Résumé juridique
Juin 2023
Fragoso Dacosta c. Espagne – 27926/21
Arrêt 8.6.2023 [Section V]
Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression
Sanction pénale disproportionnée imposée à un représentant syndical pour outrage verbal au drapeau national espagnol lors d’une manifestation organisée dans une base militaire en protestation contre le non-paiement de salaires : violation
En fait – Le requérant, un représentant syndical, avait participé à des manifestations quotidiennes qui s’étaient tenues d’octobre 2014 à mars 2015 devant l’Arsenal militaire de Ferrol, une base militaire, dans le cadre d’un litige concernant le non-paiement de salaires à des employés de la société chargée du nettoyage des locaux de l’arsenal, lesquels s’étaient mis en grève pour cette raison. Il fut pénalement condamné pour insultes à l’Espagne après avoir crié dans un mégaphone, au moment du lever solennel du drapeau national, « Voilà le silence du putain de drapeau » et « Il faut brûler ce putain de drapeau ». Il fut condamné à une amende de 1 260 EUR, amende pouvant être remplacée par une privation de liberté en cas de non-paiement. Le recours du requérant devant l’Audiencia Provincial fut rejeté, de même que son recours d’amparo devant la Cour constitutionnelle.
En droit – Article 10 : La sanction pénale infligée au requérant s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression, elle était « prévue par la loi » et, eu égard à l’importance que revêt la promotion de la cohésion sociale visée par la recherche de protection du drapeau, elle poursuivait le but légitime que constitue la protection des « droits d’autrui ». La Cour doit donc rechercher si la sanction pénale infligée au requérant était « nécessaire dans une société démocratique ».
La Cour constitutionnelle a considéré que les propos du requérant étaient objectivement offensants, qu’ils dénotaient à la fois d’une hostilité et d’un irrespect à l’égard de ce symbole dans un contexte totalement étranger aux valeurs qu’il représentait, qu’ils étaient inutiles et sans rapport avec les allégations de non-paiement des salaires, et que, par conséquent, ils ne bénéficiaient pas de la protection du droit à la liberté d’expression prévue par la Constitution espagnole. Si elle admet que les termes employés par le requérant pouvaient être considérés comme provocateurs et l’emploi de jurons comme gratuit, la Cour relève, d’une part, que rien n’indique que les déclarations du requérant aient provoqué des troubles ou des perturbations, et, d’autre part, que ni l’Audiencia Provincial ni le Gouvernement n’ont cherché à justifier la condamnation de l’intéressé par des références à une quelconque incitation à la violence ou à la haine. Si elle a certes évoqué un « sentiment d’intolérance » de la part du requérant, la Cour constitutionnelle n’a pas recherché s’il existait des motifs suffisants pour conclure que les propos litigieux s’analysaient en des discours de haine, par exemple l’existence d’un contexte politique ou social tendu ou encore la possibilité que les propos en cause aient des conséquences préjudiciables. De plus, il s’agissait de déclarations orales, faites lors d’une manifestation, de sorte que le requérant ne pouvait ni les reformuler, ni les affiner, ni les retirer. Par ailleurs, nul n’a soutenu que les déclarations avaient eu un large impact public.
La présente affaire se distingue également de celles où le droit à la liberté d’expression a été mis en balance avec le droit au respect de la vie privée. Si les déclarations provocatrices dirigées contre un symbole national peuvent heurter les sentiments d’autrui, le préjudice ainsi causé, s’il y en a un, est d’une nature différente de celui causé par l’atteinte à la réputation d’un individu nommément désigné. Bien que l’Audiencia Provincial ait déclaré que les militaires avaient éprouvé « un fort sentiment d’humiliation », les propos du requérant visaient non pas une personne ou un groupe de personnes mais un symbole. Premièrement, ces propos n’ont causé aucun préjudice personnel ou matériel ; deuxièmement, c’est uniquement à l’initiative du parquet (qui, devant la Cour constitutionnelle, a demandé à ce que le recours d’amparo soit accueilli) que des poursuites pénales ont été engagées ; troisièmement, aucune action civile n’a été engagée.
De plus, la veille des déclarations litigieuses, les autorités militaires avaient expressément demandé au requérant de « modérer » ses propos lors de la cérémonie solennelle et, comme l’a relevé la juridiction pénale, ses références au silence du drapeau pourraient être considérées comme une expression de frustration à l’égard de cette demande. Ses déclarations pouvaient raisonnablement être considérées non pas comme une simple insulte mais comme une critique et une expression de protestation et de mécontentement envers le personnel militaire en tant qu’employeurs des salariés de la société de nettoyage. Dans ce contexte, il serait possible d’admettre l’existence d’un débat sur une question d’intérêt général pour ces salariés. Les représentants syndicaux doivent pouvoir exprimer à leur employeur les revendications qu’ils formulent en vue d’améliorer la situation des personnes travaillant dans leur société. De plus, si tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général est tenu de ne pas dépasser certaines limites quant au respect de la réputation et des droits d’autrui, il lui est toutefois permis de recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation.
Enfin, le montant de l’amende était élevé et le fait qu’une peine privative de liberté puisse être imposée à l’intéressé à titre subsidiaire est particulièrement pertinent. Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, la peine infligée était d’une sévérité excessive au regard de la gravité de l’infraction ; la sanction pénale était donc disproportionnée au but poursuivi. En conclusion, la Cour n’est pas convaincue que les autorités internes aient ménagé un juste équilibre entre les intérêts en jeu lorsqu’elles ont condamné le requérant et lui ont infligé une sanction aussi excessive.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 41 : 1 260 EUR pour dommage matériel et 6 000 EUR pour dommage moral.
Dernière mise à jour le juin 13, 2023 par loisdumonde
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