L.B. c. Hongrie [GC]

Résumé juridique
Mars 2023

L.B. c. Hongrie [GC] – 36345/16

Arrêt 9.3.2023 [GC]

Article 8
Article 8-1
Respect de la vie privée

Publication injustifiée, sur le portail internet de l’Autorité fiscale, de renseignements propres à permettre l’identification du requérant, dont l’adresse de son domicile, à raison du manquement de l’intéressé à ses obligations fiscales : violation

En fait – Conformément à la loi de 2003 relative à l’administration fiscale, l’Autorité nationale des impôts et des douanes publia sur son site internet des informations personnelles concernant le requérant (dont son nom et l’adresse de son domicile), tout d’abord sur une liste des principaux contribuables défaillants, en vertu de l’article 55 § 3 de la loi, puis sur une liste des principaux contribuables débiteurs au titre de son article 55 § 5. Introduite comme outil de lutte contre l’inobservation de la réglementation fiscale, la publication systématique et obligatoire des données à caractère personnel des principaux contribuables débiteurs s’appliquait à tous les contribuables qui, à la fin du trimestre, étaient redevables de plus de dix millions de forints hongrois (environ 28 000 EUR) d’impôts pendant une période de plus de 180 jours consécutifs.

Dans un arrêt du 12 janvier 2021 (voir le résumé juridique), une chambre de la Cour a conclu, par cinq voix contre deux, à la non-violation de l’article 8 au motif que, dans les circonstances de l’espèce, la publication des données à caractère personnel du requérant n’avait pas fait peser sur la vie privée de ce dernier une charge bien plus lourde que ce qui était nécessaire pour servir l’intérêt légitime de l’État.

Le 31 mai 2021, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande du requérant.

En droit –

a) L’objet du litige – L’examen de la Grande Chambre se limite à la deuxième publication des données à caractère personnel du requérant sur la liste des principaux contribuables débiteurs, puisque la première publication sur la liste des principaux contribuables défaillants a pris fin plus de six mois avant la date à laquelle l’intéressé a introduit sa requête devant la Cour. De plus, compte tenu des limites que la chambre a posées à son examen dans sa décision sur la recevabilité, la Grande Chambre ne peut connaître des griefs que le requérant tire de l’accessibilité de ses données à caractère personnel à travers l’interface de recherche sur le site internet de l’Autorité fiscale et de leur republication par un journal en ligne sous la forme d’une « carte nationale des contribuables débiteurs ».

b) Article 8 –

i) Sur l’existence d’une ingérence prévue par la loi – Selon la jurisprudence de la Cour sur l’article 8, des données telles que le nom du requérant et son adresse personnelle, qui ont été traitées et publiées par l’Autorité fiscale en l’espèce au motif que l’intéressé n’avait pas respecté ses obligations fiscales, concernent de toute évidence des informations ayant trait à la vie privée. Quand bien même ces données étaient considérées, en vertu du droit hongrois, comme des éléments d’intérêt public, elles n’étaient pas exclues des garanties mises en place en vue de protéger la vie privée. Par ailleurs, même s’il n’a pas été prouvé que les effets engendrés par l’inscription sur la liste des principaux contribuables débiteurs pouvaient être qualifiés d’importants, on ne saurait exclure que certaines répercussions négatives puissent en découler. Partant, la publication litigieuse peut passer pour avoir entraîné une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie privée. Cette ingérence était « prévue par la loi », plus précisément par l’article 55 § 5 de la loi de 2003 relative à l’administration fiscale.

ii) Sur l’existence d’un but légitime – Premièrement, la divulgation des données à caractère personnel des principaux contribuables débiteurs avait pour but de protéger le « bien-être économique du pays ». En principe, la mesure visait en effet à améliorer la discipline fiscale par son effet dissuasif et était susceptible d’aboutir à la réalisation de cet objectif. Deuxièmement, en fournissant aux tiers des indications sur la situation fiscale des contribuables débiteurs, la mesure visait à garantir la transparence et la fiabilité des relations commerciales et, partant, « la protection des droits et libertés d’autrui ».

iii) Nécessaire dans une société démocratique – La question principale en l’espèce est de savoir si un juste équilibre a été ménagé entre, d’une part, les buts et intérêts légitimes mentionnés ci-dessus et, d’autre part, l’intérêt des particuliers à protéger certaines formes de données conservées par l’État aux fins de la perception de l’impôt.

L’étendue et l’application de la marge d’appréciation –

La publication litigieuse relevait non pas d’une décision individuelle de l’Autorité fiscale, mais du régime mis en place par le législateur. N’ayant jamais été appelée auparavant à rechercher si, et dans quelle mesure, l’imposition d’une obligation légale de publier des informations concernant des contribuables, notamment l’adresse de leur domicile, est compatible avec l’article 8, la Cour examine la question de l’étendue et de l’application de la marge d’appréciation dont jouit l’État lorsqu’il réglemente des questions de cette nature. Dans ce contexte, elle tient compte des principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative au droit au respect de la vie privée tel que garanti par l’article 8, en particulier de ceux concernant la protection des données, les mesures générales et la qualité du contrôle opéré par le législateur. À cet égard, la Cour a dit à plusieurs reprises que les choix opérés par le législateur n’échappent pas à son contrôle et a évalué la qualité de l’examen parlementaire et judiciaire de la nécessité d’une mesure donnée.

La Cour tient également compte du degré de consensus aux niveaux national et européen. Selon l’étude de droit comparé menée aux fins de la présente affaire, dans vingt-et-un des trente-quatre États contractants étudiés les autorités publiques peuvent, et dans certains cas doivent, rendre publiques, à certaines conditions, les données à caractère personnel des contribuables qui ne se sont pas acquittés de leurs obligations de paiement. Au sein de ce groupe d’États, il existe toutefois une grande diversité dans les législations nationales quant à l’étendue des données publiées et aux conditions préalables à leur publication, notamment le montant des impôts impayés et la durée pendant laquelle la dette fiscale doit rester impayée avant qu’il y ait publication, même si la majorité des États de ce groupe prévoit un accès illimité aux informations relatives au contribuable. Par ailleurs, seuls huit des États étudiés divulguent l’adresse du domicile du contribuable, et deux autres indiquent sa commune de résidence.

À la lumière de l’ensemble des éléments exposés ci-dessus, la Cour considère que les États contractants jouissent d’une ample marge d’appréciation pour déterminer, aux fins notamment d’assurer le bon fonctionnement de la perception de l’impôt dans son ensemble, la nécessité d’établir un régime de divulgation de données à caractère personnel concernant les contribuables qui ne s’acquittent pas de leurs obligations de paiement. La latitude dont jouissent les États dans ce domaine n’est toutefois pas illimitée. Dans ce contexte, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales compétentes, au niveau législatif, exécutif ou judiciaire, ont correctement mis en balance les intérêts concurrents et dûment tenu compte, au moins en substance, non seulement i) de l’intérêt public à la divulgation des informations en question, mais aussi ii) de la nature des informations divulguées, iii) des répercussions sur l’exercice par les personnes concernées du droit au respect de leur vie privée et du risque d’atteinte à celui-ci, iv) de la portée potentielle du support utilisé pour la diffusion de l’information, en particulier celle d’internet, ainsi que v) des principes fondamentaux de la protection des données (tels qu’énoncés dans la Convention du Conseil de l’Europe pour la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé des données à caractère personnel), notamment ceux relatifs à la limitation des finalités, à la limitation de la conservation, à la minimisation des données et à leur exactitude. Dans ce cadre, l’existence de garanties procédurales peut également jouer un rôle important.

Sur le point de savoir si le régime légal choisi relève de la marge d’appréciation de l’État –

Un aspect important du régime de publication obligatoire examiné est que l’Autorité fiscale hongroise ne disposait en droit interne d’aucun pouvoir d’appréciation pour contrôler la nécessité de publier les données à caractère personnel des contribuables. Indépendamment de l’existence ou non d’une faute subjective ou d’autres circonstances individuelles, la publication était obligatoire et tout contribuable débiteur qui répondait aux critères objectifs de l’article 55 § 5 était systématiquement identifié par son nom et son adresse personnelle dans la liste publiée par l’Autorité fiscale sur son site internet. La publication durait tant que la dette n’avait pas été réglée et jusqu’à ce qu’elle ne fût plus exécutoire. En d’autres termes, le régime de publication mis en place par la loi de 2003 relative à l’administration fiscale n’exigeait pas de mise en balance des intérêts individuels et publics concurrents ou d’appréciation individualisée de la proportionnalité par l’Autorité fiscale.

Le choix d’un tel régime général n’est pas en soi problématique, pas plus que ne l’est en tant que telle la publication de données de contribuables. La Cour doit toutefois se pencher sur les choix législatifs à l’origine de la mesure litigieuse et déterminer si le législateur a mis en balance les intérêts concurrents en jeu, compte tenu de la mention de données à caractère personnel telles que l’adresse du domicile. Dans ce contexte, la qualité du contrôle opéré par le législateur quant à la nécessité de l’ingérence revêt une importance cruciale pour apprécier la proportionnalité d’une mesure générale. À cet égard, la question centrale n’est pas de savoir s’il aurait fallu adopter des règles moins restrictives. Il s’agit plutôt de déterminer si, lorsqu’il a adopté la mesure générale litigieuse et arbitré entre les intérêts en présence, le législateur a agi dans le cadre de sa marge d’appréciation.

En l’espèce, il n’y a eu aucune appréciation des effets que les mécanismes de publication déjà en vigueur, notamment celui prévu à l’article 55 § 3 (contribuables défaillants), pouvaient avoir eu sur le comportement des contribuables, ni aucune réflexion sur les raisons pour lesquelles ces mesures étaient considérées comme insuffisantes pour atteindre le but poursuivi par le législateur ou sur la complémentarité potentielle à cet égard du dispositif prévu à l’article 55 § 5 (contribuables débiteurs), mis à part le fait évident que l’inscription sur la liste des principaux contribuables débiteurs pouvait engendrer des répercussions négatives sur la réputation de la personne concernée. En particulier, il n’apparaît pas que le Parlement ait examiné dans quelle mesure il était nécessaire, pour obtenir l’effet dissuasif invoqué par le Gouvernement, de publier tous les éléments énoncés à l’article 55 § 5, tout particulièrement l’adresse du domicile du contribuable débiteur, en complément des données concernant les contribuables défaillants identifiés dans une liste distincte conformément à l’article 55 § 3. Par ailleurs, rien ne prouve que les conséquences du régime de publication prévu à l’article 55 § 5 sur le droit au respect de la vie privée, notamment le risque d’usage impropre de l’adresse du domicile du contribuable débiteur par d’autres membres du public, aient été prises en considération. Il n’apparaît pas non plus qu’ait été prise en considération la portée potentielle du support utilisé pour la diffusion des informations en question, à savoir le fait que la publication de données à caractère personnel sur le site internet de l’Autorité fiscale supposait qu’indépendamment des raisons justifiant l’accès à ces informations quiconque dans le monde avait accès à internet avait également un accès illimité aux informations relatives au nom ainsi qu’à l’adresse personnelle de chaque contribuable débiteur figurant sur la liste, avec le risque que la republication soit une conséquence naturelle, probable et prévisible de la publication initiale.

Ainsi, pour autant qu’il puisse être considéré que la publication de cette liste répondait à un intérêt général, le Parlement ne paraît pas avoir examiné dans quelle mesure la publication de toutes les données en question, en particulier de l’adresse du domicile du contribuable débiteur, était nécessaire à la réalisation de l’objectif initialement poursuivi par la collecte des données à caractère personnel pertinentes, à savoir l’intérêt du bien-être économique du pays. Compte tenu de la nature relativement sensible de ces informations, un examen parlementaire suffisant était particulièrement important dans les circonstances de l’espèce. Les considérations relatives à la protection des données semblent n’avoir guère, voire pas du tout, été prises en compte dans la préparation du régime de publication prévu à l’article 55 § 5, alors même que le corpus de normes nationales et européennes contraignantes en matière de protection des données applicables en droit interne ne cessait de s’étoffer.

Tout en admettant que l’intention du législateur était de renforcer le respect des obligations fiscales et qu’ajouter l’adresse du domicile du contribuable permettait de garantir l’exactitude des informations publiées, il n’apparaît pas que le législateur ait envisagé de prendre des mesures pour concevoir des réponses adaptées eu égard au principe de la minimisation des données.

Par conséquent, compte tenu du caractère systématique de la publication des données relatives aux contribuables, notamment leur adresse personnelle, la Cour n’est pas convaincue, nonobstant la marge d’appréciation dont disposait l’État défendeur, que les motifs invoqués par le législateur hongrois lors de l’adoption du régime de publication prévu à l’article 55 § 5, bien que pertinents, suffisent à démontrer que l’ingérence litigieuse était « nécessaire dans une société démocratique » et que les autorités de l’État défendeur ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts concurrents en jeu.

Conclusion : violation (quinze voix contre deux).

Article 41 : Le constat d’une violation fournit en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par le requérant.

(Voir aussi Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], 48876/08, 22 avril 2013, Résumé juridique ; Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], 931/13, 27 juin 2017, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le mars 9, 2023 par loisdumonde

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