AFFAIRE FANOUNI c. FRANCE – La présente affaire concerne une mesure d’assignation à résidence ordonnée dans le cadre de l’état d’urgence

CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE FANOUNI c. FRANCE
(Requête no 31185/18)
ARRÊT

Art 2 P4 • Liberté de circulation • Assignation à résidence d’un islamiste radicalisé, aux armes et munitions saisies à son domicile, durant trois mois et deux jours, ordonnée dans le cadre de l’état d’urgence à la suite des attentats terroristes, entourée de garanties procédurales suffisantes • Mesure proportionnée

STRASBOURG
15 juin 2023

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Fanouni c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une Chambre composée de :
Carlo Ranzoni, président,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Mattias Guyomar,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,

Vu :

la requête (no 31185/18) dirigée contre la République française, et dont un ressortissant français, M. Mistafa Fanouni (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 28 juin 2018,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 mai 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La présente affaire concerne une mesure d’assignation à résidence ordonnée dans le cadre de l’état d’urgence. Invoquant l’article 2 du Protocole no 4, le requérant soutient que sa liberté de circulation a été méconnue.

EN FAIT

2. Le requérant est né en 1970 et réside à Champagne‑sur‑Oise. Il est représenté par Me G. Thuan Dit Dieudonné, avocat.

3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

4. Par un arrêté du 26 janvier 2015, le préfet du Val d’Oise ordonna au requérant de lui remettre l’ensemble des armes et munitions en sa possession – en particulier un pistolet semi‑automatique et deux fusils de chasse –, et lui interdit d’acquérir et de détenir des armes ou des munitions.

5. Le 29 janvier 2015, le requérant remit son arme de poing, trois fusils et quelques munitions aux forces de l’ordre. Il assura qu’il n’avait plus d’armes à feu chez lui et s’engagea à remettre dans les meilleurs délais les « quelques munitions » qui pouvaient être restées à son domicile.

6. Dans la nuit du 13 au 14 novembre 2015, des attentats coordonnés, revendiqués par Daech, furent perpétrés à Saint-Denis et à Paris. L’état d’urgence fut déclaré par un décret du 14 novembre 2015.

7. Le 15 novembre 2015, une perquisition administrative du domicile du requérant fut ordonnée. Au cours de celle-ci, les gendarmes saisirent notamment plusieurs centaines de munitions de différents calibres, un chargeur de grande capacité de calibre 9 mm, un revolver de défense tirant des balles en caoutchouc, une carabine à plombs et une paire de menottes, qui avaient été trouvés sous son lit et dans une commode.

8. Par un arrêté du 16 novembre 2015 pris dans le cadre de l’état d’urgence, le ministre de l’Intérieur assigna le requérant à résidence sur le territoire de la commune de Champagne-sur-Oise, en l’obligeant à se présenter quatre fois par jour à la brigade de gendarmerie de Parmain et en l’astreignant à domicile entre 20 h et 6 h. Cette décision fut motivée dans les termes suivants :

« (…)

Considérant que, au regard de la gravité de la menace terroriste sur le territoire national, à la suite des attentats du 13 novembre 2015 et compte tenu de son comportement, [le requérant] (…) entre dans le champ de [l’article 6 de la loi du 3 avril 1955] ; qu’en effet, l’intéressé, de confession musulmane, attire régulièrement l’attention de son voisinage par son discours prosélyte et radical ; qu’il a été entendu comparant des jihadistes à des résistants et qualifiant ses filles de “soldats” qu’il affirme entraîner au tir ; qu’étant lui-même licencié d’un club de tir, ses propos radicaux et son comportement général ont suscité l’inquiétude des autres utilisateurs du stand de tir qu’il fréquente ; qu’il a fait l’objet le 26 janvier 2015 d’une procédure de dessaisissement de l’ensemble de ses armes ;

(…) »

9. La loi du 20 novembre 2015 prorogea l’état d’urgence pour trois mois et modifia la loi du 3 avril 1955 (paragraphe 23 ci-dessous).

10. Un second arrêté du 18 décembre 2015 abrogea et remplaça l’arrêté du 16 novembre 2015. Le ministre de l’Intérieur modifia l’obligation de pointage précédemment ordonnée, en précisant qu’elle s’exécuterait désormais à raison de trois fois par jour, à heures fixes (8 h, 12 h et 18 h), à la brigade de gendarmerie de Persan. Les autres modalités de la mesure furent reprises. Les motifs de l’arrêté furent reproduits à l’identique.

11. Le requérant présenta deux recours pour excès de pouvoir à l’encontre des arrêtés des 16 novembre et 18 décembre 2015. Parallèlement, il sollicita la suspension de leur exécution sur le fondement de l’article L. 521‑1 du code de justice administrative.

12. Par deux ordonnances du 30 décembre 2015, le juge des référés du tribunal administratif de Cergy‑Pontoise rejeta cette demande de suspension en relevant, d’une part, que l’arrêté du 16 novembre 2015 était devenu sans objet et, d’autre part, qu’aucun des moyens du requérant n’était propre à créer un doute sérieux sur la légalité de l’arrêté du 18 décembre 2015 en l’état de l’instruction.

13. Statuant sur le fond par deux jugements du 18 février 2016, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise annula pour excès de pouvoir les arrêtés portant assignation à résidence du requérant.

14. L’arrêté du 16 novembre 2015 fut annulé aux motifs suivants :

« (…) Considérant que, d’une part, la note des services de renseignements, versée au débat contradictoire par le ministère de l’intérieur, mentionne que M. Fanouni attirerait régulièrement l’attention en tenant un discours prosélyte et radical, ce dernier mêlant l’islam aux conversations, imposant une vision radicale de l’islam sur le statut de la femme dans la société, comparant les djihadistes à des résistants et qualifiant ses filles de soldats ; que toutefois, la tenue de ces propos, qui aurait été rapportées par “le voisinage” ainsi que par certains usagers du club de tir de M. Fanouni, pour regrettable soit-elle, ne permet pas d’établir que celui-ci adhérerait aux thèses de l’islam radical et les propagerait dès lors qu’il ressort des pièces du dossier que le requérant, qui était un membre actif de l’association “Développement de l’emploi, de la formation et de l’insertion”, a organisé en 1997, en 2001 et en 2002, plusieurs évènements d’ampleur visant à améliorer les relations entre la police nationale et les jeunes des cités ainsi qu’à insérer ces jeunes et prévenir la délinquance et qu’il produit plusieurs attestations circonstanciées, précises, et concordantes émanant notamment de fonctionnaires de police, de voisins, d’un usager du club de tir, de parents d’amis de ses filles ainsi que du chef de service ORL du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière qui permettent de démontrer son absence de radicalisation ;

Considérant que, d’autre part, concernant le comportement du requérant au sein de son club de tir, il ressort des pièces du dossier, en particulier de la note des services de renseignements, soumise au débat contradictoire, que M. Fanouni demande régulièrement de disposer d’une tête factice à la place de la cible “afin de lui mettre une balle entre les deux yeux”, qu’il a équipé son pistolet d’un silencieux, qu’il se vante régulièrement de porter sur lui son arme de poing à l’extérieur du stand et qu’il a ainsi fait l’objet d’une saisie administrative d’armes par un arrêté du préfet du Val-d’Oise en date du 26 janvier 2015 ; que toutefois, ces faits ainsi que la circonstance, que fait valoir le ministre de l’intérieur dans son mémoire en défense, que des munitions, de fusil de chasse notamment, aient été trouvées chez le requérant lors d’une perquisition administrative effectuée le 16 novembre 2015 ne sont pas de nature à caractériser une activité s’avérant dangereuse pour la sécurité et l’ordre public au sens des dispositions précitées de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans leur rédaction en vigueur à la date de l’arrêté attaqué, compte tenu de la situation ayant conduit à la déclaration de l’état d’urgence ; qu’ainsi, M. Fanouni est fondé à soutenir que le ministre de l’intérieur a commis une erreur d’appréciation en l’assignant à résidence ; (…) »

15. L’annulation de l’arrêté du 18 décembre 2015 fut motivée de façon similaire : le tribunal administratif considéra que ni les faits relatés par la note blanche produite par le ministre de l’Intérieur, ni le résultat de la perquisition du 16 novembre 2016 ne démontraient l’existence de « raisons sérieuses de penser que le comportement du requérant constituait une menace pour la sécurité et l’ordre publics » au sens de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de la loi du 20 novembre 2015 (paragraphe 23 ci‑dessous). L’exécution de la mesure d’assignation à résidence prit fin avec le prononcé de l’annulation contentieuse de cet arrêté.

16. Le ministre de l’Intérieur releva appel de ces deux jugements. En cours d’instruction, l’autorité administrative fut invitée à apporter des précisions sur la classification des armes découvertes au domicile du requérant lors de la perquisition du 16 novembre 2015 et sur la licéité de leur détention. En réponse, le ministre de l’Intérieur adressa à la cour administrative d’appel un mémoire complémentaire, accompagné d’un tableau récapitulant la classification et le régime applicable à la détention des armes et munitions concernées. Ces documents ne furent pas communiqués au requérant.

17. Par un arrêt du 21 juin 2016, la cour administrative d’appel de Versailles annula les deux jugements du 18 février 2016 et infirma la solution retenue en première instance pour les motifs suivants :

« (…)

3. Considérant que le ministre de l’intérieur s’est fondé, pour prendre les deux décisions d’assignation à résidence contestées, sur ces éléments figurant dans une “note blanche” des services de renseignements versée au débat contradictoire et sur les résultats d’une perquisition administrative réalisées au domicile de l’intéressé le 16 novembre 2015 ; que la note blanche rapporte que M. Fanouni attire régulièrement l’attention par son discours prosélyte et radical, qu’il impose une vision radicale de l’islam, qu’il a comparé les djihadistes à des résistants et a qualifié ses filles de “soldats” en affirmant les entraîner au tir, dont il est licencié depuis 2009, qu’il demande régulièrement de disposer d’une tête factice à la place de la cible afin “de lui mettre une balle entre les deux yeux”, qu’il a réquipé son pistolet d’un silencieux, et se vante régulièrement de porter sur lui son arme de poing à l’extérieur du stand ; qu’il ressort par ailleurs des pièces du dossier que, par un arrêté du 26 janvier 2015, le préfet du Val‑d’Oise a ordonné la remise de l’ensemble des armes et munitions détenues par M. Fanouni, comprenant notamment un pistolet et deux armes de chasse, et lui a interdit d’acquérir et de détenir des armes et munitions, quelle que soit leur catégorie ; qu’il ressort des énonciations du procès-verbal de la perquisition administrative réalisée au domicile du requérant le 16 novembre 2015 qu’ont été découvertes dans sa chambre des armes ainsi que plusieurs centaines de munitions, comprenant des armes ou éléments essentiels dont la détention était soumise à une autorisation ou une déclaration préalable ;

4. Considérant que M. Fanouni soutient que la réalité des motifs invoqués par le ministre n’est pas établie ; que, toutefois, ni la circonstance que l’intéressé ait été activement engagé au sein d’une association ayant organisé, plus de treize ans avant la date des arrêtés attaqués, des évènements visant à améliorer les relations entre les jeunes et la police nationale, ni les attestations de moralité versées au dossier ne permettent de remettre en cause le caractère probant des élément de fait contenus dans la note des services de renseignement ; qu’en effet, il ressort des termes de celle-ci que les propos radicaux qui y sont relevés ont été tenus à de multiples reprises, devant des interlocuteurs différents, aussi bien dans l’entourage de M. Fanouni que parmi les usagers de son club de tir ; que, par ailleurs, le requérant ne conteste pas la réalité d’autres éléments mentionnés dans la note blanche relatifs à son attitude au sein du club de tir dont il est licencié, et notamment, le fait qu’il ait équipé son pistolet d’un silencieux ; qu’enfin, si M. Fanouni fait valoir que les armes découvertes lors de la perquisition du 16 novembre 2015 ont été acquises légalement, il est constant qu’il conservait des armes, et notamment une carabine, ainsi que plusieurs centaines de munitions en méconnaissance de l’arrêté du préfet du Val-d’Oise du 26 janvier 2015, lui interdisant de détenir des armes et munitions, quelle que soit leur catégorie ; qu’il ne peut être sérieusement soutenu, au regard des pièces produites et du lieu dans lequel les armes ont été découvertes, que l’absence de restitution de ces armes au cours de la procédure de saisie administrative de janvier 2015 s’explique par les importants troubles de la mémoire dont le requérant serait atteint ;

5. Considérant qu’eu égard à l’ensemble de ces éléments, le ministre n’a pas commis d’erreur d’appréciation en estimant, pour fonder l’arrêté du 16 novembre 2015, que l’activité de M. Fanouni s’avérait dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics au sens de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction alors applicable ; qu’il n’a pas davantage commis d’erreur d’appréciation en estimant, pour fonder l’arrêté du 18 décembre 2015, qu’il existait des raisons sérieuses de penser que le comportement de M. Fanouni constituait une menace pour sécurité et l’ordre publics au sens de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction postérieure à la loi du 20 décembre 2015 ; que ces mesures étaient nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif recherché ;

(…) »

18. Le requérant se pourvut en cassation contre l’arrêt du 21 juin 2016.

19. Par une décision du 28 décembre 2017, le Conseil d’État l’annula, au motif que le principe du contradictoire avait été méconnu :

« 3. Considérant qu’il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que le ministre de l’intérieur a produit devant la cour administrative d’appel de Versailles le 3 juin 2016, en réponse à la mesure d’instruction qui lui avait été adressée le 19 mai 2016, un nouveau mémoire accompagné d’un tableau recensant l’ensemble des armes et munitions découvertes lors de la perquisition dont avait été l’objet M. Fanouni le 16 novembre 2015 et précisant leur régime légal ; qu’il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué que la cour s’est notamment fondée, pour prendre sa décision, sur la circonstance que des armes et munitions, dont la détention était soumise à déclaration ou autorisation, avaient été découvertes au domicile de M. Fanouni lors de la perquisition du 16 novembre 2015 ; qu’ainsi, et alors même que la cour disposait du procès-verbal de la perquisition menée chez M. Fanouni, communiqué en pièce jointe de la requête d’appel du ministre de l’intérieur, soumise au débat contradictoire, la réponse à la mesure d’instruction ordonnée par la cour ne peut être regardée comme ayant été sans incidence sur le jugement de l’affaire ; que par suite, en ne communiquant pas à M. Fanouni, après avoir rouvert l’instruction, les documents qui lui ont été adressés par le ministre de l’intérieur le 3 juin 2016, la cour administrative d’appel de Versailles a méconnu le caractère contradictoire de la procédure ; (…) »

Puis, réglant l’affaire au fond, le Conseil d’Etat annula les deux jugements du 18 février 2016 par les motifs suivants :

« (…) 6. Considérant qu’il ressort des termes des jugements attaqués du 18 février 2016 que le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a annulé les arrêtés des 16 novembre et 18 décembre 2015 par lesquels le ministre de l’intérieur a assigné M. Fanouni à résidence au motif que celui-ci avait commis une erreur d’appréciation du danger et de la menace pour la sécurité et l’ordre publics que présentait l’intéressé ; qu’il ressort cependant des pièces du dossier que M. Fanouni a fait l’objet, le 26 janvier 2015, d’un arrêté du préfet du Val-d’Oise lui ordonnant de procéder à la remise de l’ensemble des armes et munitions qu’il détenait et lui interdisant d’acquérir ou de détenir des armes ou munitions au motif qu’il présentait un danger grave pour lui-même ou pour autrui ; que, lors d’une perquisition ordonnée au domicile de l’intéressé, le 16 novembre 2015, conduite dans le cadre de l’état d’urgence déclaré le 14 novembre 2015, le lendemain des attentats commis à Paris, des armes et une quantité importante de munitions, dont une partie étaient soumises à autorisation, ont été découvertes au domicile de M. Fanouni en dépit de l’interdiction posée par l’arrêté du 26 janvier 2015 ; qu’une note blanche établie par les services de renseignement indique que M. Fanouni attirait régulièrement l’attention, notamment au sein du club de tir qu’il fréquentait à Roissy, en raison d’un discours prosélyte et radical sur l’islam ; que si l’intéressé produit plusieurs attestations faisant état de ses bonnes relations avec son entourage ainsi qu’avec les personnes qu’il a pu rencontrer dans le cadre de ses activités associatives, menées à la fin des années 1990 et au début des années 2000, et conteste adopter un comportement tel que celui décrit dans la note des services de renseignement, il ne remet pas en cause les résultats de la perquisition menée chez lui le 16 novembre 2015 ; que dans ces conditions, eu égard à la situation de fait prévalant à la date à laquelle les décisions portant assignation à résidence de M. Fanouni ont été prises et compte tenu des informations dont disposait alors l’administration, c’est à tort que le tribunal administratif de Cergy-Pontoise s’est fondé sur le motif tiré de l’erreur d’appréciation du ministre de l’intérieur pour annuler les arrêtés des 16 novembre et 18 décembre 2015 ; (…) »

20. En dépit de cette décision, l’assignation à résidence du requérant ne fut pas à nouveau mise à exécution.

LE CADRE JURIDIQUE PERTINENT

I. Le droit interne pertinent

21. Les conditions dans lesquelles l’état d’urgence peut être déclaré et prorogé en vertu de la loi no 55‑385 du 3 avril 1955 ont été présentées dans l’arrêt Pagerie c. France (no 24203/16, § 62, 18 janvier 2023).

22. À la date du 16 novembre 2015, l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 était rédigé ainsi :

« Le ministre de l’intérieur dans tous les cas peut prononcer l’assignation à résidence dans une circonscription territoriale ou une localité déterminée de toute personne résidant dans la zone fixée par le décret visé à l’article 2 [fixant le champ d’application territorial de l’état d’urgence] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics des circonscriptions territoriales visées audit article.

L’assignation à résidence doit permettre à ceux qui en sont l’objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d’une agglomération.

En aucun cas, l’assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes visées à l’alinéa précédent.

L’autorité administrative devra prendre toutes dispositions pour assurer la subsistance des personnes astreintes à résidence ainsi que celle de leur famille. »

23. Dans sa rédaction issue de la loi no 2015-1501 du 20 novembre 2015, cet article dispose que :

« Le ministre de l’intérieur peut prononcer l’assignation à résidence, dans le lieu qu’il fixe, de toute personne résidant dans la zone fixée par le décret mentionné à l’article 2 et à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics dans les circonscriptions territoriales mentionnées au même article 2. (…)

La personne mentionnée au premier alinéa du présent article peut également être astreinte à demeurer dans le lieu d’habitation déterminé par le ministre de l’intérieur, pendant la plage horaire qu’il fixe, dans la limite de douze heures par vingt-quatre heures.

L’assignation à résidence doit permettre à ceux qui en sont l’objet de résider dans une agglomération ou à proximité immédiate d’une agglomération.

En aucun cas, l’assignation à résidence ne pourra avoir pour effet la création de camps où seraient détenues les personnes mentionnées au premier alinéa.

L’autorité administrative devra prendre toutes dispositions pour assurer la subsistance des personnes astreintes à résidence ainsi que celle de leur famille.

Le ministre de l’intérieur peut prescrire à la personne assignée à résidence :

1o L’obligation de se présenter périodiquement aux services de police ou aux unités de gendarmerie, selon une fréquence qu’il détermine dans la limite de trois présentations par jour, en précisant si cette obligation s’applique y compris les dimanches et jours fériés ou chômés ;

(…) »

24. La loi du 20 novembre 2015 a étendu le champ d’application des mesures d’assignation à résidence. À cet égard, l’étude d’impact apporte les précisions suivantes :

« Le projet de loi fait évoluer le champ d’application de l’assignation à résidence afin de mieux répondre à l’objectif visé et à la réalité de la menace, en substituant aux termes “[de toute personne] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics”, qui apparaissent trop restrictifs, les termes “[de toute personne] à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre publics”, qui permettent d’inclure dans le champ des personnes qui ont appelé l’attention des services de police ou de renseignement par leur comportement ou leurs fréquentations, propos ou projets.

En effet, dans le cas de personnes soupçonnées de préparer des actes de terrorisme, les renseignements recueillis peuvent donner des indications sur la préparation d’un acte, alors que l’activité de la personne ne s’est jamais avérée dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics. »

25. Ces dispositions doivent être lues à la lumière de la décision du Conseil constitutionnel no 2015‑527 QPC du 22 décembre 2015 (M. Cédric. D.), qui a précisé certains aspects du régime de l’assignation à résidence (exigence de nécessité de la mesure et de ses modalités, encadrement de sa durée et exigence de renouvellement en cas de prolongation de l’état d’urgence). Celle-ci a été présentée dans l’arrêt Pagerie (précité, §§ 69-69).

26. Les dispositions répressives sanctionnant la violation de l’assignation à résidence ou des interdictions ou obligations susceptibles d’y être attachées sont également présentées dans cet arrêt (ibidem, §§ 83‑84).

II. La notification par la France de l’exercice du droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention

27. Par une déclaration enregistrée le 24 novembre 2015, le Secrétaire général du Conseil de l’Europe a été informé que la France entendait exercer le droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention. Les prorogations successives de l’état d’urgence ont ensuite été portées à sa connaissance. Par une lettre du 6 novembre 2017, il a été avisé de la fin de l’état d’urgence.

EN DROIT

Sur la violation alléguée de l’article 2 du Protocole no 4

28. Le requérant soutient que son assignation à résidence est contraire à l’article 2 du Protocole no 4, aux termes duquel :

« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.

(…)

3. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, (…) ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

4. Les droits reconnus au paragraphe 1 peuvent également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. »

29. Le Gouvernement défend la thèse opposée. À titre subsidiaire, il fait valoir que la France a valablement exercé le droit de dérogation prévu par l’article 15 de la Convention aux termes duquel :

« 1. En cas de guerre ou en cas d’autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la (…) Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international.

2. La disposition précédente n’autorise aucune dérogation à l’article 2, sauf pour le cas de décès résultant d’actes licites de guerre, et aux articles 3, 4 (paragraphe 1) et 7.

3. Toute Haute Partie contractante qui exerce ce droit de dérogation tient le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe pleinement informé des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Elle doit également informer le Secrétaire Général du Conseil de l’Europe de la date à laquelle ces mesures ont cessé d’être en vigueur et les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application. »

A. Observations liminaires

30. L’assignation à résidence litigieuse a été adoptée neuf jours avant la notification, par la France, de l’exercice du droit de dérogation reconnu à l’article 15 (paragraphe 27 ci-dessus). La Cour considère qu’elle doit d’abord rechercher si la mesure litigieuse est compatible avec les droits et libertés garantis par la Convention. Si tel est le cas, elle n’aura à statuer ni sur la validité ni sur la portée ratione temporis de la dérogation (voir, mutatis mutandis, A. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 3455/05, § 161, CEDH 2009, et Irlande c. Royaume-Uni, 18 janvier 1978, § 191, série A no 25).

31. La Cour estime important de souligner qu’il lui revient de tenir compte du contexte particulier dans lequel s’inscrit cette affaire, marqué par une vague d’attentats terroristes commis sur le territoire français (paragraphe 6 ci-dessus). À cet égard, elle renvoie à ses observations liminaires dans l’arrêt Pagerie (précité, §§ 148-150).

B. Sur la recevabilité

32. Les parties considèrent que l’article 2 du Protocole no 4 est applicable. La Cour note que le requérant a été assigné à résidence en vertu de deux arrêtés ministériels successifs, pris les 16 novembre et 18 décembre 2015, qui ont reçu exécution jusqu’à leur annulation par le tribunal administratif de Cergy-Pontoise, le 18 février 2016. Compte tenu des effets et des modalités d’exécution de cette assignation à résidence (paragraphes 8, 10, 22 et 23 ci‑dessus), la Cour considère qu’elle doit être regardée comme une mesure restrictive de liberté relevant du champ d’application de l’article 2 du Protocole no 4.

33. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

C. Sur le fond

1. Thèse des parties

a) Le requérant

34. Le requérant conteste la prévisibilité de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 dans ses deux rédactions applicables au litige (paragraphes 22‑23 ci‑dessus). Il fait valoir que ces dispositions ont eu un impact important sur sa liberté de circulation et qu’elles n’avaient, jusqu’alors, jamais été appliquées en matière de lutte contre le terrorisme. Se référant à l’arrêt De Tommaso c. Italie ([GC], no 43395/09, § 117, 23 février 2017), il soutient que ces dispositions ne définissent pas de manière suffisamment détaillée « l’activité » ou les « comportements » pouvant donner lieu à l’application d’une mesure d’assignation à résidence, et fait valoir en substance qu’elles n’encadrent pas suffisamment le pouvoir d’appréciation conféré à l’autorité administrative.

35. Il estime en outre que les autorités internes ne se sont pas livrées à une appréciation acceptable et de bonne foi des faits de l’affaire, et soutient que la mesure ne repose pas sur des motifs pertinents et suffisants. Il fait valoir que la note blanche sur laquelle le ministre de l’Intérieur s’est fondé pour l’assigner à résidence ne portait pas sur des faits précis et circonstanciés. Il reproche en outre à la cour administrative d’appel de Versailles et au Conseil d’État de n’avoir pas tenu compte des éléments qu’il avait fournis pour contester son caractère probant. Il souligne par ailleurs qu’il n’a jamais été condamné pénalement et qu’il pratiquait le tir de façon licite.

36. Il se plaint enfin, en substance, de n’avoir pas pu bénéficier d’un contrôle juridictionnel approprié. Il déplore en particulier que la cour administrative d’appel de Versailles ait omis de lui communiquer les documents que le ministre de l’Intérieur lui avait adressés après la clôture de l’instruction. En outre, il affirme que l’administration aurait délibérément dissimulé au juge administratif le fait qu’il détenait de façon régulière les armes saisies à son domicile le 16 novembre 2015, alors que sa situation administrative au regard de la législation sur les armes lui était connue.

b) Le Gouvernement

37. Le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4.

38. Il affirme que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 constituait une base légale prévisible, avant comme après sa modification par la loi du 20 novembre 2015. Il fait valoir que la Cour a précédemment admis la prévisibilité de dispositions faisant pareillement référence à des actes « pouvant (…) porter gravement atteinte à l’ordre public » (Kudrevičius et autres c. Lituanie [GC], no 37553/05, § 113, CEDH 2015), à des « troubles à l’ordre public » (Olivieira c. Pays-Bas, no 33129/96, §§ 53‑58, CEDH 2002‑IV) ou aux exigences de « l’ordre public et de la sécurité nationale » (Gurekin et autre c France (déc.), no 9266/04, 6 juin 2006). Il ajoute qu’il serait irréaliste d’exiger une définition légale exhaustive de tels comportements et estime que la circonstance qu’une norme ait reçu sa première application n’est pas de nature à affecter sa prévisibilité (Kudrevičius et autres, précité, § 115). Il souligne en outre qu’une telle mesure ne peut être ordonnée que dans le cadre de l’état d’urgence, lequel ne peut être déclaré que sous de strictes conditions. Il ajoute que les travaux préparatoires de la loi du 20 novembre 2015 (paragraphe 24 ci-dessus) fournissent un éclairage sur la définition des « comportements » qui pouvaient donner lieu à l’application d’une assignation à résidence à compter de l’entrée en vigueur de cette loi.

39. En outre, il soutient que le droit interne prévoit des garanties suffisantes contre les risques d’abus. À cet égard, il souligne que les assignations à résidence sont soumises au contrôle du juge administratif, qui en vérifie la justification et la proportionnalité.

40. Il fait ensuite valoir que la restriction en cause poursuivait un objectif de préservation de la sûreté publique et de maintien de l’ordre public.

41. S’agissant de la nécessité de l’assignation à résidence du requérant, le Gouvernement soutient que l’État disposait d’une ample marge d’appréciation en la matière, que cette mesure était fondée sur un faisceau d’éléments bien établis et particulièrement inquiétants.

42. En ce qui concerne la production de notes blanches devant le juge administratif, il fait valoir que ce procédé est le seul qui permette de concilier la protection du secret des sources et des méthodes de renseignement avec le respect du principe du contradictoire. Il soutient que la production de tels éléments de preuve est encadrée par des garanties procédurales suffisantes. Il ajoute qu’en l’espèce, le Conseil d’État a examiné tant la teneur de la note blanche que les éléments de preuve produits par le requérant, et a estimé que la seule circonstance – non contestée devant lui – que des armes aient été trouvées au domicile du requérant le 16 novembre 2015, alors même que toute détention d’arme lui avait été interdite par un arrêté du 26 janvier 2015, était de nature à fonder son assignation à résidence.

43. Le Gouvernement souligne enfin que la mesure d’assignation à résidence n’a pas été remise à exécution et qu’aucune nouvelle mesure n’a été prise à la suite de l’annulation, le 21 juin 2016, des jugements du tribunal administratif de Cergy-Pontoise, ce qui démontre à ses yeux l’effectivité du réexamen périodique de la situation du requérant par le ministre de l’Intérieur.

2. Appréciation de la Cour

44. Dans la mesure où la restriction à la liberté de circulation en cause n’est pas propre à « certaines zones déterminées », il convient de l’examiner au regard du troisième paragraphe de l’article 2 du Protocole no 4 (Garib c. Pays‑Bas [GC], no 43494/09, § 110, 6 novembre 2017). Selon la jurisprudence de la Cour, une telle restriction doit être prévue par la loi, poursuivre l’un des buts légitimes visés à ce paragraphe et ménager un juste équilibre entre l’intérêt général et les droits de l’individu (voir, parmi beaucoup d’autres, De Tommaso, précité, § 104).

45. La Cour a conclu, au paragraphe 32, à l’existence d’une restriction à la liberté de circulation du requérant. Dès lors, elle doit rechercher si celle-ci était prévue par la loi, si elle poursuivant un but légitime et si elle était nécessaire dans une société démocratique.

a) Sur la prévisibilité de la loi

46. Sur le terrain de l’article 2 du Protocole no 4, les principes relatifs à la prévisibilité de la loi ont été présentés dans les arrêts De Tommaso (précité, §§ 106‑109) et Rotaru c. République de Moldova (no 26764/12, §§ 24-25, 8 décembre 2020).

47. La Cour rappelle en particulier qu’une norme est « prévisible » lorsqu’elle offre une certaine garantie contre des atteintes arbitraires de la puissance publique. Une loi conférant un pouvoir d’appréciation doit en fixer la portée, bien que le détail des normes et procédures à observer n’ait pas besoin de figurer dans la législation elle‑même (Khlyustov c. Russie, no 28975/05, § 70, 11 juillet 2013, et De Tommaso, précité, § 109). Afin d’être compatible avec la prééminence du droit et de protéger contre l’arbitraire, la loi applicable doit en outre offrir des garanties procédurales minimales en rapport avec l’importance du droit en jeu (Rotaru, précité, § 24).

48. En l’espèce, la mesure critiquée résulte de deux arrêtés pris sur le fondement de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 respectivement dans sa rédaction antérieure et postérieure à l’intervention de la loi du 20 novembre 2015 (paragraphes 22 et 23 ci‑dessus).

49. La Cour a jugé dans l’affaire Pagerie c. France que l’article 6 de la loi du 3 avril 1955, dans sa rédaction issue de la loi du 20 novembre 2015, répondait aux exigences de prévisibilité de la loi précitées (arrêt précité, §§ 178‑191). Aucun élément ne la conduit à retenir une solution différente en l’espèce.

50. En ce qui concerne la prévisibilité de l’article 6 de la loi du 3 avril 1955 dans sa rédaction antérieure à la loi du 20 novembre 2015, la Cour relève qu’il prévoyait alors des conditions d’application plus strictes : une assignation à résidence ne pouvait alors être prononcée qu’à l’encontre d’une personne « dont l’activité [s’avérait] dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ». Dans ces conditions, la Cour considère, a fortiori de la solution retenue dans l’arrêt Pagerie (précité, §§ 178‑191), que ces dispositions fixent avec une clarté suffisante l’étendue et les modalités du pouvoir d’appréciation conféré au ministre de l’Intérieur. Le fait que l’état d’urgence ait été déclaré pour un motif inédit le 14 novembre 2015 – à savoir, la commission d’attentats terroristes coordonnés sur le territoire métropolitain – ne change rien à cette conclusion (voir, mutatis mutandis, Kudrevičius et autres, précité, § 115).

51. Il s’ensuit que tant l’arrêté du 16 novembre 2015 que celui du 18 décembre 2015 ont été fondés sur une base légale prévisible.

b) Sur la légitimité des buts poursuivis

52. Aux yeux de la Cour, les objectifs poursuivis par l’ingérence litigieuse, qui tendent à la préservation de la sécurité nationale et de la sûreté publique ainsi qu’au maintien de l’ordre public, étaient légitimes (Pagerie, précité, § 192).

c) Sur la nécessité de la restriction litigieuse

53. S’agissant des principes relatifs à l’appréciation de la nécessité d’une restriction à la liberté de circulation, la Cour renvoie aux paragraphes 193 à 196 de l’arrêt Pagerie (précité).

54. La Cour constate en l’espèce que la liberté de circulation du requérant a été particulièrement restreinte pendant la durée de la mesure. En effet, celui-ci a été assigné à résidence à Champagne‑sur‑Oise, et a été astreint à respecter un couvre‑feu nocturne et à se présenter quatre puis trois fois par jour auprès des forces de l’ordre, à peine de sanction pénale. Elle note toutefois la durée limitée de cette ingérence : trois mois et deux jours (comparer avec Pagerie, précité, § 197, Trijonis c. Lituanie (déc.), no 2333/02, 17 mars 2005, et Timofeyev et Postupkin c. Russie, nos 45431/14 et 22769/15, § 137, 19 janvier 2021).

55. Pour assigner le requérant à résidence, le ministre de l’Intérieur s’est fondé sur la gravité de la menace terroriste et sur différentes informations portées à son attention par les services de renseignement, selon lesquelles le requérant aurait fait preuve de prosélytisme, aurait comparé les jihadistes à des résistants et aurait adopté un discours et un comportement inquiétants sur son stand de tir (paragraphes 8 et 10 ci-dessus). Il résulte ainsi de la note blanche produite par le ministre de l’Intérieur dans le cadre des procédures internes que le requérant aurait réclamé à plusieurs reprises sur son stand de tir de pouvoir disposer d’une tête factice à la place de la cible afin de pouvoir lui « mettre une balle entre les deux yeux », qu’il aurait équipé son arme d’un silencieux et qu’il se serait targué de la porter régulièrement sur lui hors du stand. La Cour note par ailleurs que la cour administrative d’appel et le Conseil d’État ont considéré que la mesure était également justifiée par le fait que des armes et un grand nombre de munitions avaient été découvertes au domicile du requérant le 16 novembre 2015, alors que la détention d’armes lui avait été interdite par un arrêté du 26 janvier 2015 (paragraphes 7, 17 et 19 ci‑dessus).

56. Le requérant soutient qu’aucun des motifs invoqués par les autorités internes pour justifier son assignation à résidence n’est établi. À cet égard, la Cour rappelle qu’en principe, des questions telles que le poids attaché par les tribunaux nationaux à tel ou tel élément de preuve ou à telle ou telle conclusion ou appréciation dont ils ont eu à connaître échappent à son contrôle. Celle-ci n’a pas à tenir lieu de juge de quatrième instance et elle ne remet pas en cause l’appréciation des tribunaux nationaux, sauf si leurs conclusions peuvent passer pour arbitraires ou manifestement déraisonnables (voir, sous l’angle de l’article 6 de la Convention, De Tommaso, précité, § 170, et López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 149, 17 octobre 2019). Il lui incombe cependant de s’assurer que le requérant a bénéficié de garanties procédurales appropriées. Il importe en particulier qu’il ait eu accès à un contrôle juridictionnel portant sur tous les éléments pertinents (Gochev c. Bulgarie, no 34383/03, § 50, 26 novembre 2009) et notamment sur le bien-fondé de la mesure.

57. À ce titre, la Cour souligne, en premier lieu, que les arrêtés d’assignation à résidence litigieux ont été fondés sur un ensemble d’éléments précis concernant spécifiquement le requérant.

58. En deuxième lieu, la Cour relève que les deux arrêtés pris à l’encontre du requérant ont fait l’objet d’un contrôle juridictionnel à l’occasion duquel celui-ci a été effectivement en mesure de faire valoir ses arguments. Elle note que le Conseil d’État a remédié à l’atteinte portée au caractère contradictoire de la procédure invoqué par le requérant, en annulant l’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles du 21 juin 2016 pour ce motif et en réglant l’affaire au fond (paragraphe 19 ci-dessus). Dans le cadre de ce contrôle juridictionnel, les juridictions internes (tribunal administratif, cour administrative d’appel et Conseil d’État) se sont assurées du bien-fondé et de la proportionnalité de son assignation à résidence.

59. À cet égard, la Cour note tout d’abord que le requérant n’a pas contesté devant les juridictions internes que des armes et des munitions avaient été découvertes à son domicile le 16 novembre 2015. Il n’a pas non plus exercé de recours à l’encontre de cette perquisition administrative et s’est borné à soutenir que ces armes et munitions avaient été acquises de façon licite. Toutefois, la détention d’armes et de munitions lui avait été interdite par un arrêté préfectoral du 26 janvier 2015 (paragraphe 4 ci-dessus). Dès lors, la circonstance que certaines de ces armes et munitions aient pu être acquises et détenues régulièrement avant cette date est indifférente.

60. S’agissant ensuite des éléments pris en compte par le ministre de l’Intérieur, la Cour relève que ceux-ci ont été portés à la connaissance du requérant au moyen d’une note blanche versée au débat contradictoire (Pagerie, précité, §§ 206‑207). La Cour note que le requérant n’a jamais invité les juridictions internes à faire usage de leurs pouvoirs d’instruction afin d’obtenir des clarifications à leur sujet. Elle constate ensuite qu’il a été en mesure d’en contester la valeur probante, et qu’il a produit à cette fin de multiples attestations (dont certaines émanaient de policiers et d’élus) selon lesquelles il ne s’était jamais fait remarquer pour des prises de positions radicales et qu’il s’était investi dans une association de quartier par le passé. La Cour relève que les juridictions internes ont examiné la valeur probante des faits relatés dans cette note blanche, en recherchant s’ils étaient suffisamment précis et circonstanciés et s’ils étaient sérieusement contestés.

61. Dans ces conditions, la Cour considère que la production de la note blanche a été accompagnée de garanties procédurales suffisantes et que la conclusion à laquelle sont parvenues les juridictions internes ne saurait passer ni pour arbitraire ni pour manifestement déraisonnable.

62. En ce qui concerne la justification de la mesure, la Cour rappelle qu’une telle restriction à la liberté de circulation ne saurait se fonder exclusivement sur les convictions ou sur la pratique religieuse d’un individu (Pagerie, précité, § 199). Elle souligne ensuite que cette mesure a été ordonnée quelques jours après les attentats du 13 novembre 2015, à une date à laquelle la protection de la population et la prévention d’un nouvel acte terroriste constituaient, sans nul doute, un besoin impérieux. Elle rappelle à cet égard que l’efficacité d’une mesure de nature préventive dépend souvent de la rapidité de sa mise en œuvre (Gochev, précité, § 53). Dans un tel contexte, la Cour considère que les motifs invoqués par les autorités internes pour justifier la mesure, rappelés au paragraphe 55, sont pertinents et suffisants. En particulier, elle admet que la découverte d’un chargeur de grande capacité et de nombreuses munitions au domicile du requérant le 16 novembre 2015 constituait, au vu des informations reçues par les services de renseignement au sujet de l’intéressé, une raison sérieuse de penser que son comportement constituait une menace pour l’ordre et la sécurité publics (paragraphe 23 ci-dessus) et, partant, caractérisait un indice clair d’une exigence d’intérêt public prévalant, dans les circonstances de l’espèce, sur le droit du requérant à la liberté de circulation (Hajibeyli c. Azerbaïdjan, no 16528/05, § 63, 10 juillet 2008, et Pagerie, précité, § 194). Elle considère en outre que les modalités de la mesure, quoique rigoureuses, étaient adaptées à sa finalité. À cet égard, elle relève que le requérant ne soutient pas que l’autorité administrative aurait insuffisamment pris en considération sa situation particulière. La Cour note également que le requérant n’a pas présenté à l’administration de demande tendant à aménager les modalités de la mesure ou à pouvoir quitter temporairement sa zone d’assignation à résidence pour un motif familial ou professionnel. Enfin, elle souligne que le contrôle juridictionnel de la mesure a porté non seulement sur le principe de l’assignation à résidence mais aussi, compte tenu de sa durée et de ses modalités, sur sa proportionnalité.

63. Eu égard à l’ensemble des considérations qui précèdent et, compte tenu du besoin impérieux que constitue la prévention d’actes terroristes, du comportement du requérant, et des garanties procédurales dont il a effectivement bénéficié, la Cour conclut que son assignation à résidence n’était pas disproportionnée au but poursuivi. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4. Une telle conclusion la dispense en l’espèce de statuer sur la validité de l’exercice, par la France, du droit de dérogation prévu par l’article 15.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 du Protocole no 4 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 juin 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Victor Soloveytchik               Carlo Ranzoni
Greffier                                Président

Dernière mise à jour le juin 15, 2023 par loisdumonde

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