
1o En premier lieu, à la différence de la forclusion, la prescription extinctive ne se soulève pas d’office (…)
2o En deuxième lieu, dégager un principe général sur le terrain de la prescription extinctive supposerait de définir par voie prétorienne un régime complet, intégrant non seulement la définition de son point de départ mais également ses modalités de computation, de report éventuel du point de départ, de suspension, ou encore ses causes d’interruption (…). Nous avons le sentiment qu’il s’agirait d’un bien gros codicille à l’article R. 421-5 du code de justice administrative et qu’une telle tâche incombe plutôt au pouvoir réglementaire, voire au législateur en fonction de la nature du droit qu’il s’agit d’éteindre. (…)
3o En troisième lieu, dès lors que la prescription éteint un droit substantiel, il ne sera pas possible d’en faire application aux actions engagées contre des actes administratifs antérieurs à votre décision. (…)
Ainsi, pour revenir au cas des pensions, le risque serait grand que votre décision provoque un appel d’air contentieux pendant une période de quelques années, correspondant à la durée de la nouvelle prescription.
Le choix de la prescription soulèverait également des difficultés sur le plan théorique, non déterminantes mais pas négligeables pour autant.
Ainsi que nous l’avons souligné, les prescriptions extinctives en droit administratif ne s’appliquent pour l’instant qu’à des obligations, à l’exception de celle qui éteint le droit de reconstruire à l’identique prévu par l’article L. 111-13 [du code de l’urbanisme]. Il en va en principe de même en droit civil, la prescription extinctive figurant d’ailleurs au dernier titre du livre III du code civil, consacré aux obligations.
Or la question qui se présente aujourd’hui n’est pas celle de l’extinction d’une obligation, mais celle de mettre un terme à la possibilité d’une action en justice sans condition de délai. Il est vrai que le recours devant le juge administratif tend parfois à obtenir de la personne publique l’exécution d’une obligation ou la satisfaction d’un droit substantiel. Mais se présente aussi le cas d’actions qui ne mettent en mouvement aucun droit subjectif et ne posent que des problèmes de légalité pure. Si une telle configuration de contentieux objectif est exceptionnelle en droit civil, elle [est] en revanche tout à fait courante en droit administratif.
Ainsi, faute d’obligation à éteindre, la prescription que vous pourriez envisager de créer supposerait de consacrer l’existence d’un droit subjectif d’agir en justice. (…)
Nous pensons toutefois qu’il n’est ni nécessaire ni non plus opportun de trancher aujourd’hui ce passionnant débat ontologique.
En premier lieu, parce qu’une fois dégagée une prescription extinctive du droit subjectif au recours, nous voyons mal au nom de quel principe nous pourrions en cantonner les effets aux seules actions dirigées contre les actes administratifs individuels et en excepter les actions dirigées contre les actes réglementaires. À chaque jour suffit sa peine.
En second lieu, parce que les difficultés pratiques inhérentes à la prescription extinctive, que nous avons détaillées plus haut, nous conduisent à vous faire une autre proposition qui permet d’atteindre plus efficacement les objectifs de sécurité juridique et de bonne administration de la justice que nous poursuivons dans l’intérêt de tous les sujets de droit. Elle consiste à dégager le principe d’un délai raisonnable, au-delà duquel le destinataire d’une décision administrative qui en a eu connaissance ne peut exercer de recours juridictionnel (…)
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À ce jour, la CEDH ne nous semble pas avoir eu l’occasion de se prononcer sur la question d’un « délai raisonnable » de procédure imposé aux justiciables. C’est en revanche le cas de la CJUE, qui s’est fondée à cette occasion sur la jurisprudence de la CEDH relative aux limitations possibles du droit d’accès à un tribunal.
En effet, si l’article 91 du statut des fonctionnaires des Communautés européennes prévoit un délai de trois mois pour introduire les recours contre les actes qui leur font grief, ce texte ne s’applique pas aux agents d’organismes périphériques tels que la banque européenne d’investissement (BEI).
Le Tribunal de première instance (TPI) a donc développé une jurisprudence selon laquelle, en l’absence de disposition textuelle, les recours applicables aux litiges entre cette institution et ses agents doivent intervenir dans un « délai raisonnable », apprécié en fonction des circonstances de l’espèce et qu’il a fixé à trois mois : TPI, 23 février 2001, De Nicola c/ BEI (Aff. T-7/98, T-208/98 et T-109/99) et TPI, 6 mars 2001, Dunnett c/ BEI (Aff. T-192/99).
Ce faisant, le TPI a mis « en balance, d’une part, le droit du justiciable à une protection juridictionnelle effective, qui compte parmi les principes généraux du droit communautaire (…), et qui implique que le justiciable doit pouvoir disposer d’un délai suffisant pour évaluer la légalité de l’acte lui faisant grief et préparer, le cas échéant, sa requête, ainsi que, d’autre part, l’exigence de la sécurité juridique qui veut que, après l’écoulement d’un certain délai, les actes pris par les instances communautaires deviennent définitifs ».
La CJUE s’est prononcée récemment (CJUE, 28 févr. 2013, aff. C-334/12, Arango Jaramillo e.a. c/ BEI) sur le bien-fondé de cette solution en examinant un arrêt du Tribunal de l’Union européenne du 19 juin 2012, Arango Jaramillo e.a. c/ BEI (Aff. T-234-11).
À cette occasion, la Cour a censuré le Tribunal de l’Union européenne pour avoir opposé au requérant la tardiv[e]té de son recours au regard du « délai raisonnable » de trois mois pour un dépassement… d’une minute (26 mai 2010 à 0 h 00 pour un délai expirant le 25 mai à 23 h 59). En revanche, la CJUE a validé le principe du « délai raisonnable » dans lequel un recours doit être introduit lorsque « aucune disposition du droit de l’Union n’a prévu le délai dans lequel ce recours ou cette demande doivent être introduits » (§ 33).
Quant aux critères au regard desquels doit être apprécié le caractère raisonnable, ils sont les mêmes que lorsque le « délai raisonnable » est opposé, non aux requérants et demandeurs devant le juge, mais aux institutions et juridictions européennes pour la durée de leurs procédures. Autrement dit, le caractère raisonnable du délai doit être apprécié « en fonction de l’ensemble des circonstances propres à chaque affaire et, notamment, de l’enjeu du litige pour l’intéressé, de la complexité de l’affaire et du comportement des parties en présence » (§ 187).
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Nous ne pouvons accepter (…) la conception d’un sujet de droit entièrement passif, qui ne serait tenu à aucune forme de diligence alors même qu’il aurait eu connaissance d’une décision administrative dont il estime qu’elle lèse ses intérêts. Le délai raisonnable sera suffisamment étendu pour ménager au destinataire de l’acte toutes les possibilités de se renseigner sur l’existence et les modalités d’exercice de voies de recours, auprès de l’administration ou de professionnels du droit. (…)
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Venons-en à présent à la durée de ce délai raisonnable.
La première question est de savoir s’il convient de doter le délai raisonnable d’une durée préfixe, ou de laisser les juges se livrer à une appréciation en fonction des circonstances de l’espèce. Vous devrez en réalité concilier ces deux approches.
En effet, il résulte de la décision Arango Jaramillo, déjà citée, qu’un véritable « délai préfix de forclusion » constituerait une « dénaturation » de la notion de délai raisonnable (§ 45).
Le délai raisonnable peut certes être calculé en se fondant sur des circonstances pertinentes extérieures à l’espèce – comme, par exemple, le délai applicable aux recours des fonctionnaires européens dans le cas des agents de la BEI. Pour autant, l’existence d’un point d’ancrage ne dispense pas le juge de prendre en considération l’ensemble des circonstances propres à l’affaire.
Mais, d’autre part, il ressort de la jurisprudence de la CEDH que la clarté du délai dont dispose le requérant est un élément important du respect de son droit au recours. Autrement dit, les règles qui gouvernent la recevabilité des requêtes ne doivent pas induire les justiciables en erreur.
Il convient d’être d’autant plus attentif à cet aspect que la France a déjà été condamnée à deux reprises sur ce terrain : la première fois au sujet du délai de recours contre une décision de classement d’un site (CEDH, 16 déc. 1992, no 12964/87, De Geouffre de la Pradelle c. France) et la seconde au sujet des modalités d’exercice des recours offerts en matière d’indemnisation des transfusés et hémophiles contaminés par le virus de l’immunodéficience humaine (CEDH, 4 déc. 1995, Bellet c. France, série A no 333-B). C’est pour la même raison que la CJUE, dans l’affaire Uniplex Ltd que nous avons déjà citée, a censuré le critère de recevabilité tiré de la « promptitude » du recours en considérant qu’un « délai de forclusion dont la durée est laissée à la libre appréciation du juge compétent n’est pas prévisible dans sa durée » (§ 42).
Il nous semble donc indispensable que vous fixiez une durée de référence.
Ce standard ne fera pas obstacle à ce qu’un délai plus long puisse être dégagé par le juge lorsque les circonstances le justifieront. Nous pensons notamment aux cas dans lesquels le requérant aura été empêché de former un recours en temps utile, soit pour des raisons de fait, soit pour des motifs de droit, comme l’incapacité juridique. Cette marge d’appréciation permettra de prendre en compte des circonstances régulièrement relevées par la CEDH telles que la minorité des requérants pendant tout ou partie de la durée du délai de prescription ou de forclusion (CEDH, 7 juill. 2009, no1062/07, Stagno c. Belgique, ou encore Stubbings et autres). Ainsi le délai raisonnable, dès lors que sa durée de référence ne sera qu’indicative, permettra de prévenir concrètement toute atteinte excessive au droit au recours.
La seconde question est donc celle de savoir quelle sera cette durée de référence.
Il vous est déjà arrivé de fixer de tels délais avant que le pouvoir réglementaire ne prenne le relais. (…)
Une durée d’un an nous semble garantir un bon compromis entre les principes de sécurité juridique et de légalité.
Elle est plus que suffisante pour permettre au destinataire de la décision de s’informer sur ses droits et de réagir, particulièrement lorsque le délai raisonnable est décompté à partir de la décision de rejet d’un recours administratif. Pour autant, elle est suffisamment brève pour éviter la remise en cause de situations consolidées par l’écoulement du temps.
Une année est aussi la durée la plus élevée qui se dégage des éléments de droit comparé que nous avons mentionnés – elle correspond à l’exemple allemand. (…)
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Venons-en enfin à l’application dans le temps de votre décision.
Vous avez jugé par votre décision Société Tropic Travaux Signalisation déjà citée qu’il appartient en principe au juge administratif de faire application de la règle jurisprudentielle nouvelle à l’ensemble des litiges, quelle que soit la date des faits qui leur ont donné naissance sauf, notamment, si l’application de la règle nouvelle a pour effet de porter rétroactivement atteinte au droit au recours (…)
Au sein des règles qui relèvent en apparence de la procédure, vous distinguez celles qui affectent en réalité la garantie du droit au recours (Chronique de jurisprudence administrative de J.-H. Stahl et D. Chauvaux, AJDA 1995. 370). Ce raisonnement a été posé par votre décision de section du 13 novembre 1959, Secrétaire d’État à la reconstruction et au logement et ministre des anciens combattants et des victimes de la guerre c/Bacqué (nos 38805 & 39949 bis, Lebon p. 593), à propos de la suppression par décret de l’opposition devant les tribunaux administratifs : « le droit de former un recours contre une décision d’une juridiction est fixé définitivement au jour où cette décision est rendue ; (…) les voies selon lesquelles ce droit peut être exercé, ainsi que les délais qui sont impartis à cet effet aux intéressés, sont, à la différence des formes dans lesquelles ce droit doit être introduit et jugé, des éléments constitutifs du droit dont s’agit ». (…)
Nous pensons toutefois que la règle nouvelle que nous vous invitons à poser n’affecte pas la substance du droit au recours.
Quel est l’objectif poursuivi par les dispositions de l’article R. 421-5 ? C’est de garantir l’information des intéressés sur les voies et délais du recours juridictionnel. À cet effet, elles prévoient de sanctionner l’administration lorsque cette information a été imparfaite. Cette sanction prend la forme d’une paralysie du délai de recours, aujourd’hui pendant une durée illimitée. Ce surcroît de délai, qui ne constitue qu’une mesure de sanction, ne nous semble pouvoir être regardé comme jouissant de la même protection conventionnelle et constitutionnelle que le délai de recours juridictionnel de quelques mois qui résulte, dans tous les pays, de sa « réglementation par l’État ».
Le droit au recours au sens de l’article 6, paragraphe 1, de la Conv. EDH ne saurait en effet s’envisager comme illimité, dès lors que la totalité de la jurisprudence de la Cour en la matière témoigne d’un souci d’équilibre entre, d’une part, l’accès au juge et, d’autre part, les principes de bonne administration de la justice et de sécurité juridique. (…)
Ainsi, le pouvoir réglementaire aurait parfaitement pu définir, en 1983 ou postérieurement, une sanction du défaut d’information qui prenne une autre forme que la prolongation du délai de recours. Celle-ci ne revêt aucun caractère de nécessité, elle ne participe pas de la substance du droit au recours.
La règle que nous vous invitons à poser affecte, en revanche, l’une des modalités d’exercice du droit au recours, à savoir l’information du public sur l’existence des voies et délais. En effet, l’article R. 421-5 sanctionne le caractère incomplet de cette information et par votre décision vous bornerez dans le temps les effets de cette sanction.
Cette limitation est toutefois extrêmement mesurée : le quantum de la sanction qui subsiste, à savoir un surcroît de délai d’un an, modulable à la hausse selon les circonstances de l’espèce, sera déjà plus lourd qu’il ne l’est dans les autres systèmes juridiques que nous avons envisagés. Il s’agit d’un compromis plus que raisonnable avec les principes de bonne administration de la justice et de sécurité juridique – également bénéfiques aux justiciables.
Nous vous proposons donc de faire application de votre décision à l’ensemble des litiges, quelle que soit la date des faits qui leur ont donné naissance, y compris à la présente affaire. »
V. LES DÉVELOPPEMENTS ULTÉRIEURS DE LA JURISPRUDENCE CZABAJ
69. La décision Czabaj a donné lieu à de nombreuses applications par lesquelles le Conseil d’État a apporté des précisions sur ses modalités de mise en œuvre. Parmi ces décisions, il convient de relever celles qui ont trait à l’ajustement du « délai raisonnable » (A), à l’information des parties sur l’application éventuelle de ce délai (B) et à l’exclusion du contentieux de la responsabilité des personnes publiques du champ d’application de cette nouvelle cause d’irrecevabilité (C).
A. Ajustement du « délai raisonnable »
1. Allongement de principe du délai raisonnable
70. Par deux décisions no 411145 et 426372 du 29 novembre 2019, le Conseil d’État, dans l’hypothèse d’une contestation d’un décret de libération des liens d’allégeance, a étendu le délai raisonnable de recours contentieux à trois années, sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant susceptibles de le proroger, à compter de la date de publication du décret ou, si elle est plus tardive, de la date de la majorité de l’intéressé.
2. Reconnaissance de l’existence de circonstances particulières et contrôle du juge de cassation
71. Concernant la reconnaissance de l’existence de circonstances particulières, le Conseil d’État a, par une décision no 403867 du 31 mars 2017, jugé que la seule circonstance qu’un recours concerne un droit au revenu de minimum d’insertion ne constituait pas une circonstance particulière faisant obstacle à ce que ce recours soit regardé comme présenté au-delà du délai raisonnable d’un an durant lequel il pouvait être exercé.
72. Il a en revanche reconnu l’existence de telles circonstances dans une décision no 391876 du 2 mai 2018. Le litige portait sur une demande indemnitaire fondée sur l’illégalité alléguée d’une délibération annuelle fixant la participation d’une commune au fonctionnement des classes des écoles privées sous contrat d’association. Le Conseil d’État a reconnu qu’en l’espèce des circonstances particulières permettaient de considérer que les conclusions présentées par la partie requérante ne l’avaient pas été au-delà d’un délai raisonnable après qu’elle avait eu connaissance de la délibération litigieuse dès lors qu’elle avait préalablement entrepris des démarches de concertation et des démarches juridictionnelles visant à la contester.
73. Concernant le contrôle effectué sur la reconnaissance de ces circonstances, le Conseil d’État a précisé que le juge de cassation laisse à l’appréciation souveraine des juges du fond, sous réserve de dénaturation, le point de savoir si un justiciable fait état d’une circonstance particulière justifiant de proroger au-delà d’un an le délai raisonnable au-delà duquel il n’est plus possible d’exercer un recours juridictionnel (décision no 430945 du 25 septembre 2020).
B. Information des parties de l’application de la condition de recevabilité issue de la décision Czabaj par la communication d’un moyen d’ordre public
74. Le Conseil d’État a précisé, par une décision no 410552 du 28 mars 2018, que l’irrecevabilité d’un recours contre une décision individuelle dont son destinataire a eu connaissance, fondée sur le fait qu’il est exercé au-delà d’un délai raisonnable, ne peut être régulièrement soulevée d’office qu’après qu’ont été respectées les dispositions de l’article R. 611-7 du code de justice administrative (paragraphe 54 ci-dessus), nonobstant l’existence d’une fin de non-recevoir fondée sur la tardiveté de la requête.
75. Néanmoins, par une décision no 429343 du 10 février 2020, le Conseil d’État a jugé que cette règle ne s’appliquait pas aux requêtes rejetées par ordonnance sur le fondement de l’article R. 222-1 du code de justice administrative (paragraphe 53 ci‑dessus).
C. Exclusion du contentieux de la responsabilité des personnes publiques du champ d’application de la décision Czabaj
76. Par une décision no 413097 du 17 juin 2019, le Conseil d’État a précisé que la règle issue de la décision Czabaj ne trouve pas à s’appliquer aux recours tendant à la mise en jeu de la responsabilité d’une personne publique qui, s’ils doivent être précédés d’une réclamation auprès de l’administration, ne tendent pas à l’annulation ou à la réformation de la décision rejetant tout ou partie de cette réclamation mais à la condamnation de la personne publique à réparer les préjudices qui lui sont imputés. Il a considéré que la prise en compte de la sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause indéfiniment des situations consolidées par l’effet du temps, était assurée par les règles de prescription prévues par la loi no 68-1250 du 31 décembre 1968 ou, en ce qui concerne la réparation des dommages corporels, par l’article L. 1142-28 du code de la santé publique.
VI. L’EXÉCUTION D’UN ARRÊT DE LA COUR EN DROIT INTERNE
77. Le Conseil d’État, se fondant sur les articles 1er, 41 et 46 de la Convention, a précisé que si l’autorité qui s’attache aux arrêts de la Cour implique non seulement que l’État verse à l’intéressé les sommes que la Cour lui a allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par l’article 41 de la Convention mais aussi qu’il adopte les mesures individuelles et, le cas échéant, générales nécessaires pour mettre un terme à la violation constatée, l’exécution d’un arrêt de la Cour ne peut toutefois, en l’absence de procédures organisées pour prévoir le réexamen d’une affaire définitivement jugée, avoir pour effet de priver les décisions juridictionnelles de leur caractère exécutoire (Section du contentieux, décision no 328502 du 4 octobre 2012).
78. Généralisant ce principe aux cas où la violation constatée par la Cour dans son arrêt concernerait une sanction administrative devenue définitive, le Conseil d’État a également précisé que l’exécution de cet arrêt n’impliquait pas, en l’absence de procédure organisée à cette fin, que l’autorité administrative compétente réexamine la sanction et ne pouvait davantage avoir pour effet de priver les décisions juridictionnelles, au nombre desquelles figurent notamment celles qui réforment en tout ou en partie une sanction administrative dans le cadre d’un recours de pleine juridiction, de leur caractère exécutoire. Il a néanmoins ajouté qu’il incombait à l’autorité investie du pouvoir de sanction, lorsqu’elle était saisie d’une demande en ce sens et que la sanction prononcée continuait de produire des effets, d’apprécier si la poursuite de l’exécution de cette sanction méconnaissait les exigences de la Convention et, dans ce cas, d’y mettre fin, en tout ou en partie, eu égard aux intérêts dont elle a la charge, aux motifs de la sanction et à la gravité de ses effets ainsi qu’à la nature et à la gravité des manquements constatés par la Cour (Assemblée du contentieux, décision no 358564 du 30 juillet 2014).
EN DROIT
I. JONCTION DES REQUÊTES
79. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
80. Les requérants se plaignent de l’application immédiate, en cours d’instance, du nouveau délai raisonnable de recours contentieux consacré par le Conseil d’État dans la décision Czabaj du 13 juillet 2016. Ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement (…) »
A. Sur la recevabilité
1. S’agissant de l’applicabilité ratione materiae de l’article 6 § 1 de la Convention
81. La Cour relève que les parties semblent s’accorder sur le fait que l’article 6 § 1 de la Convention est applicable en son volet civil à l’ensemble des affaires.
82. La Cour considère, quant à elle, qu’eu égard à leurs objets respectifs, d’une part, la requête de M. Meynier porte sur un litige relatif au bien-fondé d’une accusation en matière pénale (Malige c. France, 23 septembre 1998, §§ 36-40, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII, Roche c. France (déc.), no 33560/96, 2 février 1999 et Duteil c. France (déc.), no 3221/10, § 1, 20 avril 2010) et, d’autre part, les autres requêtes portent sur des contestations relatives à des droits de caractère civil (voir notamment Regner c. République tchèque [GC], no 35289/11, § 108, 19 septembre 2017 et Dieudonné et autres c. France, nos 59832/19 et 6 autres, § 31, 4 mai 2023). Dès lors, l’article 6 § 1 de la Convention est applicable ratione materiae aux présents litiges.
2. S’agissant de l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement relative au défaut d’épuisement des voies de recours internes
83. Le Gouvernement fait valoir, concernant les requêtes de M. Mebtoul et des onze autres salariés protégés (requêtes nos 38287/18, 38296/18, 38308/18, 38330/18, 38331/18, 38408/18, 38436/18, 38447/18, 38456/18, 38457/18, 38465/18 et 38659/18), qu’elles sont irrecevables en l’absence d’épuisement des voies de recours internes. Il soutient que les requérants n’ont pas invoqué le droit d’accès à un tribunal devant le Conseil d’État, ne serait-ce qu’en substance, alors que lorsque le juge administratif entend opposer la tardiveté d’une requête en faisant application des principes dégagés dans la décision Czabaj, les requérants en sont informés et sont mis à même de présenter des observations dans le cadre de l’instance.
84. Les requérants soutiennent que le fondement juridique ayant conduit à l’annulation des décisions du tribunal administratif et de la cour administrative d’appel n’a été évoqué qu’au cours de l’instance devant le Conseil d’État. Ils font valoir avoir soulevé, en réponse à ce nouvel argument juridique, la méconnaissance de l’article 6 de la Convention. Selon eux, ils ont ainsi épuisé les voies de recours internes.
85. La Cour constate que, dans le mémoire en défense qu’ils ont présenté devant le Conseil d’État, les requérants ont fait valoir qu’en l’absence d’éléments permettant de dater la connaissance qu’ils avaient eue de la décision litigieuse et permettant en conséquence de fixer le point de départ du délai raisonnable, la jurisprudence Czabaj ne pouvait s’appliquer. Ils ont mentionné que leurs contradicteurs ne pouvaient se prévaloir de ce que l’arrêt d’appel aurait été entaché d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
86. En tout état de cause, la Cour considère que le grief tiré de la violation de l’article 6 § 1 étant né de la décision du Conseil d’État rendue dans leurs litiges respectifs, il ne saurait être reproché aux requérants de ne pas l’avoir soulevé devant cette juridiction.
87. En conséquence, la Cour rejette l’exception préliminaire tirée du défaut d’épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement dans ces douze requêtes.
88. Constatant que, pour l’ensemble des dix-huit requêtes, le grief tiré de la violation de l’article 6 § 1 n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Les requérants
89. Les requérants soutiennent, de manière générale, que l’atteinte que portent au droit d’accès à un tribunal les principes issus de la décision Czabaj n’est pas justifiée, quel que soit le moment de son entrée en vigueur[9], le droit administratif s’étant toujours accommodé de certains cas de perpétuité, tels que l’exception d’illégalité à l’encontre des textes de nature réglementaire[10]. Ils soutiennent également qu’elle n’est pas proportionnée[11].
90. Plus particulièrement, en premier lieu, certains requérants se plaignent de l’absence de motivation spécifique du revirement jurisprudentiel que constitue la décision Czabaj ou encore du caractère insuffisant de la seule motivation par renvoi à cette décision concernant leur grief tiré d’une violation de l’article 6 § 1 de la Convention[12].
91. En deuxième lieu, les requérants se plaignent de la circonstance que le Conseil d’État ne s’est pas borné à interpréter les dispositions de l’article R. 421-5 du code de justice administrative, mais a créé une nouvelle condition de recevabilité pour l’accès à un tribunal, à rebours de cette disposition réglementaire et de sa propre jurisprudence jusqu’alors en vigueur[13]. Une requérante ajoute qu’alors même que le code de justice administrative a été modifié par décret du 2 novembre 2016, la nouvelle règle n’y a pas été intégrée[14].
92. Un requérant déplore que ce principe soit appliqué de manière extensive et systématique au contentieux administratif, chaque nouveau type d’application revêtant un effet immédiat[15]. Il mentionne ainsi que si ce principe ne concernait initialement que les seules décisions individuelles expresses, il a depuis été étendu aux décisions pécuniaires, aux titres exécutoires, aux décisions prises sur recours administratifs préalables obligatoires, aux décisions implicites de rejet, aux décisions d’espèce (ni réglementaires, ni individuelles), aux décisions individuelles dont il est excipé de l’illégalité. Il mentionne également son application aux litiges en matière de travaux publics, de fiscalité et d’urbanisme.
93. En troisième lieu, les requérants soutiennent que le revirement de jurisprudence qu’ils contestent procède d’une inversion de la protection apportée par le principe de sécurité juridique, au détriment des justiciables, atteignant de manière disproportionnée leur droit d’accès à un tribunal. Ils considèrent qu’il appartient à l’administration de se conformer au droit applicable et que le principe de sécurité juridique n’a pas vocation à protéger l’État : en décidant que les délais de recours ne seraient pas opposables, l’administration s’est astreinte, d’elle-même, à l’insécurité juridique dans les hypothèses où elle omettrait les mentions obligatoires sur ses décisions[16]. Selon un requérant, la commodité de la jurisprudence Czabaj pour l’administration ne doit pouvoir se confondre avec l’intérêt général[17]. Ils déplorent que ce revirement puisse conduire l’administration à profiter de l’ignorance des usagers en vue de réduire le risque contentieux[18] et qu’il ait pour effet de faire peser sur les justiciables la charge d’établir la matérialité de « circonstances particulières » susceptibles d’écarter le délai raisonnable d’un an alors que l’administration n’a pas à établir la matérialité de l’intérêt général susceptible d’être lésé par l’absence d’opposabilité d’un délai de recours[19].
94. En quatrième lieu, s’agissant du délai raisonnable fixé à un an en règle générale, certains requérants soutiennent que le délai est trop court au regard de l’ignorance dans laquelle se trouve l’usager qui reçoit une décision sur laquelle ne figure pas la mention des voies et délais de recours. Selon eux, la diligence requise du justiciable ne peut être opposée qu’à partir du moment où il est informé de la possibilité d’agir en justice[20].
95. Ils se plaignent de la circonstance selon laquelle la recevabilité de la requête ne sera plus appréciée au regard de l’acte contesté mais du comportement du requérant et du fait que les juridictions pourront déterminer de manière souveraine le délai de recevabilité applicable à chaque cas d’espèce ce qui engendrera des décisions inégalitaires[21].
96. Les requérants soutiennent au demeurant que la notion de circonstances particulières est imprécise, le Conseil d’État n’en donnant aucune définition et déplorent que les décisions écartant le nouveau délai prétorien en raison desdites circonstances revêtent un caractère exceptionnel, ne recensant qu’un seul cas relatif à la libération des liens d’allégeance avec la France[22].
97. En cinquième lieu, s’agissant de la possibilité pour un justiciable de faire état de circonstances particulières, plusieurs requérants déplorent que le Conseil d’État ait accordé la possibilité aux juridictions de rejeter une requête par ordonnance sur le fondement de la jurisprudence Czabaj sans soulever de moyen d’ordre public[23]. Deux requérants se plaignent également d’avoir vu leur requête rejetée sur le fondement de la jurisprudence Czabaj sans jamais avoir été invités à formuler d’observations quant au caractère tardif de leur recours[24].
98. En sixième lieu, les requérants reprochent aux juridictions de retenir une acception trop large de la théorie de la connaissance acquise dans les cas où la décision attaquée n’a pas été notifiée à un requérant[25].
99. À cet égard, M. Legros fait en particulier valoir, dans son dossier, que n’ayant jamais été destinataire de la décision de préemption, il ne pouvait être présumé la connaître et que si les juridictions internes se sont fondées sur la circonstance que le TGI de Pontoise l’avait informé par lettre simple de l’exercice du droit de préemption par la commune, elles n’ont pas recherché si la preuve de la réception de cette lettre avait été rapportée. Il soutient par ailleurs que la connaissance de la décision de préemption n’impliquait pas la connaissance de la délibération de la commune autorisant le maire à préempter.
100. M. Trani soutient n’avoir eu connaissance du non‑respect des éléments définis dans l’arrêté de cessibilité que le 21 mai 2013 à l’occasion d’une étude réalisée par un géomètre expert.
101. MM. Mebtoul et autres font valoir que si le Conseil d’État a jugé qu’ils devaient être regardés comme ayant eu connaissance au plus tard dans le courant de l’année 2005 de la décision de leur licenciement et du rejet du recours hiérarchique dirigé contre cette décision, ils contestent cette analyse dès lors que la procédure de 2005 ne fait pas état du recours hiérarchique et de la décision du ministre. Selon eux, il s’agissait d’une conclusion arbitraire et manifestement déraisonnable annihilant leur droit au recours.
102. En septième lieu, s’agissant de la comparaison du principe du délai raisonnable posé dans la décision Czabaj avec l’arrêt Arango Jaramillo c. BEI de la Cour de justice de l’Union européenne, une requérante soutient qu’elle n’est pas pertinente dans la mesure où le délai raisonnable dégagé dans cette jurisprudence palliait l’absence d’un texte prévoyant un délai de recours, ce qui n’était pas le cas en droit français où des dispositions réglementaires encadraient déjà le délai de recours contentieux et les conditions de son opposabilité[26].
103. En huitième lieu, les requérants soutiennent avoir été victimes de l’application immédiate, en cours d’instance, et, partant, rétroactive, de la jurisprudence, qui a, selon eux, atteint la substance même de leur droit au recours. Ils relèvent qu’à la date d’introduction de leurs requêtes devant les juridictions internes, l’état du droit sur les délais de recours était sans ambiguïté : en l’absence de mention des voies et délais de recours sur une décision, le justiciable pouvait la contester indéfiniment ainsi que le prévoyaient tant l’article R. 421-5 du code de justice administrative que la jurisprudence administrative[27].
104. Ils soutiennent que le revirement de jurisprudence n’était pas prévisible. Selon eux, ni la doctrine universitaire, ni le législateur, ni même le Conseil d’État dans ses études annuelles, n’avaient jamais appelé à un tel revirement[28]. Une requérante se plaint également de l’absence de régularisation possible de l’irrecevabilité opposée[29].
105. Selon certains requérants, le Conseil d’État prévoit pourtant régulièrement une modulation de l’application dans le temps d’une nouvelle règle prétorienne lorsque les circonstances le justifient[30]. À cet égard, un requérant se prévaut d’une décision du Conseil d’État postérieure à la décision Czabaj ayant prévu un report dans le temps de l’application d’une nouvelle règle prétorienne de forclusion laquelle revenait sur une jurisprudence antérieure bien établie (Conseil d’État, 13.03.2020, 435634)[31].
106. Certains requérants comparent la solution consacrée par le Conseil d’État avec la jurisprudence de la Cour de cassation française (par exemple Cour de cassation, civ., 19 mai 2021, no 20‑12.520) selon laquelle une règle de procédure ne peut rétroagir, précisément parce qu’elle porte atteinte au droit d’accès à un tribunal au sens de l’article 6 § 1 de la Convention[32]. Selon un requérant, il ne saurait être admis que les revirements de jurisprudence concernant des règles de procédure aient ou non un effet rétroactif selon l’ordre de juridiction[33].
107. Enfin, un requérant fait valoir qu’alors qu’il avait saisi la juridiction de première instance avant le revirement opéré par la jurisprudence Czabaj, c’est le délai de jugement imputable aux juridictions qui leur a permis de faire application de cette nouvelle condition de recevabilité ; il souligne qu’il avait pourtant été diligent pour faire avancer la procédure juridictionnelle[34].
108. En neuvième et dernier lieu, concernant le stade de la procédure auquel la règle issue du revirement de jurisprudence a été appliquée, certains requérants se plaignent de ce que la tardiveté leur a été opposée dès la première instance de sorte qu’aucune juridiction n’a pu examiner leur litige au fond[35]. D’autres requérants déplorent qu’elle leur ait été opposée alors qu’ils avaient obtenu gain de cause en première instance ou en appel[36].
b) Le Gouvernement
109. En premier lieu, le Gouvernement relève que les stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention sont applicables, dans leur volet civil, à l’ensemble des affaires.
110. En deuxième lieu, il soutient que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et que, lorsqu’il règlemente ce droit, l’État bénéficie d’une marge d’appréciation. Il ajoute que les limites à ce droit se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention lorsqu’elles poursuivent un but légitime et qu’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé.
111. Le Gouvernement soutient que la Cour a précisé qu’en cas d’indication incomplète ou inexacte des délais à respecter par les autorités, les juridictions nationales doivent prendre en compte les circonstances particulières de l’affaire et ne pas appliquer les jurisprudences pertinentes de manière trop rigide. Selon lui, elle adopte ainsi une approche in concreto, exigeant toutefois du requérant qu’il agisse avec toute la diligence requise, d’autant plus lorsqu’il est représenté par un avocat.
112. Le Gouvernement fait valoir que l’application d’un délai de recours raisonnable aux instances en cours, s’il restreint l’accès au juge, poursuit néanmoins un but légitime par des moyens qui sont proportionnés à la poursuite de ce but.
113. Il soutient que l’introduction d’un tel délai répondait à un objectif de sécurité juridique, qui implique, sous réserve que la décision administrative litigieuse ait été notifiée à son destinataire ou qu’il soit établi qu’il en avait eu connaissance, que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps.
114. À cet égard, le Gouvernement fait valoir que le principe de sécurité juridique peut s’appliquer à la personne publique et qu’il doit bénéficier aux tiers intéressés au maintien d’une décision. Il donne comme exemple l’annulation d’un licenciement des années après qu’il a eu lieu. Selon le Gouvernement, celui-ci emporterait des conséquences importantes sur les finances publiques d’une collectivité employeuse de même que sur les autres agents et sur les usagers.
115. En troisième lieu, le Gouvernement, renvoyant au point 6 de la décision Czabaj (paragraphe 67 ci-dessus), soutient que le Conseil d’État s’est livré à un examen attentif de proportionnalité entre le but légitime de sécurité juridique poursuivi et le moyen employé qu’est l’introduction d’un délai de recours raisonnable applicable aux instances en cours.
116. Il fait également valoir qu’un équilibre a été atteint pour assurer le respect tant du principe de sécurité juridique que du principe de légalité. En particulier, le délai raisonnable en cause est seulement indicatif et peut être écarté dans des circonstances particulières. Il souligne à cet égard que les requérants sont toujours invités à formuler des observations afin de faire valoir ces circonstances particulières.
117. Il relève que le Conseil d’État a déjà dégagé des délais de recours raisonnables supérieurs à un an, par exemple pour les décrets de libération des liens d’allégeance (trois ans), et reconnu que des circonstances particulières justifiaient de ne pas appliquer le délai raisonnable à l’issue duquel le recours devait être considéré comme tardif.
118. En quatrième lieu, concernant l’application immédiate du principe issu de la décision Czabaj, le Gouvernement fait valoir que les revirements de jurisprudence ont en principe une portée rétroactive dès lors que le changement opéré révèle un état de la règle de droit qui est censé avoir existé depuis l’entrée en vigueur d’une telle règle dans l’ordonnancement juridique.
119. Il soutient que la Cour reconnaît une marge d’appréciation aux États en matière de rétroactivité de la règle prétorienne et que les exigences de sécurité juridique et de protection de la confiance légitime des justiciables ne consacrent pas de droit acquis à une jurisprudence constante. Il souligne que si la sécurité juridique implique que les règles d’ordre public concernant les délais de recours et la recevabilité des requêtes ne soient pas modifiées en cours d’instance, elle implique également que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps.
120. Le Gouvernement, citant plusieurs décisions, soutient que le Conseil d’État a prévu la possibilité de moduler l’application dans le temps d’une règle prétorienne nouvelle si les circonstances de l’espèce le justifient, en particulier lorsque le droit au recours pourrait se trouver gravement atteint. Il soutient néanmoins que ce n’est qu’après avoir effectué une balance attentive des intérêts en présence que le Conseil d’État a jugé qu’il y avait lieu d’appliquer le principe du délai de recours raisonnable aux instances en cours.
121. Il en conclut que si l’application du principe issu de la décision Czabaj aux instances en cours restreint les possibilités de recours des usagers contre les décisions administratives individuelles, il ne méconnaît pas le droit à un tribunal tel que protégé par l’article 6 § 1 de la Convention.
122. En cinquième lieu, le Gouvernement fait valoir que le stade de la procédure auquel le délai raisonnable de recours a été opposé aux requérants n’a pas d’incidence sur la conformité des solutions adoptées par les tribunaux et cours aux stipulations de l’article 6 § 1 de la Convention dès lors que la tardiveté de la requête est une cause d’irrecevabilité qui doit être relevée d’office par tout juge du fond et que, bien qu’elle ne soit pas régularisable, les requérants peuvent se prévaloir de l’existence de circonstances particulières pour qu’elle soit écartée. Il ajoute que la durée des procédures n’a pas eu d’incidence sur l’application de la décision Czabaj, le délai raisonnable de recours s’appréciant lors de l’introduction de la requête devant le juge de première instance.
123. En sixième lieu, le Gouvernement fait valoir que la Cour de justice de l’Union européenne, dans un arrêt du 28 février 2013 Arango Jaramillo et autres c. BEI (C-334/12, § 33), a reconnu valable le principe prétorien d’un délai raisonnable de recours lorsqu’aucune disposition du droit de l’Union n’a prévu le délai dans lequel ce recours ou cette demande doivent être introduits.
124. Le Gouvernement conclut ses observations en constatant que les requérants ont attendu entre 3 et 26 ans avant de saisir la juridiction compétente à l’encontre des décisions qui leur étaient défavorables. Il ajoute qu’ils ont été invités par les formations de jugement à formuler des observations sur l’éventuelle application à leur cas du délai raisonnable d’un an et à transmettre tout élément de nature à renverser la présomption de tardiveté de leurs requêtes. Il soutient que dans les présentes affaires, eu égard à l’ensemble de ces éléments, l’application de la jurisprudence Czabaj aux litiges en cours n’a pas porté atteinte au principe de sécurité juridique et au droit d’accès à un tribunal résultant de l’article 6 § 1 de la Convention.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes applicables
125. La Cour rappelle que le droit d’accès à un tribunal doit être concret et effectif. L’effectivité de l’accès au juge suppose qu’un individu jouisse d’une possibilité claire et concrète de contester un acte constituant une ingérence dans ses droits (voir, notamment, Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 86, 29 novembre 2016, et Allègre c. France, no 22008/12, § 50, 12 juillet 2018).
126. Le droit d’accès aux tribunaux n’étant toutefois pas absolu, il peut donner lieu à des limitations implicitement admises car il appelle en raison de sa nature même une réglementation par l’État, réglementation qui peut varier dans le temps et dans l’espace en fonction des besoins et des ressources de la communauté et des individus. En élaborant pareille réglementation, les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation. S’il appartient à la Cour de statuer en dernier ressort sur le respect des exigences de la Convention, elle n’a pas qualité pour substituer à l’appréciation des autorités nationales une autre appréciation de ce que pourrait être la meilleure politique en la matière (Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres, précité, § 89, Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, § 78, 5 avril 2018, et Allègre, précité, § 51).
127. En particulier, elle rappelle qu’elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes ; c’est au premier chef aux autorités nationales, et notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97 et 9 autres, § 33, CEDH 2000‑I, et Gil Sanjuan c. Espagne, no 48297/15, § 33, 26 mai 2020), le rôle de la Cour étant seulement de vérifier la compatibilité des effets de telle interprétation avec la Convention (Zubac, précité, §§ 79 et 81, Miragall Escolano et autres, précité, § 33, Allègre, précité, § 54, et Gil Sanjuan, précité, § 33). Elle relève à cet égard qu’une évolution de la jurisprudence des juridictions internes n’est pas, en elle-même, contraire à la bonne administration de la justice, dès lors que l’absence d’une approche dynamique et évolutive risquerait de faire obstacle à toute réforme ou amélioration (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 116, Unédic c. France, no 20153/04, § 74, 18 décembre 2008, Legrand c. France, no 23228/08, §§ 36-37, 26 mai 2011, et Allègre, précité, § 52).
128. La Cour considère néanmoins que les limitations appliquées au droit d’accès à un tribunal ne sauraient restreindre cet accès d’une manière ou à un point tels que ce droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En outre, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres, précité, § 89, Zubac, précité, § 78, Guillard c. France, no 24488/04, § 34, 15 janvier 2009, et Allègre, précité, § 51).
129. S’agissant, en particulier, des délais légaux de péremption ou de prescription, la Cour rappelle avoir elle-même relevé qu’ils figurent parmi les restrictions légitimes au droit à un tribunal et ont plusieurs finalités importantes. Il s’agit, d’une part, de garantir la sécurité juridique en fixant un terme aux actions et de mettre les défendeurs potentiels à l’abri de plaintes tardives, peut-être difficiles à contrer. À cet égard, la Cour rappelle que l’un des éléments fondamentaux de la prééminence du droit est le principe de la sécurité des rapports juridiques, lequel tend notamment à garantir aux justiciables une certaine stabilité des situations juridiques ainsi qu’à favoriser la confiance du public dans la justice (Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, § 61, CEDH 1999-VII, et, Nejdet Şahin et Perihan Şahin c. Turquie [GC], no 13279/05, § 57, 20 octobre 2011). Il s’agit, d’autre part, d’empêcher l’injustice qui pourrait se produire si les tribunaux étaient appelés à se prononcer sur des événements survenus loin dans le passé à partir d’éléments de preuve auxquels on ne pourrait plus ajouter foi et qui seraient incomplets en raison du temps écoulé (Sanofi Pasteur c. France, no 25137/16, § 50, 13 février 2020). La Cour réaffirme que l’existence de tels délais n’est pas en soi incompatible avec la Convention (Baničević c. Croatie (déc.), § 32, no 44252/10, 2 octobre 2012).
130. Elle rappelle toutefois que, pour satisfaire aux exigences attachées à l’article 6 § 1 de la Convention, ces limitations doivent être entourées de certaines garanties pour le justiciable. À cet égard, elle souligne que cet article n’astreint pas les États contractants à créer des cours d’appel ou de cassation ; cependant, si de telles juridictions existent, les garanties qui y sont attachées doivent être respectées (Zubac, précité, § 80).
131. D’une part, la Cour réaffirme que l’effectivité du droit d’accès à un tribunal, s’agissant notamment des règles de forme, de délais de recours et de prescription est assurée par l’accessibilité, la clarté et la prévisibilité des dispositions légales et de la jurisprudence (Zubac, précité, §§ 87-89, Legrand, précité, § 34, Petko Petkov c. Bulgarie, no 2834/06, § 32, 19 février 2013, Allègre, précité, § 50, et Gil Sanjuan, précité, § 38).
132. D’autre part, la réglementation relative aux formalités et aux délais à observer pour former un recours, ou l’application qui en est faite, ne devrait pas empêcher le justiciable de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Pérez de Rada Cavanilles c. Espagne, 28 octobre 1998, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1998-VIII, Kaufmann c. Italie, no 14021/02, § 32, 19 mai 2005, Melnyk c. Ukraine, no 23436/03, § 23, 28 mars 2006, et Guillard c. France, précité, § 35). À cet égard, la Cour attache de l’importance à la question de savoir si le requérant était représenté au cours de la procédure et si lui-même et/ou son représentant en justice ont fait preuve de la diligence requise pour l’accomplissement des actes de procédure pertinents. La Cour considère qu’une restriction à l’accès à un tribunal est disproportionnée quand l’irrecevabilité d’un recours résulte de l’imputation au requérant d’une faute dont celui-ci n’est objectivement pas responsable (Zubac, précité, §§ 93-95 et les jurisprudences citées, et Magomedov et autres c. Russie, nos 33636/09 et 9 autres, § 94, 28 mars 2017). La Cour tient enfin compte de la possibilité pour les requérants, d’une part, de présenter des observations sur l’existence éventuelle de motifs d’irrecevabilité et, d’autre part, de remédier aux lacunes constatées (Gil Sanjuan, précité, § 34).
b) Application de ces principes aux cas d’espèce
133. S’agissant de l’application des principes susmentionnés aux cas d’espèce, la Cour se prononcera tout d’abord sur la consécration, par voie prétorienne, d’un délai raisonnable de recours contentieux (i) puis examinera les conséquences de l’application de ce délai aux instances en cours (ii).
i. Sur le principe de la création, par voie prétorienne, d’une limitation temporelle du droit de présenter un recours contentieux
134. À titre liminaire, la Cour se penchera sur la nature de la limitation du droit au recours introduite par la décision Czabaj.
135. La Cour note que, par cette décision, le Conseil d’État a créé, de manière prétorienne, une limitation temporelle d’ordre procédural susceptible, dans certains cas, d’entraîner l’irrecevabilité du recours formé contre une décision administrative individuelle, faisant ainsi obstacle à ce que les juridictions puissent apprécier le fond du litige.
136. Elle relève que le Conseil d’État s’est abstenu de qualifier la nature du délai raisonnable de recours dont il a consacré l’existence dans cette décision (a contrario d’autres décisions, voir par exemple paragraphe 66 ci‑dessus). Le rapporteur public a, quant à lui, exclu tant la qualification de prescription que celle de forclusion (paragraphe 68 ci-dessus).
137. La Cour considère qu’il ne lui appartient pas, alors que les autorités nationales se sont délibérément abstenues de le faire, de qualifier, au regard du droit interne, la nature de ce délai raisonnable de recours. Elle note que selon les termes de la décision Czabaj, la règle qu’elle énonce « a pour seul objet de borner dans le temps les conséquences de la sanction attachée au défaut de mention des voies et délais de recours » (paragraphe 67 ci-dessus). Elle relève en outre que la consécration de cette nouvelle limitation dans le temps de la justiciabilité des décisions administratives individuelles peut être comprise comme visant non seulement à tempérer l’ampleur de la sanction attachée à la méconnaissance, par l’administration, de la garantie que constitue pour le destinataire d’une décision la mention des voies et délais de recours mais aussi à sanctionner l’éventuel abus du droit de recours de la part d’un requérant ayant, en pratique, eu connaissance de la décision qu’il attaque bien longtemps avant l’introduction de sa requête.
138. Sans qu’il soit besoin de se prononcer sur la nature exacte de cette restriction du droit d’accès au tribunal, la Cour considère que cette nouvelle règle de recevabilité touche non pas aux seules modalités d’exercice du droit au recours, ainsi que l’a estimé le Conseil d’État, mais est susceptible d’affecter sa substance même.
139. Ayant précisé ces éléments, la Cour rappelle, en premier lieu, qu’elle considère, s’agissant de l’élaboration de règles régissant l’accès à un tribunal, que les États jouissent d’une certaine marge d’appréciation. Elle souligne que tel est le cas indépendamment du fait qu’il s’agisse de dispositions élaborées dans le cadre législatif et réglementaire ou de normes dégagées dans le cadre jurisprudentiel (voir, notamment, mutatis mutandis, Cantoni c. France, 15 novembre 1996, § 29, Recueil des arrêts et décisions 1996-V, et Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 88, CEDH 2005-XI).
140. La Cour rappelle que l’évolution de la jurisprudence n’est pas en soi contraire aux droits protégés par l’article 6 de la Convention et qu’elle n’a pas à se prononcer sur l’opportunité d’une telle évolution (Legrand, précité, § 41). Ainsi, quand bien même la jurisprudence administrative antérieure à la décision Czabaj ne retenait l’existence d’aucun délai de recours quand les conditions d’opposabilité du délai de recours de droit commun n’étaient pas remplies (paragraphes 61 à 63 ci-dessus), la Cour ne saurait substituer son appréciation à celle des autorités nationales quant à la nécessité d’une modification de ces règles par voie prétorienne (Sen et autres c. Turquie (déc)[comité], no 24537/10, 14 février 2012). Elle rappelle à cet égard qu’elle doit éviter toute immixtion injustifiée dans l’exercice des fonctions juridictionnelles, de même que dans l’organisation juridictionnelle des États (Allègre, précité, § 63).
141. En deuxième lieu, la Cour constate que la règle dégagée par la décision Czabaj vise, selon ses propres termes, à assurer la bonne administration de la justice et le respect du principe de sécurité juridique (paragraphe 67 ci-dessus). Elle reconnaît qu’il s’agit là de buts légitimes. Elle relève que cette règle nouvelle, que le Conseil d’État rattache au principe de sécurité juridique, vise à remédier aux effets combinés de l’article R. 421-5 du code de justice administrative et de la jurisprudence jusqu’alors bien établie à savoir, en l’absence de notification des voies et délais de recours qui constitue la condition de l’opposabilité de ces derniers, la possibilité pour le destinataire d’une décision de la contester indéfiniment.
142. Eu égard à ce qu’elle a rappelé précédemment concernant la légitimité de délais légaux de péremption ou de prescription (paragraphe 129 ci-dessus), la Cour souligne que, contrairement à ce que soutiennent les requérants, le principe de sécurité juridique ne saurait bénéficier au seul justiciable mais vise également à protéger les défendeurs et les tiers.
143. En troisième lieu, s’agissant du rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et les buts visés, la Cour relève que le délai raisonnable consacré par la décision Czabaj est normalement fixé à un an. Elle note, ainsi qu’en a fait état le rapporteur public dans ses conclusions sur cette affaire que, parmi les règles et pratiques en vigueur dans trois autres États européens et celles mises en œuvre dans le champ du droit de l’Union européenne (paragraphe 68 ci-dessus), le délai d’un an est le plus long de ceux applicables dans les hypothèses d’une information inexistante ou défaillante sur les voies et délais de recours.
144. Dans ces conditions, la Cour considère que la consécration d’un délai raisonnable de recours contentieux, fixé, en règle générale, à une année à compter du moment où le requérant a eu connaissance de la décision dont il est le destinataire, accorde à celui-ci une période de temps qui ne saurait être regardée, en principe, comme insuffisante pour pouvoir s’enquérir des voies et délais de recours lui permettant de contester cette décision. Elle relève que si cette nouvelle cause d’irrecevabilité n’est pas susceptible de donner lieu à régularisation en cours d’instance sur le fondement de l’article R. 612-1 du code de justice administrative, le requérant est néanmoins mis à même de justifier de circonstances particulières pouvant entraîner, à l’appréciation du juge, l’allongement du délai raisonnable.
145. En quatrième lieu, la Cour note que ce délai raisonnable ne se déclenche qu’en l’absence d’opposabilité du délai réglementaire de droit commun fixé à deux mois (paragraphe 55 ci-dessus), à savoir dans la situation particulière où l’auteur de la décision attaquée a omis d’indiquer les voies et délais de recours au destinataire de la décision, et à compter du moment où est établie, sous le contrôle du juge, la connaissance par le requérant de cette décision.
146. À cet égard, la Cour relève que si les requérants soutiennent que l’approche adoptée par les juridictions administratives pour établir l’existence de la connaissance acquise d’une décision n’est pas suffisamment encadrée, celle-ci résulte d’une jurisprudence bien établie et préexistante à la décision Czabaj (paragraphes 64 et 65 ci-dessus), dont il n’est pas démontré qu’elle aurait eu pour objet ou pour effet d’en modifier l’économie générale.
147. En cinquième et dernier lieu, la Cour souligne que la décision Czabaj prévoit que le délai raisonnable de recours est susceptible, en fonction des circonstances de chaque espèce, de faire l’objet d’une prorogation (voir pour une telle prorogation les paragraphes 72 et 73 ci‑dessus).
148. Dans ces conditions, la Cour considère que la création, par voie prétorienne, d’une nouvelle condition de recevabilité, fondée sur des motifs suffisants justifiant le revirement de jurisprudence opéré, ne porte pas, alors même qu’elle est susceptible d’affecter la substance du droit de recours, une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal tel que protégé par l’article 6 § 1 de la Convention.
ii. Sur l’application aux instances en cours d’un nouveau délai de recours contentieux
149. Il revient ensuite à la Cour d’examiner in concreto si l’application du revirement de jurisprudence dans les instances en cours a méconnu le principe de sécurité juridique dans une mesure telle que cela aurait eu pour effet de porter atteinte à la substance même du droit au recours des requérants (De Geouffre de la Pradelle c. France, 16 décembre 1992, § 31, série A no 253-B).
150. En premier lieu, la Cour relève qu’à la date à laquelle les requérants ont introduit leurs requêtes respectives devant la juridiction administrative de première instance, les règles relatives au délai de recours contentieux et à son opposabilité étaient déterminées par les dispositions des articles R. 421-1, R. 421-3 et R. 421-5 du code de justice administrative, l’article 19 de la loi du 12 avril 2000 et les articles L. 112-3, L. 112-6 et R. 112-5 du code des relations entre le public et l’administration (paragraphes 55 à 58 ci-dessus).
151. Par ailleurs, il existait une jurisprudence administrative bien établie précisant les modalités d’opposabilité du délai de recours contentieux et prévoyant, en cas de non-respect de celles-ci, la possibilité de contester, de manière perpétuelle, les décisions administratives individuelles (paragraphes 61 à 63 ci-dessus). En ce qui concerne l’abus du droit de recours, la Cour note que ni les textes applicables ni la jurisprudence n’en avait fait une cause d’irrecevabilité. La seule sanction d’un tel abus prévue jusqu’alors était la possibilité d’infliger au requérant une amende pour recours abusif, sur le fondement de l’article R. 741-12 du code de justice administrative, hormis dans l’hypothèse où il aurait obtenu entière satisfaction sur le fond du litige.
152. La Cour note que la nouvelle cause d’irrecevabilité issue du revirement de jurisprudence a été consacrée à une date postérieure à celle à laquelle les requêtes de première instance de chacun des requérants ont été introduites. Il s’ensuit que l’application immédiate, en cours d’instance, de la nouvelle règle de délai de recours revient à ce que la cause d’irrecevabilité a été opposée rétroactivement à l’ensemble des requérants (voir en ce sens Gil Sanjuan, précité, §§ 32 et 35).
153. D’une part, elle constate qu’il n’est pas contesté qu’aucune erreur procédurale ne pouvait être imputée aux requérants concernant le délai de recours contentieux à la date d’introduction de leur requête (Gil Sanjuan, précité, §§ 40 et 43). Elle relève d’ailleurs que, dans un certain nombre des présentes affaires, seul le délai mis par les juridictions pour rendre une décision a rendu possible l’application en cours d’instance de la décision Czabaj.
154. D’autre part, la Cour note que le non-respect du nouveau délai raisonnable, dégagé par voie prétorienne, a constitué l’unique motif d’irrecevabilité opposé aux requérants (Gil Sanjuan, précité, § 41).
155. La Cour ajoute au demeurant que, hormis le cas de Mme Baclet, les requêtes des intéressés n’ont jamais été tranchées au fond, ou bien l’ont été en leur faveur avant que ne leur soit ensuite opposée l’irrecevabilité au stade de l’instance d’appel ou de cassation.
156. En deuxième lieu, la Cour relève que les requérants font valoir, sans être contestés, sur ce point, par le Gouvernement, que ce revirement de jurisprudence était, de leur point de vue, absolument imprévisible, en l’absence de tout élément permettant d’en augurer l’intervention.
157. Eu égard à ces éléments, et à la circonstance que les requérants n’étaient pas parties à la procédure contentieuse ayant abouti à la décision Czabaj, la Cour considère qu’à la date à laquelle ils ont saisi les tribunaux administratifs ils ne pouvaient raisonnablement anticiper le contenu et les effets de la décision Czabaj sur la recevabilité de leurs recours respectifs (Gil Sanjuan, précité, § 39).
158. En troisième lieu, la Cour note que le Gouvernement, tout en reconnaissant que la tardiveté du recours n’est pas une cause d’irrecevabilité susceptible d’être régularisée en cours d’instance, invoque la possibilité pour les requérants de faire valoir des circonstances particulières propres à allonger la durée du délai raisonnable, fixée, en règle générale, à un an. Il ajoute que les juridictions ont effectivement mis les requérants à même de présenter leurs observations sur ce point en leur communicant un moyen relevé d’office dans les conditions prévues par l’article R. 611-7 du code de justice administrative.
159. La Cour relève néanmoins que la justification de circonstances particulières ne conduit pas le juge à écarter l’exigence d’introduction du recours dans un délai raisonnable mais a seulement pour effet d’allonger la durée de ce dernier. La Cour ne peut que constater que, dans aucune des présentes requêtes, les juridictions n’ont considéré que de telles circonstances devaient être retenues. La Cour considère, qu’en l’absence, à cette période, de jurisprudence établie sur ce point, il était difficile aux requérants d’anticiper la nature des circonstances particulières susceptibles d’allonger la durée de ce délai raisonnable. Au demeurant, les illustrations jurisprudentielles citées par le Gouvernement ne correspondent à aucun des cas d’espèce dans lesquels se trouvaient ces derniers. Dans ces conditions, la Cour considère que les requérants, en ce qui concerne leurs litiges respectifs, n’avaient pas de perspective raisonnable de voir allongé le délai raisonnable d’une année. Ils ne peuvent donc être regardés comme ayant effectivement, dans les circonstances des espèces, eu la possibilité de remédier à la cause d’irrecevabilité issue de la jurisprudence nouvelle qui leur fut appliquée rétroactivement (Gil Sanjuan, précité, §§ 41-42).
160. En quatrième lieu, la Cour note que le Gouvernement n’apporte pas d’autre explication concernant l’absence de report dans le temps de l’application du délai raisonnable de recours contentieux que celle ressortant des motifs mêmes de la décision Czabaj, alors que, comme le relèvent les requérants, le Conseil d’État a notamment, postérieurement à celle-ci, procédé à un tel report pour une règle de forclusion (paragraphe 66 ci‑dessus).
161. De l’ensemble de ces considérations, la Cour conclut que le rejet pour tardiveté, par application rétroactive du nouveau délai issu de la décision Czabaj, des recours des requérants, introduits antérieurement à ce revirement jurisprudentiel, était imprévisible. En outre, elle rappelle que les observations qu’ils ont, le cas échéant, pu présenter, n’ont pas été susceptibles in concreto d’allonger la durée du « délai raisonnable » fixé en règle générale à une année par cette nouvelle décision. Dans ces conditions, la Cour considère que l’application aux instances en cours de la nouvelle règle de délai de recours contentieux, qui était pour les requérants à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique, a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée (Gil Sanjuan, précité, § 44).
162. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1ER DU PROTOCOLE NO 1
163. Le requérant, M. Legros, se plaint d’une atteinte injustifiée au droit au respect de ses biens, notamment en raison de la tardiveté opposée à sa requête par les juridictions internes. Il invoque l’article 1er du Protocole no 1, aux termes duquel :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
164. Constatant que le grief tiré de la violation de l’article 1er du Protocole no 1 présenté par M. Legros n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
165. Le requérant soutient qu’en tant qu’adjudicataire par décision de justice de l’immeuble litigieux, il pouvait se prévaloir d’une espérance légitime d’obtenir la jouissance effective de son bien.
166. En premier lieu, il fait valoir que l’ingérence dans son droit de propriété, que constitue la décision de préemption prise par la commune de Bonneuil en France, était illégale, pour des raisons liées au mode d’aliénation du bien et à l’absence d’intérêt général du projet élaboré par la commune concernant ce bien.
167. En deuxième lieu, le requérant soutient que la limitation de son droit au recours a eu pour effet de rendre l’ingérence dans son droit de propriété disproportionnée.
168. En troisième lieu, il fait valoir ne jamais avoir renoncé à son droit de rétrocession et soutient qu’il aurait procédé à une vraie rénovation du bien en cause. Il souligne que dans l’hypothèse où l’acquéreur évincé par une décision de préemption illégale ne peut acquérir le bien, la loi elle-même a prévu son droit à indemnisation. Il en conclut qu’il disposait d’une espérance légitime sérieuse ou bien de se voir rétrocéder le bien illégalement préempté ou bien d’obtenir l’indemnisation de son préjudice.
b) Le Gouvernement
169. Le Gouvernement admet qu’en l’espèce, lors de l’introduction de son recours devant le juge administratif, aucun délai de recours n’était opposable à M. Legros. Il fait toutefois valoir que ce jugement n’était pas définitif, la commune en ayant relevé appel. Il en déduit que l’annulation de la décision de préemption et l’injonction dont elle était assortie ne pouvaient constituer un intérêt patrimonial suffisamment établi.
170. Selon le Gouvernement, la réintégration de l’acquéreur évincé dans ses droits emporte toujours un fort aléa résultant des droits qui ont pu être acquis sur l’immeuble faisant l’objet de la préemption par les tiers de bonne foi ainsi que de la balance des intérêts publics et privés en présence.
171. Le Gouvernement fait valoir qu’à supposer qu’une espérance légitime soit caractérisée, la limitation au droit de M. Legros au respect de ses biens a été légale et proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
172. Le Gouvernement rappelle que la Cour admet qu’il n’y a pas de droit acquis à une jurisprudence établie et que les États peuvent procéder à des revirements de jurisprudence, ce dont il résulte qu’un revirement de jurisprudence peut légalement être constitutif d’une ingérence au sens des dispositions de l’article 1er du Protocole no 1, qu’il soit ou non appliqué aux instances en cours. Il relève également que la jurisprudence Czabaj poursuivait les buts légitimes de sécurité juridique et de bonne administration de la justice. Se rapportant aux arguments présentés dans le cadre du grief relatif à l’article 6 § 1 de la Convention, le Gouvernement fait valoir que l’ingérence n’est pas davantage disproportionnée au cas d’espèce.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes applicables
173. Pour se concilier avec la règle générale énoncée à la première phrase du premier alinéa de l’article 1er du Protocole no 1, une atteinte au droit au respect des biens doit ménager un « juste équilibre » entre les exigences de l’intérêt général de la collectivité et celles de la protection des droits fondamentaux de l’individu (Beyeler c. Italie [GC], no 33202/96, § 107, CEDH 2000-I, Zehentner c. Autriche, no 20082/02, § 72, 16 juillet 2009, et Elif Kızıl c. Turquie, no 4601/06, § 87, 24 mars 2020). En outre, la nécessité d’examiner la question du juste équilibre « ne peut se faire sentir que lorsqu’il s’est avéré que l’ingérence litigieuse a respecté le principe de la légalité et n’était pas arbitraire » (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 58, CEDH 1999-II, et Beyeler, précité, § 107).
174. L’article 1er du Protocole no 1 tend pour l’essentiel à prémunir l’individu contre toute atteinte de l’État au respect de ses biens. Or, en vertu de l’article 1er de la Convention, chaque État contractant « reconna[ît] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (…) Convention ». Cette obligation générale de garantir l’exercice effectif des droits définis par cet instrument peut impliquer des obligations positives. En ce qui concerne l’article 1er du Protocole no 1, de telles obligations positives peuvent entraîner pour l’État certaines mesures nécessaires pour protéger le droit de propriété (Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 143, CEDH 2004-V, et Elif Kızıl, précité, § 88).
175. Nonobstant le silence de l’article 1er du Protocole no 1 en matière d’exigences procédurales, les procédures applicables à une espèce doivent aussi offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte au droit au respect des biens (Zehentner, précité, § 73, Société Anonyme Thaleia Karydi Axte c. Grèce, no 44769/07, § 36, 5 novembre 2009, et Elif Kızıl, précité, § 89).
b) Application de ces principes au cas d’espèce
176. La Cour constate que le grief du requérant concerne la perte de jouissance de son bien résultant d’une délibération communale autorisant sa préemption et l’impossibilité dans laquelle il s’est trouvé de la contester au fond, au‑delà de la première instance, en raison de la tardiveté qui lui fut opposée en appel, en application de la règle du délai raisonnable consacrée par la décision Czabaj, puis confirmée en cassation.
177. L’ingérence dans le droit au respect des biens du requérant reposait sur la décision de préemption de la commune, laquelle était notamment fondée sur les articles L. 211-1 et R. 213-15 du code de l’urbanisme. La commune avait décidé de préempter ce bien, en se substituant au requérant, adjudicataire, aux prix et conditions de la dernière enchère, au motif qu’il était situé dans une zone d’urbanisation future du plan d’occupation des sols de la commune et qu’elle souhaitait procéder sur ces lieux à l’aménagement de logements en vue de répondre à l’importante demande exprimée dans ce bassin de population.
178. La Cour note que le tribunal administratif, sur le fondement de différents motifs, a annulé la décision de préemption puis enjoint à la commune de Bonneuil-en-France, d’une part, de s’abstenir de revendre à un tiers le bien en litige et, d’autre part, de proposer ce bien à l’acquéreur évincé, à un prix visant à rétablir autant que possible et sans enrichissement sans cause de l’une quelconque des parties les conditions de l’adjudication à laquelle l’exercice du droit de préemption avait fait obstacle (paragraphe 28 ci-dessus). Le tribunal a reconnu que la décision était entachée, en premier lieu, d’un vice de procédure en l’absence de consultation du service des domaines, en deuxième lieu, d’une erreur de droit résultant de la circonstance que, contrairement à ce que prévoyaient les dispositions de l’article L. 213-1 du code de l’urbanisme, la vente forcée d’un immeuble dans le cadre d’une procédure de saisie immobilière ne pouvait être regardée comme une aliénation volontaire, et, en troisième lieu, d’une erreur d’appréciation en l’absence de justification de la réalité d’un projet d’aménagement au sens des dispositions de l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme.
179. La Cour relève néanmoins qu’en raison de l’irrecevabilité résultant de l’application rétroactive du délai raisonnable de recours contentieux, dont elle a dit précédemment qu’elle constituait en l’espèce une violation de l’article 6 § 1 de la Convention (paragraphe 162 ci-dessus), le requérant n’a pu faire valoir ses droits concernant le fond du litige au stade de l’appel, auquel il se trouvait placé en position de défendeur (paragraphe 29 ci‑dessus). Enfin, le pourvoi du requérant n’a pas été admis par le Conseil d’État (paragraphe 30 ci‑dessus).
180. La Cour relève que, bien que la procédure d’admission des pourvois en cassation ne soit pas critiquable en soi (Immeubles Groupe Kosser c. France, no 38748/97, 21 mars 2002), le requérant, qui avait de sérieux arguments à faire valoir devant les juridictions internes concernant le fond du litige, ainsi qu’en atteste le jugement du tribunal administratif (paragraphe 28 ci-dessus), n’a finalement pu, à la suite de l’irrecevabilité opposée en appel, obtenir de réponse juridictionnelle sur le fond du litige en ce qui concerne l’atteinte au droit au respect de ses biens.
181. Or, la Cour rappelle que les procédures applicables doivent offrir à la personne concernée une occasion adéquate d’exposer sa cause aux autorités compétentes afin de contester effectivement les mesures portant atteinte à son droit de propriété (paragraphe 175 ci-dessus).
182. Dans ces conditions, la Cour considère que, du fait de la violation de l’article 6 § 1 de la Convention dont il a été victime (paragraphe 162 ci‑dessus), le juste équilibre requis par l’article 1er du Protocole no 1 a été rompu au détriment du requérant et, en conséquence, qu’il y a eu violation de cet article (Société Anonyme Thaleia Karydi Axte, précité, §§ 36-38, Elif Kızıl, précité, §§ 97‑111, et Kemal Bayram c. Turquie, no 33808/11, §§ 73-74, 31 août 2021).
IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
183. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
184. La Cour rappelle que, dans le cadre de l’exécution d’un arrêt en application de l’article 46 de la Convention, un arrêt constatant une violation entraîne pour l’État défendeur l’obligation juridique au regard de cette disposition de mettre un terme à la violation et d’en effacer les conséquences de manière à rétablir autant que faire se peut la situation antérieure à celle-ci. Si, en revanche, le droit national ne permet pas ou ne permet qu’imparfaitement d’effacer les conséquences de la violation, l’article 41 habilite la Cour à accorder à la partie lésée, s’il y a lieu, la satisfaction qui lui semble appropriée. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à adopter dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004-I, et les jurisprudences citées).
185. La Cour relève que selon la jurisprudence établie du Conseil d’État, l’exécution d’un arrêt de la Cour ne peut, en l’absence de procédures organisées pour prévoir le réexamen d’un litige portant sur un acte administratif définitivement jugé, avoir pour effet de priver les décisions juridictionnelles de leur caractère exécutoire (paragraphes 77 et 78 ci-dessus). La Cour en déduit qu’en l’état du droit interne et eu égard à la nature de leurs litiges, les requérants ne pourront obtenir, consécutivement au constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la réouverture des procédures juridictionnelles dont l’issue les a conduits devant elle.
186. Dans ces conditions, il incombe à la Cour d’examiner si les requérants l’ayant sollicitée sont susceptibles d’obtenir une somme d’argent au titre de la satisfaction équitable prévue à l’article 41 de la Convention.
1. Dommage matériel
187. Trois requérants demandent le versement d’une somme d’argent au titre du dommage matériel.
188. M. Legros sollicite l’octroi d’une somme de 1 858 605 euros (EUR), augmentée des intérêts légaux, eux-mêmes capitalisés. Il soutient que cette somme correspond aux préjudices subis en raison de la perte de loyers et de la perte de plus-value de son immeuble.
189. Mme Koulla sollicite l’octroi d’une somme d’un montant de 59 700 EUR. Elle soutient que cette somme correspond aux préjudices subis en raison du défaut de reconnaissance de l’imputabilité au service de sa maladie ayant entraîné une perte sur son traitement et sa pension de retraite, une perte de primes, le défaut de prise en charge de ses frais de santé et l’impossibilité d’obtenir tant une allocation temporaire d’invalidité que l’indemnisation de certains préjudices à caractère personnel.
190. Mme Baclet sollicite l’octroi d’une somme de 248 216,52 EUR. Elle soutient que cette somme correspond à la perte de chance d’être réintégrée dans sa fonction d’assistante familiale et à la perte de traitement, primes, indemnités et pension de retraite.
191. Le Gouvernement, se référant à la jurisprudence de la Cour, considère que si elle devait conclure à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, la Cour ne saurait se substituer au juge national pour évaluer les chances de succès au fond des demandes des requérants et ne saurait, en conséquence, les indemniser à hauteur de leur perte de chance d’obtenir l’annulation des décisions qu’ils attaquaient. Il soutient ainsi qu’aucune réparation au titre du préjudice matériel ne devrait leur être versée.
192. Concernant la requête de Mme Baclet, la Cour relève que les juridictions internes ont rejeté son recours en première instance (paragraphe 44 ci-dessus), avant que ne lui soit opposée en appel la tardiveté relative au délai raisonnable de recours contentieux, confirmée en cassation. Dans ces conditions, elle considère qu’elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel l’action de la requérante aurait finalement abouti si la violation de la Convention n’avait pas eu lieu. En conséquence, elle décide qu’il n’y a pas lieu de lui accorder une indemnité au titre du dommage matériel.
193. En revanche, la Cour relève que les situations de M. Legros et de Mme Koulla sont différentes de celle de Mme Baclet dans la mesure où ils ont chacun obtenu gain de cause en première instance (respectivement paragraphes 28 et 50 ci-dessus) avant que ne leur soit opposée en appel la tardiveté relative au délai raisonnable de recours contentieux, confirmée en cassation.
194. La Cour relève que s’il n’est pas certain que les requérants, en l’absence des violations constatées de l’article 6 § 1 de la Convention et, concernant M. Legros, de l’article 1er du Protocole no 1, auraient obtenu, au-delà de la première instance, l’intégralité des sommes qu’ils demandent au titre du dommage matériel, elle considère néanmoins que ces violations, en empêchant que soient définitivement tranchés au fond leurs litiges respectifs, alors qu’aucun autre motif d’irrecevabilité ne leur était opposé, leur ont fait subir une perte de chance de bénéficier desdites sommes (Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 9 autres, § 79, CEDH 1999-VII).
195. La Cour constate toutefois que, dans les circonstances de l’espèce, la question de l’application de l’article 41 concernant le dommage matériel invoqué par M. Legros et Mme Koulla ne se trouve pas en état. Elle décide donc qu’il y a lieu de la réserver en tenant compte de l’éventualité, entre l’État défendeur et chacun de ces deux requérants, d’un accord fondé sur la perte de chance qu’ils ont respectivement subie (article 75 §§ 1 et 4 du règlement) (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 133, CEDH 2005-IX, et Société Anonyme Thaleia Karydi Axte, précité, §§ 39-42).
2. Dommage moral
196. Quatre requérants demandent le versement d’une somme d’argent au titre du dommage moral.
197. Mme Koulla sollicite l’octroi d’une somme de 10 000 EUR. Elle soutient que cette somme est justifiée par un vif ressenti de la violation de ses droits fondamentaux par l’ordre juridictionnel administratif français alors qu’elle estime que ses demandes étaient fondées en droit et en fait.
198. M. Meynier sollicite l’octroi d’une somme de 5 000 EUR en raison du préjudice subi résultant de l’impossibilité de contester l’annulation de son permis de conduire.
199. M. Maillard sollicite l’octroi d’une somme de 5 000 EUR. Il soutient ne pas avoir eu accès à un tribunal alors que la procédure interne a duré six années de la première instance à la cassation.
200. Mme Baclet sollicite l’octroi d’une somme de 50 000 EUR.
201. Le Gouvernement fait valoir que les requérants n’établissent pas le lien de causalité entre les préjudices qu’ils estiment avoir subis et la violation alléguée sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention. Il soutient en conséquence qu’aucune somme au titre du dommage moral ne devrait leur être accordée. À titre subsidiaire, se référant à la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement considère que le constat de violation pourrait constituer une satisfaction suffisante à lui seul ou, à titre très subsidiaire, que la Cour devrait octroyer une indemnisation qui, au vu des circonstances de l’espèce, ne devrait dépasser un montant de 3 000 EUR.
202. La Cour considère que le fait d’avoir été privés de leur droit d’accès à un tribunal a causé aux requérants un préjudice moral qui ne saurait être réparé par le seul constat de violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Statuant en équité, comme le veut l’article 41, elle alloue à Mmes Koulla et Baclet et MM. Meynier et Maillard la somme de 3 000 EUR chacun.
B. Frais et dépens
203. Quatre requérants demandent le versement d’une somme d’argent au titre des frais et dépens.
204. M. Legros réclame une somme de 10 000 EUR arguant des frais qu’il a dû engager pour assurer la défense de ses intérêts par l’intermédiaire d’un avocat à la Cour.
205. Mme Koulla réclame une somme de 4 000 EUR.
206. M. Meynier réclame une somme de 3 600 EUR.
207. M. Maillard réclame une somme de 9 240 EUR au titre, d’une part, des frais et dépens engagés dans le cadre des procédures menées devant les juridictions internes en appel et en cassation et, d’autre part, de ceux engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.
208. Concernant la requête de M. Legros, le Gouvernement n’a pas produit d’observations. Concernant les requêtes de Mme Koulla et M. Meynier, le Gouvernement invite la Cour à rejeter leurs demandes en l’absence de justificatifs. Concernant la requête de M. Maillard, le Gouvernement soutient que le montant demandé est excessif et devrait être ramené à de plus justes proportions.
209. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux.
210. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à M. Maillard, qui justifie des honoraires de son avocat dans le cadre des procédures internes et de la procédure menée devant elle, la somme de 9 240 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt. En revanche, elle rejette les demandes pour frais et dépens présentées par les trois autres requérants, qui ne justifient pas des dépenses engagées (Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, §§ 372-373, 28 novembre 2017).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Décide de joindre les requêtes ;
2. Déclare les requêtes recevables ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il y a eu violation, dans le chef de M. Legros, de l’article 1er du Protocole no 1 ;
5. Dit
a) que l’État défendeur doit verser, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. la somme de 3 000 EUR, respectivement à Mme Koulla, à Mme Baclet, à M. Meynier et à M. Maillard, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. la somme de 9 240 EUR à M. Maillard, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Dit qu’en ce qui concerne la somme à octroyer à M. Legros et à Mme Koulla au titre du dommage matériel, la question de l’application de l’article 41 ne se trouve pas en état et, en conséquence,
a) la réserve en entier ;
b) invite le Gouvernement et les requérants à lui soumettre par écrit, dans les six mois à compter de la date de communication du présent arrêt, leurs observations sur la question et, en particulier, à lui donner connaissance de tout accord auquel ils pourraient parvenir ;
c) réserve la procédure ultérieure et délègue au président de la Section le soin de la fixer au besoin ;
7. Rejette le surplus des demandes correspondant aux frais et dépens exposés jusqu’au stade actuel de la procédure devant la Cour, le surplus des demandes correspondant au dommage matériel en ce qui concerne Mme Baclet et le surplus des demandes correspondant aux dommages moraux.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 9 novembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président
__________
ANNexE
Liste des requêtes
No. | Requête No | Nom de l’affaire | Introduite le | Requérant Année de naissance |
Représenté par |
1. | 72173/17 | Legros c. France | 29/09/2017 | Mikael LEGROS 1967 |
Benoît JORION |
2. | 81453/17 | Meynier c. France | 28/11/2017 | Laurent MEYNIER 1966 |
Julien OCCHIPINTI |
3. | 38287/18 | Mebtoul c. France | 09/08/2018 | Mohammed MEBTOUL 1949 |
Paul HENRY |
4. | 38296/18 | Siba c. France | 09/08/2018 | Gandouz SIBA 1961 |
Paul HENRY |
5. | 38308/18 | Bridi c. France | 09/08/2018 | Dominique BRIDI 1951 |
Paul HENRY |
6. | 38330/18 | Urbaniak c. France | 09/08/2018 | René URBANIAK 1961 |
Paul HENRY |
7. | 38331/18 | Rodziewicz c. France | 09/08/2018 | Christian RODZIEWICZ 1948 |
Paul HENRY |
8. | 38408/18 | Delannoy c. France | 09/08/2018 | Patrice DELANNOY 1956 |
Paul HENRY |
9. | 38436/18 | Hottin c. France | 06/08/2018 | Irénée HOTTIN 1950 |
Paul HENRY |
10. | 38447/18 | Leroux c. France | 09/08/2018 | Jean-Paul LEROUX 1961 |
Paul HENRY |
11. | 38456/18 | Dumon c. France | 09/08/2018 | Michel DUMON 1950 |
Paul HENRY |
12. | 38457/18 | Sadowski c. France | 09/08/2018 | Danielle SADOWSKI 1956 |
Paul HENRY |
13. | 38465/18 | Flinois c. France | 09/08/2018 | Claude FLINOIS 1950 |
Paul HENRY |
14. | 38659/18 | Leleu c. France | 06/08/2018 | Hervé LELEU 1953 |
Paul HENRY |
15. | 47881/18 | Trani c. France | 05/10/2018 | Gustave TRANI 1949 |
Philippe CARLINI |
16. | 25625/20 | Maillard c. France | 23/06/2020 | Christophe MAILLARD 1958 |
Isabelle BEGUIN |
17. | 26768/20 | Baclet c. France | 24/06/2020 | Nadia BACLET 1956 |
Philippe KAIGL |
18. | 31317/20 | Koulla c. France | 20/07/2020 | Zakia KOULLA 1952 |
Herve CASSEL |
____________
[1] Il s’agit d’une reprise du sixième paragraphe de la décision Czabaj (paragraphe 67 ci‑dessous).
[2] Il s’agit d’une reprise du cinquième paragraphe de la décision Czabaj (paragraphe 67 ci‑dessous)
[3] Voir en ce sens la note de bas de page n° 2
[4] Voir en ce sens la note de bas de page n° 2
[5] Voir en ce sens la note de bas de page n° 1
[6] Voir en ce sens la note de bas de page n° 2
[7] Voir en ce sens la note de bas de page n° 2
[8] Voir en ce sens la note de bas de page n° 2
[9] M. Meynier
[10] Mme Baclet
[11] M. Legros
[12] M. Legros, M. Maillard
[13] MM. Mebtoul et autres, Mme Koulla, Mme Baclet
[14] Mme Koulla
[15] M. Legros
[16] MM. Legros et Meynier et Mme Baclet
[17] M. Meynier
[18] M. Meynier, Mme Baclet
[19] Mme Koulla
[20] M. Legros, M. Meynier
[21] Mme Koulla, MM. Mebtoul et autres, Mme Baclet
[22] M. Legros, Mme Koulla, M. Maillard, Mme Baclet
[23] MM. Mebtoul et autres
[24] MM. Trani et Maillard
[25] M. Legros, MM. Mebtoul et autres
[26] Mme Koulla
[27] M. Legros, M. Trani, Mme Koulla, M. Meynier, MM. Mebtoul et autres, M. Maillard et Mme Baclet
[28] M. Legros
[29] Mme Baclet
[30] M. Legros, Mme Koulla, M. Maillard
[31] M. Maillard
[32] MM. Trani et Maillard
[33] M. Maillard
[34] M. Maillard
[35] M. Maillard
[36] Mme Koulla, MM. Mebtoul et autres
Dernière mise à jour le novembre 9, 2023 par loisdumonde
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