La présente affaire concerne une procédure judiciaire à l’issue de laquelle le requérant s’est vu refuser l’inscription à son nom au registre foncier d’un bien – un terrain sur lequel est édifiée une ancienne synagogue – qu’il dit posséder de manière ininterrompue depuis longtemps.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE GRAND RABBINAT DE COMMUNAUTÉ JUIVE D’İZMİR c. TÜRKİYE
(Requête no 1574/12)
ARRÊT
Art 34 • Locus standi • Art 35 § 3 a) • Ratione personae • Grand rabbinat considéré comme requérant • Représentant ses fidèles et constituant une institution cultuelle régie par des dispositions datant de l’époque ottomane • Ayant acquis en son nom et utilisé librement des biens immobiliers • Capacité à ester en justice et à acquérir des biens immobiliers jamais remise en cause par les autorités administratives ou les tribunaux nationaux
Art 1 P1 • Respect des biens • Refus imprévisible des tribunaux nationaux d’inscrire au nom du requérant au registre foncier un terrain où est édifiée une ancienne synagogue lui appartenant en application de dispositions non pertinentes • Inscription du terrain au nom du Trésor public • Art 1 P1 applicable • Intérêt patrimonial constituant un bien • Requérant ayant exercé une possession non équivoque, ininterrompue et incontestée sur la synagogue depuis environ quatre siècles • Terrain et bâtiment caractérisés par des particularités et un usage spécifiques liés à la vie religieuse de la communauté juive
STRASBOURG
21 mars 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Grand rabbinat de communauté juive d’İzmir c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Jovan Ilievski,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Lorraine Schembri Orland,
Frédéric Krenc,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
la requête (no 1574/12) dirigée contre la République de Türkiye et dont une organisation religieuse de cet État, le Grand rabbinat de la communauté juive d’İzmir (« İzmir Musevi Cemaati Hahambaşılığı »), a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 2 décembre 2011,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 28 février 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
1. INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne une procédure judiciaire à l’issue de laquelle le requérant s’est vu refuser l’inscription à son nom au registre foncier d’un bien – un terrain sur lequel est édifiée une ancienne synagogue – qu’il dit posséder de manière ininterrompue depuis longtemps. Le Grand rabbinat de communauté juive d’İzmir allègue que les autorités nationales ont enfreint son droit au respect de ses biens, tel que garanti l’article 1 du Protocole no 1.
2. EN FAIT
2. Le requérant est le Grand rabbinat de communauté juive d’İzmir (ci-après « le Grand rabbinat d’İzmir » ou « le requérant »). à l’époque des faits, il était une institution cultuelle dont les membres étaient des citoyens turcs de confession juive. Le 13 décembre 2011, il acquit le statut de fondation et prit le nom de « Fondation de la communauté juive d’İzmir ». Devant la Cour, il est représenté par Mes E. Zonana et Şemi Levi, avocats à Istanbul.
3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice.
LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
1. Contexte de l’affaire
4. Au XVe siècle, les juifs espagnols furent expulsés d’Espagne. Certains d’entre eux émigrèrent en territoire ottoman, notamment à İzmir. Ils se mêlèrent aux juifs qui vivaient déjà sur ce territoire et édifièrent de nombreux hôpitaux, synagogues, écoles et autres établissements. À l’époque, les communautés religieuses non-musulmanes disposaient au sein de l’Empire ottoman de leurs propres institutions religieuses ou civiles, en vertu du « système de communautés religieuses » dit « Millet Sistemi ». Le Grand rabbinat se vit accorder un statut juridique par l’ordonnance du Grand rabbinat (Hahambaşılık Nizamnamesi), adoptée le 19 mars 1865 (23 Şevval 1281).
5. Dans le système juridique de l’Empire ottoman, les institutions appartenant aux communautés religieuses non-musulmanes étaient dépourvues de personnalité juridique et faisaient inscrire leurs biens immobiliers au registre foncier au nom de personnes saintes (nam-ı mevhum) ou de personnes de confiance (nam-ı müstear). La loi provisoire du 16 février 1328 de l’Hégire (« la loi provisoire du 1912 ») sur la propriété des biens immobiliers des personnes morales (Eşhası Hükmiyenin Envali Gayrimenkule Tasarrufuna Dair Kanunu Muvakkat) reconnut le droit de propriété de ces institutions. En application de cette loi provisoire, de nombreuses institutions rattachées aux communautés religieuses non-musulmanes déposèrent une liste des biens immobiliers en leur possession et obtinrent l’inscription de ces biens à leur nom au registre foncier. Toutefois, le Grand rabbinat d’İzmir n’ayant pas présenté de demande à cet effet, le bien immobilier qu’il possédait et qui fait l’objet de la présente requête ne fut pas inscrit à son nom en vertu de cette loi provisoire.
6. Après l’avènement de la République en 1923, une loi no 2762 sur les fondations reconnaissant la personnalité morale des fondations créées sous l’Empire ottoman fut promulguée le 13 juin 1935. Elle imposa aux institutions rattachées aux communautés non-musulmanes qui avaient été créées sous l’Empire ottoman l’obligation de présenter une déclaration (appelée « déclaration de 1936 » voir, Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, § 26, 9 janvier 2007) précisant entre autres la nature et le montant de leurs revenus, et énumérant la liste de leurs biens immobiliers, moyennant quoi elles pouvaient obtenir le statut de fondation au sens de la loi en question. Toutefois, et contrairement à de nombreuses institutions rattachées aux communautés religieuses non-musulmanes, le Grand rabbinat d’İzmir ne fit pas non plus usage de cette faculté. Il ne déposa aucune déclaration et n’obtint donc pas le statut de fondation.
7. Malgré la non-obtention, par le requérant, du statut de fondation rattachée aux communautés non-musulmanes (« cemaat vakfı »), de nombreux biens appartenant à la communauté juive d’İzmir furent inscrits à son nom aux registres fonciers, sous la dénomination de « synagogue ». Toutefois, l’intéressé expose que le bien litigieux n’a pas pu être inscrit à son nom en raison du refus des autorités de donner plein effet à l’ordonnance du Grand rabbinat du 19 mars 1865, qui lui aurait permis de faire enregistrer ce bien à son nom. Il précise que, par un jugement adopté le 14 avril 1950 par le tribunal de grande instance d’İzmir et confirmé par la Cour de cassation le 23 septembre 1957, il a pu acquérir la propriété d’une synagogue. En effet, il ressort de ce jugement, dont le requérant a produit une copie, que le tribunal de grande instance d’İzmir avait ordonné l’inscription au registre foncier, au nom de l’intéressé, d’un bien immobilier sis à İzmir – autre que celui objet de la présente requête – après avoir rejeté le moyen du Trésor public tiré du défaut allégué de personnalité juridique du Grand rabbinat d’İzmir, considérant au contraire que le requérant avait acquis la personnalité juridique en vertu de l’ordonnance du Grand rabbinat du 19 mars 1865, et que le bien litigieux lui servait depuis longtemps de synagogue.
8. Le bien objet de la présente affaire était initialement composé d’un bâtiment et d’un terrain de 794 m2 (sis dans le quartier Güzelyurt, au no 44 de la rue Azizler, à İzmir). À l’issue d’un cadastrage effectué en 1930 (îlot no 200, parcelle no 6), il fut mentionné dans le document de déclaration et d’inscription au cadastre (Kadastro beyanname ve kayıt varakası), dont le requérant a produit une copie, qu’il s’agissait d’un rabbinat (Hahamhane) selon les registres fiscaux pertinents. Toutefois, la case de ce document réservée à la mention du nom du propriétaire du bien litigieux ne fut pas cochée. De même, le requérant a produit des échanges de courrier datés du 8 décembre 1930, des 6, 7 et 11 avril 1931, du 4 février 1953, et des 3 et 26 mars 1954 respectivement, d’où il ressort qu’il possédait sans titre le bien en question (senedsiz tasarruf), sans toutefois que celui-ci eût été inscrit à son nom au registre foncier. Enfin, le 25 août 1989, à l’occasion de la mise en œuvre du zonage, le terrain en question fut morcelé en deux parcelles de 282 m2 (parcelle no 10) et de 439 m2 (parcelle no 11) respectivement, après déduction de la participation au coût d’aménagement (düzenleme ortaklık payı) dû au titre d’un aménagement réalisé sur le fondement de la loi relative à l’urbanisme. Cependant, la case de ce document réservée à la mention du nom du propriétaire de ces deux parcelles fut à nouveau laissée vierge, sauf en ce qui concerne une partie de la parcelle no 10 (1 131/2400), qui fut enregistrée au nom de tierces personnes.
9. Pour ce qui est de l’immeuble lui-même, il est à noter qu’il fut construit en 1605 et qu’il servit d’abord de synagogue, puis de logement au Grand rabbin d’İzmir. Le requérant déclare que ce bâtiment fut par la suite utilisé comme bâtiment administratif du rabbinat et qu’un accord fut conclu avec la chambre de commerce d’İzmir et la municipalité de Konak afin de le transformer en centre culturel. Il déclare également avoir continué à payer les taxes afférentes à ce bien. Selon les éléments du dossier, l’immeuble en question est vétuste.
2. L’inscription du bien litigieux au nom du Trésor public
10. Le 30 octobre 2000, le requérant introduisit devant le tribunal du cadastre d’İzmir (« le tribunal du cadastre ») une action tendant à l’inscription du bien litigieux (parcelles no 10 – lot 1269/2400 – et no 11) à son nom au registre foncier.
11. Le 24 avril 2002, un rapport d’expertise établi par un expert désigné par le tribunal du cadastre fut versé au dossier de l’affaire. L’expert précisa avoir constaté qu’il existait sur les parcelles litigieuses un bâtiment qui servait autrefois de synagogue à la communauté juive, et qui était utilisé comme bâtiment administratif à l’époque de son rapport. Se fondant sur les éléments du registre foncier relatifs au bien limitrophe, il confirma qu’une synagogue était édifiée sur ce terrain. Il précisa également que la case de ce document réservée à la mention du nom du propriétaire de ce bien avait été laissée vierge et qu’il convenait de compléter le cadastrage initial réalisé en 1930.
12. Par un jugement du 10 juillet 2002, le tribunal du cadastre se déclara incompétent pour connaître du fond du litige et transmit le dossier de l’affaire au bureau du cadastre d’İzmir. Le 1er juillet 2003, ce jugement fut confirmé par la Cour de cassation.
13. Le 20 octobre 2004, la Direction générale des fondations d’İzmir donna suite à une demande du bureau du cadastre d’İzmir en l’informant que son Conseil n’avait pas établi de certificat approuvant l’inscription du bien litigieux au nom du requérant.
14. Le 8 décembre 2004, le bien litigieux fit l’objet d’une étude cadastrale complémentaire qui donna lieu à l’établissement d’un rapport cadastral. Ce rapport signalait qu’il n’existait ni certificat d’autorisation indiquant que l’inscription du bien litigieux au nom du requérant avait été jugée appropriée par le Conseil des fondations, ni décision du Conseil des ministres ordonnant l’inscription de ce bien au nom du requérant. De même, il précisait que le dossier dont le tribunal du cadastre était saisi ne contenait aucun document donnant à penser que ce bien devait être inscrit au nom du requérant. En conséquence, il fut décidé que le Trésor public serait désigné dans les registres du cadastre comme propriétaire des parcelles nos 10 – lot 1269/2400 – et 11, et qu’il serait mentionné dans les registres que le requérant était propriétaire d’un bâtiment d’un étage édifié sur les parcelles en question.
15. À la suite de l’achèvement d’un cadastrage complémentaire, le requérant introduisit le 11 janvier 2005 devant le tribunal du cadastre un recours tendant à faire inscrire ce bien à son nom. Il contesta les conclusions du deuxième cadastre achevé en 2004, s’appuyant entre autres sur l’arrêt adopté par la Cour de cassation le 23 septembre 1957 ordonnant l’inscription d’un bien à son nom (paragraphe 7 ci-dessus).
16. Le 14 avril 2005, le tribunal du cadastre se déclara incompétent pour connaître du fond du litige et renvoya le dossier au tribunal de grande instance d’İzmir.
17. Le 13 octobre 2006, le tribunal de grande instance d’İzmir procéda à une inspection sur place. Lors de cette inspection, le représentant du requérant déclara que le bien en question appartenait à ce dernier et qu’il avait d’abord servi de synagogue, puis de logement au rabbin. Il ajouta que le requérant ne l’utilisait plus depuis un certain temps mais qu’il continuait à payer les taxes foncières y afférentes.
18. Le 31 octobre 2006, le rapport d’expertise fut versé au dossier. Ce rapport indiquait qu’à l’issue du cadastrage réalisé en 1930, les limites du bien litigieux avaient été déterminées sans que l’acte correspondant eût été établi, que ce bien était classé comme « synagogue », que la case réservée à la mention du nom du propriétaire avait été laissée vierge et que le dossier ne comportait pas de registre fiscal. En outre, il notait que la possession de ce bien par le requérant faisait l’objet de procédures judiciaires et était sans cesse interrompue. Par ailleurs, il précisait que les fondations appartenant aux communautés religieuses non-musulmanes avaient la possibilité de faire inscrire leurs biens immobiliers en leur nom, avec l’approbation du Conseil des fondations. Il constatait également l’absence de certificat délivré par le Conseil des fondations et de décision du Conseil des ministres ordonnant l’inscription du bien litigieux au nom du requérant. Considérant que les conditions d’une possession ininterrompue ou prévue par la loi sur les fondations n’étaient pas remplies, il concluait qu’en l’absence de décision du Conseil des ministres ordonnant l’inscription du bien au nom du requérant, il convenait de faire inscrire ce bien au nom du Trésor public.
19. Le 7 décembre 2006, le tribunal de grande instance ordonna l’inscription du bien litigieux au registre foncier au nom du Trésor public, et l’inscription au nom du requérant du bâtiment édifié sur la parcelle no 10.
20. Saisie d’un pourvoi formé par le requérant, la Cour de cassation infirma le jugement du 7 décembre 2006 par un arrêt du 18 juin 2007, considérant que l’affaire aurait dû être examinée par le tribunal du cadastre, au motif que les registres des cadastres n’étaient pas encore exhaustifs.
21. Par un jugement du 9 novembre 2007, le tribunal de grande instance se déclara incompétent, se rangeant ainsi à l’arrêt de la Cour de cassation.
22. Saisi à son tour de l’affaire après la décision d’incompétence rendue par le tribunal de grande instance, le tribunal du cadastre adopta le 21 mars 2008 un jugement portant inscription des parcelles litigieuses (parcelles no 10 – lot 1269/2400 – et no 11) au nom du Trésor public, pour les motifs suivants :
« (…) [il ressort du cadastrage] qu’à la suite des modifications législatives apportées à la loi no 2762 sur les fondations, la situation [du bien litigieux] a été portée à la connaissance de la Direction régionale des fondations à İzmir. Par une lettre du 20 octobre 2004, celle-ci a signalé qu’il n’existait pas de certificat délivré par le Conseil des fondations autorisant l’inscription du bien litigieux au nom du Grand rabbinat d’İzmir. [Par ailleurs], il n’existe pas de décision du Conseil des ministres ordonnant l’inscription de ce bien au nom du Grand rabbinat. L’absence, dans le dossier produit devant le tribunal du cadastre, de tout document tendant à l’inscription de ce bien au nom du Grand rabbinat, a conduit à l’adoption des conclusions cadastrales suivantes : le lot 1269/2400 de la parcelle no 10 et l’intégralité de la parcelle no 11 doivent être inscrits au nom du Trésor public, et la construction (muhdesat) édifiée sur la parcelle no 10 doit être inscrite au nom du Grand rabbinat d’İzmir. Eu égard à l’ensemble des éléments du dossier et à l’absence d’élément de preuve décisif commandant l’inscription des biens immobiliers litigieux au nom du requérant, il convient de rejeter l’opposition formée par le Grand rabbinat d’İzmir contre les conclusions cadastrales et d’ordonner, d’une part, l’inscription au registre foncier du lot 1269/2400 de la parcelle no 10 et l’intégralité de la parcelle no 11 au nom du Trésor public et, d’autre part, l’inscription du bâtiment d’un étage appartenant au rabbinat édifié sur la parcelle no 10 au nom du Grand rabbinat d’İzmir (…) »
23. Saisie d’un pourvoi formé par le requérant, par un arrêt du 15 mars 2011 – signifié à l’intéressé le 6 juin 2011 –, la Cour de cassation confirma les motifs exposés par le tribunal du cadastre dans son jugement du 21 mars 2008 et ajouta ce qui suit :
« La loi sur la propriété immobilière des personnes morales, promulguée en 1912, contenait la disposition suivante : « [l]es biens immobiliers possédés par des fondations ou des institutions caritatives (muessesat-i hayriye) dans l’Empire ottoman (…) seront inscrits au nom des institutions concernées par voie de rectification (…) sous réserve qu’une demande en ce sens soit introduite dans un délai de six mois à compter de la publication et de l’entrée en vigueur de la présente loi. Les immeubles n’ayant pas fait l’objet d’une demande d’enregistrement par voie de rectification sur requête adressée aux bureaux d’enregistrement foncier ou, le cas échéant, d’une action intentée devant la juridiction compétente dans ce délai ne pourront être revendiqués ultérieurement par les fondations ou institutions caritatives concernées ». La loi du 11 septembre 1329 (1913) a prolongé de six mois le délai de dépôt des demandes en question. Ce délai a de nouveau été prolongé de six mois par l’article 4 de la loi du 30 mars 1329 (1913). En l’espèce, dès lors qu’il n’a pas été allégué ou prouvé qu’un recours a été introduit dans ce délai de six mois (…) et que le bien litigieux a été inscrit dans les registres foncier, le pourvoi doit être rejeté, le jugement rendu par le tribunal étant conforme à la loi (…) »
3. L’acquisition, par le requérant, du statut de fondation
24. Le 28 novembre 2011, le requérant déposa auprès de la Direction des fondations une demande tendant à l’obtention du statut de fondation appartenant aux communautés religieuses non-musulmanes.
25. Le 13 décembre 2011, le Conseil des fondations accueillit la demande du requérant, lui accordant le statut de fondation. Par cette décision, le requérant acquit le statut de fondation dotée de la personnalité juridique, sous le nom de « Fondation de la communauté juive d’İzmir ».
26. À cette date, le requérant présenta à la Direction des fondations une demande tendant à l’acquisition de la propriété de 29 biens immobiliers, y compris celui qui fait l’objet de la présente affaire, en application de l’article 11 § 1 de la loi no 5737 sur les fondations (cette disposition, adoptée le 28 novembre 2011, permettait aux fondations appartenant aux minorités religieuses de demander l’inscription à leur nom de biens immobiliers mentionnés dans leur « déclaration de 1936 »).
27. Par deux décisions adoptées les 12 et 27 décembre 2012 respectivement, le Conseil des fondations rejeta partiellement la demande en question pour autant qu’elle concernait 14 biens immobiliers – dont le bien objet de la présente requête –, considérant qu’ils ne relevaient pas du champ d’application de l’article 11 provisoire de la loi no 5537. En revanche, il accueillit partiellement la demande de la Fondation de la communauté juive d’İzmir pour autant qu’elle portait sur 15 autres biens immobiliers, ordonnant leur inscription au nom de cette fondation. Pour se prononcer ainsi, il se fonda sur deux éléments, observant d’une part que la fondation concernée possédait les biens en question et, d’autre part, que les registres fonciers indiquaient que ces biens étaient enregistrés au nom, entres autres, du « lieu de culte de la communauté juive Karatas d’İzmir » (İzmir Karatas Musevi ibadethanesi) ou « de la communauté juive » (Musevi cemaati adına), en pleine propriété. Aucun des biens inscrits au registre foncier au nom du Trésor public ne fut restitué.
3. LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Le code civil
28. En droit turc, l’inscription d’un bien immeuble au registre foncier est en principe le seul acte juridique constitutif du droit de propriété. En effet, en vertu de l’article 705 du code civil (loi no 4721, entrée en vigueur le 1er janvier 2002), l’inscription au registre foncier est nécessaire pour l’acquisition de la propriété foncière.
29. Aux termes de l’article 713 §§ 1 et 2 du code civil :
« Toute personne ayant exercé pendant vingt ans une possession continue et paisible, à titre de propriétaire (malik sıfatıyla), sur un bien immeuble pour lequel aucune mention ne figure au registre foncier peut introduire une action en vue de faire inscrire ce bien au registre comme lui appartenant.
Celui qui possède dans les conditions [susmentionnées] l’intégralité ou une partie divise d’un bien dont le propriétaire n’a pas pu être déterminé dans le registre foncier (…) peut demander l’inscription de l’intégralité ou d’une partie de ce bien à son nom au registre foncier. »
30. L’article 718 du code civil se lit comme suit :
« La propriété d’un terrain emporte, dans la mesure de leur utilité (kullanılmasında yarar olduğu ölçüde), la propriété de la colonne d’air située au-dessus de celui-ci ainsi que la propriété du sous-sol et de ce qui s’y unit.
La propriété d’un terrain emporte également, sous réserve des restrictions légales, la propriété des constructions, des plantations et des ressources qui s’y trouvent. »
31. En vertu de l’article 639 § 2 de l’ancien code civil de 1926 (abrogé par la loi no 4721), le possesseur d’un bien immobilier pouvait en demander l’inscription à son nom au registre foncier lorsqu’il était impossible d’en déterminer le propriétaire dans ce registre.
2. La loi sur le cadastre
32. Aux termes de l’article 14 de la loi no 3402 du 3 juillet 1987 relative au cadastre :
« (…) celui qui prouve, au moyen de documents, d’expertises ou de déclarations de témoins, avoir possédé, à titre de propriétaire et de manière ininterrompue pendant plus de vingt ans, un bien immobilier non inscrit au registre foncier pourra le faire inscrire à son nom au registre (…) »
33. La partie pertinente de l’article 19 de cette loi est ainsi libellée :
« (…)
Lorsqu’une construction (muhdesat) a été édifiée sur un bien immobilier appartenant à une personne autre que le propriétaire de ce bien, il est fait mention au registre foncier du nom du propriétaire de la construction en question, du type de cette construction, de la date à laquelle celle-ci a été édifiée et de son mode d’acquisition (…) »
34. Il ressort de l’article 718 du code civil (paragraphe 30 ci-dessus) que le possesseur d’un bien est en principe propriétaire des parties intégrantes de ce bien, et que la propriété d’un terrain emporte propriété des constructions qui y sont édifiées. Toutefois, lorsqu’une construction appartenant à une personne autre que le propriétaire foncier a été édifiée sur bien immobilier, cette construction est qualifiée de « muhdesat ». Le propriétaire d’un muhdesat n’est pas titulaire d’un droit de propriété, mais seulement de droits subjectifs. Par exemple, lorsque la valeur d’un muhdesat est nettement supérieure à celle du terrain sur lequel il a été édifié, le propriétaire de ce muhdesat, sous réserve qu’il soit de bonne foi, peut intenter une action en vue de se faire attribuer la propriété de la totalité ou d’une partie suffisante du terrain moyennant le paiement d’un prix approprié. De même, en cas d’expropriation d’un terrain, le prix du muhdesat édifié sur celui-ci est payé au propriétaire du muhdesat.
35. Selon l’article 22 de la loi sur le cadastre, un lieu ayant été dûment cadastré ne peut faire l’objet d’un deuxième cadastrage. Les résultats d’un second cadastrage seraient réputés nuls, sous réserve de certaines exceptions.
3. La loi no 5537
36. Les passages pertinents de l’article 11 (provisoire) de la loi no 5737, adopté le 27 août 2011, se lisent comme suit :
« a) Les biens immobiliers des fondations créées par des minorités religieuses mentionnés dans la déclaration de l936 et pour lesquels la case réservée à la mention du nom du propriétaire [dans le registre foncier] a été laissée vierge,
b) Les biens immobiliers des fondations créées par des minorités religieuses mentionnés dans la déclaration de 1936 et inscrits au nom du Trésor public, de la Direction générale des fondations, d’une municipalité ou d’une administration départementale pour des raisons autres que l’expropriation, la vente ou l’échange, et
c) Les cimetières et les fontaines des fondations créés par des minorités religieuses mentionnés dans la déclaration de 1936 et inscrits au nom d’institutions publiques,
seront inscrits, avec les droits et obligations qui s’y attachent et après avis favorable de l’assemblée [des fondations], au nom [des fondations concernées] si celles-ci en font la demande au bureau du cadastre compétent dans les douze mois à compter de l’entrée en vigueur de la présente loi.
(…) »
4. Arrêts adoptés par le Conseil d’État
37. Le Gouvernement a produit devant la Cour trois arrêts adoptés le 30 novembre 2016 (E. 2016/2984, K. 2016/4228 et E. 2016/3541 et K. 2016/4229) et le 20 février 2017 (E. 2016/1491, K. 2017/880) respectivement par le Conseil d’État. Ces arrêts infirmaient les jugements par lesquels les tribunaux administratifs avaient rejeté les demandes que des fondations appartenant aux minorités non-musulmanes avaient introduites en vue d’acquérir la propriété des biens immobiliers qu’elles disaient avoir mentionnés dans leurs déclarations de 1936. Pour se prononcer ainsi, le Conseil d’État a relevé, entre autres, que les tribunaux concernés avaient rejeté ces demandes sans rechercher si les biens immobiliers litigieux correspondaient à ceux mentionnés dans les déclarations en question.
4. EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
38. Le requérant allègue que les autorités nationales ont méconnu son droit au respect de ses biens tel que garanti par l’article 1 du Protocole no 1, dont le passage pertinent est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
(…) »
1. Sur la recevabilité
39. Le Gouvernement soulève trois exceptions d’irrecevabilité. En premier lieu, il invite la Cour à déclarer la requête irrecevable pour incompatibilité ratione personae et ratione materiae avec les dispositions de la Convention. En second lieu, il excipe du non-épuisement des voies de recours internes. La Cour examinera ces exceptions séparément.
1. Sur l’incompatibilité ratione personae
40. Le Gouvernement estime que le requérant n’a pas qualité pour agir devant la Cour, au motif qu’au moment de l’introduction de la présente requête, l’intéressé était dépourvu de personnalité juridique et qu’il ne pouvait être qualifié d’organisation non gouvernementale au sens de l’article 34 de la Convention. S’appuyant sur la loi provisoire du 1912 et sur la loi no 2762, il allègue que le requérant n’a accompli aucune démarche pour acquérir la personnalité juridique et qu’il ne pouvait par conséquent être titulaire de droits et d’obligations ou acquérir la propriété d’un bien avant la reconnaissance, en 2011, de son statut de fondation. La présente requête serait dès lors irrecevable pour incompatibilité ratione personae avec l’article 34 de la Convention.
41. S’appuyant sur l’ordonnance du Grand rabbinat du 19 mars 1865 et sur le jugement adopté le 14 avril 1950, puis confirmé par la Cour de cassation le 23 septembre 1957, le requérant conteste cette thèse.
42. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence constante, une personne morale qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles peut se porter requérante devant elle, pour peu qu’elle ait la qualité d’« organisation non-gouvernementale » au sens de l’article 34 de la Convention (Granitul S.A. c. Roumanie, no 22022/03, § 25, 22 mars 2011, avec les références citées). S’agissant des institutions religieuses auxquelles le droit interne ne reconnaît pas la personnalité juridique, la Cour a déjà jugé qu’une Église ou l’organe ecclésial d’une Église peut, comme tel, exercer au nom de ses fidèles les droits garantis par l’article 9 de la Convention (Église métropolitaine de Bessarabie et autres c. Moldova, no 45701/99, § 101, CEDH 2001‑XII). En particulier, dans l’affaire Église catholique de La Canée c. Grèce (arrêt du 16 décembre 1997, §§ 38-42, Recueil des arrêts et décisions 1997‑VIII), la Cour a jugé que l’incapacité de l’église requérante à ester en justice, faute pour celle-ci d’avoir acquis ipso facto la personnalité juridique en droit grec, lui avait imposé une véritable restriction qui l’avait empêchée de faire trancher par les tribunaux tout litige relatif à ses droits de propriété et qui avait dès lors porté atteinte à la substance même de son « droit à un tribunal » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
43. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que la procédure litigieuse concernait le Grand rabbinat d’İzmir et non le grand rabbin de cette ville en sa capacité personnelle. Indépendamment de la question de savoir si le Grand rabbinat d’İzmir disposait ou non de la personnalité juridique, il est constant que celui-ci représentait ses fidèles et constituait ainsi une institution cultuelle dont le statut juridique était régi par des dispositions datant de l’époque ottomane.
44. Par ailleurs, même si le requérant ne jouissait pas du statut de fondation appartenant aux communautés religieuses non-musulmanes au sens de la loi no 2762, il ressort du dossier que sa capacité à ester en justice et à acquérir des biens immobiliers n’a jamais été remise en cause sur le plan interne par les autorités administratives ou les tribunaux (comparer avec Bektashi Community et autres c. l’ex-République yougoslave de Macédoine, nos 48044/10 et 2 autres, § 49, 12 avril 2018). En particulier, les tribunaux de grande instance et du cadastre ayant connu de la procédure diligentée par le requérant ne se sont nullement penchés sur la question de la personnalité juridique du requérant, qui a agi pour défendre ses intérêts sans que son locus standi ne fût remis en cause.
45. De surcroît, il n’est pas contesté que le requérant a acquis en son nom et utilise librement des biens immobiliers. En effet, il ressort du jugement du 14 avril 1950, auquel le requérant a renvoyé ci-dessus, que le tribunal de grande instance d’İzmir a ordonné l’inscription, au nom de l’intéressé, d’un autre bien immobilier sis à İzmir. Pour se prononcer ainsi, cette juridiction avait rejeté la thèse du Trésor public selon laquelle le Grand rabbinat d’İzmir ne jouissait pas de la personnalité juridique, considérant au contraire que celui-ci avait l’acquise par l’effet de l’ordonnance du Grand rabbinat édictée le 19 mars 1865 (23 Şevval 1281 – paragraphe 7 ci-dessus).
46. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le Grand rabbinat d’İzmir peut être considéré comme requérant au sens de l’article 34 de la Convention. En conséquence, elle rejette l’exception ratione personae soulevée par le Gouvernement.
2. Sur l’incompatibilité ratione materiae
47. Le Gouvernement soutient que le requérant ne possédait pas de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il considère dès lors que le grief est irrecevable pour incompatibilité ratione materiae.
48. Le requérant conteste cette thèse.
49. La Cour estime que l’exception du Gouvernement tirée de l’incompatibilité ratione materiae est étroitement liée au fond de ce grief. Par conséquent, elle décide de la joindre au fond.
3. Sur l’exception de non-épuisement
50. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, soulevant deux moyens à cet égard. En premier lieu, il soutient que le requérant disposait de deux voies de droit – ouvertes par la loi provisoire de 1912 et la loi no 2762 – qui lui auraient permis d’acquérir la personnalité juridique et de faire inscrire à son nom des biens immobiliers au registre foncier. Or, l’intéressé aurait omis de faire usage de ces voies de droit en temps utile.
51. En second lieu, le Gouvernement expose qu’après avoir obtenu en 2011 le statut de fondation au sens de la loi no 2762, le requérant avait demandé l’inscription à son nom au registre foncier de 29 biens immobiliers – dont le bien ici en cause – sur le fondement de l’article 11 (provisoire) de la loi no 5737. Il avance que cette disposition permettait aux fondations créées par des minorités religieuses d’acquérir la propriété de biens immobiliers et de les faire inscrire à leur nom aux registres fonciers sous réserve de satisfaire aux conditions énumérées dans cette disposition. Il soutient que, compte tenu des caractéristiques des biens immobiliers inscrits au nom de la Fondation de la communauté juive d’İzmir, la voie en question constituait un recours effectif offrant une chance raisonnable de succès, et qu’après le rejet de sa demande concernant le bien litigieux, le requérant aurait pu introduire un recours administratif contentieux pour se voir attribuer le titre de propriété du bien litigieux. Or, selon le Gouvernement, l’intéressé n’a pas usé de cette possibilité.
52. Le requérant conteste ces thèses.
53. Pour ce qui est de l’exception de non-épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle que la règle relative à l’épuisement des voies de recours internes vise à ménager aux États contractants l’occasion de prévenir ou de redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne lui soient soumises (voir, parmi beaucoup d’autres, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 176, 28 juin 2018). Elle rappelle également que l’épuisement des voies de recours internes s’apprécie normalement à la date d’introduction de la requête devant elle. Cependant, comme elle l’a indiqué maintes fois, cette règle ne va pas sans exceptions, lesquelles peuvent être justifiées par les circonstances particulières à chaque cas d’espèce (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, 22 mai 2001).
54. La Cour observe qu’avant d’introduire la présente requête, le requérant a donné aux juridictions nationales la possibilité d’examiner son grief sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 et de réparer la violation alléguée. Certes, dans son arrêt du 15 mars 2011, la Cour de cassation a relevé que le requérant n’avait pas usé de la possibilité ouverte par la loi provisoire de 1912 (paragraphe 23 ci-dessus). Cependant, l’objet des recours internes intentés par le requérant et celui de la présente requête consistent à savoir si l’intéressé, qui n’a pas usé des moyens que le droit turc lui offrait en 1912 et en 1935, avait ou non le droit de se voir attribuer, même après ces années-là, le titre de propriété d’un bien immobilier qu’il prétend posséder depuis 1605. après avoir procédé à un examen au fond de ce litige, les juridictions nationales ont définitivement rejeté la demande du requérant. Par conséquent, cette exception du Gouvernement, qui porte essentiellement sur le fond du grief tiré de l’article 1 du Protocole no 1, doit être rejetée.
55. Pour ce qui est de la possibilité, pour le requérant, de saisir les juridictions administratives d’un recours administratif contentieux après le refus du Conseil des fondations de sa demande tendant à faire inscrire à son nom certains biens – dont celui objet de la présente affaire –, la Cour n’est pas convaincue qu’un tel recours eût été susceptible de porter remède au grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1, pour les motifs suivants. Tout d’abord, l’article 11 (provisoire) de la loi no 5737 a ouvert aux fondations créées par des communautés religieuses la possibilité de demander l’inscription à leur nom au registre foncier des biens mentionnés dans leurs déclarations de 1936. Or, il est constant que le requérant, qui a acquis le statut de fondation en 2011, n’a pas déposé de déclaration en 1936. Par conséquent, ni cette disposition, ni les arrêts du Conseil d’État cités par le Gouvernement au sujet des biens prétendument mentionnés dans ces déclarations ne sont pertinents en l’espèce (paragraphe 36 ci-dessus). En tout état de cause, la Cour ne voit pas comment le tribunal administratif pourrait être en mesure d’annuler une décision définitive adoptée par le tribunal du cadastre ordonnant l’inscription du bien en question au nom du Trésor public.
56. Par conséquent, la Cour conclut en l’espèce à l’absence de circonstances particulières qui justifieraient une dérogation à la règle générale selon laquelle les voies de recours internes à épuiser s’apprécient à la date à laquelle la requête a été introduite devant elle. Il s’ensuit que l’exception soulevée par le Gouvernement ne saurait être retenue.
4. Conclusion
57. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
2. Sur le fond
1. Thèses des parties
58. Le requérant soutient tout d’abord que, contrairement à la thèse du Gouvernement, il jouissait de la personnalité juridique avant même d’acquérir le statut de fondation. à l’appui de sa thèse, il renvoie à l’ordonnance du Grand rabbinat du 19 mars 1865 et au jugement adopté le 14 avril 1950, puis confirmé par la Cour de cassation. Pour ce qui est de sa qualité de propriétaire du bien litigieux, il affirme qu’il en a la possession depuis 1605 sans interruption et que ce bien n’a jamais fait l’objet d’une procédure judiciaire. À cet égard, il se réfère aux résultats du cadastrage à l’issue duquel ce bien a été qualifié de « rabbinat » et à la correspondance échangée en 1930, 1931, 1953 et 1954 (paragraphe 7 ci-dessus), qui démontrent selon lui sa qualité de possesseur sans titre de ce bien. De même, il conteste la qualification de muhdesat donnée à ce bâtiment au registre foncier, expliquant que le cadastrage effectué en 1930 portait sur le terrain de 794 m2 et le bâtiment qui y était édifié. Selon lui, l’existence de ce bâtiment, qu’il avait lui-même construit et utilisé sans interruption, démontre qu’il était propriétaire de l’ensemble de ce bien, conformément à l’article 718 du code civil (paragraphe 30 ci-dessus).
59. Rappelant le statut juridique du bien litigieux, précisé au paragraphe 7 ci-dessus, le requérant explique que les différents éléments exposés au paragraphe précédent montrent que l’intérêt patrimonial dont il se dit titulaire est suffisamment important pour être qualifié de « substantiel » et constituer par conséquent un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Par ailleurs, il estime que la non-inscription au registre foncier de sa qualité de propriétaire de ce bien s’analyse en une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de ses biens protégé par cette disposition. Il allègue à cet égard avoir été privé de facto de l’usage du bien litigieux pendant plusieurs années. Il conteste notamment les démarches effectuées par les autorités nationales pour déterminer le propriétaire du bien en question. À cet égard, il souligne qu’il n’a jamais prétendu être une fondation dans le cadre des procédures internes, et juge incompréhensible que les autorités nationales aient demandé des informations sur ce bien à la Direction des fondations, qui n’avait selon lui aucune compétence en la matière. De même, il ne voit pas pourquoi une décision du Conseil des ministres aurait été nécessaire pour l’inscription de ce bien à son nom. En outre, il soutient que l’absence de dépôt d’une liste, exigé par la loi provisoire de 1912, ne peut avoir pour effet de l’empêcher à jamais de devenir propriétaire d’un bien immobilier. à cet égard, il signale que de nombreux biens immobiliers ont été inscrits à son nom, nonobstant l’absence du dépôt de pareille liste, et estime par conséquent que l’ingérence litigieuse n’avait pas de base légale.
60. Le requérant soutient en outre qu’il n’a pas pu engager une procédure judiciaire qui lui eût offert une possibilité adéquate d’exposer sa cause devant les autorités concernées et de se plaindre de manière effective de ce qu’il tient pour une ingérence dans l’exercice de son droit au respect de ses biens.
61. Quant au Gouvernement, il soutient que le requérant ne possédait pas de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il souligne qu’il n’existe aucune inscription au registre foncier ou document similaire conférant un droit de propriété au requérant. Renvoyant aux décisions de justice adoptées par les juridictions nationales, il affirme que les prétentions du requérant à être reconnu propriétaire du bien litigieux n’avaient pas de base suffisante en droit interne pour être qualifiées de « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il explique qu’à l’issue du cadastrage effectué en 1930 dans la zone où se trouve le bien immobilier litigieux, le propriétaire de celui-ci n’a pu être identifié et que la case réservée à la mention du nom du propriétaire a été laissée vierge. Il ajoute que lors de la procédure interne, le requérant s’est fondé sur les registres fiscaux et sur le fait qu’il était en possession de ce bien, mais qu’il n’a pu fournir aux juridictions nationales aucun registre fiscal relatif à ce bien. Il concède que les juridictions ont décidé de qualifier de muhdesat (construction sur un bien appartenant à un tiers) le bâtiment édifié sur le terrain litigieux, mais il estime que l’existence d’un immeuble appartenant au requérant sur le terrain en question n’emportait pas présomption de possession. Il expose que la notion de muhdesat a été introduite en droit turc en vue de garantir les droits des personnes autres que les propriétaires fonciers et d’éviter toute perte de droits dans les situations où le propriétaire de bâtiments ou d’autres structures édifiés sur un terrain n’est pas le propriétaire de celui-ci. Il précise que la possession d’un muhdesat ne confère pas un droit de propriété à son possesseur, mais seulement un droit subjectif.
62. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que les conditions d’acquisition de la propriété par prescription acquisitive n’étaient pas remplies en l’espèce. Il précise que le requérant ne disposait d’aucune pièce justificative prouvant qu’il satisfaisait aux conditions légales qui lui auraient permis de faire inscrire le bien immobilier litigieux à son nom. Il expose que, comme indiqué par le chef du Grand rabbinat de la communauté juive d’İzmir dans le rapport d’inspection sur place, le requérant a abandonné ce bien immobilier, qu’il a cessé de le posséder et que cet abandon l’a empêché d’en acquérir la propriété. Il attire l’attention de la Cour sur le fait que le rapport d’expertise du 31 octobre 2006 établissait qu’un bâtiment ancien, délabré et inutilisé était édifié sur le bien immobilier litigieux et que la possession de ce bien par le requérant était contestée et interrompue. Par ailleurs, il fait valoir que dans sa décision du 21 mars 2008, le tribunal cadastral a également jugé qu’il n’existait aucun élément de preuve décisif qui eût commandé de faire inscrire le bien immobilier litigieux au nom du requérant. Il en conclut que les juridictions nationales ont examiné les prétentions du requérant et établi que les conditions d’acquisition de la propriété par usucapion n’étaient pas remplies. En outre, il souligne que le requérant n’a pas usé des possibilités qui lui était offertes par les lois de 1912 et de 1935.
2. Appréciation de la Cour
1. Sur l’existence d’un « bien »
63. La Cour note que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si le requérant était ou non titulaire d’un bien susceptible d’être protégé par l’article 1 du Protocole no 1. Par conséquent, elle est appelée à déterminer si la situation juridique dans laquelle se trouve le requérant est de nature à relever du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1.
64. S’agissant de la portée autonome de la notion de « bien », la Cour renvoie à sa jurisprudence constante (Iatridis c. Grèce [GC], nº 31107/96, § 54, CEDH 1999-II, et Beyeler c. Italie [GC], nº 33202/96, § 100, CEDH 2000‑I). À cet égard, le fait pour les lois internes d’un État de ne pas reconnaître un intérêt particulier comme « droit », voire comme « droit de propriété », ne s’oppose pas à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 (Brosset-Triboulet c. France [GC], no 34078/02, § 71, CEDH 2010). En l’espèce, la Cour doit rechercher si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole nº 1 (Fabris c. France [GC], no 16574/08, § 51, CEDH 2013 (extraits)). Pour ce faire, il y a lieu de tenir compte des éléments de droit et de fait suivants.
65. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que le bien en question se composait d’un bâtiment édifié en 1605 pour servir de synagogue, et d’un terrain d’une superficie initiale de 794 m2 qui fut par la suite divisé en deux parcelles (paragraphe 8 ci-dessus). Il ressort du cadastrage réalisé en 1930 sur l’ensemble de ce bien que le bâtiment en question a d’abord servi de synagogue, puis de logement au Grand rabbin d’İzmir. En somme, selon le cadastrage et les documents mentionnés au paragraphe 8 ci-dessus, le requérant possédait – sans acte – l’ensemble de ce bien. Il ressort également du rapport d’expertise établi le 24 avril 2002 que le Grand rabbinat d’İzmir utilisait le bâtiment en question comme bâtiment administratif en 2002 (paragraphe 11 ci-dessus), c’est-à-dire après l’engagement, par le requérant, d’une action tendant à faire inscrire le bien en question à son nom (paragraphe 10 ci-dessus). Par conséquent, après le cadastrage réalisé en 1930, et jusqu’en 2000, année où le requérant a engagé une procédure devant le tribunal cadastral, le statut de ce bien n’a pas changé. Il ressort en effet des éléments du dossier que pendant toute cette période, personne – pas même le Trésor public – n’a engagé de procédure judiciaire afin de se voir reconnaître la qualité de propriétaire de ce bien. En outre, il n’est pas allégué que ce bien appartenait au domaine public. Par conséquent, il peut passer pour établi que, depuis la construction de la synagogue en 1605, c’est-à-dire pendant environ quatre siècles, le requérant a exercé une possession non équivoque, ininterrompue et incontestée sur le bien litigieux. En outre, le bien en question se caractérisait par des particularités et un usage spécifiques liés à la vie religieuse de la communauté juive d’İzmir.
66. Au vu de ce qui précède, la Cour ne doute pas que le requérant était titulaire d’un intérêt patrimonial constituant un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Cette disposition est donc applicable. Il convient en conséquence de rejeter l’exception d’incompatibilité ratione materiae de ce grief avec la Convention.
2. Sur l’existence d’une ingérence
67. La Cour constate que la première procédure engagée par le requérant a permis à celui-ci de faire inscrire à son nom le bâtiment ici en cause (une ancienne synagogue), mais non de se voir attribuer la propriété du terrain sur lequel ce bâtiment est édifié. Or le cadastrage réalisé en 1930 sur l’ensemble de ce bien démontrait que le requérant en possédait l’intégralité, sans toutefois disposer d’un acte. La procédure ultérieure engagée par le requérant s’est soldée par la reconnaissance d’un droit subjectif – un « muhdesat » – au profit de celui-ci sur le bien en question, mais non de sa qualité de propriétaire de celui-ci. Au vu de ce qui précède, la Cour relève que l’inscription au nom du Trésor public – consécutive à l’arrêt de la Cour de cassation – du terrain sur lequel était édifié le bâtiment (une ancienne synagogue) appartenant au requérant peut s’assimiler à une ingérence dans le droit de celui-ci au respect de ses biens (voir, mutatis mutandis, Trgo c. Croatie, no 35298/04, § 54, 11 juin 2009). La Cour doit donc rechercher si l’ingérence dénoncée se justifie sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1.
3. Sur la justification de l’ingérence
68. La Cour rappelle que l’article 1 du Protocole no 1 exige qu’une ingérence de l’autorité publique dans la jouissance du droit au respect des biens soit légale : la seconde phrase du premier alinéa de cet article n’autorise une privation de propriété que « dans les conditions prévues par la loi ». De plus, la prééminence du droit, l’un des principes fondamentaux d’une société démocratique, est une notion inhérente à l’ensemble des articles de la Convention (Vistiņš et Perepjolkins c. Lettonie [GC], no 71243/01, § 95, 25 octobre 2012, avec les références citées).
69. Toutefois, l’existence d’une base légale en droit interne ne suffit pas, en tant que telle, à satisfaire au principe de légalité. Il faut, en plus, que cette base légale présente une certaine qualité, celle d’être compatible avec la prééminence du droit et d’offrir des garanties contre l’arbitraire. À cet égard, il faut rappeler que la notion de « loi », au sens de l’article 1 du Protocole no 1, a la même signification que celle qui lui est attribuée par d’autres dispositions de la Convention. Il s’ensuit qu’en plus d’être conformes au droit interne de l’État contractant, en ce compris la Constitution, les normes juridiques sur lesquelles se fonde une privation de propriété doivent être suffisamment accessibles, précises et prévisibles dans leur application (ibidem, §§ 96-97, avec les références citées, voir aussi, N.M. et autres c. France (fond), no 66328/14, § 59, 3 février 2022, avec les références citées).
70. La Cour rappelle par ailleurs que l’article 1 du Protocole no 1 ne garantit pas un droit à acquérir des biens. Il ne fait aucun de doute que les États contractants doivent jouir d’une ample latitude pour réglementer l’acquisition de biens immobiliers et fonciers par des personnes morales. Il s’agit en effet de leur laisser la possibilité de mettre en œuvre, conformément à l’intérêt général, les mesures nécessaires pour protéger l’ordre public et les intérêts de la collectivité tout en permettant à ces personnes morales de réaliser leurs buts et objectifs déclarés (Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı c. Turquie, no 34478/97, § 52, 9 janvier 2007, avec les références citées).
71. En l’espèce, la Cour observe d’emblée que la procédure litigieuse portait sur un bien immobilier non enregistré composé d’un bâtiment édifié et utilisé par le requérant et du terrain sur lequel ce bâtiment avait été construit. L’intéressé a engagé une action tendant à contester les conclusions du second cadastrage et à se voir attribuer la propriété de l’ensemble de ce bien. à cet effet, il s’est fondé, entre autres, sur les conclusions du cadastrage initial réalisé en 1930. Toutefois, par un jugement du 21 mars 2008, le tribunal du cadastre a rejeté la demande du requérant pour deux motifs. En premier lieu, il s’est fondé principalement sur l’absence d’approbation du Conseil des fondations et de décision du Conseil des ministres (paragraphes 18 et 22 ci-dessus). En second lieu, il a constaté qu’il n’existait pas d’élément de preuve décisif commandant l’inscription des parcelles litigieuses au nom du requérant. Pour sa part, la Cour de cassation s’est également fondée sur la loi provisoire de 1912 (paragraphe 23
ci-dessus), en sus des motifs retenus par le tribunal de première instance. La Cour examinera ces motifs séparément.
72. S’agissant en premier lieu de l’absence d’approbation du Conseil des fondations et de décision du Conseil des ministres, la Cour observe que dans les observations qu’il lui a soumises, le Gouvernement n’a pas évoqué ces motifs ni précisé quelle était la base légale exigeant de telles autorisations pour la reconnaissance d’un titre de propriété sur le bien ici en cause. Au vu des éléments du dossier, la Cour constate que le tribunal du cadastre a appliqué les dispositions de la loi no 2762 sur les fondations. Or n’ayant pas fait usage de la possibilité offerte par la loi no 2762 de déposer une déclaration précisant son patrimoine et d’obtenir ainsi le statut de fondation (paragraphe 6 ci-dessus), le requérant n’avait pas le statut de fondation créée par des minorités non-musulmanes au moment où il a fait la demande objet de cette procédure. Dans ces conditions, la Cour ne voit pas comment cette loi, qui régit entre autres le régime d’acquisition des biens immobiliers par les fondations, aurait pu trouver application en l’espèce.
73. Il est vrai que le tribunal du cadastre a également considéré qu’il n’existait aucun élément de preuve décisif qui aurait commandé l’inscription des biens immobiliers litigieux au nom de l’intéressé. Toutefois, cette considération formulée par le tribunal ne se fondait sur aucun élément de fait et ne tenait pas compte de la réalité de la situation – décrite ci-dessus – relative au statut du bien litigieux (paragraphe 65 ci-dessus). En effet, il n’est pas contesté qu’une synagogue a été édifiée en 1605 sur le terrain litigieux et qu’elle a été utilisée par le requérant pendant des siècles. Même si l’affectation de cet édifice a ultérieurement changé, il ressort notamment du rapport d’expertise établi le 24 avril 2002 que le bâtiment en question était toujours utilisé comme bâtiment administratif par le Grand rabbinat d’İzmir en 2002 (paragraphe 11 ci-dessus), c’est-à-dire après l’engagement par le requérant d’une action tendant à faire inscrire le bien en question à son nom (paragraphe 10 ci-dessus). Force est donc de constater que le requérant a exercé sur le bien litigieux une possession non équivoque, ininterrompue et paisible pendant environ quatre siècles à compter de la construction de la synagogue. Par ailleurs, rien ne donne à penser en l’espèce que la possession du terrain litigieux était dissociable de celle du bâtiment en question.
74. Certes, il ressort de l’inspection sur place effectuée par le tribunal de grande instance d’İzmir en 2006 (paragraphe 17 ci-dessus) que le Grand rabbinat d’İzmir avait déclaré avoir cessé d’utiliser ce bâtiment, précisant cependant qu’il continuait à payer les taxes foncières y afférentes. La Cour observe que le Gouvernement a mis l’accent sur ce prétendu abandon pour justifier le jugement rendu par le tribunal du cadastre. Toutefois, dans son jugement, ce dernier n’a accordé aucun poids à cet élément de fait qui, au demeurant, concernait le bâtiment sur lequel ce même tribunal avait reconnu au requérant un droit subjectif, c’est-à-dire un « muhdesat ».
75. Pour la Cour, la reconnaissance d’un droit subjectif – un « muhdesat » – au profit du requérant sur le bâtiment en question constitue un élément de poids aux fins de l’appréciation des faits. Toutefois, comme le Gouvernement l’a expliqué (paragraphe 61 ci-dessus), en droit turc, ce droit n’équivaut pas à un droit de propriété. En outre, il n’est pas allégué que le bâtiment a été édifié sur un terrain qui aurait appartenu ab initio à une tierce personne ou au Trésor public, et il est manifeste que cet édifice a été construit sur un terrain non enregistré. En effet, le droit de propriété du Trésor public – qui n’a jamais revendiqué un tel droit – n’a été reconnu qu’à l’issue de la procédure litigieuse.
76. Enfin, la Cour de cassation s’est aussi fondée sur la loi provisoire du 1912 pour justifier la non-inscription du bien litigieux au nom du requérant. La Cour observe que, comme le Gouvernement l’a souligné, le requérant n’a pas usé de la possibilité qui lui était offerte par les lois de 1912 et de 1935. Cependant, elle ne voit pas comment ce défaut de dépôt d’une demande en 1912 ou en 1935 pourrait avoir constitué un obstacle à l’obtention d’un titre de propriété sur le bien en question. En effet, il ressort du dossier de l’affaire que l’absence de demande au sens de la loi provisoire du 1912 ou de déclaration dite « de 1936 » n’a jamais constitué un obstacle à l’acquisition, par le requérant, de la propriété d’autres biens immobiliers. Dans un premier temps, en sa qualité de Grand rabbinat d’İzmir, le requérant a pu obtenir l’inscription au registre foncier des biens immobiliers qui étaient en sa possession (voir le jugement adopté le 14 avril 1950, puis confirmé par la Cour de cassation le 23 septembre 1957, paragraphe 7 ci-dessus). Par la suite, lorsqu’il a acquis en 2011 le statut de fondation, il a été reconnu propriétaire des biens qui étaient inscrits au registre foncier sous la dénomination de « synagogue » ou de « lieu de culte de la communauté juive Karatas d’İzmir » ou encore « au nom de la communauté juive ».
77. Compte tenu de ce qui précède, la Cour est convaincue que l’absence d’approbation du Conseil des fondations et de décision du Conseil des ministres a été le motif principal du rejet de la demande du requérant tendant à faire inscrire les parcelles litigieuses à son nom. Or, ces conditions étaient applicables à l’acquisition de biens immobiliers par les fondations appartenant aux minorités non-musulmanes créées en vertu de la loi no 2762. Au moment de l’introduction de sa demande, le requérant ne relevait pas de cette catégorie. Par conséquent, on ne saurait considérer que la non-inscription des titres de propriété ici en cause, due à l’application de dispositions qui n’étaient manifestement pas pertinentes pour trancher l’affaire du requérant, était prévisible. En effet, l’intéressé ne pouvait raisonnablement prévoir que sa demande, fondée sur les conclusions du cadastre effectué en 1930, serait rejetée, alors qu’il possédait le bien en question sans titre depuis plusieurs années, et même depuis plusieurs siècles (voir, mutatis mutandis, Fener Rum Erkek Lisesi Vakfı, précité, § 57 ; Bozcaada Kimisis Teodoku Rum Ortodoks Kilisesi Vakfı c. Turquie, nos 37639/03 et 3 autres, § 54, 3 mars 2009).
78. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que l’ingérence litigieuse n’était pas compatible avec le principe de légalité et qu’elle a donc enfreint le droit du requérant au respect de ses biens.
79. Dès lors, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
2. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
80. Sur la base des mêmes faits, le requérant se plaint d’une violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
81. Eu égard au raisonnement développé par la Cour sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, il n’y a pas lieu pour elle d’examiner séparément la recevabilité et le fond de ce grief.
3. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
82. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
83. Le requérant n’a pas présenté de demande de satisfaction équitable dans le délai qui lui a été imparti pour la présentation de ses observations sur le fond ni réitéré celle qui était contenue dans son formulaire de requête. Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
84. Cette considération ne porte toutefois pas préjudice à un éventuel droit à la réouverture de la procédure que des dispositions de droit interne pourraient accorder au requérant (voir, dans le même sens, Akvardar c. Turquie, no 48171/10, § 102, 29 octobre 2019).
5. PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception préliminaire tirée de l’incompatibilité ratione materiae du grief relatif à l’article 1 du Protocole no 1 et la rejette ;
2. Déclare le grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1 recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention ;
4. Dit qu’il ne s’impose pas d’examiner séparément la recevabilité et le fond du grief tiré de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 1 du Protocole no 1.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 mars 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
Dernière mise à jour le mars 21, 2023 par loisdumonde
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