Pengezov c. Bulgarie

Résumé juridique
Octobre 2023

Pengezov c. Bulgarie – 66292/14

Arrêt 10.10.2023 [Section III]

Article 6
Procédure disciplinaire
Article 6-1
Procès équitable

Juge suspendu de ses fonctions en raison de poursuites pénales engagées contre lui pour des infractions présumées commises dans ses fonctions antérieures afin de préserver l’autorité de l’institution judiciaire : violation

Article 8
Article 8-1
Respect de la vie privée

Juge suspendu de ses fonctions en raison de poursuites pénales engagées contre lui pour des infractions présumées commises dans ses fonctions antérieures afin de préserver l’autorité de l’institution judiciaire : violation

En fait – Le requérant est juge à la cour d’appel. Entre 2009 et 2014, il en fut le président. Entre 2004 et 2009, il fut le président de la cour d’appel militaire.

En avril 2014, le parquet militaire régional mit en examen le requérant pour des chefs d’accusation en relation avec des marchés publics gérés lors de ses fonctions à la cour d’appel militaire. Puis le procureur général demanda au Conseil supérieur de la magistrature (CSM) de suspendre le requérant de ses fonctions pendant la durée de la procédure pénale. En mai 2014, le CSM délibéra sur cette proposition et par un vote à main levée, il décida que le second alinéa de l’article 230 de la loi sur le pouvoir judiciaire, prévoyant qu’il pouvait suspendre un magistrat en cas de mise en examen sans lien avec ses fonctions juridictionnelles, devait être appliqué. Après un second vote à bulletin secret, il ordonna la suspension temporaire du requérant.

Le mandat du requérant à la présidence de la cour d’appel arrivant à son terme, le poste fut déclaré vacant en avril 2014. En juin 2014, le CSM examina la candidature du requérant, qui était l’unique candidat pour le poste de président de la cour d’appel, et la rejeta.

En janvier 2015, la Cour administrative suprême, saisie par le requérant d’un recours en annulation de la décision du CSM, jugea que le CSM n’avait pas dépassé les limites de son pouvoir discrétionnaire. Le recours en cassation du requérant fut rejeté.

À la suite d’une modification de la loi sur le pouvoir judiciaire en août 2016, qui supprimait la possibilité, prévue à son article 230, le requérant demanda sa réintégration. Le CSM fit droit à cette demande au mois de novembre 2016.

En juin 2019, le tribunal de la ville reconnut le requérant coupable de manquement à ses obligations professionnelles et le condamna à un an d’emprisonnement avec sursis. En décembre 2020, la cour d’appel annula ce jugement et prononça sa relaxe. La demande du requérant auprès du CSM de sa réintégration dans ses fonctions de manière « rétroactive », pour la période de 2014 à 2016 fut rejetée. Mais le CSM accepta de lui verser ses salaires non perçus pendant la période de suspension temporaire.

En droit – Article 6 § 1 :

1) Applicabilité – L’article 6 est applicable sous son volet civil à des procédures relatives à la suspension des fonctions de magistrats dans le cadre de procédures disciplinaires pendantes. La Cour ne voit aucune raison d’en juger autrement dans la présente espèce où la suspension temporaire du requérant a été ordonnée en raison des poursuites pénales engagées contre lui.

En l’espèce, la Cour relève que le CSM a statué sur la suspension temporaire du requérant sans que ce dernier n’ait pu comparaître devant cet organe ou présenter des arguments en sa défense, circonstances qui sont de nature à remettre en cause la conformité de la procédure à l’article 6 dans l’hypothèse où cette disposition serait considérée applicable à ce stade. La Cour ne juge cependant pas nécessaire d’examiner plus avant la question de savoir si l’article 6 était applicable au stade de la prise de décision par le CSM, ni si la procédure suivie devant cet organe était conforme à cette disposition. Elle rappelle que lorsqu’une autorité chargée d’examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas toutes les exigences de l’article 6 § 1, il n’y a pas violation de la Convention si la procédure devant cet organe peut faire l’objet du contrôle ultérieur d’un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de cet article. En l’espèce, la Cour se penchera donc uniquement sur les arguments du requérant pour autant qu’ils concernent la procédure de contrôle juridictionnel de la décision du CSM par la Cour administrative suprême.

2) Fond –

a) Sur l’étendue du contrôle juridictionnel opéré par la Cour administrative suprême sur la décision du CSM – La Cour renvoie aux principes généraux de sa jurisprudence concernant l’étendue du contrôle juridictionnel et la motivation des décisions judiciaires résumés dans l’arrêt Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal.

La Cour s’est déjà penchée sur l’étendue du contrôle opéré par la Cour administrative suprême sur les décisions du CSM. La Cour a examiné les pouvoirs dont disposait la haute juridiction et l’étendue du contrôle opéré par celle-ci et elle a conclu qu’il satisfaisait aux exigences de l’article 6. La Cour a conclu de même en l’espèce.

L’objet de la décision litigieuse portait sur la nécessité de suspendre le requérant de ses fonctions de juge et de président de juridiction à la suite de sa mise en examen, afin de préserver l’autorité de l’institution judiciaire. Cette question impliquait l’exercice du pouvoir discrétionnaire du CSM, autorité spécialement chargée, en vertu de la Constitution, d’assurer la gestion autonome de l’institution judiciaire. La Cour a déjà reconnu l’importance des responsabilités que la Constitution confie au CSM, dans un domaine primordial du point de vue de l’état de droit et de la séparation des pouvoirs, et le respect dû à ses décisions. Cependant, en l’espèce, l’objet de l’affaire ne concernait pas la nomination ou la promotion d’un juge, domaine dans lequel un pouvoir discrétionnaire très large doit manifestement être laissé à l’autorité assurant la gestion du service de la justice, mais la suspension temporaire d’un juge, décision qui peut potentiellement avoir de lourdes conséquences sur la vie et la carrière de l’intéressé. La Cour doit être particulièrement attentive à la protection des membres du corps judiciaire contre des mesures touchant à leur statut ou à leur carrière qui sont susceptibles de menacer leur indépendance et leur autonomie.

Quant à la méthode suivie pour parvenir à la décision litigieuse, le droit interne ne prévoit pas que le juge en cause soit informé de la requête du procureur général ni qu’il puisse comparaître ou présenter ses arguments devant le CSM. De plus, les motifs des décisions du CSM prises par vote à bulletin secret ne sont pas clairement exposés mais doivent être déduits de la proposition du procureur de suspendre le juge concerné et des débats se déroulant devant le CSM. En l’espèce, les débats ont porté principalement sur la question de savoir si la suspension devait être automatiquement ordonnée en application de l’article 230, alinéa 1 de la loi sur le pouvoir judiciaire, ou si le CSM disposait d’un pouvoir d’appréciation à cet égard, sans que de réels motifs justifiant la suspension du requérant n’aient été évoqués. Celui-ci n’ayant ainsi bénéficié d’aucune garantie procédurale au moment où la décision litigieuse a été prise, il était d’autant plus important que les juridictions se penchent sur toutes les questions de fait et de droit pertinentes pour le litige porté devant elles afin d’offrir à l’intéressé un contrôle juridictionnel effectif de la décision litigieuse.

Concernant la teneur du litige et des moyens de recours, de manière générale, lorsqu’elle contrôle un acte administratif pris par l’administration dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation, la Cour administrative suprême est non seulement tenue de contrôler la régularité formelle de l’acte mais également de vérifier que l’administration n’a pas outrepassé les limites de son pouvoir discrétionnaire. À cet effet, la haute juridiction doit examiner le respect des exigences spécifiques prévues par la loi ou le règlement, lorsque de telles exigences sont prévues, ainsi que le respect des principes généraux de la procédure administrative. S’agissant des décisions du CSM prises en application de l’article 230, alinéa 2, de la loi sur le pouvoir judiciaire, ni la loi ni les directives internes au CSM ne prévoyaient des critères spécifiques sur la nécessité de suspendre un magistrat mis en examen. De plus, la Cour administrative suprême semble laisser un pouvoir d’appréciation très large au CSM à cet égard et se contente de vérifier que le magistrat en cause a fait l’objet d’une mise en examen et que le CSM a exposé des motifs, même succincts, à sa décision.

En l’espèce, même si la Cour administrative suprême a constaté dans son arrêt que le CSM n’avait pas outrepassé les limites de son pouvoir discrétionnaire, cette conclusion apparaît uniquement fondée sur la nature des charges soulevées contre le requérant. La haute juridiction ne semble pas avoir procédé à sa propre analyse des faits pertinents ou à un véritable contrôle de la nécessité et de la proportionnalité de la mesure de suspension, mais s’est contentée de renvoyer à la décision du CSM. Pourtant, la Cour administrative suprême n’a pas expressément répondu aux arguments pertinents du requérant. ?

La haute juridiction a par ailleurs refusé de contrôler le bien-fondé des accusations portées contre le requérant, approche justifiée par elle et le Gouvernement par le respect dû à l’indépendance et à la compétence exclusive des juridictions pénales pour décider de la responsabilité pénale dans un cas donné. Cependant, en droit bulgare les décisions du parquet de mettre un juge en examen ne sont pas susceptibles d’un contrôle juridictionnel indépendant. Eu égard au rôle particulier des juges dans la défense de l’État de droit, ainsi qu’aux conséquences très graves qu’une suspension de fonctions motivée par la mise en examen d’un juge peut avoir sur la carrière et la vie privée de l’intéressé, la Cour estime que l’absence de tout contrôle de la part de la Cour administrative suprême, qui n’est pas compétente pour vérifier, au minimum, que les poursuites ayant justifié la suspension n’étaient pas arbitraires, abusives ou dénuées de tout fondement factuel, risque de placer les juges à la merci de mises en examen abusives de la part du parquet. Une telle situation comporte un risque inhérent pour l’indépendance des juges. La nécessité de parer un tel risque au moyen d’un contrôle juridictionnel de la décision de suspendre un juge a été soulignée par la Commission de Venise dans son opinion sur l’article 230. La Cour administrative suprême n’a pas prêté attention à l’argument en ce sens soulevé par le requérant.

Il ressort des considérations qui précèdent que le requérant a été suspendu de ses fonctions de juge en raison des poursuites pénales engagées contre lui, pour une durée indéterminée et sans maintien de son salaire, par une décision du CSM qui n’avait pas été entourée de garanties procédurales suffisantes et qui ne contenait que des motifs succincts quant à la nécessité de cette mesure, et sans que la mise en examen d’un juge par le parquet ne soit susceptible d’un contrôle juridictionnel indépendant. La Cour administrative suprême a procédé à un contrôle restreint de la décision du CSM, n’a pas réalisé une analyse autonome des faits et a refusé de contrôler la justification de la mise en examen. De l’avis de la Cour, si aucun de ces éléments – l’absence de garanties procédurales et de réelle motivation de la décision du CSM, le contrôle restreint opéré par la Cour administrative suprême et l’absence de contrôle juridictionnel de la mise en examen effectuée par le parquet – ne permettrait à lui seul de conclure à une violation de l’article 6 de la Convention, leur effet cumulatif apparaît problématique dans les circonstances de l’espèce, eu égard à l’objet de la mesure litigieuse qui concernait la suspension du requérant de ses fonctions de juge.

Ainsi, bien qu’ayant formellement examiné les conditions de légalité de la décision du CSM, la Cour administrative suprême n’a pas procédé en l’espèce à un contrôle d’une étendue suffisante eu égard à l’objet de la décision litigieuse et aux arguments soulevés par le requérant.

Conclusion : violation (unanimité).

b) Sur le respect des garanties d’indépendance et d’impartialité par la Cour administrative suprême – Comme dans l’arrêt Donev c. Bulgarie, la Cour n’estime pas que les pouvoirs du CSM en matière disciplinaire, budgétaire et administrative permettent de conclure à un manque d’indépendance et d’impartialité des juges de la Cour administrative suprême, eu égard aux garanties institutionnelles prévues par le droit interne, à l’absence de déficiences structurelles graves dans la composition du CSM et à un défaut d’éléments concrets faisant ressortir un manque d’impartialité des juges ayant statué en l’espèce. Le requérant n’ayant au demeurant pas remis en cause l’impartialité subjective des juges ayant statué dans son affaire, ses appréhensions quant à l’indépendance et à l’impartialité de la Cour administrative suprême ne peuvent passer pour objectivement justifiées.

Conclusion : non-violation (unanimité).

Article 8 :

1) Applicabilité – Les critères à prendre en considération pour déterminer si l’article 8 de la Convention s’applique à un litige d’ordre professionnel ont été établis dans l’arrêt Denisov c. Ukraine [GC].

En l’espèce, la mesure de suspension des fonctions du requérant en question n’était pas motivée par des considérations touchant à la vie privée de l’intéressé mais par le fait que, de l’avis des autorités internes compétentes, la poursuite de ses fonctions alors qu’il avait été mis en examen était susceptible de compromettre l’image de la justice. Conformément à sa jurisprudence, la Cour va donc rechercher si la mesure en question a eu des conséquences graves sur des éléments constitutifs de la vie privée du requérant, de nature à entraîner l’application de l’article 8.

Tout d’abord, concernant les conséquences de la mesure de suspension sur le « cercle intime » du requérant, même si l’élément pécuniaire du litige ne rend pas l’article 8 automatiquement applicable, compte tenu de sa durée dans le temps, sa privation de rémunération a nécessairement eu une incidence sur sa vie privée. De surcroît, tant qu’il était suspendu, il gardait son statut de magistrat et ne pouvait exercer presque aucune activité rémunérée dans le secteur public ou privé en raison des incompatibilités liées à cette fonction.

Certes, le droit interne prévoyait que, en cas de relaxe, le magistrat suspendu pouvait obtenir le paiement des salaires non versés pendant la période de suspension et le requérant a effectivement perçu son arriéré de salaires en 2021. Néanmoins cette possibilité dépendait de l’issue et de la durée de la procédure pénale. En l’espèce, cette possibilité n’est apparue que près de sept ans après la suspension des fonctions du requérant.

Quant aux possibilités de nouer et de maintenir des relations avec autrui, la suspension du requérant l’a empêché, pendant une période assez longue, d’exercer ses fonctions de juge, d’évoluer dans son environnement professionnel et de poursuivre ses ambitions de développement professionnel et personnel. En particulier, eu égard à la concomitance de la mesure de suspension avec la fin de son mandat de président de la cour d’appel, il n’a pas été en mesure de briguer le renouvellement de ce mandat.

Enfin la décision du CSM de suspendre le requérant au motif que, en raison des accusations portées contre lui, son maintien en fonction était susceptible d’affecter l’image d’intégrité de la justice permet de penser que cette mesure a également pu porter atteinte à sa réputation professionnelle.

Ainsi, eu égard à la nature et à la durée de la mesure de suspension imposée au requérant et aux conséquences négatives sur divers aspects de sa vie privée, la Cour considère que le seuil de gravité exigé pour faire entrer en jeu l’article 8 a été atteint.

Conclusion : article 8 applicable au volet « vie privée ».

2) Fond – La mesure de suspension des fonctions du requérant était constitutive d’une ingérence dans son droit au respect de sa vie privée « prévue par la loi ». Elle poursuivait les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la protection des droits et libertés d’autrui. Il reste à déterminer si la mesure litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique ».

Concernant la qualité du processus décisionnel en l’espèce, la Cour a déjà constaté sous l’angle de l’article 6 que le requérant n’a pas bénéficié de garanties procédurales au stade de la prise de décision par le CSM et que le contrôle opéré par la Cour administrative suprême n’était pas d’une étendue suffisante eu égard à l’objet de la décision en cause et aux arguments développés par le requérant.

Par ailleurs, la mesure litigieuse a eu des répercussions sérieuses sur la vie privée et professionnelle du requérant. En particulier, la suspension de ses fonctions a duré deux ans et demi durant lesquels il a été privé de sa rémunération et ne pouvait, du fait des incompatibilités liées à la fonction de juge, exercer une autre activité professionnelle. De plus, au moment où la suspension du requérant a été décidée par le CSM en mai 2014, le droit interne ne contenait aucune limitation d’une telle mesure dans le temps, ni aucune possibilité d’en contester la justification prolongée devant un organe indépendant. La poursuite de la procédure pénale était une condition suffisante au maintien de la suspension des fonctions du magistrat en cause. Or il est indéniable qu’une procédure pénale peut se prolonger pendant une très longue période, comme cela a été effectivement le cas en l’espèce, où le requérant a obtenu une relaxe près de sept ans après l’engagement des poursuites et, dans pareil cas, les conséquences négatives sur la vie privée du magistrat suspendu sont significatives et ne peuvent que s’aggraver avec l’écoulement du temps. En l’espèce, eu égard à la durée de la procédure pénale et à l’absence de voies de recours pour demander la levée de la mesure de suspension, le requérant est demeuré dans l’incertitude quant à la durée de cette mesure. Une telle situation comporte également un risque inhérent pour l’indépendance du juge mis en cause dont la Cour doit également tenir compte.

Au vu de l’ensemble des considérations qui précèdent, la mesure de suspension des fonctions du requérant n’était pas entourée de garanties adéquates contre les abus et n’était pas fondée sur des motifs pertinents et suffisants pour la justifier. Dans ces circonstances, et en dépit de la marge d’appréciation dont bénéficient les autorités internes en pareil domaine, la mesure imposée au requérant n’était pas proportionnée à l’objectif légitime poursuivi.

Conclusion : violation (unanimité).

Article 41 : 4 500 EUR pour préjudice moral.

(Voir aussi Tsanova-Gecheva c. Bulgarie, 43800/12, 15 septembre 2015, Résumé juridique ; Denisov c. Ukraine [GC], 76639/11, 25 septembre 2018, Résumé juridique ; Ramos Nunes de Carvalho e Sá c. Portugal, 55391/13 et al, 6 novembre 2018, Résumé juridique ; Miroslava Todorova c. Bulgarie, 40072/13, 19 octobre 2021, Résumé juridique ; Donev c. Bulgarie, 72437/11, 26 octobre 2021)

Dernière mise à jour le octobre 10, 2023 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *