AFFAIRE C.P. ET M.N. c. FRANCE – 56513/17 et 56515/17

La requête concerne, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, le refus des juridictions internes d’examiner l’action du requérant, qui affirme être le père biologique d’un enfant, visant à contester la paternité légalement établie en vue de faire établir la sienne et les modalités d’application d’un délai de forclusion. Il résulte de l’ensemble de ces éléments que les juridictions internes, ont su, dans les circonstances particulières de l’espèce, tout en tenant compte du but légitime poursuivi par le législateur (paragraphe 24 ci-dessus), ménager un juste équilibre entre les différents intérêts en présence, sans que les règles de computation du délai de cinq ans telles qu’elles ont été appliquées ne portent atteinte à la substance même du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.


CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE C.P. et M.N. c. FRANCE
(Requêtes nos 56513/17 et 56515/17)
ARRÊT

Art 8 • Vie privée et familiale • Refus des juridictions internes d’examiner l’action du requérant, affirmant être le père biologique d’un enfant, visant à contester la paternité légalement établie en vue de faire établir la sienne, en l’application des règles de computation du délai de forclusion de cinq ans combinées avec l’obligation d’attraire en la cause l’enfant • Requérant n’ayant pas agi dès la connaissance de sa paternité alors qu’il disposait d’un délai suffisant de plus de trois ans pour engager une action • Requérant ayant tardé à mettre dans la cause l’enfant sans justifier avoir pu ignorer l’existence de cette règle constante en droit interne • Conclusions des juridictions internes ni arbitraires ni déraisonnables • Refus fondé sur un lien de filiation déjà établi pour l’enfant et au regard de l’intérêt supérieur de ce dernier • Décisions judiciaires n’ayant pas abouti en pratique à priver le requérant de tout lien avec l’enfant • Juste équilibre ménagé entre les différents intérêts en présence

STRASBOURG
12 octobre 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire C.P. et M.N. c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Carlo Ranzoni,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Mattias Guyomar,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Martina Keller, greffière adjointe de section,
Vu :
les requêtes (nos 56513/17 et 56515/17) dirigées contre la République française et dont deux ressortissants de cet État (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 1er août 2017,

la décision de porter les requêtes à la connaissance du gouvernement français,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 19 septembre 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, le refus des juridictions internes d’examiner l’action du requérant, qui affirme être le père biologique d’un enfant, visant à contester la paternité légalement établie en vue de faire établir la sienne et les modalités d’application d’un délai de forclusion.

EN FAIT

2. La requérante et le requérant sont nés respectivement en 1965 et 1967 et résident à Paris. Ils ont été représentés par Me P. Spinosi, avocat à Paris.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. La requérante et son ancien compagnon vécurent ensemble du 15 juillet 2005 jusqu’au début du mois de mars 2012. Au cours de leur vie commune, deux enfants naquirent : le premier le 15 juillet 2006 et le second (ci‑après N.), le 25 décembre 2007. Ce dernier fut reconnu par l’ancien compagnon de la requérante avant sa naissance, le 4 décembre 2007.

5. Au début du mois de mars 2012, la requérante quitta son ancien compagnon et conclut un pacte civil de solidarité (PACS) avec le requérant, le 14 mars 2012.

6. Le 12 décembre 2012, la requérante saisit le juge aux affaires familiales (JAF) aux fins de faire fixer les mesures relatives aux deux enfants et demanda la fixation d’une résidence alternée. Au cours de cette procédure, elle évoqua l’action en contestation de paternité diligentée parallèlement par le requérant (paragraphe 10 ci-dessous).

7. Par un jugement avant dire droit du 25 février 2013, le JAF ordonna une enquête sociale et, dans l’attente du résultat de cette enquête, fixa la résidence habituelle des deux enfants chez l’ancien compagnon de la requérante, afin de maintenir la fratrie dans son environnement familier. Il exposa que, depuis la séparation, les enfants étaient restés au domicile familial et avaient subi déjà de nombreux changements dans leur vie, tels que la séparation de leurs parents, la naissance d’une demi-sœur, l’emménagement de leur mère avec le requérant, ainsi que la révélation faite à N. de ce qu’il aurait deux pères. Il octroya à la requérante un droit de visite et d’hébergement, un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires.

8. À l’issue de l’enquête sociale, par un jugement du 26 juillet 2013, le JAF maintint la résidence principale des enfants chez l’ancien compagnon de la requérante, en octroyant à cette dernière un droit de visite et d’hébergement, élargi à tous les mercredis, de la sortie des classes le mardi jusqu’au mercredi soir 19 heures.

9. Par un arrêt du 3 février 2015, la cour d’appel de Paris fixa la résidence des deux enfants en alternance, après avoir relevé que la requérante et le père légal étaient des parents très attachés à N. et que si la requérante avait laissé perdurer une situation personnelle et familiale compliquée, elle était une mère attentionnée devant trouver une place dans la vie quotidienne des deux enfants. Aucun pourvoi n’a été formé contre cette décision.

10. Parallèlement à cette action, le 13 novembre 2012, le requérant adressa un courrier à l’ancien compagnon de la requérante pour lui signifier qu’il était le père biologique de N. Dès le lendemain, il assigna le père légal de N. afin d’obtenir l’annulation de sa reconnaissance de paternité, faire constater sa paternité à l’égard de N. et, à titre subsidiaire, qu’il lui soit donné acte de ce qu’il consentait à une expertise génétique. Le requérant ne mit dans la cause N. que le 28 février 2013 et la requérante que le 4 mars 2013.

11. Par un jugement du 17 décembre 2013, constatant que les intérêts de N. étaient en opposition avec ceux de ses parents, le tribunal de grande instance de Paris ordonna la réouverture des débats pour désigner un administrateur ad hoc.

12. Par un jugement du 21 octobre 2014, le tribunal de grande instance fit droit à la fin de non-recevoir soulevée par le père légal et l’administrateur ad hoc. Il déclara irrecevable l’action en contestation de paternité sur le fondement de l’article 333 alinéa 2 du code civil, qui prévoit ce qui suit :

« (…) nul, à l’exception du ministère public, ne peut contester la filiation lorsque la possession d’état conforme à une reconnaissance a duré au moins cinq ans depuis la naissance ou la reconnaissance, si elle a été faite ultérieurement (…). »

13. Par ailleurs, il constata, d’une part, que l’enfant n’avait été mis dans la cause que le 28 février 2013, postérieurement au 25 décembre 2012, date d’expiration du délai de cinq ans à compter de la naissance de l’enfant et, d’autre part, qu’il était constant que l’action en contestation de paternité devait être dirigée non seulement contre le père dont la filiation est contestée mais également contre l’enfant. Le tribunal en déduisit qu’à la date du 28 février 2013, le requérant était forclos et qu’il ne pouvait plus agir contre le père légal, ce dernier pouvant à cette date se prévaloir d’une possession d’état conforme à sa reconnaissance de paternité pendant une durée d’au moins cinq ans.

14. Par un arrêt du 22 septembre 2015, la cour d’appel de Paris confirma ce jugement. L’arrêt est rédigé de la manière suivante :

« l’administrateur ad hoc de [N.] qui s’est entretenu à deux reprises avec celui-ci [a] mentionné dans son compte rendu du 22 mai 2015 que l’enfant [alors âgé de 7 ans et presque 5 mois] ne voulait pas être entendu, souhaitant « qu’on le laisse tranquille » ;

(…) si un délai de moins de cinq ans s’est écoulé entre la naissance de [N.] (le 25 décembre 2007) et l’assignation en constatation de paternité engagée par [le requérant] (le 14 novembre 2012), ce n’est que le 28 février 2013, soit postérieurement à ce délai, que la mère de l’enfant mineur (…), a été assignée ès qualité de représentante légale de N. alors que l’action en contestation de paternité doit être dirigée à la fois contre le père [légal] et contre l’enfant (…) ;

(…) sur l’existence d’une possession d’état conforme au titre, (…) [les requérants] opposent l’absence de caractère paisible, publique et non équivoque de la possession d’enfant de [l’ancien compagnon] aux motifs que [N.] a appris en 2012 par sa mère qu’il n’était pas issu des œuvres de ce dernier, qu’une lettre a été adressée à [l’ancien compagnon de la requérante] le 13 novembre 2012 l’informant de la procédure envisagée, que l’assignation en contestation de paternité a été délivrée à [ce dernier] le 14 [novembre] 2012 et que l’entourage familial savait que celui-ci n’était pas le père de [N.] ;

Mais (…) ni cette révélation de la mère à l’enfant, ni la délivrance d’une lettre suivie de l’assignation à la requête [du requérant] avant l’expiration du délai préfix de cinq ans ne saurait suffire à détruire la possession d’état continue paisible et non équivoque d’enfant [à l’égard de l’ancien compagnon de la requérante] (…) ; (…) en effet, l’enfant qui porte depuis sa naissance le nom de [l’ancien compagnon de la requérante] lequel est reconnu par l’autorité publique et par sa propre famille comme son père ainsi que celui-ci en justifie par les attestations produites, a toujours été traité par [l’ancien compagnon de la requérante] comme son fils, tant pendant la vie commune avec [la requérante] qu’après la séparation du couple, en mars 2012, [N.] (…) ; (…) il convient d’observer que la requête [en fixation de la résidence des enfants] de la mère date du 12 décembre 2012 au moment même où [le requérant] faisait délivrer l’assignation en contestation de paternité [et que] c’est vainement qu’il est soutenu que ces deux procédures poursuivent des buts différents alors qu’elles concernent toutes deux la situation de [N.];

(…) en outre, peu importe la révélation faite [au père légal] qu’il ne serait pas le père biologique de l’enfant dès l’année 2009, voire 2007, dès lors qu’il s’est toujours comporté comme tel ; (…) en outre, ainsi que l’ont justement retenu les premiers juges, l’enquête sociale du 13 juin 2013, réalisée à la demande du juge aux affaires familiales établit que le père a investi sa paternité à l’égard de ses deux enfants ayant avec eux un lien indéfectible ;

(…) [la requérante] se prévaut encore de l’intérêt supérieur de l’enfant à voir établir « sa véritable filiation » alors que la décision du législateur qui, à l’expiration d’une période de cinq ans pendant laquelle le père juridique s’est comporté de façon continue, paisible et non équivoque comme le père de l’enfant, a fait prévaloir la vérité sociologique, en ne permettant plus de rechercher s’il était ou non le père biologique ne saurait être considérée comme contraire à cet intérêt supérieur ; (…) à cet égard l’évaluation psychologique (…), comme l’entretien de l’enfant avec l’administrateur ad hoc démontrent que l’enfant est pris dans un conflit de loyauté et qu’il importe de lui donner une réponse pérenne quant à l’identité de son père ; (…) »

15. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation, précisant alors clairement que le requérant aurait été averti de « sa paternité » fin juin 2009.

16. Le 1er février 2017, la Cour de cassation rejeta le pourvoi des requérants. Sur le moyen tiré de l’absence de forclusion, la Cour de cassation opéra une substitution de motif dans les termes suivants :

« (…) si le délai de forclusion prévu par l’article 333, alinéa 2, du code civil peut être interrompu par une demande en justice, conformément à l’alinéa premier de l’article 2241 du même code, l’action en contestation de paternité doit, à peine d’irrecevabilité, être dirigée contre le père dont la filiation est contestée et contre l’enfant ; (…) la cour d’appel ayant constaté que [N.] n’avait pas été assigné dans le délai de cinq ans suivant sa naissance, il en résulte que l’action était irrecevable, l’assignation du 14 novembre 2012, dirigée contre le seul père légal, à l’exclusion de l’enfant, n’ayant pu interrompre le délai de forclusion ; (…) par ce motif de pur droit, substitué, dans les conditions de l’article 1015 du code de procédure civile, à ceux critiqués, la décision se trouve légalement justifiée de ce chef ; (…) »

17. Sur le moyen tiré de la violation de l’article 8 de la Convention, l’arrêt est motivé comme suit :

« (…) après avoir constaté la possession d’état de l’enfant à l’égard de [l’ancien compagnon de la requérante], l’arrêt énonce que le législateur a choisi de faire prévaloir la réalité sociologique à l’expiration d’une période de cinq ans pendant laquelle le père légal s’est comporté de façon continue, paisible et non équivoque comme le père de l’enfant, ce qui ne saurait être considéré comme contraire à l’intérêt supérieur de celui‑ci ; (…) la cour d’appel, qui a ainsi procédé à la recherche prétendument omise [de la balance des intérêts en présence], a légalement justifié sa décision ; (…) »

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. LA NOTION DE POSSESSION D’ÉTAT CONCERNANT l’ENFANT

18. L’article 332 du code civil prévoit que la paternité peut être contestée en rapportant la preuve que l’auteur de la reconnaissance n’est pas le père. Par ailleurs, conformément à l’article 311-1 du même code, la possession d’état s’établit par une réunion suffisante de faits qui révèlent le lien de filiation et de parenté entre une personne et la famille à laquelle elle est dite appartenir. Cet article précise de manière non exhaustive les principaux éléments pouvant être retenus, à savoir :

– le fait pour la personne, dont la filiation est contestée, d’avoir traité l’enfant comme le sien et le fait pour cet enfant d’avoir considéré cette personne comme son père [tractatus] ;

– le fait pour cette même personne d’avoir pourvu à l’éducation et à l’entretien de cet enfant [tractatus] ;

– le fait pour cette même personne d’avoir reconnu l’enfant comme le sien aux yeux de l’autorité publique, de la société ou au sein de sa famille [fama] ;

– le fait pour l’enfant d’avoir porté le nom de cette même personne [nomen].

19. Selon une jurisprudence bien établie, la réunion de tous ces éléments n’est pas nécessaire pour que la possession d’état puisse être considérée comme établie. Il suffit, ainsi que le prévoit l’article 311-1 du même code, qu’il y ait une réunion suffisante de faits.

20. Une fois établie, cette possession d’état d’enfant fait foi jusqu’à preuve contraire (Civ. 1ère, 5 juill. 1988, no 86-14.489, Bull. civ. I, no 217, Civ. 1ère, 16 mars 1999, no 97-11.717, Bull. civ. I, no 98 et Civ. 1ère, 20 févr. 2001, no 99-14.566). Il s’agit donc d’une présomption simple que tout intéressé est en droit de combattre par tous moyens (Civ. 1ère, 7 févr. 1989, no 87-16.315, Bull. civ. I, no 65, et Civ. 1ère, 27 octobre 1992, pourvoi no 91‑11.751, Bull. civ. I, no 273).

21. En application de l’article 311-2 du code civil, cette possession d’état doit également être continue, paisible, publique et non équivoque. La possession d’état ne doit notamment pas avoir été obtenue par le biais de contraintes, pressions ou violences (Civ. 1ère, 7 nov. 2018, no 17‑26.445). Quant à la continuité exigée, elle n’implique pas nécessairement une communauté de vie ou des relations constantes, le simple fait que l’enfant ne réside pas avec ses deux parents, par exemple parce qu’une résidence alternée est mise en œuvre, ne saurait faire obstacle à la création de la possession d’état. Il appartient aux juges du fond d’apprécier, compte tenu des circonstances de la cause, si les faits qui caractérisent un rapport de filiation peuvent être relevés habituellement (Civ. 1ère, 3 mars 1992, no 90-15.313, Bull. civ. I, no 69).

II. LA POSSESSION D’ÉTAT CORROBORÉE PAR UN TITRE PENDANT CINQ ANS FAIT OBSTACLE À UNE CONTESTATION DE PATERNITÉ

22. L’article 4 de la loi d’habilitation du 9 décembre 2004, tendant à une simplification du droit, prévoyait une modification par voie d’ordonnance des dispositions du code civil relatives à la filiation afin de sécuriser le lien de filiation et préserver les enfants des conflits de filiations. L’ordonnance no 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation a ainsi créé un article 333 prévoyant que, dès lors que la possession d’état d’enfant a duré cinq ans depuis la naissance ou la reconnaissance, si elle a été faite ultérieurement, nul ne peut plus contester cette filiation établie.

L’article 333, alinéa 2, du code civil, dans sa rédaction applicable au présent litige, est rédigé ainsi :

« Lorsque la possession d’état est conforme au titre, seuls peuvent agir l’enfant, l’un de ses père et mère ou celui qui se prétend le parent véritable. L’action se prescrit par cinq ans à compter du jour où la possession d’état a cessé ou du décès du parent dont le lien de filiation est contesté.

Nul, à l’exception du ministère public, ne peut contester la filiation lorsque la possession d’état conforme au titre a duré au moins cinq ans depuis la naissance ou la reconnaissance, si elle a été faite ultérieurement. »

23. Cet article prévoit un délai appelé de forclusion ou préfix, au-delà duquel l’action est considérée comme éteinte. À la différence de la prescription, il s’agit de consolider une situation et non de sanctionner la négligence d’une partie à exercer de ses droits.

24. Le délai de forclusion est généralement présenté comme un délai rigoureux puisqu’il est insusceptible d’interruption et doit être relevé d’office par le juge, conformément à l’article 125 du code de procédure civile. Par ailleurs, si, au moment où le juge statue, la situation qui a provoqué le recours à cette fin de non-recevoir est susceptible d’une régularisation, celle-ci doit intervenir avant l’expiration du délai (voir par exemple, pour une jurisprudence déjà établie au moment des faits et a contrario Civ. 1ère, 14 janvier 1997, pourvoi no 94-19.367, Bull. civ. I, no 11, s’agissant d’une irrecevabilité pour défaut de qualité à agir écartée dès lors qu’une régularisation était intervenue avant l’expiration du délai de forclusion).

25. En outre, sur le fondement de l’article 8 de la Convention, la Cour de cassation juge, que, si l’application d’un délai de forclusion ou d’un délai de prescription limitant le droit d’une personne à faire reconnaître son lien de filiation paternelle, constitue une ingérence dans l’exercice du droit au respect de sa vie privée et familiale garanti à l’article 8 de la Convention, la fin de non-recevoir opposée prévue à l’article 333 du code civil poursuit un but légitime, en ce qu’elle tend à protéger les droits et libertés des tiers ainsi que la sécurité juridique. Constatant que les dispositions de l’article 333 du code civil font obstacle à l’établissement judiciaire de la filiation, la Cour de cassation opère un contrôle de la motivation de la décision de la cour d’appel et vérifie que cette dernière a opéré une mise en balance des différents intérêts en présence, au regard des circonstances propres à chaque affaire, avant de conclure ou non à l’absence d’atteinte excessive au regard du but poursuivi (voir, pour une jurisprudence déjà établie au moment des faits, Civ. 1ère, 6 juillet 2016, pourvoi no 15-19.853, Bull. civ. I, no 157).

III. LES ACTIONS EN CONTESTATION DE PATERNITÉ APPELLENT LA MISE EN CAUSE DE L’ENFANT

26. L’action en contestation de paternité établie par un titre corroboré par la possession d’état implique d’attraire dans la cause, outre l’auteur de la reconnaissance dont la filiation est contestée, l’enfant et s’il est mineur son ou ses représentants légaux. Si les intérêts de l’enfant mineur apparaissent en opposition avec ceux de ses représentants légaux, un administrateur ad hoc doit être désigné. Le point 3. 1. 2. du paragraphe III de la circulaire du 30 juin 2006 de présentation de l’ordonnance no 2005-759 du 4 juillet 2005, relatif aux contestations lorsque le titre est corroboré par la possession d’état, précise les éléments suivants :

« L’action exercée par le parent qui se prétend tel est dirigée contre l’enfant et son ou ses représentants légaux.

Les intérêts de l’enfant mineur apparaissent dans tous les cas en opposition avec ceux de ses représentants légaux ; un administrateur ad hoc doit donc être désigné par le juge des tutelles ou celui chargé de l’instance, afin de le représenter (art 388-2). »

27. La Cour de cassation juge que l’action en contestation de paternité reste recevable si « (…) avant l’expiration [du] délai [de cinq ans prévu à l’article 333 du code civil, alinéa 2] a été appelé à l’instance l’administrateur ad hoc désigné, comme l’exige toute contestation de filiation, pour représenter le mineur » (Civ. 1ère, 6 novembre 2013, pourvoi no 12-19.269).

28. Par ailleurs, l’article 2241 alinéa 2 du code civil, dans sa rédaction issue de la loi no 2008‑561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile, prévoit que :

« La demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ainsi que le délai de forclusion.

Il en est de même lorsqu’elle est portée devant une juridiction incompétente ou lorsque l’acte de saisine de la juridiction est annulé par l’effet d’un vice de procédure. »

Il ressort des débats parlementaires que si le législateur a souhaité qu’une simple erreur de procédure ne fasse pas obstacle à l’interruption d’un délai, il n’a pas voulu étendre cet effet interruptif à des situations dans lesquelles l’irrecevabilité sanctionne l’absence de diligence du demandeur (Rapport au Sénat (no 83) par M. L. Beteille, p.47– Motif repris à l’identique par E. Blessig rapport à l’AN (no 847), et Claude Brenner, « De quelques aspects procéduraux de la réforme de la prescription extinctive », Revue du Droit des Contrats 2008, no4 p. 1431). La Cour de cassation considère, dans le même sens, que cet article ne s’applique que dans les cas d’annulation de l’acte de saisine par l’effet d’un véritable vice de procédure c’est-à-dire pour de simples inobservations des règles de forme de l’assignation (voir, pour une jurisprudence déjà établie au moment des faits, Civ. 2ème, avis, 8 oct. 2015, no 14-17.952, Com., 26 janvier 2016, pourvoi no 14-17.952, Bull. 2016, IV, no 17, et Civ. 2ème, 21 mars 2019, pourvoi no 17-10.663).

EN DROIT

I. JONCTION DES REQUÊTES

29. Eu égard à la similarité de l’objet des requêtes, la Cour juge opportun de les examiner ensemble dans un arrêt unique.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

30. Les requérants se plaignent du refus des juridictions internes d’examiner l’action du requérant visant à contester la paternité du père légal en vue de faire établir celle du requérant. Ils soutiennent qu’en déclarant l’action irrecevable, les juridictions internes ont fait une application trop rigide de la fin de non-recevoir prévue par l’alinéa 2 de l’article 333 du code civil, en faisant prévaloir de façon excessivement formaliste une exigence d’ordre purement procédural. Ils estiment que ces mêmes juridictions n’ont alors pas ménagé un juste équilibre entre les droits et intérêts concurrents en jeu.

31. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (…).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

32. La Cour constate que les requérants se plaignent d’une violation de leur droit au respect de leur vie privée et familiale. La Cour rappelle que la notion de « vie familiale » visée par l’article 8 de la Convention ne se borne pas aux seules relations fondées sur le mariage et peut englober d’autres liens « familiaux » de facto (Keegan c. Irlande, 26 mai 1994, § 44, série A no 290, et Kroon et autres c. Pays-Bas, 27 octobre 1994, § 30, série A no 297-C). Par ailleurs, sans qu’il soit besoin de déterminer si les liens existants entre un requérant et l’enfant constituent une base suffisante pour qu’ils puissent relever de la notion de « vie familiale » visée à l’article 8 § 1 de la Convention, elle rappelle qu’elle a déjà considéré que les procédures en reconnaissance ou en contestation de paternité relèvent de la notion de « vie privée » au sens de cette disposition, du père présumé, car elles englobent des aspects importants de l’identité de ce dernier (Backlund c. Finlande, no 36498/05, § 37, 6 juillet 2010, Ahrens c. Allemagne, no 45071/09, § 60, 22 mars 2012, Marinis c. Grèce, no 3004/10, § 58, 9 octobre 2014, et L.D. et P.K. c. Bulgarie, nos 7949/11 et 45522/13, §§ 54-56, 8 décembre 2016).

33. En l’espèce, la Cour ne voit aucune raison de se prononcer différemment s’agissant du requérant. Elle considère que la situation dénoncée par ce dernier entre dans le champ d’application de l’article 8 de la Convention dès lors qu’elle vise à faire établir une paternité au lieu d’une autre. Elle constate par ailleurs qu’il ne fait pas de doute que cette même situation touche également à la vie familiale de la requérante. Le Gouvernement ne conteste plus, au demeurant, dans ses dernières observations, l’applicabilité de l’article 8 de la Convention et reconnaît que la question soumise à la Cour concerne le droit à la vie familiale de la requérante et le droit à la vie privée du requérant.

34. Constatant par ailleurs que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

35. Les requérants soutiennent que l’application faite en l’espèce par les juridictions internes des dispositions du droit interne ne leur ont pas permis de contester la reconnaissance de paternité et de faire établir la réalité biologique. En se fondant sur les arrêts de la Cour Shofman c. Russie (no 74826/01, §§ 44-45, 24 novembre 2005) et Phinikaridou c. Chypre (no 23890/02, § 65, 20 décembre 2007), ils soutiennent que l’application d’un délai rigide faisant obstacle à l’exercice d’une action en recherche de paternité et le recours de façon excessivement formaliste à une exigence d’ordre purement procédural, porte atteinte à la substance même du droit au respect de leur vie privée garanti par l’article 8 de la Convention. Ils estiment que les juridictions n’ont pas suffisamment tenu compte des circonstances particulières de l’espèce, notamment la connaissance par le père légal des faits relatifs à la filiation paternelle de N.

36. En se fondant sur les arrêts de la Cour Kautzor c. Allemagne (no 23338/09, § 73, 22 mars 2012), Jäggi c. Suisse (no 58757/00, § 38, CEDH 2006-X), et Lacárcel Menéndez c. Espagne (no 41745/02, 15 juin 2006), les requérants soutiennent que les autorités nationales, qui n’ont pas fait prévaloir la vérité biologique dans les circonstances de l’espèce, n’ont pas su ménager un juste équilibre entre les différents droits et intérêts en jeu, contrevenant ainsi à la jurisprudence constante de la Cour.

b) Le Gouvernement

37. Le Gouvernement soutient que les règles de droit interne applicables à l’action en contestation et reconnaissance de paternité, telles que prévues par le code civil, sont claires et poursuivent un but légitime, qui est d’assurer le respect du principe de sécurité juridique ainsi que le respect des tiers, en faisant prévaloir, à l’expiration d’un délai de cinq ans, une situation stable correspondant à la réalité sociale. En se fondant notamment sur l’arrêt Ahrens (précité, §§ 72, 73 et 77), il estime également que les juridictions nationales, en caractérisant les éléments factuels, au regard des circonstances de l’espèce, d’une possession d’état conforme à la reconnaissance de paternité ayant duré cinq ans, ont su ménager un juste équilibre entre les intérêts concurrents en présence.

38. Le Gouvernement fait valoir, à ce titre et en premier lieu, que le père légal, s’étant comporté depuis la naissance de l’enfant comme un père, même après avoir été informé du fait qu’il ne serait pas son père biologique, pouvait justifier d’une possession d’état paisible et non équivoque. Selon lui, une telle possession d’état stable pendant cinq ans, non sérieusement contestée par les requérants, et le choix du législateur de faire alors prévaloir la réalité sociologique ne sauraient être considérés comme contraires à l’intérêt supérieur de l’enfant.

39. En second lieu, il considère que le requérant, qui se prétend le père biologique de N., a eu une attitude passive, puisqu’il n’a entamé les démarches pour faire établir un lien de filiation qu’en novembre 2012, soit trois ans après avoir su qu’il serait son père biologique. Enfin, il fait remarquer que les décisions judiciaires n’ont pas abouti à priver le requérant de tout lien avec l’enfant, puisqu’une résidence alternée entre la requérante et le père légal a été mise en place, permettant ainsi au requérant, qui vit avec la requérante, d’entretenir avec cet enfant un lien soutenu.

2. Appréciation de la Cour

a) Principes émanant de la jurisprudence de la Cour

40. La Cour rappelle que, dans un contexte très similaire à celui de l’espèce concernant la question du statut juridique de l’enfant, elle a estimé que l’État disposait d’une marge d’appréciation étendue, eu égard en particulier à la nécessité de ménager un équilibre entre des intérêts privés ou publics concurrents et à l’absence d’approche commune dans les législations des États contractants, par opposition aux droits de contact ou d’information, où le contrôle de la Cour est plus strict et la marge d’appréciation de l’État plus faible (Ahrens, précité, § 70, L.D. et P.K. c. Bulgarie, précité, §§ 59-60, et Koychev c. Bulgarie, no 32495/15, §§ 56-58, 13 octobre 2020). Cependant, même dans le cas d’un contrôle restreint, les choix opérés par l’État n’échappent pas pour autant à un examen par la Cour. Celle-ci doit examiner, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, les motifs dont il a été tenu compte pour parvenir à la solution retenue et rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les différents intérêts en présence. Ce faisant, elle doit porter une attention particulière au principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d’un enfant est en cause, son intérêt doit primer (voir notamment Wagner et J.M.W.L. c. Luxembourg, no 76240/01, §§ 133-134, 28 juin 2007, et Mandet c. France, no 30955/12, § 53, 14 janvier 2016).

41. L’intérêt des parents reste néanmoins un facteur dans la balance des différents intérêts en jeu, en veillant notamment à permettre un contact régulier avec l’enfant (Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 134, CEDH 2010). La Cour n’a cependant pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, qui bénéficient de rapports directs avec tous les intéressés, mais d’apprécier sous l’angle de la Convention les décisions qu’elles ont rendues dans l’exercice de leur pouvoir d’appréciation (voir, parmi d’autres A.L. c. Pologne, no 28609/08, § 66, 18 février 2014).

42. Dans certaines affaires, la Cour a ainsi considéré qu’en dépit de la marge d’appréciation accordée aux États dans ce domaine, l’article 8 de la Convention impose que le père biologique ne soit pas complètement empêché d’établir sa paternité ou exclu de la vie de l’enfant, sauf s’il y a des raisons impératives liées à l’intérêt supérieur de ce dernier pour le faire. Elle a ainsi jugé qu’une impossibilité absolue pour un homme prétendant être le père biologique de chercher à établir sa paternité, au seul motif qu’un autre homme a déjà reconnu l’enfant, sans examiner les circonstances particulières de l’espèce et les différents intérêts en jeu, méconnaissait l’article 8 de la Convention (L.D. et P.K. c. Bulgarie, précité, § 75, et Koychev, précité, §§ 62-68).

43. Dans d’autres affaires, la Cour a conclu à l’absence de violation de l’article 8 de la Convention lorsque le refus d’examiner les demandes en recherche de paternité des requérants était fondé non seulement sur le fait que l’enfant avait déjà un lien de filiation établi mais aussi sur d’autres circonstances pertinentes, telles que l’existence d’une vie familiale stable entre l’enfant et ses mère et père légitimes (Ahrens, précité, § 74 in fine, Kautzor, précité, § 77 in fine, et Marinis, précité, § 77) ou sur l’appréciation des juridictions internes selon laquelle, dans le cas concret, l’autorisation d’une recherche de paternité ne serait pas dans l’intérêt de l’enfant (Nylund c. Finlande (déc.), no 27110/95, CEDH 1999 VI, Krisztián Barnabás Tóth c. Hongrie, no 8494/06, §§ 33-38, 12 février 2013, et Fröhlich c. Allemagne, no 16112/15, §§ 62 à 66, 26 juillet 2018).

44. La Cour tient notamment compte du processus décisionnel et vérifie que celui-ci comportait certaines garanties telles que l’examen circonstancié des faits de la part des autorités compétentes, la mise en balance par ces autorités des différents intérêts en jeu ou la possibilité pour le requérant d’exposer sa position et sa situation personnelle, de manière à lui assurer la protection requise de ses intérêts (Ahrens, précité, § 76, et Krisztián Barnabás Tóth, précité, §§ 33 et 36).

45. S’agissant des délais pour agir ou autres limitations à l’introduction d’une action en recherche ou contestation de paternité, la Cour admet que ces limites peuvent être justifiées par la volonté d’assurer la sécurité juridique et le caractère définitif des relations familiales et de protéger ainsi à la fois les intérêts de l’enfant et ceux des pères légaux, afin de les mettre à l’abri de plaintes tardives (voir, par exemple, Phinikaridou, précité, § 51 et la jurisprudence qui y est citée, et A.L. c. Pologne, précité, § 64). Elle juge toutefois qu’un délai rigide conduisant à une impossibilité absolue d’exercer une action en recherche de paternité, appliqué indépendamment des circonstances de l’espèce, porte atteinte à la substance même du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention (Backlund, précité, §§ 55-57, Grönmark c. Finlande, no 17038/04, §§ 55 et 57, 6 juillet 2010, Röman c. Finlande, no 13072/05, §§ 55-58, 29 janvier 2013, et Doktorov c. Bulgarie, no 15074/08, §§ 31-32, 5 avril 2018).

46. Enfin, dans les affaires Konstantinidis c. Grèce (no 58809/09, § 61, 3 avril 2014, et Silva et Mondim Correia c. Portugal, nos 72105/14 et 20415/15, § 68, 3 octobre 2017), la Cour a jugé que l’intérêt vital des requérants à ce que la vérité biologique soit légalement établie ne les dispense pas de se conformer aux exigences posées par le droit interne et de faire preuve de diligence afin que les juridictions internes pussent procéder à une juste appréciation des intérêts concurrents en présence.

b) Application en l’espèce

47. Le refus d’examiner l’action en paternité constitue en l’espèce une ingérence au sens de l’article 8 de la Convention. Pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit un ou des buts légitimes prévus au paragraphe 2 et est, de plus, « nécessaire dans une société démocratique ». La Cour note à cet égard que les requérants ne contestent pas le fait que l’ingérence dénoncée avait une base légale en droit français. Il n’est pas davantage contesté que le refus d’examiner l’action en paternité avait pour but « la protection des droits et libertés d’autrui » et que cet objectif, visant à favoriser la filiation correspondant à la réalité sociale et familiale, peut justifier une limitation de la possibilité d’établir la paternité biologique (Ahrens, précité, §§ 74-75, et mutatis mutandis Fröhlich, précité, § 42).

48. La Cour constate que les requérants contestent essentiellement la prévisibilité et la clarté des règles concernant la computation du délai de forclusion. En effet, les requérants soutiennent que le refus d’admettre l’action en contestation de paternité du fait de l’application de ce délai de forclusion combinée avec l’obligation d’attraire en la cause l’enfant constitue, dans les circonstances particulières de l’espèce, une ingérence disproportionnée au but poursuivi par le législateur. Ils soutiennent qu’en raison d’une application trop rigide d’exigences d’ordre purement procédural et en faisant ainsi prévaloir la réalité sociale sur la recherche de la vérité biologique, les juridictions internes n’ont pas su ménager un juste équilibre entre les droits et intérêts concurrents en présence.

49. La Cour doit donc, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, d’une part, vérifier si les règles de computation du délai de forclusion ayant conduit les juridictions internes à déclarer l’action du requérant irrecevable ont été appliquées d’une manière compatible avec la Convention et, d’autre part, examiner si le processus décisionnel ayant abouti à l’impossibilité de contester la filiation établie par une reconnaissance de paternité pour faire établir un autre lien de filiation comportait certaines garanties, notamment si les motifs invoqués par ces juridictions internes étaient pertinents et suffisants, au sens du paragraphe 2 de l’article 8.

50. En ce qui concerne l’application faite par les juridictions internes des règles de computation du délai de forclusion combinées avec l’obligation de mettre dans la cause l’enfant, la Cour relève que, dans les circonstances particulières de l’espèce, le délai de forclusion n’a pas empêché dans la pratique le requérant d’agir plus tôt puisqu’il reconnait avoir été averti qu’il était le père biologique de l’enfant dès la fin du mois de juin 2009 (paragraphe 15 ci-dessus) et qu’il disposait alors d’un délai qui apparaît suffisant de plus de trois ans pour engager une action afin de faire valoir ses intérêts, le délai de forclusion de cinq ans expirant le 25 décembre 2012 (voir a contrario, Doktorov, précité, § 29, concernant un délai court d’un an ayant expiré avant que le requérant n’apprenne les faits justifiant son désaveu de paternité). La Cour relève à ce titre que les requérants n’ont fait état, ni devant les juridictions internes ni devant elle, d’aucune raison qui les aurait empêchés d’agir plus tôt, quand N. n’était alors âgé que d’un an et six mois, laissant ainsi se prolonger dans le temps une situation sociale stable dont ils ne sauraient maintenant en contester la réalité.

51. La Cour observe en outre que l’action du requérant a été déclarée irrecevable, au motif que ce dernier avait tardé à mettre dans la cause N., et plus précisément son représentant légal s’agissant d’un enfant encore mineur. En effet, le requérant n’a effectué cette formalité que le 28 février 2013, soit trois mois après la saisine initiale de la juridiction du 14 novembre 2012. La Cour note qu’il disposait alors d’un délai de plus d’un mois pour régulariser son action, le délai de forclusion expirant 25 décembre 2012, ce qui lui laissait un temps suffisant pour se mettre en conformité avec les règles de la procédure. Les requérants n’ont présenté à ce titre aucun élément devant les juridictions internes et la Cour de nature à démontrer que le requérant, représenté devant la juridiction de première instance par un avocat, pouvait ignorer l’existence de cette règle constante en droit interne, puisqu’applicable aussi bien avant qu’après la réforme du droit de la filiation (paragraphes 18 et 27 ci-dessus). Dans ces conditions, l’argument des requérants selon lequel l’action en paternité a été rejetée en raison d’une application rigide et formaliste des règles procédurales n’apparaît pas fondé.

52. La Cour observe par ailleurs, avec la cour d’appel, que le requérant n’a agi en contestation de paternité qu’au moment où la requérante demandait parallèlement la fixation de la résidence de N., en alternance chez sa mère et son père légal (paragraphes 6, 10 et 14 ci-dessus). Si la Cour est consciente que, dans certaines circonstances, l’intérêt supérieur de l’enfant peut être de connaître sa véritable identité génétique elle observe que la requérante, qui soutient qu’il n’y aurait aucun doute quant à la réelle paternité de N., aurait été la personne la mieux placée pour intervenir spontanément dans la procédure, sans attendre d’y être attraite de manière forcée, laissant ainsi perdurer dans le temps une situation conflictuelle et de plus en plus problématique pour l’enfant (R.L. et autres c. Danemark , no 52629/11, § 48, 7 mars 2017). Or, la Cour rappelle que l’intérêt vital des requérants à ce que la vérité biologique soit légalement établie ne les dispense pas de se conformer aux exigences posées par le droit interne et de faire preuve de diligence afin que les juridictions internes puissent procéder à une juste appréciation des intérêts concurrents en présence (Konstantinidis, précité, § 61, Silva et Mondim Correia, précité, § 68, et Lavanchy c. Suisse, no 69997/17, §§ 36 à 39, 19 octobre 2021).

53. En ce qui concerne la qualité du processus décisionnel, la Cour relève tout d’abord que la cour d’appel a caractérisé, sous le contrôle de la Cour de cassation et par des motifs qui apparaissent pertinents et suffisants, les éléments factuels lui permettant, dans les circonstances de l’espèce, de vérifier l’existence d’une possession d’état conforme à la reconnaissance de paternité ainsi que de liens indéfectibles existant entre le père légal et l’enfant (paragraphe 14 ci-dessus) et par conséquent une réalité sociale stable pendant au moins cinq ans (paragraphes 18 et 20 ci-dessus). La Cour note également que la cour d’appel, toujours sous le contrôle de la Cour de cassation, a pu constater que cette possession était paisible, publique et non équivoque et que le simple fait que le père légal ait su, à un moment ou un autre, qu’il existait un doute sur sa paternité ne pouvait à lui seul remettre en cause le fait qu’il se soit toujours comporté comme un père pour N. La Cour observe à ce titre que les requérants n’allèguent pas que cette possession d’état aurait été acquise par fraude, contraintes, pressions ou violences (paragraphe 20 ci‑dessus). Dans ces conditions, la Cour ne voit donc pas de raison de s’éloigner des conclusions des juridictions internes qui n’apparaissent ni arbitraires ni déraisonnables.

54. Par ailleurs, la Cour note que la cour d’appel a fondé son refus d’examiner la demande en contestation de paternité du requérant non seulement sur le fait que l’enfant avait déjà un lien de filiation établi, mais également au regard de l’intérêt supérieur de ce dernier, qui était alors âgé de seulement sept ans et était pris dans un conflit de loyauté vis-à-vis de sa mère et de son père légal (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour constate que N., représenté dans la procédure par un administrateur ad hoc qui s’est entretenu deux fois avec lui, a indiqué, par l’intermédiaire de ce dernier, qu’il ne souhaitait pas être entendu par les juges et voulait qu’on « le laisse tranquille » (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour estime donc que la cour d’appel, sous le contrôle de la Cour de cassation (paragraphe 17 ci-dessus), a pu estimer qu’il n’était pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’être confronté à la question de la paternité au regard notamment de son jeune âge (Fröhlich, précité, § 64, concernant le cas d’un enfant de six ans), préférant à ce stade maintenir ce dernier dans l’environnement familial auquel il était habitué depuis la séparation de son père légal et de sa mère (paragraphe 14 ci-dessus). La Cour, qui n’a pas pour tâche de se substituer aux autorités internes, qui bénéficient de rapports directs avec tous les intéressés (A.L. c. Pologne, précité, § 66), ne voit donc pas de raisons de s’éloigner de ces conclusions, les requérants n’ayant présenté à cet égard aucun élément, ni devant les juridictions internes, ni devant la Cour, qui pourrait remettre en cause celles‑ci (Ahrens, précité, § 77).

55. Par ailleurs, la Cour constate que les décisions judiciaires n’ont pas abouti en pratique, comme le souligne le Gouvernement, à priver le requérant de tout lien avec N., puisqu’à compter du 26 juillet 2013, les juridictions internes ont mis en place progressivement un droit de visite et d’hébergement élargi puis une résidence alternée, lui permettant d’entretenir avec l’enfant un lien soutenu.

56. Il résulte de l’ensemble de ces éléments que les juridictions internes, ont su, dans les circonstances particulières de l’espèce, tout en tenant compte du but légitime poursuivi par le législateur (paragraphe 24 ci-dessus), ménager un juste équilibre entre les différents intérêts en présence, sans que les règles de computation du délai de cinq ans telles qu’elles ont été appliquées ne portent atteinte à la substance même du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention.

57. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes recevables ;

3. Dit, par six voix contre une, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 octobre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Martina Keller                Georges Ravarani
Greffière adjointe               Président

_________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée de la juge Stéphanie Mourou-Vikström.

G.R.
M.K.

OPINION DISSIDENTE DE LA JUGE MOUROU-VIKSTRÖM

Je ne me suis pas ralliée à la majorité de la chambre qui a conclu à une non-violation de l’article 8 de la Convention dans cette affaire qui concerne les exigences procédurales de mise en cause de l’enfant et de la mère dans une action en contestation de paternité. Les raisons qui me conduisent à penser qu’une atteinte à la vie privée et familiale du requérant doit être constatée sont les suivantes :

Il ressort des dispositions de l’article 333 alinéa 2 du code civil que le délai pour exercer une action en contestation de paternité est de 5 ans.

L’enfant étant né le 25 décembre 2007, le délai expirait le 25 décembre 2012.

Le requérant, en sa qualité de père biologique supposé, a formalisé une assignation aux fins d’annulation de la reconnaissance de paternité du père légal, le 14 novembre 2012, donc dans le délai légal.

Il apparaît en revanche qu’il a attrait en la cause l’enfant le 28 février 2013 et la mère de l’enfant le 4 mars 2013. Certes, ces mises en cause sont intervenues en dehors du délai de 5 ans. Toutefois, il convient de considérer que non seulement, elles peuvent être considérées comme étant des accessoires à l’action principale en contestation de paternité et donc qu’une certaine flexibilité peut être admise concernant leur régularisation, mais aussi, que la base légale pose un problème. En effet, l’exigence de mise en cause ne ressort pas de la loi mais d’une jurisprudence supposément bien établie et d’une circulaire édictée par le ministère de la Justice, en date du 30 juin 2006, dont l’accessibilité au regard de la jurisprudence de la Cour est contestable.

Enfin, alors que les juridictions internes ont opposé au requérant la forclusion de son action par jugement de première instance du 21 octobre 2014, confirmée en appel le 22 septembre 2015 et en cassation le 1er février 2017, aux motifs que les mises en cause auraient dû intervenir avant le 25 décembre 2012, comment expliquer que le tribunal de première instance a réouvert les débats le 17 décembre 2013 afin de solliciter la désignation d’un administrateur aux fins de représenter l’enfant ? Cette décision qui exige une mise en cause postérieure à la date du 24 décembre 2012 ne peut être comprise que comme une validation par les tribunaux internes d’une régularisation intervenue après la date de forclusion qui n’a donc vocation à s’appliquer qu’à l’action principale.

Enfin, la Cour de cassation a opéré dans la motivation de son arrêt une substitution des motifs concernant l’irrecevabilité de l’action. En effet, elle a visé l’article 2241 du code civil qui est relatif aux causes d’interruption du délai de forclusion mais qui n’est pas le support juridique textuel obligeant la mise en cause de l’enfant et de la mère dans le cadre de l’action en contestation de paternité. Par ailleurs, le caractère bien établi et constant de la jurisprudence imposant la mise en cause de l’enfant et de la mère, dans le strict délai de 5 ans, en matière de contestation de paternité, est sujet à discussion, une seule affaire étant citée dans l’arrêt de chambre (Civ. 1ère, 6 nov. 2013, pourvoi no12-19.269).

Dans une matière aussi sensible et relevant de l’intime telle que la reconnaissance de paternité, il convient de rappeler que la Convention vise à garantir, plus que dans tout autre domaine, non pas des droits théoriques ou illusoires, mais des droits concrets et effectifs. L’exigence procédurale posée dont la base légale ne peut pas être considérée comme établie, accessible et prévisible et la fin de non-recevoir définitive opposée au requérant sont de nature à entraîner une violation de l’article 8 de la Convention.

___________

ANNEXE

Liste des requêtes

No. Requête No Nom de l’affaire Introduite le Représenté par
1. 56513/17 C.P. c. France 01/08/2017 Patrice SPINOSI
2. 56515/17 M.N. c. France 01/08/2017 Patrice SPINOSI

Dernière mise à jour le octobre 12, 2023 par loisdumonde

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