AFFAIRE C c. ITALIE – 47196/21

La présente requête concerne le refus des autorités italiennes de reconnaître le lien de filiation établi par un acte de naissance ukrainien entre l’enfant C, née à l’étranger d’une gestation pour autrui (« GPA »), et son père biologique et sa mère d’intention.


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE C c. ITALIE
(Requête no 47196/21)
ARRÊT

Art 8 • Obligations positives • Vie privée • Refus de la transcription sur les registres de l’état civil de l’acte de naissance étranger établissant le lien de filiation entre une enfant née à l’étranger par gestation pour autrui (GPA) et son père biologique, sans envisager une solution alternative • Jurisprudence de la Cour européenne demandant au droit interne d’offrir une possibilité de reconnaitre ce lien • Absence de mise en balance par les juridictions internes des différents intérêts en jeu et de considération des exigences de célérité et d’efficacité conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant • Incertitude juridique prolongée liée à sa filiation non établie depuis quatre ans, l’enfant étant considérée comme apatride dans son pays de résidence • Rappel des principes afin d’assurer un résultat « rapide » et « efficace » conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant en matière d’établissement du lien de filiation entre le parent biologique et l’enfant né à l’étranger par GPA
Art 8 • Vie privée et familiale • Refus de la transcription sur les registres de l’état civil de l’acte de naissance étranger établissant le lien de filiation entre une enfant née à l’étranger par GPA et sa mère d’intention • Pas d’impossibilité générale et absolue à la reconnaissance de ce lien • Reconnaissance possible par le biais de l’adoption • Marge d’appréciation non excédée

STRASBOURG
31 août 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire C c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Marko Bošnjak, président,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Lətif Hüseynov,
Gilberto Felici,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 47196/21) dirigée contre la République italienne et dont Mlle C (« la requérante »), apatride, a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 21 septembre 2021,
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »),
la décision de ne pas dévoiler l’identité de la requérante,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 juillet 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente requête concerne le refus des autorités italiennes de reconnaître le lien de filiation établi par un acte de naissance ukrainien entre l’enfant C, née à l’étranger d’une gestation pour autrui (« GPA »), et son père biologique et sa mère d’intention. Est en jeu l’article 8 de la Convention.

EN FAIT

2. L.B. et E.A.M. agissent au nom de C née en 2019, apatride, résidant à C.S., dont ils sont respectivement le père biologique et la mère d’intention. La requérante a été représentée par Me G. Muccio, avocat à Bologne.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, L. D’Ascia, avocat d’État.

4. En 2018, L.B. et E.A.M., un couple hétérosexuel italien, conclut un contrat de GPA en Ukraine. Un embryon issu d’un ovule d’une donneuse anonyme et du sperme de L.B. fut implanté dans l’utérus d’une mère porteuse. La requérante naquit en août 2019. Un acte de naissance fut établi en Ukraine.

5. Le 16 septembre 2019, L.B. et E.A.M. demandèrent à l’officier d’état civil de la ville italienne de V. la transcription dans le registre de l’état civil de l’acte de naissance ukrainien de l’enfant.

6. Par décision du 4 décembre 2019, le bureau de l’état civil rejeta la demande au motif qu’une telle transcription était contraire à l’ordre public.

7. Le 14 janvier 2020, L.B. et E.A.M. introduisirent un recours devant le tribunal de V. Ils demandaient la transcription du certificat et, à titre subsidiaire, la transcription du seul nom du père biologique. Le parquet demanda au tribunal d’accueillir la demande subsidiaire.

8. Par une décision du 16 mars 2020, le tribunal rejeta le recours au motif que la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant ne pouvait conduire à méconnaître le principe d’incompatibilité de la GPA avec l’ordre public.

9. L.B. et E.A.M. firent appel de cette décision et demandèrent, par le biais d’un recours en référé, inséré dans la procédure d’appel, la transcription partielle de l’acte de naissance à l’égard de L.B. Le parquet demanda à la cour d’appel d’accueillir le recours.

10. Par un arrêt du 14 juin 2021, la cour d’appel rejeta leur recours. Elle souligna, en particulier, que la demande de transcription partielle introduite dans le recours en référé était irrecevable au motif que la requête dans la procédure principale concernait exclusivement la transcription intégrale de l’acte de naissance de C.

11. Le 8 juin 2022, L.B. demanda au bureau de l’état civil de la commune de C.S., où il avait transféré sa résidence, de procéder à la transcription partielle de l’acte de naissance de sa fille.

12. Par une note du 6 juillet 2022, le bureau de l’état civil refusa la transcription partielle au motif que l’interdiction de la GPA ne pouvait être contournée.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTs

I. LE REGIME JURIDIQUE INTERNE

A. La loi de simplification de l’état civil

13. Le décret no 396 du président de la République du 3 novembre 2000 (loi de simplification de l’état civil) prévoit que les déclarations de naissance établies à l’étranger à l’égard de ressortissants italiens doivent être transmises aux autorités consulaires (article 15). Celles-ci adressent à la commune où l’intéressé entend établir sa résidence une copie des actes en question aux fins de transcription sur les registres de l’état civil (article 17). Les actes établis à l’étranger ne peuvent être transcrits s’ils sont contraires à l’ordre public (article 18). Pour qu’elles déploient leurs effets en Italie, les décisions (provvedimenti) des autorités étrangères en matière de capacité des personnes ou d’existence de relations familiales ne doivent pas être contraires à l’ordre public (article 65).

B. La loi no 40 du 19 février 2004 sur la procréation médicalement assistée

14. La loi no 40 du 19 février 2004 sur la procréation médicalement assistée interdit la pratique et l’organisation de toute forme de maternité de substitution ainsi que toute publicité y relative. Cette disposition vise tous les participants aux diverses opérations liées à la GPA, y compris la mère porteuse et les parents commanditaires. Elle punit quiconque pratique, organise ou promeut la commercialisation de gamètes ou d’embryons ou la maternité de substitution. La loi prévoit pour les contrevenants une peine de prison de trois mois à deux ans ainsi qu’une amende de 600 000 à 1 000 000 euros (EUR). Les médecins impliqués sont passibles d’une interdiction d’exercer pour une durée d’un à trois ans.

15. Cette loi prévoyait en son article 4 l’interdiction de recourir aux techniques de procréation hétérologues. Le non-respect de cette disposition entraînait une sanction pécuniaire de 300 000 à 600 000 EUR.

16. Par l’arrêt no 162 du 9 avril 2014, la Cour constitutionnelle a déclaré ces dispositions inconstitutionnelles dans la mesure où elles s’appliquaient aussi à des couples hétérosexuels souffrant de stérilité ou d’infertilité avérées et irréversibles.

17. Dans ce même arrêt, la Cour constitutionnelle a jugé en revanche légitime l’interdiction, visée à l’article 12 § 6 de la loi en question, du recours à la maternité de substitution.

18. Par l’arrêt no 96 du 5 juin 2015, la Cour constitutionnelle, appelée à se prononcer à nouveau sur l’interdiction du recours aux techniques de procréation hétérologues, a déclaré ces dispositions inconstitutionnelles pour autant qu’elles trouvaient à s’appliquer à des couples fertiles mais porteurs de graves maladies génétiquement transmissibles.

19. L’article 5 prévoit que « (…) [seuls] des couples [composés de personnes] majeur[e]s, de sexe différent, marié[e]s ou menant une vie commune, en âge de procréer et vivantes peuvent recourir aux techniques de procréation médicalement assistée ».

C. Le code civil

20. La disposition du code civil régissant la reconnaissance de l’enfant né hors mariage est ainsi libellée en ses passages pertinents en l’espèce :

Article 250

Reconnaissance

« L’enfant né hors mariage peut être reconnu, selon les modalités prévues à l’article 254, par ses père et mère, même s’ils étaient déjà mariés à une autre personne au moment de la conception. La reconnaissance peut avoir lieu soit conjointement, soit séparément.

La reconnaissance d’un enfant ayant atteint l’âge de quatorze ans ne prend pas effet sans son consentement.

La reconnaissance d’un enfant n’ayant pas atteint l’âge de quatorze ans ne peut être effectuée sans le consentement de l’autre parent qui a déjà procédé à la reconnaissance.

Le consentement ne peut être refusé s’il est dans l’intérêt de l’enfant. Si le consentement de l’autre parent est refusé, le parent qui souhaite reconnaître l’enfant fait appel devant la juridiction compétente, laquelle fixe un délai pour la notification de l’appel à l’autre parent. Si aucune objection n’est formulée dans les trente jours suivant la notification, le tribunal statue en rendant un jugement qui tient compte du consentement manquant ; si une objection est formulée, le tribunal, après avoir obtenu toutes les informations appropriées, ordonne l’audition de l’enfant âgé de plus de douze ans ou de l’enfant plus jeune capable de discernement, et prend toutes les mesures provisoires et urgentes pour établir la relation, sauf si l’objection est manifestement non fondée. Dans la décision qui tient lieu du consentement manquant, la juridiction prend les mesures appropriées en ce qui concerne la garde et l’entretien de l’enfant au sens de l’article 315 bis et son nom de famille au sens de l’article 262.

La reconnaissance ne peut être faite par les parents qui n’ont pas atteint l’âge de seize ans, sauf si le tribunal l’autorise, après avoir apprécié les circonstances et en tenant compte de l’intérêt de l’enfant. »

21. Les dispositions relatives à la procédure d’adoption sont consignées dans la loi no 184 de 1983, intitulée « Droit de l’enfant à une famille », telle que modifiée par les lois no 149 de 2001 et no 173 de 2015.

« Titre IV – Adoption dans des cas particuliers

Chapitre I – L’adoption dans des cas particuliers et ses effets »

Article 44

« 1. Lorsque les conditions visées au paragraphe premier de l’article 7 ne sont pas réunies [c’est-à-dire dans le cas de mineurs n’ayant pas encore été déclarés adoptables], un mineur peut être adopté :

(…)

d) quand l’impossibilité de procéder à un placement en vue d’une adoption a été constatée.

(…) ».

D. La jurisprudence interne pertinente

1. La Cour de cassation

22. Par l’arrêt no 12193 du 8 mai 2019, l’Assemblée plénière (Sezioni unite) de la Cour de cassation a réaffirmé le principe selon lequel un lien de filiation reconnu par une décision d’un tribunal étranger entre un enfant né à l’étranger par GPA et une personne qui n’a aucun lien biologique avec celui‑ci ne peut pas être transcrit sur les registres de l’état civil italien. Toutefois, la Haute juridiction a déclaré que les valeurs protégées par l’interdiction en question n’excluent pas la possibilité de reconnaître la relation parentale au moyen d’autres instruments prévus par l’ordre juridique, comme l’adoption dans des cas particuliers (article 44, § 1, lettre d) de la loi no 184 de 1983).

23. Par un arrêt du 8 novembre 2022, déposé au greffe le 30 décembre 2022, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, tout en rappelant que la transcription de l’acte de naissance d’un enfant né d’une GPA pratiquée à l’étranger était, pour autant qu’elle concernait le parent d’intention, interdite comme étant contraire à l’ordre public. Elle a déclaré que la reconnaissance du lien parental ne peut être confiée à un instrument de nature automatique, car l’établissement dudit lien doit faire l’objet d’une évaluation en concret, ce qui demande la vérification de l’intérêt supérieur de l’enfant à poursuivre, avec le statut juridique de fils ou de fille, une relation affective qui, dans les faits, prend déjà la forme d’une relation parentale. En particulier, elle a affirmé que : « une solution différente conduirait à fonder l’acquisition de la parentalité sur le seul choix des adultes, plutôt que sur une relation affective déjà établie et consolidée dans les faits ».

24. L’Assemblée plénière a donc établi, en se référant aux arrêts D.B. et autres c. Suisse (nos 58817/15 et 58252/15, 22 novembre 2022) et D c. France (no 11288/18, 16 juillet 2020), ce qui suit : « L’enfant né de la maternité de substitution a également un droit fondamental à la reconnaissance, y compris juridique, du lien qui s’est créé en vertu de la relation affective établie et vécue avec celle qui a partagé le projet parental. L’obligation fondamentale d’assurer à l’enfant né d’une maternité de substitution les mêmes droits qu’aux enfants nés dans des conditions différentes est satisfaite par la possibilité de l’adoption dans des cas particuliers prévue à l’article 44, § 1, lettre d) de la loi no 184 de 1983. Dans l’état actuel du développement juridique, l’adoption est le moyen par lequel il est possible de faire reconnaître juridiquement, en conférant à un tel enfant, à l’égard du parent d’adoption, le statut de fils ou de fille, le lien de fait entre l’enfant en question et la personne qui a partagé avec le parent biologique le projet de procréation et contribué à l’entretien de l’enfant dès sa naissance ».

25. Dans cet arrêt, l’Assemblée plénière bien que le législateur italien soit resté jusqu’à présent inerte face à l’invitation de la Cour constitutionnelle à réglementer la question, a reconnu que dans l’arrêt no 79 de 2022 (voir paragraphe 28 ci-dessous), statuant précisément sur un cas d’adoption suite à une GPA par un couple de même sexe uni par un partenariat civil, la Cour constitutionnelle a elle-même écarté de la discipline de l’adoption dans des cas particuliers l’obstacle à l’établissement entre l’adopté et les parents de l’adoptant du même lien de parenté que celui qu’établissaient les autres types d’adoption, intervenant ainsi sur un élément central de la loi. Selon l’Assemblée plénière, l’arrêt a supprimé l’élément le plus important de la non-pertinence de la solution de l’adoption spéciale à la situation de l’enfant né dans le cadre de la GPA.

2. La Cour constitutionnelle

26. La Cour constitutionnelle italienne, examinant dans son arrêt no 33 de 2021 des questions de constitutionnalité relatives à l’état civil des enfants nés par GPA (pratique interdite par la loi italienne et en particulier par l’article 12, § 6, de la loi no 40 de 2004), a rappelé la nécessité pour les autorités de reconnaître les liens du mineur avec sa famille afin que ce dernier puisse être légalement identifié comme membre de la famille dans laquelle il vit. Elle a précisé que ce n’était pas en l’occurrence le droit à la parentalité des personnes qui s’occupent de l’enfant qui était en jeu, mais l’intérêt de l’enfant, et elle a estimé que cet intérêt devait être mis en balance avec l’objectif légitime du système juridique, qui est de décourager le recours à la GPA, lequel est puni par le droit pénal.

27. La Cour constitutionnelle a exhorté le législateur à trouver une solution qui tienne compte de tous les droits et intérêts en jeu, en adaptant la loi existante à la nécessité de protéger les enfants nés par GPA, c’est-à-dire en réglementant le cas échéant l’adoption d’une manière plus conforme aux particularités de la situation en question.

28. Par un arrêt du 24 février 2022, la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelles les dispositions relatives à l’adoption « dans des cas particuliers » pour autant qu’elles excluaient que fût créé entre l’adopté et les parents de l’adoptant le même lien de parenté que celui qu’établissaient les autres types d’adoption.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNATIONAUx

Les Lignes directrices sur une justice adaptée aux enfants

29. Les Lignes directrices du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe sur une justice adaptée aux enfants ont été adoptées par le Comité des Ministres le 17 novembre 2010. En voici les passages pertinents en l’espèce :

IV. Une justice adaptée aux enfants avant, pendant et après la procédure judiciaire

1. Information et conseil

1. Dès leur premier contact avec le système judiciaire ou avec d’autres autorités compétentes (telles que la police, les services de l’immigration, les services éducatifs, sociaux ou de santé) et tout au long de ce processus, les enfants et leurs parents devraient être rapidement et dûment informés, entre autres :

a. de leurs droits, en particulier des droits spécifiques dont jouissent les enfants dans les procédures judiciaires ou non judiciaires les concernant ou pouvant les concerner, ainsi que des instruments de recours disponibles en cas de violation de leurs droits, tels que la possibilité d’engager une procédure judiciaire ou non judiciaire ou d’autres actions. Il peut s’agir d’informations relatives à la durée probable de la procédure ou aux possibilités d’accès aux voies de recours et aux mécanismes de recours indépendants

(…).

4. Eviter les retards injustifiés

50. Dans toutes les procédures concernant des enfants, le principe de l’urgence devrait être appliqué afin d’apporter une réponse rapide et de protéger l’intérêt supérieur de l’enfant, tout en respectant la primauté du droit.

51. Dans les affaires relevant du droit de la famille (filiation, garde, enlèvement par un parent par exemple), les tribunaux devraient faire preuve d’une diligence exceptionnelle afin d’éviter de faire peser des conséquences dommageables sur les relations familiales.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

30. La requérante se plaint de ne pouvoir obtenir la reconnaissance en Italie de sa filiation légalement établie à l’étranger à la suite d’une GPA. Elle dénonce une violation du droit au respect de sa vie privée et familiale que garantit l’article 8 de la Convention en ces termes :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, (…).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

A. Sur la recevabilité

31. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Thèses des parties

32. Invoquant la jurisprudence de la Cour, la requérante demande à celle‑ci de constater une violation de son droit à la vie privée et familiale à raison de l’impossibilité où elle se trouverait de déterminer le rapport de filiation l’unissant à son père biologique et à sa mère d’intention.

33. Elle déclare que le refus des autorités nationales de reconnaître comme ses parents son père biologique et sa mère d’intention, d’une part, et le fait qu’elle n’ait pas de nationalité, d’autre part, la placent dans un état d’incertitude juridique très élevée. Elle ajoute que faute d’un document attestant le lien de filiation qui l’unit à L.B. et à E.A.M., sa vie sociale est extrêmement limitée. Elle fait valoir notamment des difficultés rencontrées par ses parents dans des situations liées à la crèche et à l’école, ainsi qu’avec le service sanitaire national qu’ils ont sollicité pour avoir accès à un pédiatre.

34. La requérante rappelle que L.B. a, en vertu de l’article 254 du code civil, demandé à l’officier d’état civil de transcrire l’acte de naissance avec mention du père biologique, celui-ci l’avant déjà reconnue comme sa fille selon l’acte de naissance ukrainien.

35. Le Gouvernement, de son côté, soutient qu’il n’y a pas eu violation des droits protégés par la Convention, étant donné que l’interdiction de transcrire les actes de naissance établis à l’étranger à l’égard d’enfants conçus par GPA relève de la seule compétence de l’État. Il explique par ailleurs que la relation existante entre l’enfant et, selon le cas, le parent biologique ou le parent de fait, bénéficie en tout état de cause de la reconnaissance et de la protection offertes par l’adoption dans des cas particuliers, laquelle est en grande partie analogue à l’adoption ordinaire.

36. Il précise que la loi italienne réglemente les cas dans lesquels la procréation médicalement assistée est admise, en excluant les couples de même sexe de ces procédures et en interdisant, sans exception, le recours à la GPA.

37. Il soutient en outre que l’interdiction du recours à la GPA est justifiée par la nécessité de protéger la femme et de préserver l’intérêt de l’enfant. Elle viserait ainsi deux des buts légitimes énumérés à l’article 8 § 2 de la Convention : la « protection de la santé » et « la protection des droits et libertés d’autrui ».

38. Il affirme que la requérante pourrait être reconnue par son père biologique en vertu de l’article 250 du code civil, ce qui lui permettrait d’obtenir la nationalité italienne. Il rappelle que le refus de transcription de l’acte de naissance étranger ne fait pas obstacle à la reconnaissance du lien existant entre l’enfant et le parent biologique. Le Gouvernement indiquait également que L.B. aurait pu demander la transcription partielle de l’acte de naissance.

39. Quant à la mère d’intention, le Gouvernement rappelle qu’elle peut emprunter la voie de l’adoption dans des cas particuliers.

2. Appréciation de la Cour

a) Ingérence, base légale et but légitime

40. La Cour estime que l’existence d’une ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée ne fait pas de doute.

41. Elle rappelle que pareille ingérence méconnaît l’article 8 sauf si, « prévue par la loi », elle poursuit l’un ou plusieurs des buts légitimes énoncés au second paragraphe de cette disposition et si elle est « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre, la notion de « nécessité » impliquant une ingérence fondée sur un besoin social impérieux et, notamment, proportionnée au but légitime poursuivi (Mennesson c. France, no 65192/11, § 50, CEDH 2014 (extraits)).

42. La Cour constate que le rejet de la demande tendant à la transcription sur les registres de l’état civil de l’acte de naissance étranger de la requérante était prévu par la loi, au sens du second paragraphe de l’article 8, la GPA étant interdite.

43. Elle rappelle avoir déjà jugé que le refus de reconnaître un lien de filiation entre l’enfant né à l’étranger d’une GPA et les parents d’intention procède de la volonté d’un État donné de décourager ses ressortissants à recourir hors du territoire national à une méthode de procréation qu’il prohibe sur son territoire dans le but de préserver les enfants et la mère porteuse (Mennesson, précité, § 62). À la lumière de ces considérations, la Cour admet donc que l’ingérence litigieuse visait deux des buts légitimes énumérés au second paragraphe de l’article 8 de la Convention : « la protection de la santé » et « la protection des droits et libertés d’autrui ».

b) Nécessité dans une société démocratique

i. Les principes généraux pertinents

44. Il reste à déterminer si cette ingérence était « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts.

45. Dans l’arrêt Mennesson (précité, §§ 96 et 99) (voir aussi Labassee c. France, no 65941/11, 26 juin 2014), la Cour a examiné sous l’angle de l’article 8 de la Convention l’impossibilité pour deux filles nées en Californie d’une GPA d’obtenir en France la reconnaissance de la filiation légalement établie aux États-Unis entre elles et leur père biologique.

46. La Cour y a conclu à la violation du droit au respect de la vie privée des enfants. Pour parvenir à cette conclusion, elle a tout d’abord souligné que « le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d’être humain, ce qui inclut sa filiation », et qu’« un aspect essentiel de l’identité des individus est en jeu dès lors que l’on touche à la filiation » (§ 96 de l’arrêt). Elle a ajouté que « le droit au respect de la vie privée [des enfants nés à l’étranger d’une GPA], qui implique que chacun puisse établir la substance de son identité, y compris sa filiation, se trouv[ait] significativement affecté [par la non-reconnaissance en droit français du lien de filiation entre ces enfants et leur père biologique] ». Elle en a déduit que se posait « une question grave de compatibilité de cette situation avec l’intérêt supérieur des enfants, dont le respect doit guider toute décision les concernant »).

47. Elle s’est ensuite prononcée sur la question de la reconnaissance du lien de filiation entre les deux enfants et leur père d’intention, lequel était leur père biologique. Elle a jugé ce qui suit (ibidem, § 100) :

« Non seulement le lien entre les requérantes [c’est-à-dire les enfants] et leur père biologique n’a pas été admis à l’occasion de la demande de transcription des actes de naissance, mais encore sa consécration par la voie d’une reconnaissance de paternité ou de l’adoption ou par l’effet de la possession d’état se heurterait à la jurisprudence prohibitive établie également sur ces points par la Cour de cassation (…). La Cour estime, compte tenu des conséquences de cette grave restriction sur l’identité et le droit au respect de la vie privée des requérantes, qu’en faisant ainsi obstacle tant à la reconnaissance qu’à l’établissement en droit interne de leur lien de filiation à l’égard de leur père biologique, l’État défendeur est allé au-delà de ce que lui permettait sa marge d’appréciation. »

48. Le 10 avril 2019, la Cour a rendu un Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention [GC], (demande no P16-2018-001, Cour de cassation française, 10 avril 2019), dont le dispositif est libellé comme suit :

« Dans la situation où, comme dans l’hypothèse formulée dans les questions de la Cour de cassation, un enfant est né à l’étranger par GPA et est issu des gamètes du père d’intention et d’une tierce donneuse, et où le lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention a été reconnu en droit interne :

1. le droit au respect de la vie privée de l’enfant, au sens de l’article 8 de la Convention, requiert que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre cet enfant et la mère d’intention, désignée dans l’acte de naissance légalement établi à l’étranger comme étant la « mère légale » ;

2. le droit au respect de la vie privée de l’enfant, au sens de l’article 8 de la Convention, ne requiert pas que cette reconnaissance se fasse par la transcription sur les registres de l’état civil de l’acte de naissance légalement établi à l’étranger ; elle peut se faire par une autre voie, telle que l’adoption de l’enfant par la mère d’intention, à la condition que les modalités prévues par le droit interne garantissent l’effectivité et la célérité de sa mise en œuvre, conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant. »

49. Plus généralement, la Cour a souligné dans ledit avis que le choix des moyens à mettre en œuvre pour permettre la reconnaissance du lien existant entre un enfant et un parent d’intention tombe dans la marge d’appréciation des États. Elle a observé à cet égard qu’il n’y a pas de consensus européen en la matière (lorsque l’établissement ou la reconnaissance du lien entre l’enfant et le parent d’intention est possible, leurs modalités varient d’un État à l’autre) et que l’identité de l’individu est moins directement en jeu lorsqu’il s’agit non du principe même de l’établissement ou de la reconnaissance de sa filiation mais des moyens à mettre en œuvre à cette fin (§ 51).

50. La Cour a ajouté dans le même avis que la nécessité d’offrir une possibilité de reconnaissance du lien entre l’enfant et la mère d’intention vaut a fortiori lorsque l’enfant a été conçu avec les gamètes du père d’intention et les gamètes de la mère d’intention et que le lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention a été reconnu en droit interne (§ 47).

51. Dans l’affaire D c. France (no 11288/18, 16 juillet 2020), qui concernait le refus d’établir un lien de filiation entre un enfant né à l’étranger d’une GPA et sa mère d’intention, la Cour a appliqué les principes élaborés dans l’avis consultatif susmentionné. Elle a ainsi dit que, lorsqu’un enfant est né à l’étranger d’une GPA et est issu des gamètes du père d’intention, le droit au respect de la vie privée de l’enfant requiert que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance d’un lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention et entre l’enfant et la mère d’intention, qu’elle soit ou non sa mère génétique (§ 54). Elle a précisé que cette reconnaissance du lien de filiation entre l’enfant et le père d’intention, père biologique, et entre l’enfant et la mère d’intention qui n’est pas la mère génétique peut dûment se faire par d’autres moyens que la transcription de l’acte de naissance étranger de l’enfant (ibidem).

52. La Cour a conclu, dans cette affaire, que l’adoption de l’enfant du conjoint constituait en l’espèce un mécanisme effectif et suffisamment rapide permettant la reconnaissance du lien de filiation existant entre l’enfant et la mère d’intention (§ 70). Elle a estimé qu’en conséquence l’État défendeur n’avait pas, en refusant de transcrire sur les registres de l’état civil national l’acte de naissance étranger pour autant qu’il désignait comme la mère de l’enfant sa mère d’intention, excédé sa marge d’appréciation dans les circonstances de la cause (§ 71), et, partant, elle a jugé qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 8 de la Convention (§ 72).

53. Enfin, dans l’affaire D.B. et autres c. Suisse (nos 58817/15 et 58252/15, 22 novembre 2022), la Cour a conclu à la violation de l’article 8 de la Convention (droit au respect de la vie privée) dans le chef de l’enfant et à la non-violation de l’article 8 (droit au respect de la vie familiale) dans les chefs du père d’intention et du père génétique. En ce qui concerne l’enfant, elle a noté en particulier qu’à la naissance de celui‑ci, le droit interne n’offrait aucune possibilité de faire reconnaître le lien de filiation entre le parent d’intention et l’enfant. En conséquence, les intéressés avaient été privés durant presque sept ans et huit mois de toute possibilité de faire reconnaître ledit lien de filiation de manière définitive. La Cour a donc jugé qu’en refusant de reconnaître le lien de filiation dûment établi par un acte de naissance étranger entre le père d’intention et l’enfant né aux États-Unis d’une GPA sans offrir un autre moyen de faire reconnaître le lien en question, les autorités suisses avaient méconnu l’intérêt supérieur de l’enfant. Autrement dit, l’impossibilité générale et absolue, pendant un laps de temps significatif, d’obtenir la reconnaissance du lien entre l’enfant et le père d’intention constitue une ingérence disproportionnée dans le droit de l’enfant au respect de sa vie privée.

ii. Application de ces principes au cas d’espèce

54. La Cour rappelle que le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d’être humain, ce qui inclut sa filiation. Or la requérante se trouve à cet égard dans une situation d’incertitude juridique résultant de ce que, d’une part, les juridictions internes ne reconnaissent pas le lien de filiation qui l’unit selon son acte de naissance ukrainien à L.B. (son père biologique) et à E.A.M. (sa mère d’intention) et, d’autre part, elle n’a pas la nationalité italienne.

55. Pour déterminer si cette situation emporte violation de l’article 8 de la Convention, la Cour examinera l’impossibilité pour la requérante de voir reconnaître sa filiation d’abord à l’égard de son père biologique, puis à l’égard de sa mère d’intention.

1) Sur l’établissement du lien de filiation entre la requérante et son père biologique

56. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence l’article 8 de la Convention demande que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance du lien entre un enfant né d’une GPA pratiquée à l’étranger et le père d’intention lorsqu’il est le père biologique. Elle a affirmé, dans l’arrêt Mennesson, que l’absence d’une telle possibilité emportait violation du droit de l’enfant au respect de sa vie privée, tel qu’il se trouve garanti par cette disposition (Mennesson, précité, §§ 100-101 ; voir aussi Labassee, précité, ainsi que Foulon et Bouvet c. France, nos 9063/14 et 10410/14, 21 juillet 2016, et Laborie c. France, no 44024/13, 19 janvier 2017).

57. La Cour rappelle avoir conclu dans l’avis consultatif (no P16‑2018‑001, précité, § 40) que le choix des moyens à mettre en œuvre pour permettre la reconnaissance du lien existant entre un enfant et un parent d’intention tombe dans la marge d’appréciation des États. Elle a observé à cet égard qu’il n’y a pas de consensus européen en la matière et que l’identité de l’individu est moins directement en jeu lorsqu’il s’agit non du principe même de l’établissement ou de la reconnaissance de sa filiation mais des moyens à mettre en œuvre à cette fin (ibidem, § 51).

En outre, elle a constaté que l’absence de reconnaissance d’un lien de filiation entre un enfant né d’une GPA pratiquée à l’étranger et le parent d’intention a des conséquences négatives sur plusieurs aspects du droit de l’enfant au respect de la vie privée et défavorise l’enfant dès lors qu’il le place dans une forme d’incertitude juridique quant à son identité dans la société (ibidem, §§ 96 et 75 respectivement). Il est dans l’intérêt de l’enfant qui est dans cette situation que la durée de l’incertitude dans laquelle il se trouve quant à l’établissement de sa filiation soit aussi brève que possible.

58. A cet égard, la Cour rappelle qu’un devoir de diligence exceptionnelle s’impose lorsqu’est en jeu la relation d’une personne avec son enfant, le passage du temps étant susceptible d’aboutir à ce que la question soit tranchée par un fait accompli (voir par exemple, s’agissant du droit au respect de la vie privée, Ahrens c. Allemagne, no 45071/09, § 76 et 78, 22 mars 2012, et, s’agissant du droit au respect de la vie familiale, Strand Lobben et autres c. Norvège [GC], no 37283/13, § 212, 10 septembre 2019).

59. Il appartient, en effet, à chaque État contractant de se doter d’un arsenal juridique adéquat et suffisant pour assurer le respect des obligations positives qui lui incombent en vertu de l’article 8 de la Convention, dont l’obligation de diligence exceptionnelle lorsqu’est en jeu la relation d’une personne avec son enfant (voir, par exemple, Soares de Melo c. Portugal, no 72850/14, § 92, 16 février 2016).

60. La Cour note que, selon sa jurisprudence (avis consultatif no P16- 2018-001, précité, et D c. France, précité), elle n’est pas concernée par les modalités d’établissement ou de reconnaissance d’un lien de filiation d’un enfant né d’une GPA pratiquée à l’étranger (transcription de l’acte de naissance étranger partielle ou complète, adoption plénière ou simple, établissement ex novo du lien dans le pays de résidence de l’enfant), mais elle doit vérifier, en revanche, si le processus décisionnel de l’État de résidence de l’enfant, considéré comme un tout, a assuré la protection adéquate des intérêts en jeu. En effet, il est primordial que les modalités de l’établissement de la filiation prévues par le droit interne garantissent l’effectivité et la célérité de sa mise en œuvre (avis consultatif no P16-2018-001, précité, § 55), conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant de manière à éviter que celui-ci soit maintenu longtemps dans l’incertitude juridique.

61. La Cour note que, dans le cas d’espèce, à la suite du refus de la transcription de l’acte de naissance, en 2019, L.B. et E.A.M. ont saisi le tribunal de V. en demandant la transcription complète de l’acte de naissance ou, en voie subsidiaire, la transcription partielle à l’égard du père biologique. Le tribunal, nonobstant l’avis favorable du parquet qui demandait d’accorder la transcription partielle, a rejeté le recours au motif que la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant ne pouvait conduire à méconnaître le principe d’incompatibilité de la GPA avec l’ordre public. Aucune réponse spécifique n’a été donnée quant à la demande subsidiaire.

62. L.B. et E.A.M. ont interjeté appel de cette décision et par un recours en référé ont demandé la transcription partielle de l’acte de naissance à l’égard de L.B. La Cour note également que le parquet a exprimé, à nouveau, un avis favorable.

63. Par un arrêt du 14 juin 2021, la cour d’appel a rejeté le recours en déclarant irrecevable la demande de transcription partielle et cela pour une question de forme, la requête originale concernant exclusivement la transcription intégrale de l’acte de naissance de C qui était contraire à l’ordre public.

64. Par la suite L.B. a demandé à l’officier de l’état civil la transcription partielle qui a également été refusée (voir paragraphes 11 et 12 ci-dessus).

65. A l’évidence, les juridictions internes ont rejeté les demandes litigieuses sans effectuer une mise en balance des différents intérêts en jeu et, surtout, sans considérer les exigences de célérité et efficacité requises dans des procédures comme celle en l’espèce (paragraphe 48 ci‑dessus). En particulier, en ce qui concerne « l’efficacité », la Cour ne peut que constater que :

– les refus des avis du parquet n’ont pas été motivés sauf pour des raisons de conflit avec l’ordre public ;

– quant à la demande de transcription partielle, elle a été rejetée au seul motif d’un formalisme excessif à savoir qu’elle ne faisait pas l’objet du recours, question qui ne peut pas être pertinente dans une procédure axée sur l’intérêt supérieur de l’enfant ; et

– aucune indication, à toutes les étapes de la procédure, n’a été donnée quant à un éventuel moyen alternatif pour obtenir l’établissement du lien de filiation entre la requérante et son père biologique, en plaçant la requérante devant le simple refus non fondé sur l’absence des conditions préalables.

66. En ce qui concerne l’exigence de « célérité », la Cour constate que :

– nonobstant environ quatre ans se soient écoulés depuis la demande de transcription du certificat de naissance étranger de la requérante, face à l’avis favorable du parquet, les juridictions internes ont nié la transcription intégrale et, pour des raisons procédurales, n’ont pas examiné la demande de transcription partielle ; et

– après le refus des demandes de transcription, aucune passerelle procédurale n’a été envisagée par les juridictions pour transformer la procédure en celle plus adaptée pour permettre l’établissement du lien de filiation, de sorte que, en l’absence de telle passerelle, L.B. a dû recommencer la procédure, en s’adressant à l’officier d’état civil, lequel – saisi d’une demande de transcription partielle – l’a refusée nonobstant le fait que la transcription partielle soit normalement admise à l’égard du parent biologique.

67. La Cour ne saurait spéculer sur l’issue d’une éventuelle nouvelle procédure devant les juridictions nationales visant à faire reconnaître le lien de filiation entre la requérante et son père biologique. Toutefois il y a lieu de conclure qu’en l’espèce, les juridictions internes n’ont pas été en mesure de prendre une décision rapide afin de protéger l’intérêt de la requérante à avoir sa filiation biologique établie et aucune autre solution alternative ne semble avoir été envisagée. La requérante, âgée de quatre ans, est maintenue dans un état d’incertitude prolongée quant à son identité personnelle depuis sa naissance. En particulier elle n’a pas de filiation établie, avec des conséquences importantes sur son état civil, et est considérée comme apatride en Italie.

Conclusion

68. À la lumière des considérations qui précèdent (paragraphes 56-67 ci-dessus), la Cour rappelle notamment que, afin d’assurer un résultat « rapide » et « efficace » conformément à l’intérêt supérieur de l’enfant en matière d’établissement du lien de filiation entre le parent biologique et l’enfant né à la suite d’une GPA effectuée à l’étranger : a) le processus décisionnel doit être suffisamment axé sur l’intérêt supérieur de l’enfant et, en ce sens, exempt de formalisme excessif et apte à réaliser cet intérêt indépendamment d’éventuels vices de procédure ; b) les juridictions internes doivent coopérer avec les parties en indiquant les solutions choisies par le système, indépendamment des demandes des parties concernées.

Ainsi, la Cour juge que, au vu des circonstances particulières de l’espèce, malgré la marge d’appréciation reconnue à l’État, les autorités italiennes ont failli à l’obligation positive de garantir le droit de la requérante au respect de sa vie privée auquel elle a droit en vertu de la Convention. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention sur ce point.

2) Sur l’établissement du lien de filiation entre la requérante et sa mère d’intention

69. Quant l’impossibilité pour la requérante de voir reconnaître le lien qui l’unit à sa mère d’intention, la Cour constate qu’E.A.M. peut demander l’adoption de la requérante sur le fondement de l’article 44 de la loi no 184 de 1983.

70. À cet égard, la Cour tient à rappeler que la Cour constitutionnelle a déclaré inconstitutionnelles les dispositions relatives à l’adoption « dans des cas particuliers » pour autant qu’elles excluaient que fût créé entre l’adopté et les parents de l’adoptant le même lien de parenté que celui qu’établissaient les autres types d’adoption (paragraphe 28 ci-dessus).

71. Elle relève également qu’en novembre 2022, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, tout en rappelant que la transcription de l’acte de naissance d’un enfant né d’une GPA pratiquée à l’étranger était, pour autant qu’elle concernait le parent d’intention, interdite comme étant contraire à l’ordre public, a établi, en se référant aux arrêts D.B. et autres c. Suisse et D c. France, précités, que « l’adoption est le moyen par lequel il est possible de faire reconnaître juridiquement, en conférant à un tel enfant, à l’égard du parent d’adoption, le statut de fils ou de fille, le lien de fait entre l’enfant en question et la personne qui a partagé avec le parent biologique le projet de procréation et contribué à l’entretien de l’enfant dès sa naissance » (paragraphes 23-25 ci‑dessus).

72. Cela étant rappelé, la Cour doit à présent déterminer si le refus de reconnaître le lien de filiation établi par l’acte de naissance ukrainien entre la requérante et sa mère d’intention est compatible avec le droit de l’intéressée au respect de sa vie privée et familiale au sens de l’article 8 de la Convention.

73. À cet égard, la Cour estime que les principes élaborés d’une part dans les affaires Mennesson et Labassee, précitées, d’autre part dans l’avis consultatif susmentionné, et enfin dans l’affaire D c. France, précitée, trouvent à s’appliquer au cas d’espèce.

74. Elle rappelle notamment que si la marge d’appréciation des États est limitée en ce qui concerne le principe même de l’établissement ou de la reconnaissance de la filiation (avis consultatif no P16-2018-001, précité, §§ 44-46), cette marge est plus grande en ce qui concerne les moyens à mettre en œuvre à cette fin (ibidem, § 51).

75. Certes, la loi italienne ne permet pas la transcription de l’acte de naissance en ce qui concerne la mère d’intention, néanmoins, elle garantit à cette dernière la possibilité de reconnaître juridiquement l’enfant par le biais de l’adoption.

76. A cet égard, la Cour note que, selon l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, l’adoption permet aux tribunaux saisis d’apprécier les exigences de l’article 8 de la Convention et l’intérêt supérieur de l’enfant. Cet examen est fait sur la base des conditions préalables que chaque État fixe dans le respect de sa marge d’appréciation, par exemple par un lien entre les deux parents et la participation du parent d’intention, par le biais d’actes spécifiques, au projet parental (mutatis mutandis D c. France, précité).

77. La Cour constate donc que le désir de voir reconnaître un lien entre la requérante et la mère d’intention ne se heurte pas à une impossibilité générale et absolue.

78. Compte tenu de ce qui précède, la Cour est d’avis qu’en refusant de procéder à la transcription de l’acte de naissance ukrainien de la requérante sur les registres de l’état civil italien pour autant qu’il désigne E.A.M. comme sa mère, l’État défendeur n’a pas, dans les circonstances de la cause, excédé sa marge d’appréciation.

79. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention sur ce point.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

80. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

81. La requérante demande 12 207 euros (EUR) au titre du dommage matériel qu’elle estime avoir subi à raison de frais engagés par L.B. et E.A.M. pour l’inscrire dans une école privée du fait de l’impossibilité de l’inscrire à l’école publique. Elle demande également 5 000 EUR au moins pour dommage moral.

82. Le Gouvernement s’oppose à ces prétentions.

83. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. Elle octroie cependant 15 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

B. Frais et dépens

84. La requérante réclame 9 536 EUR au titre des frais et dépens que L.B. et E.A.M. ont engagé dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

85. Le Gouvernement estime ces prétentions excessives.

86. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme demandée, soit 9 536 EUR.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable ;

2. Dit, par six voix contre une, qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention en son volet procédural dans le cadre de l’établissement de la filiation entre la requérante et L.B. ;

3. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention à raison du refus de transcrire l’acte de naissance de la requérante à l’égard de sa mère d’intention ;

4. Dit, par six voix contre une,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention,

i. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 9 536 EUR (neuf mille cinq cent trente-six euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 août 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Liv Tigerstedt                Marko Bošnjak
Greffière adjointe               Président

___________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge K. Wojtyczek.

M.B.
L.T.

OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE
DU JUGE WOJTYCZEK

1. Avec tout le respect dû à la majorité, je ne peux pas souscrire à l’opinion selon laquelle l’article 8 aurait été violé dans la présente affaire.

2. Pour la majorité « l’existence d’une ingérence dans le droit de la requérante au respect de sa vie privée ne fait pas de doute » (paragraphe 40). Je ne suis pas persuadé que la situation juridique des requérants puisse être assimilée à une situation d’ingérence de l’État. Elle apparaît plutôt comme un manquement allégué à des obligations positives. C’est ainsi que la majorité l’analyse aux paragraphes 60 à 68. Il y a donc une incohérence significative dans la motivation de l’arrêt.

3. La jurisprudence de la Cour concernant la gestation pour autrui ne fait pas de l’obligation de transcription en faveur du père biologique le seul moyen de faire reconnaître le lien de filiation avec l’enfant issu de la gestation pour autrui. Il suffit que le droit interne offre une possibilité de reconnaissance (voir, en particulier, Mennesson c. France, no 65192/11, § 100, CEDH 2014 (extraits), D c. France, no 11288/18, §§ 49 et 54, 16 juillet 2020, et H c. Royaume-Uni (déc.), no 32185/20, § 56, 31 mai 2022). Je note que le gouvernement défendeur a indiqué une voie de droit permettant d’obtenir la reconnaissance du lien biologique de filiation allégué (paragraphe 38). La requérante n’a pas avancé d’argument démontrant que cette voie de droit n’aurait pas pu aboutir en l’espèce. On ne peut donc pas conclure à l’impossibilité générale et absolue, pendant un laps de temps significatif, d’obtenir la reconnaissance du lien entre elle et son père biologique (voir le standard énoncé au paragraphe 53).

Je note aussi que dans la motivation du présent arrêt la Cour constate, au paragraphe 75, que « la loi italienne ne permet pas la transcription de l’acte de naissance en ce qui concerne la mère d’intention, néanmoins, elle garantit à cette dernière la possibilité de reconnaître juridiquement l’enfant par le biais de l’adoption. » Cette voie de droit a été jugée par la Cour – à juste titre – comme suffisante du point de vue de l’article 8 en ce qui concerne la relation entre la requérante et « mère d’intention ». De plus, la Cour a considéré – à juste titre – que le processus décisionnel concernant cette relation n’était pas défaillant alors qu’il s’agit du même processus décisionnel que celui qui concernait la relation avec le père biologique.

4. Les enfants issus de la gestation pour autrui ont le droit d’obtenir la reconnaissance de leur identité biologique. Dans le même temps, l’expérience enseigne que les contrats de gestation pour autrui peuvent servir de paravent à un trafic d’enfants sans lien biologique réel avec les « parents d’intention » (comparer notamment avec l’affaire Paradiso et Campanelli c. Italie [GC], no 25358/12, 24 janvier 2017). Les affaires faisant intervenir des contrats de gestation pour autrui exigent une prudence et une diligence particulières dans la détermination des circonstances factuelles pertinentes, aussi bien dans les procédures devant les autorités nationales que devant la Cour. Dans les procédures nationales, mises en place pour établir l’identité des enfants issus de la gestation pour autrui, il est nécessaire de vérifier que les liens biologiques allégués par les « parents d’intention » reflètent la réalité. Je note que la réalité du lien de filiation biologique allégué en l’espèce n’a pas été démontrée (ce que semble admettre implicitement la majorité au paragraphe 67 in principio).

5. En conclusion, il convient de rappeler le point 6 du texte de l’opinion concordante commune aux juges De Gaetano, Pinto de Albuquerque, Wojtyczek et Dedov, joint à l’arrêt Paradiso et Campanelli, précité :

« nous estimons que la gestation pour autrui, qu’elle soit ou non rémunérée, n’est pas compatible avec la dignité humaine. Elle constitue un traitement dégradant non seulement pour l’enfant mais également pour la mère de substitution. (…) Pareille pratique n’est pas compatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention. »

Il devient de plus en plus urgent d’adopter, dans les États membres du Conseil de l’Europe et au niveau international, des mesures efficaces interdisant cette pratique et instituant des sanctions contre les personnes qui y recourent.

Dernière mise à jour le août 31, 2023 par loisdumonde

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