AFFAIRE FRANA c. ROUMANIE – 58219/16

La présente requête concerne la condamnation pénale du requérant des chefs de coups et violences et de destruction de bien ainsi que sa condamnation, dans le cadre de la même procédure, au paiement de dommages et intérêts.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE FRANA c. ROUMANIE
(Requête no 58219/16)
ARRÊT
STRASBOURG
7 mars 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Frana c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Faris Vehabović, président,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointe de section f.f.,

Vu la requête (no 58219/16) dirigée contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Marius-Alexandru Frana (« le requérant »), né en 1988 et résidant à Caransebeş, représenté par Me R.S. Crişan, avocat à Timişoara, a saisi la Cour le 27 septembre 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 février 2023,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La présente requête concerne la condamnation pénale du requérant des chefs de coups et violences et de destruction de bien ainsi que sa condamnation, dans le cadre de la même procédure, au paiement de dommages et intérêts.

2. Par un réquisitoire du 2 septembre 2014, le parquet près le tribunal de première instance de Timişoara renvoya le requérant en jugement, exposant que dans la nuit du 16 avril 2010, après avoir été impliqué dans une rixe à l’intérieur d’un bar, l’intéressé, une fois à l’extérieur, avait frappé K.A.D. avec un objet contondant qui avait causé à celui-ci une blessure ayant nécessité neuf jours de soins médicaux. Il était également reproché au requérant d’avoir cassé les lunettes de la victime en les écrasant sous ses pieds.

3. Dans le cadre de l’enquête pénale ayant précédé la décision de renvoi, le parquet avait entendu le requérant, la victime K.A.D. ainsi que plusieurs témoins qui étaient présents lors de l’incident soit dans les locaux du bar soit à l’extérieur.

4. Le requérant avait contesté les faits qui lui étaient reprochés, soutenant qu’il avait essayé de se défendre après que K.A.D. l’eut frappé à la tête avec une bouteille à l’intérieur du bar. Il avait admis avoir pu heurter les lunettes de K.A.D. au cours de l’incident mais avait nié toute intention de sa part de les casser.

5. Le témoin oculaire M.G.R. avait rapporté avoir vu K.A.D. attaquer le requérant après s’être plaint de dégradations causées à ses lunettes.

6. Le témoin M.C.R., en compagnie duquel la victime s’était rendue au bar, avait affirmé pour sa part que le requérant s’était emparé des lunettes de K.A.D. et les avait piétinées.

7. Enfin, trois amis du requérant, qui l’accompagnaient le soir de l’incident, avaient déclaré avoir assisté à la rixe qui avait eu lieu à l’intérieur du bar mais ne pas être sortis par la suite. Une expertise médicolégale ainsi que des procès-verbaux de reconnaissance des suspects sur photo avaient en outre été versés au dossier d’enquête.

8. L’affaire fut examinée en première instance par le tribunal de première instance de Timișoara (« le tribunal »), qui procéda à l’audition du requérant et de la victime, ainsi qu’à celle des témoins déjà entendus par le parquet (paragraphes 5-7 ci-dessus). Un nouveau rapport d’expertise médicolégale fut ajouté au dossier le 27 novembre 2015.

9. Par un jugement du 25 janvier 2016, le tribunal condamna le requérant à une peine de huit mois de prison pour des faits de violences envers K.A.D., ainsi qu’au paiement d’une indemnité de 1 000 euros à la victime. Il l’acquitta en revanche du chef de destruction de bien appartenant à K.A.D.

10. Concernant cette dernière infraction, il nota que M.G.R., qui avait déclaré au cours de l’enquête avoir entendu la victime se plaindre que ses lunettes avaient été rayées et précisé ensuite, devant le tribunal, qu’il se référait alors au bris des lunettes par le requérant, n’avait pas pour autant vu à quel moment celui-ci avait retiré les lunettes à K.A.D. Il releva par ailleurs, d’une part, que le témoin M.C.R. avait maintenu devant le tribunal les déclarations qu’il avait faites devant le parquet et selon lesquelles le requérant s’était emparé des lunettes de K.A.D. et les avaient piétinées et, d’autre part, que lorsque la victime avait été entendue à l’audience, dans le respect du principe du contradictoire, elle avait modifié ses déclarations, affirmant que le requérant avait fait tomber les lunettes par terre et avait marché dessus, sans toutefois pouvoir préciser si ce dernier avait agi avec l’intention de les casser. À la lumière de tous ces éléments, le tribunal jugea qu’il n’était pas possible de conclure au-delà de tout doute raisonnable que l’élément intentionnel du délit de destruction était établi dans le chef du requérant.

11. Le parquet, K.A.D. et le requérant interjetèrent chacun appel du jugement. Dans son mémoire, K.A.D. critiquait les conclusions du tribunal concernant le délit de destruction de bien, indiquant qu’il n’avait à aucun moment modifié ses déclarations, et qu’il avait soutenu dès le début de l’enquête – ainsi qu’en attestait selon lui le procès-verbal dressé par les policiers qui s’étaient déplacés sur les lieux la nuit de l’incident – que le requérant lui avait intentionnellement retiré ses lunettes avant de les écraser. Il contestait en outre l’appréciation que le tribunal avait faite de la déposition du témoin M.G.R. (paragraphe 10 ci-dessus), exposant que ce témoin avait déclaré, au cours de l’enquête comme devant le tribunal, avoir assisté aux événements dans leur intégralité.

12. Le requérant indiqua devant la cour d’appel de Timişoara (« la cour d’appel ») qu’il maintenait ses déclarations antérieures.

13. Par un arrêt définitif du 11 avril 2016, la cour d’appel le condamna pour des faits tant de violence que de destruction de bien.

14. Concernant la seconde infraction, la cour d’appel estima que le tribunal avait retenu une interprétation erronée des éléments de preuve. À ses yeux, ceux-ci montraient indubitablement que l’élément intentionnel requis par la loi était constitué lors du bris par le requérant des lunettes de K.A.D. Pour parvenir à cette conclusion, elle prit en compte les termes de la plainte pénale qui avait été déposée par K.A.D. et le procès-verbal qui avait été dressé la nuit des événements, lequel contenait des déclarations allant dans le même sens que celles de K.A.D. ainsi que la déposition de M.C.R. Elle releva en outre que M.G.R. avait déclaré au cours de l’enquête pénale que K.A.D. lui avait dit que le requérant avait rayé ses lunettes, mais qu’il avait expliqué au tribunal que K.A.D. lui avait indiqué avoir appelé la police parce que le requérant avait cassé ses lunettes.

15. La cour d’appel réévalua le montant des dommages et intérêts à payer à la partie lésée, et les porta à 5 000 EUR. Se fondant sur les documents versés au dossier, elle prit en compte à cette fin les conséquences à long terme de l’agression commise par le requérant contre K.A.D., et la circonstance qu’une certaine incertitude demeurait quant à l’amélioration des cicatrices qui en étaient résultées. Elle précisa que cette somme constituait une réparation équitable du dommage moral subi par la victime.

16. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant allègue d’abord, concernant les faits de destruction de bien, que la cour d’appel n’a ni examiné directement les éléments de preuve ni recouru à des preuves nouvelles et il lui reproche de l’avoir condamné sur la base des mêmes preuves que celles qui avaient servi au tribunal pour l’acquitter. Il soutient ensuite que la décision de la cour d’appel de majorer le montant des dommages et intérêts n’était pas fondée sur de nouveaux éléments de preuve.

APPRÉCIATION DE LA COUR

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

17. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

18. La Cour note d’emblée que la première branche du grief porte sur la condamnation pénale du requérant sur la base des mêmes éléments de preuve que ceux qui ont conduit le tribunal à prononcer un acquittement. À cet égard, elle observe que tant le tribunal que la cour d’appel ont condamné le requérant du chef de coups et blessures, et conclut qu’aucune question d’équité ne se pose, de ce point de vue, en ce qui concerne cette infraction. Il reste à examiner le grief relativement à la seule infraction de destruction de bien.

19. La Cour renvoie aux principes généraux régissant les modalités d’application de l’article 6 de la Convention aux procédures d’appel (Găitănaru c. Roumanie, no 26082/05, §§ 26-27, 26 juin 2012 et Júlíus Þór Sigurþórsson c. Islande, no 38797/17, §§ 30-38, 16 juillet 2019).

20. Elle note que, pour acquitter le requérant, le tribunal a estimé qu’il n’était pas possible de conclure au-delà de tout doute raisonnable que l’élément intentionnel de l’infraction de destruction de bien était établi dans le chef de l’intéressé. Pour ce faire, il s’est fondé sur les déclarations d’un témoin oculaire et d’un témoin par ouï-dire (dans leur partie relative à cet aspect particulier de l’affaire). Il a en outre mis en exergue le fait que lorsqu’il avait entendu la victime dans le respect du principe du contradictoire, celle‑ci avait modifié ses déclarations, expliquant ne pas pouvoir préciser si le requérant avait agi avec l’intention ou non de casser ses lunettes (paragraphe 10 ci-dessus).

21. La cour d’appel a infirmé la décision d’acquittement, substituant sa propre appréciation des faits à celle de la première juridiction, en s’appuyant sur les mêmes pièces du dossier, sans en administrer de nouvelles. En sus des déclarations du témoin oculaire et du témoin par ouï-dire, elle a pris en compte la plainte pénale qui avait été déposée par K.A.D. dans la procédure ainsi que le procès-verbal dressé la nuit des événements, qui contenait la déclaration de K.A.D. selon laquelle le requérant avait agi avec l’intention de casser ses lunettes (paragraphe 14 ci-dessus).

22. Ainsi, il ressort de la motivation de l’arrêt définitif de la cour d’appel que les déclarations des témoins et de la victime qui avaient été recueillies à différents stades de la procédure ont contribué de manière décisive à former la conviction de la juridiction d’appel. La Cour observe que cette dernière s’est appuyée uniquement sur les déclarations que K.A.D. avait formulées sur les lieux de l’incident et devant le parquet, sans prendre en compte la déposition qu’il avait faite, dans le respect du principe du contradictoire, devant le tribunal. Or, les déclarations de la victime devant les premiers juges sont précisément celles qui ont emporté la décision du tribunal d’acquitter le requérant. La cour d’appel les a toutefois écartées sans préciser les raisons pour lesquelles elle considérait qu’elles n’étaient pas fiables.

23. Dans ces conditions, la Cour estime qu’avant d’exclure les déclarations formulées par K.A.D. devant le tribunal, la cour d’appel aurait dû s’interroger sur la nécessité d’entendre celui-ci ainsi que, le cas échéant, les autres témoins. Dans ce contexte, il est à rappeler que les autorités auxquelles il incombe de décider de la culpabilité ou de l’innocence d’un accusé doivent en principe entendre les témoins en personne et évaluer leur crédibilité. L’évaluation de la crédibilité d’un témoin est une tâche complexe qui ne peut généralement être menée à bien par la simple lecture de déclarations écrites (Dan c. Moldova, no 8999/07, § 33, 5 juillet 2011).

24. Dès lors, la Cour estime que, concernant l’infraction de destruction de bien, le fait pour la cour d’appel de n’avoir pas entendu les témoins avant de déclarer le requérant coupable a sensiblement réduit les droits de la défense de celui-ci (voir, mutatis mutandis, Dan, précité, §§ 31‑35).

25. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

26. Eu égard à cette conclusion, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le volet du grief relatif à un défaut de motivation de la décision de la cour d’appel concernant la majoration du montant des dommages et intérêts.

APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

27. Le requérant réclame 5 200 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu’il estime avoir subi. Il expose que ce montant correspond à la somme qu’il a versée à K.A.D. dans le cadre de l’exécution de l’arrêt de la cour d’appel de Timişoara. Il sollicite également 30 000 EUR pour préjudice moral et ne formule aucune demande au titre des frais et dépens.

28. Le Gouvernement considère que le requérant n’est pas fondé à recevoir une indemnité pour dommage matériel. Il estime par ailleurs qu’un constat de violation constituerait une réparation suffisante du dommage moral éventuellement subi par le requérant, et que la somme sollicitée par celui‑ci à ce titre est excessive au regard de la jurisprudence de la Cour.

29. La Cour note qu’en l’espèce la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside dans le fait que le requérant n’a pas bénéficié des garanties d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, elle ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure aurait abouti si la violation de la Convention n’avait pas eu lieu (voir, mutatis mutandis, Alexe c. Roumanie, no 66522/09, § 48, 3 mai 2016). Il n’y a dès lors pas lieu d’accorder au requérant une indemnité pour dommage matériel. La Cour octroie en revanche au requérant 1 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention à raison de la condamnation du requérant sur la base des mêmes preuves que celles qui ont été jugées insuffisantes par la juridiction qui l’a acquitté en première instance ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner le bien-fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention et tiré d’un défaut de motivation de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Timişoara le 11 avril 2016 relativement aux dommages et intérêts ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, la somme de 1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 mars 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Crina Kaufman                Faris Vehabović
Greffière adjointe            f.f. Président

Dernière mise à jour le mars 7, 2023 par loisdumonde

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