AFFAIRE YAŞAROĞLU c. TÜRKİYE – 78661/11

La requête concerne la confiscation, en l’absence de condamnation pour délit de contrebande, de 25 kg de bijoux en or introduits sur le territoire sans que la marchandise ait fait l’objet d’une déclaration en douane. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit au respect des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Compte tenu de l’origine légale des biens saisis, de la nature des faits reprochés et de l’absence de préjudice financier causé aux autorités ainsi que de la valeur des biens saisis, la Cour estime que la confiscation a fait peser une charge excessive sur le requérant. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.


DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE YAŞAROĞLU c. TÜRKİYE
(Requête no 78661/11)
ARRÊT

Art 1 P1 • Réglementer l’usage des biens • Confiscation, en l’absence de condamnation pour délit de contrebande, de 25 kg de bijoux en or introduits sur le territoire sans une déclaration en douane • Prévue par une loi prévisible • Origine légale des biens saisis • Nature des faits reprochés : omission de déclarer les bijoux • Absence de préjudice financier causé aux autorités, confiscation poursuivant un but purement punitif • Valeur des biens saisis : somme particulièrement importante • Charge excessive sur le requérant

STRASBOURG
12 septembre 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Yaşaroğlu c. Türkiye,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen,
Jovan Ilievski,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu, juges,
et de Dorothee von Arnim, greffière adjointe de section,

Vu la requête (no 78661/11) dirigée contre la République de Türkiye et dont un ressortissant de cet État, M. Cevdet Yaşaroğlu (« le requérant »), a saisi la Cour le 25 novembre 2011 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant la présomption d’innocence et le droit au respect des biens et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juillet 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne la confiscation, en l’absence de condamnation pour délit de contrebande, de 25 kg de bijoux en or introduits sur le territoire sans que la marchandise ait fait l’objet d’une déclaration en douane. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit au respect des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1965 et réside à Istanbul. Il a été représenté par Me O. Aktaş, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme du ministère de la Justice.

4. Le requérant est le propriétaire d’une société de bijouterie.

5. Le 6 mai 2003, il vendit à une société américaine 38 kg de bijoux en or pour un prix total de 255 643 dollars américains (USD). La marchandise fut exportée depuis l’aéroport Atatürk d’Istanbul.

6. Le 5 juin 2003, alors qu’il revenait des États-Unis d’Amérique, le requérant fut appréhendé par la police à l’aéroport Atatürk en possession de 25 kg et 60 g d’or sous forme de bijoux divers, lesquels n’avaient fait l’objet d’aucune déclaration en douane. La totalité de la marchandise fut saisie.

7. D’après le procès-verbal d’audition, le requérant avait expliqué qu’il s’agissait de bijoux qu’il avait initialement exportés aux États-Unis, que le client américain avait estimé qu’une partie de la marchandise présentait des défauts de fabrication, qu’il s’était rendu sur place pour les examiner et qu’il avait accepté la restitution d’une partie de la marchandise qu’il avait ramenée avec lui dans son bagage. Il avait également précisé qu’il s’était acquitté des taxes au moment de l’exportation et que les factures de retour avaient été dûment établies par le client. Il déclara en outre que lorsque les policiers lui avaient demandé ce qu’il transportait dans son sac, il leur avait répondu qu’il s’agissait de bijoux en or et leur avait présenté les documents. Il précisa que c’était la première fois qu’il était confronté à une restitution et qu’il ignorait qu’il existait une obligation de déclaration.

8. Le 25 juin 2003, il fut mis en accusation par le parquet de Bakırköy devant le tribunal correctionnel du même lieu (« le tribunal ») pour délit de contrebande sur le fondement de la loi no 1908 relative à la lutte contre la contrebande.

9. Dans un rapport du 11 août 2003, rédigé sur réquisition du tribunal, un expert estimait la valeur CIF (coût, assurance, fret) de la marchandise saisie à 184 800 USD. Il précisait que les poinçons dont étaient marqués les produits correspondaient bien à leur pureté (carat) et qu’environ la moitié des bijoux était d’origine turque. Il indiquait en outre que certains bijoux avaient une pureté de 10 carats, qu’ils n’étaient, de ce fait, pas vendables sur le marché turc et que leur importation était surprenante. Enfin, il affirmait que les factures ne correspondaient pas exactement à la marchandise.

10. Le requérant contesta ce rapport. Il indiqua en particulier que certains bijoux avaient été frappés des signes distinctifs de l’entreprise étrangère qui avait passé la commande et que l’expert en avait déduit de manière erronée qu’il s’agissait de bijoux manufacturés à l’étranger. Il récusa également les affirmations de l’expert en ce qui concernait le défaut allégué de correspondance entre la facture et les marchandises.

11. Le tribunal donna suite à cette contestation et nomma de nouveaux experts. Dans leur rapport daté du 18 novembre 2003, ces derniers indiquaient que l’ensemble des bijoux saisis avaient été manufacturés en Türkiye en vue d’être exportés et que ces bijoux avaient été expertisés par la chambre des bijoutiers d’Istanbul avant leur exportation. Ils précisaient que les retours de produits exportés étaient très courants et estimaient la valeur CIF de la marchandise à 184 531 USD.

12. Dans un rapport du 28 novembre 2003, un autre expert mandaté par le tribunal indiquait que les retours de marchandises préalablement exportées, en raison de leur restitution, devaient faire l’objet d’une déclaration à l’administration douanière mais précisait que le retour n’était pas soumis à taxation. L’expert considérait dès lors que l’absence de déclaration ne procurait aucun avantage économique au requérant. Il estimait que l’élément intentionnel de l’infraction faisait défaut et qu’il était difficile de souscrire à l’idée que l’infraction de contrebande était constituée. Selon lui, les faits constituaient plus simplement un non-respect de l’obligation administrative de déclaration en douane.

13. Par une lettre du 23 décembre 2003 adressée en réponse à des réquisitions du tribunal, la direction des douanes de l’aéroport d’Istanbul indiqua que l’importation des marchandises saisies en l’espèce était libre.

14. Par une ordonnance du 30 décembre 2003, le tribunal offrit au requérant la possibilité d’obtenir la restitution des bijoux saisis dans le cadre d’un cautionnement impliquant le dépôt d’une somme de 272 973 TRY (soit environ 156 880 euros (EUR) à cette date).

15. Par un jugement du 12 avril 2004, le tribunal prononça la relaxe du requérant. Soulignant que l’importation de bijoux en or n’était soumise à aucune autorisation, licence ou autre limitation, il estima que l’infraction reprochée n’était pas constituée. Quant à l’absence de déclaration, il précisa que cette question relevait de la compétence de l’administration douanière. Il ordonna en conséquence la restitution des biens une fois que le jugement serait devenu définitif.

16. Le 23 juin 2004, le Conseil de recherches des infractions financières, une instance d’investigation dépendant du ministère de l’Économie et des Finances, rendit, sur réquisition du parquet, un rapport détaillé sur le requérant, et ce à l’issue d’une enquête incluant la consultation des fichiers de diverses administrations, dont sa propre « cellule de renseignement », et le recours aux services d’un inspecteur des services fiscaux. Il estima que ni les faits reprochés au requérant ni sa situation fiscale et financière ne requéraient de mesures sur le fondement de la législation relative au blanchiment d’argent.

Il releva qu’il ressortait des éléments du dossier que les bijoux saisis étaient ceux qui avaient été préalablement exportés.

17. Le 10 mars 2005, la Cour de cassation annula le jugement et renvoya l’affaire devant le tribunal. Elle estima que l’infraction de contrebande était caractérisée dès lors que le requérant avait tenté d’introduire des marchandises sur le territoire sans accomplir de démarches douanières.

18. Par une lettre non datée répondant à des réquisitions du tribunal, la direction des douanes d’Istanbul indiqua que l’importation des marchandises litigieuses était libre. En outre, elle résuma la règlementation relative aux marchandises en retour d’exportation de la manière suivante :

– En vertu des articles 168 et 169 du code des douanes, lorsqu’une marchandise en libre circulation qui avait initialement été exportée était importée vers la Türkiye dans un délai de trois ans, elle était exemptée des taxes d’importation sur demande du déclarant à condition que l’identité du produit n’ait pas changé ;

– En vertu de l’article 563 du règlement des douanes, le bénéfice de l’exemption des taxes d’importation sur les biens en retour d’exportation était conditionné par le dépôt, en annexe de la déclaration en douane, des documents attestant que les droits et avantages éventuels qui avaient pu être octroyés en raison de l’exportation avaient été restitués. Lorsque les biens en question avaient bénéficié d’une exemption de la taxe sur la valeur ajoutée et de la taxe sur la consommation spéciale (ÖTV), une taxe était perçue sur la valeur ajoutée.

19. La lettre en question ne donne aucune indication sur la question de savoir si l’or ou les bijoux en or faisaient l’objet d’une quelconque exemption ou si le requérant avait ou non bénéficié d’un droit ou avantage quelconque en raison de l’exportation des bijoux en cause.

20. Par un jugement du 22 janvier 2007, le tribunal reconnut le requérant coupable du délit de contrebande. Il considéra en effet que, dès lors qu’il avait passé le contrôle des douanes sans procéder aux déclarations prévues par la réglementation, l’intéressé avait introduit la marchandise litigieuse en contrebande. Il releva que la loi no 1918 relative à la lutte contre la contrebande avait été remplacée par la loi no 4926 ayant le même objet. Il estima qu’au vu d’une comparaison globale des deux lois, les dispositions de la première étaient plus favorables au requérant et qu’elles devaient dès lors s’appliquer. En conséquence, il décida, sur le fondement de l’article 25 § 2 de la loi no 1918, de confisquer la marchandise saisie et d’infliger au requérant une amende équivalant à la valeur CIF de la marchandise augmentée de 10 %. Il le condamna également au paiement des frais de procédure.

21. Par un arrêt du 21 juin 2011, la Cour de cassation annula le jugement au motif que la procédure était désormais prescrite. Toutefois, elle ordonna la confiscation de « la marchandise de contrebande » sur le fondement de l’article 54 § 4 du code pénal (CP) combiné à l’article 13 § 1 de la loi no 5237 ayant remplacé la loi no 4926 relative à la lutte contre la contrebande.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. Les dispositions législatives concernant le délit de contrebande et la confiscation

22. Selon l’article 1 de la loi no 1918 relative à la prévention et la sanction des actes de contrebande, le fait d’importer en Türkiye une marchandise sans procéder aux démarches douanières était considéré comme un acte de contrebande.

23. L’article 14 prévoyait la confiscation des marchandises soumises à des droits de douanes ou à un monopole que les passagers transportaient avec eux et qu’ils n’avaient pas déclarer en douane.

24. L’article 25 disposait qu’en dehors des cas prévus à l’article 14, toute personne détenant des biens qui avaient été introduits sur le territoire sans avoir été déclarés à la douane et sachant que ces biens étaient issus de la contrebande était puni d’une amende d’un montant équivalant à la valeur CIF de la marchandise. Ce texte prévoyait en outre la confiscation des biens.

25. La loi no 1918 fut abrogée et remplacée par la loi no 4926 du 19 juillet 2003 relative à la lutte contre la contrebande, laquelle fut à son tour abrogée et remplacée par la loi no 5607 du 21 mars 2007 portant le même nom.

26. Aux termes de l’article 13 § 1 de la loi no 5607 :

« Les dispositions du code pénal (…) relatives à la confiscation des biens et des revenus s’appliquent dans le cas des infractions définies par la présente loi. »

27. La suite de cet article contient des précisions sur les conditions dans lesquelles un véhicule ayant servi volontairement au transport de marchandise de contrebande peut être confisqué.

28. L’article 54 § 4 du CP dispose :

« Tout bien dont la production, la détention, l’usage, le transport, l’achat ou la vente constitue une infraction est confisqué. »

II. Les arrêts présentés par le Gouvernement

29. Dans un obiter dictum figurant dans son arrêt du 5 juin 2012 (2012/10‑769E 2012/223K) relatif à des infractions de trafic de stupéfiants et où se posait la question des possibilités de recours contre un jugement mettant en place des obligations de soins, l’Assemblée générale pénale de la Cour de cassation précisa que la confiscation de biens sur le fondement de l’article 54 du CP constituait une mesure de sûreté, c’est-à-dire une mesure complétant la sanction infligée à l’auteur mais pouvant être ordonnée de manière autonome.

30. Par un arrêt du 13 février 2012 (E.2011/13039, K.2012/2585), la 7e chambre pénale de la Cour de cassation ordonna la confiscation de marchandise passée en contrebande après avoir annulé la condamnation en raison de la prescription.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 du pRotocole no 1 à LA CONVENTION

31. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit au respect des biens au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

32. Le Gouvernement soulève deux exceptions d’irrecevabilité.

33. La première est tirée de la règle de l’épuisement des voies de recours internes et présente deux branches.

34. En premier lieu, le Gouvernement relève que le requérant n’a pas formé de recours contre la saisie des bijoux alors que le droit interne lui en offrait la possibilité. En second lieu, il reproche à l’intéressé de ne pas avoir fait usage de la possibilité qui lui a été offerte par le tribunal d’obtenir la restitution des bijoux en échange d’un cautionnement judiciaire.

35. La seconde exception consiste quant à elle à soutenir que le grief serait manifestement mal fondé.

36. La Cour note que les remèdes indiqués par le Gouvernement concernent le placement des bijoux sous main de justice. Ils ont trait à la question de la détention des bijoux dans l’attente de la décision judiciaire concernant leur sort définitif (confiscation ou restitution), mais sont sans effet sur ce dernier point. Or le requérant ne se plaint pas de la saisie mais de la confiscation de ses biens.

37. Il s’ensuit que les deux branches de la première exception doivent être rejetées.

38. En ce qui concerne la seconde exception, la Cour considère que le grief soulève de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues au stade de l’examen de la recevabilité et qui nécessitent un examen au fond. Il s’ensuit que la requête ne saurait être déclarée manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention.

39. Constatant que la requête ne se heurte à aucun autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

40. Le requérant se plaint de la confiscation de ses bijoux en l’absence d’une décision judiciaire définitive constatant la commission du délit de contrebande et considère cette mesure comme une atteinte à son droit au respect de ses biens.

41. Le Gouvernement conteste cette thèse.

42. Il estime que la confiscation disposait d’une base légale, en l’occurrence les articles 14 et 23 de la loi no 1918, l’article 13 § 1 de la loi no 5607 et l’article 54 § 4 du CP.

43. À cet égard, il indique que l’introduction sur le territoire de marchandise sans procéder aux démarches douanières constitue un délit de contrebande, pour lequel la loi no 1918 prévoyait la confiscation de la marchandise.

44. Il indique en outre que l’article 54 § 4 du CP prévoit la confiscation des marchandises dont la production, la détention, l’usage, le transport, l’achat ou la vente sont prohibés. Il estime qu’une telle confiscation constitue non pas une sanction mais une mesure de sûreté qui peut être appliquée indépendamment et donc en l’absence d’une condamnation pénale. Il considère que les marchandises passées en contrebande entrent dans la catégorie des biens visés par cette disposition. Il précise à cet égard que la Cour de cassation aurait déjà estimé dans deux arrêts (paragraphes 29 et 30 ci-dessus) que les marchandises passées en contrebande pouvaient être saisies sur le fondement de l’article 54 § 4 du CP combiné à l’article 13 de la loi no 5607 lorsque les accusés avaient bénéficié d’une prescription.

45. Il précise en outre que l’instauration de la possibilité de confiscation de biens sans condamnation préalable fait partie des recommandations des organisations internationales en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et la lutte contre le financement du terrorisme.

46. En ce qui concerne le but légitime de l’ingérence, il expose en premier lieu que l’obligation de déclaration des marchandises en retour d’exportation vise à vérifier que les droits et avantages liés à l’exportation ont bien été restitués et ainsi à éviter des pertes de recettes fiscales. Une telle mesure viserait également à évaluer le volume du commerce extérieur.

47. Il affirme par ailleurs que l’objectif de la confiscation aurait un but dissuasif dans la lutte contre la contrebande et qu’il permet de prévenir les dommages causés à l’économie du pays.

48. Pour ce qui est de la proportionnalité, il indique en outre que les États disposent d’une large marge d’appréciation en la matière. Il relève que le requérant avait l’obligation de déclarer les marchandises en retour afin que les vérifications requises puissent être effectuées et qu’il ne pouvait l’ignorer dès lors qu’il était le propriétaire d’une société exportatrice d’or.

49. Il estime que le requérant a bénéficié d’une procédure présentant les garanties procédurales requises au cours de laquelle il a été assisté d’un avocat.

50. Enfin, il considère que l’intéressé n’a pas eu à supporter une charge excessive.

2. Appréciation de la Cour

a) Sur la norme applicable

51. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 contient trois normes distinctes : la première, qui s’exprime dans la première phrase du premier alinéa et revêt un caractère général, énonce le principe du respect de la propriété ; la deuxième, qui figure dans la seconde phrase du même alinéa, vise la privation de propriété et la soumet à certaines conditions ; quant à la troisième, consignée dans le second alinéa, elle reconnaît aux États le pouvoir, entre autres, de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général. La deuxième et la troisième, qui ont trait à des exemples particuliers d’atteintes au respect des biens, doivent s’interpréter à la lumière du principe consacré par la première (voir, entre autres, Yel et autres c. Turquie, no 28241/18, § 86, 13 juillet 2021).

52. La Cour observe qu’en l’espèce plus de 25 kg de bijoux en or appartenant au requérant ont été confisqués par les autorités au motif que ces bijoux n’avaient pas fait l’objet d’une déclaration en douane et qu’ils constituaient de ce fait des biens passés en contrebande.

53. Au regard de sa jurisprudence en la matière (voir, par exemple, Moon c. France, no 39973/03, § 45, 9 juillet 2009), elle estime qu’une telle ingérence relève de la réglementation de l’usage des biens, même si elle entraîne une privation de propriété.

b) Sur le respect des exigences de l’article 1 du Protocole no 1

i. La légalité de l’ingérence

54. Pour être conforme à l’article 1 du Protocole no 1, une ingérence doit avant tout être « prévue par la loi ».

55. Toute atteinte aux droits protégés par l’article 1 du Protocole no 1 doit satisfaire l’exigence de légalité (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012).

56. L’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire (Yel et autres, précité, § 89).

57. Le principe de légalité présuppose l’existence de normes de droit interne suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (Lekić c. Slovénie [GC], no 36480/07, § 95, 11 décembre 2018).

58. La norme pertinente doit être énoncée avec assez de précision pour que le citoyen puisse régler sa conduite en prévoyant, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Ces conséquences n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue, une rigidité excessive n’étant pas souhaitable. Aussi, beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues, dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Centro Europa 7 S.r.l. et Di Stefano c. Italie [GC], no 38433/09, § 141, CEDH 2012).

59. En l’espèce, compte tenu des dispositions législatives sur lesquelles la Cour de cassation a fondé sa décision de confisquer les bijoux en cause, la Cour doit vérifier en premier lieu si le droit interne permettait de prévoir que les bijoux introduits sans déclaration pouvaient être considérés comme des produits de contrebande et en second lieu s’il permettait de prévoir leur confiscation en l’absence de condamnation pour délit de contrebande.

60. En ce qui concerne le premier point, quoi qu’en dise le requérant, la Cour observe que la législation douanière imposait une obligation de déclaration des marchandises en retour d’exportation (paragraphe 18 ci‑dessus) et que, selon l’article 1 de la loi no 1918, le fait d’importer en Türkiye une marchandise sans procéder aux démarches douanières était considéré comme un acte de contrebande.

61. Il reste dès lors à déterminer si l’article 54 § 4 du CP pouvait servir de base à la confiscation de marchandises considérées comme passées en contrebande malgré l’absence de condamnation définitive.

62. À cet égard, la Cour observe que l’article 54 § 4 du CP est applicable en l’absence de condamnation pénale et que la confiscation ordonnée sur le fondement de cette disposition constitue, non pas une peine, mais une mesure de sûreté. En effet, la confiscation prévue à l’article 54 § 4 du CP ne vise pas les biens qui sont l’instrument ou le produit d’une infraction mais ceux dont « la production, la détention, l’usage, le transport, l’achat ou la vente constitue une infraction ».

63. Néanmoins, force est de relever qu’a priori les bijoux en or ne sont pas par nature des biens qui entrent dans cette catégorie puisque tant leur production, leur détention et leur transport que leur achat ou leur vente sont libres et ne constituent pas en soi une infraction, contrairement par exemple aux produits stupéfiants.

64. L’approche suivie par la Cour de cassation a consisté à faire entrer les bijoux du requérant dans cette catégorie non pas en raison de leurs caractéristiques intrinsèques mais en raison de la manière dont ils ont été introduits sur le territoire. Ainsi, pour la haute juridiction un bien passé en contrebande relève de la catégorie des biens dont la détention ou le commerce est interdit précisément en raison de son passage en contrebande, et ce même lorsque le délit de contrebande n’a pas fait l’objet d’une condamnation définitive.

65. Il est vrai qu’une telle approche ne résulte pas clairement et explicitement d’une lecture immédiate de l’article 54 § 4 du CP, pris isolément ou combiné à l’article 13 § 1 de la loi no 5607.

66. Néanmoins, la Cour réitère qu’il n’est ni possible ni souhaitable que la rédaction des lois soit d’une exactitude ou d’une rigidité absolue et que beaucoup d’entre elles se servent, par la force des choses, de formules plus ou moins générales. La fonction de décision confiée aux tribunaux nationaux sert précisément à dissiper les doutes qui pourraient subsister quant à l’interprétation des normes (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 110, CEDH 2015).

67. Il semble qu’il n’existait pas à l’époque des faits une jurisprudence indiquant qu’en l’absence de condamnation pour délit de contrebande les biens n’ayant pas fait l’objet d’une déclaration à la douane relevaient de l’article 54 § 4 du CP. En effet, le seul exemple d’arrêt fourni par le Gouvernement a été rendu en 2012, c’est-à-dire à une date postérieure aux faits (paragraphe 30 ci-dessus).

68. Toutefois, le fait qu’une disposition légale puisse être interprétée de plusieurs manières ne suffit pas à faire conclure à un manquement à l’exigence de « prévisibilité » au regard de la Convention (voir, parmi d’autres, Cumhuriyet Halk Partisi, no 19920/13, § 92, CEDH 2016).

69. En l’espèce, la Cour estime que l’interprétation donnée par la Cour de cassation aux dispositions du droit interne ne peut être regardée comme étant imprévisible.

70. Il s’ensuit que l’ingérence était prévue par la loi au sens de la Convention.

ii. Le but légitime de l’ingérence

71. La Cour ne doute pas que l’ingérence litigieuse répondait à un intérêt légitime, en l’occurrence assurer le respect du régime douanier.

iii. La proportionnalité de l’ingérence

72. Il reste à établir si les autorités ont, dans la présente affaire, ménagé un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi. En d’autres termes, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les exigences de l’intérêt général et la protection des droits fondamentaux de l’individu, compte tenu de la marge d’appréciation reconnue à l’État en pareille matière (Grifhorst c. France, no 28336/02, § 94, 26 février 2009). Dans ce cadre, la Cour rappelle que dans un certain nombre d’affaires elle a estimé que la confiscation de biens non déclarés en douane était disproportionnée et qu’elle avait imposé une charge excessive au requérant, en tenant compte, entre autres facteurs, de l’origine légale des biens saisis et de l’absence d’intention frauduleuse. Dans certaines autres affaires, l’intention frauduleuse s’est vu accorder une moindre importance. En outre, le caractère additionnel de la mesure de confiscation est également un facteur ayant une influence sur sa proportionnalité. Par ailleurs, la Cour a déjà indiqué qu’une législation interne rigide où le défaut de déclaration entraîne automatiquement la confiscation de l’intégralité des biens non déclarés conduit souvent à des décisions judiciaires internes qui ne respectent pas le juste équilibre entre les intérêts en jeu (voir, en ce sens, Karapetyan c. Géorgie, no 61233/12, § 37, 15 octobre 2020 et les références qui y figurent).

73. La Cour observe que le requérant s’est vu confisquer la totalité des bijoux en or non déclarés dont la valeur était d’environ 184 000 USD, ce qui représente manifestement une somme particulièrement importante.

74. Elle relève que le manquement reproché au requérant réside uniquement dans son omission de déclarer lesdits bijoux.

75. Elle note qu’il ressort du dossier qu’il n’y a pas de doute quant à la légalité de l’origine de l’or saisie (voir, a contrario, Karapetyan c. Géorgie, no 61233/12, §§ 37-41, 15 octobre 2020). En effet, le requérant a fourni, dès son arrestation, des explications cohérentes à ce sujet, à savoir qu’il s’agissait de marchandise en retour d’exportation, et présenté les factures relatives à la vente et à la restitution de la marchandise (paragraphe 7 ci-dessus).

76. Il est vrai que le premier expert avait estimé que la totalité de la marchandise n’était pas d’origine turque (paragraphe 9 ci-dessus), mais ce rapport n’a pas été retenu par le tribunal. À la suite des arguments dûment motivés présentés par le requérant pour contester les conclusions dudit rapport, le tribunal a requis un panel d’experts qui a confirmé l’exactitude des affirmations du requérant (paragraphe 11 ci-dessus).

77. La Cour note par ailleurs que le Conseil de recherches des infractions financières, qui a été saisi sur signalement du parquet, a mené une enquête détaillée sur le requérant et ses activités mais n’a soupçonné l’intéressé d’aucune activité illégale. Il a par ailleurs confirmé les affirmations du requérant concernant l’origine des bijoux saisis (paragraphe 16 ci-dessus).

78. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, dans pareille situation, la sanction doit correspondre à la gravité du manquement constaté, à savoir un manquement à l’obligation de déclaration, et non pas à la gravité d’un manquement présumé non avéré, tel qu’un blanchiment d’argent ou une fraude fiscale (voir, parmi beaucoup d’autres, Ismayilov c. Russie, no 30352/03, § 38, 6 novembre 2008).

En l’espèce, force est de constater que la confiscation de cette somme poursuivait un but purement punitif, puisqu’elle ne visait pas à compenser un préjudice qui aurait été subi par l’État et qui aurait résulté de l’absence de déclaration.

79. À cet égard, il ressort du rapport d’expertise du 28 novembre 2003 que le requérant n’aurait tiré aucun bénéfice financier du défaut de déclaration même s’il n’avait pas été appréhendé par la police. Il est vrai que la direction des douanes a indiqué que l’obligation de déclaration des marchandises en retour d’exportation visait à préserver les intérêts financiers de l’État afin de lui permettre d’obtenir la restitution des éventuels droits et avantages consentis au moment de l’exportation et en raison de celle-ci. Néanmoins, il s’agit là d’une explication de la raison d’être de l’obligation de déclaration posée par l’article 563 du règlement des douanes. Rien n’indique que dans le cas d’espèce le requérant ait effectivement bénéficié d’un droit ou d’un avantage, tel que par exemple des exemptions de taxes, lié à l’exportation des bijoux. Bien au contraire l’intéressé a affirmé, sans être contredit, s’être acquitté des taxes avant l’exportation (paragraphe 7 ci-dessus). En outre, ni l’administration ni le Gouvernement n’ont jamais allégué que le requérant aurait perçu un quelconque droit ou avantage de ce type.

80. Compte tenu de l’origine légale des biens saisis, de la nature des faits reprochés et de l’absence de préjudice financier causé aux autorités ainsi que de la valeur des biens saisis, la Cour estime que la confiscation a fait peser une charge excessive sur le requérant.

81. Partant, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

82. Le requérant se plaint d’une atteinte à son droit à la présomption d’innocence en raison de la confiscation de sa marchandise. Il invoque l’article 6 § 2 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

83. La Cour considère, compte tenu du raisonnement qu’elle a suivi sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1, qu’il ne s’impose pas d’examiner séparément la recevabilité et le bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

84. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

85. Le requérant demande 250 000 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’il estime avoir subi et/ou la restitution des biens saisis.

86. Le Gouvernement conteste cette prétention et invite la Cour à la rejeter au motif que le requérant n’aurait pas formulé de demande au stade approprié de la procédure.

87. À titre subsidiaire, il invite la Cour à renvoyer la question de la satisfaction équitable à la commission d’indemnisation en se référant à l’arrêt Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, §§ 64 à 78, 7 mai 2019).

88. La Cour observe que le requérant a présenté sa demande de satisfaction équitable lorsqu’il a été invité à le faire. Elle relève que, dans son mémoire, l’intéressé a sollicité la restitution des biens tout en réitérant la demande qu’il avait présentée dans son formulaire de requête, à savoir une indemnité de 250 000 EUR.

89. Par souci d’économie procédurale, la Cour n’estime pas utile de renvoyer cette question vers la commission d’indemnisation dès lors qu’en l’espèce elle est en mesure de déterminer elle-même le montant du préjudice et qu’un laps de temps important s’est écoulé depuis la confiscation des biens en cause (voir Demiray c. Türkiye, no 61380/15, § 80, 18 avril 2023).

90. Elle observe que la valeur CIF des bijoux saisis s’élevait à 184 531 dollars américains, soit actuellement 172 000 EUR. Elle estime raisonnable d’allouer au requérant ce dernier montant au titre du dommage matériel.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare recevable le grief tiré du droit au respect des biens ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner la recevabilité et le bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 2 de la Convention ;

4. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 172 000 EUR (cent soixante-douze mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 septembre 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Dorothee von Arnim                 Arnfinn Bårdsen
Greffière adjointe                       Président

Dernière mise à jour le septembre 12, 2023 par loisdumonde

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