La requête concerne la diffusion par une chaine de télévision d’un enregistrement vidéo, filmé à l’insu de la requérante, une actrice célèbre, dans lequel cette dernière et un acteur également connu du public apparaissent en train de s’embrasser sur une terrasse du domicile de l’intéressée.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TÜZÜNATAÇ c. TÜRKİYE
(Requête no 14852/18)
ARRÊT
Art 8 • Obligations positives • Manquement des juridictions nationales de protéger le droit au respect de la vie privée d’une actrice célèbre suite à la diffusion par une chaîne de télévision nationale d’un enregistrement vidéo, filmé à l’insu de l’intéressée, dans lequel elle embrasse un acteur connu sur la terrasse de son domicile
STRASBOURG
7 mars 2023
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Tüzünataç c. Türkiye,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Saadet Yüksel,
Frédéric Krenc,
Diana Sârcu,
Davor Derenčinović, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête (no 14852/18) dirigée contre la République de Türkiye et dont une ressortissante de cet État, Mme Birsen Berrak Tüzünataç (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 20 mars 2018,
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs tirés des articles 6 et 8 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
Vu la décision rejetant la demande de la requérante l’invitant à tenir une audience,
Vu les observations du Gouvernement,
Vu les observations tardives de la requérante, et la décision du 10 février 2020 du président de la chambre de ne pas les verser au dossier en raison de l’absence de justification de la part du conseil de la requérante concernant l’inobservation du délai qui lui avait été imparti en application des articles 38 § 1 et 60 du règlement de la Cour,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 7 février 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la diffusion par une chaine de télévision d’un enregistrement vidéo, filmé à l’insu de la requérante, une actrice célèbre, dans lequel cette dernière et un acteur également connu du public apparaissent en train de s’embrasser sur une terrasse du domicile de l’intéressée. Invoquant l’article 8 de la Convention, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de la vie privée en raison de la diffusion de cet enregistrement.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1984 et réside à Istanbul. Elle a été représentée par Me G. Kılıç Gülsaran, avocate.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice de Türkiye.
4. La requérante est une actrice qui est apparue dans plusieurs films et séries télévisées.
5. Le 14 juillet 2010 à 23 heures, une émission de télévision intitulée « Ça ne nous échappe pas (Bizden Kaçmaz) », qui était programmée sur une chaîne de télévision privée, diffusa un enregistrement vidéo montrant la requérante en compagnie de Ş.G., un acteur et humoriste connu du public, sur la terrasse de l’appartement de l’intéressée situé au sixième et dernier étage d’un immeuble. Dans le film, on voyait les intéressés se rapprocher l’un de l’autre avant de s’embrasser à plusieurs reprises. Le présentateur de l’émission présenta la vidéo comme étant « la bombe amoureuse de l’année » et « la révélation de la relation très secrète de Berrak Tüzünataç avec Ş.G. », ajoutant « Vous serez stupéfaits en voyant la [joie] (sefa) étrange du couple. Aux premières lueurs du matin, alors que les montres indiquaient 5 heures et que le soleil se levait, ils se sont embrassés plusieurs fois sur la terrasse donnant sur la mer. Ils ont eu des gestes étonnants ».
La vidéo était accompagnée des commentaires de fond et des sous-titres suivants :
« Nous sommes à Beşiktaş.
(Sous-titre : Nous avons [vraiment] surpris Ş.G. et Berrak Tüzünataç)
Cette dame assise sur la balustrade de sa terrasse est la célèbre actrice Berrak Tüzünataç. En plus, elle a un verre de vin à la main. Elle est probablement ivre, elle pourrait tomber. Pendant qu’elle boit une gorgée de vin, un homme imposant apparaît derrière elle. [Cette] personne qui étreint Berrak Tüzünataç [en se tenant derrière elle] et qui la fait descendre [de la balustrade] n’est autre que Ş.G.
(Sous-titre : L’homme le plus drôle de Türkiye a rencontré l’amour sur une terrasse)
Ils passent à l’intérieur. Berrak Tüzünataç ressort seule et, cette fois-ci, s’assoit à la table. Elle retourne à l’intérieur quelque secondes plus tard. Puis les deux reviennent.
(Sous-titre : Elle a rompu avec N.İ. et s’est jetée dans les bras de Ş.G.)
Ş.G. [s’approche derrière] Berrak Tüzünataç et l’étreint à cet instant.
(Dialogue entre les journalistes qui filment : Berrak Tüzünataç, Berrak Tüzünataç, Berrak, Berrak… Cachez-vous, (…) ne vous laissez pas voir)
(Sous-titre : Nous avons [vraiment] surpris Ş.G. et Berrak Tüzünataç)
Et le premier baiser vient du monsieur. Ş.G. se tient derrière elle, Berrak devant lui, la conversation se poursuit. Voilà le premier baiser sur les lèvres. Deuxième baiser sur les lèvres. Le plus long baiser.
(Sous-titre : Elle a rompu avec N.İ. et s’est jetée dans les bras de Ş.G.)
Ensuite, les baisers vont sur les joues. Encore un [baiser sur la] joue. À présent Ş.G. attire Berrak Tüzünataç à lui par un geste [brusque].
(Sous-titre : Nous avons [vraiment] surpris Ş.G. et Berrak Tüzünataç)
Même si Ş.G. essaie de [l’]embrasser à nouveau, Berrak Tüzünataç se penche en arrière [sur la balustrade] et se tient éloignée.
(Sous-titre : L’homme le plus drôle de Türkiye a rencontré l’amour sur une terrasse)
Et elle se redresse. Le cri des mouettes porte le romantisme [du moment] à son apogée. La [joie] est là. Berrak Tüzünataç se penche de nouveau [la tête en arrière] sur [la balustrade de la] terrasse.
(Dialogue entre les journalistes qui filment : Regarde, elle va tomber (…))
Elle se penche à nouveau. Ş.G. ne peut plus résister à cet instant.
(Dialogue entre les journalistes qui filment : (…) Ils s’embrassent (…))
Berrak Tüzünataç se redresse enfin.
(Sous-titre : Nous avons [vraiment] surpris Ş.G. et Berrak Tüzünataç)
La tentative de Ş.G. pour [l’]embrasser réussit. De nouveau elle se penche en arrière [sur la balustrade]. Elle regarde le panorama de la mer à l’envers. Elle se redresse à nouveau. Ş.G. lui dit quelque chose à l’oreille et ensuite ils rentrent dans l’appartement. »
6. Au cours de la journée du 14 juillet 2010, la requérante avait saisi le juge d’instance de Şişli d’une demande de mesure provisoire concernant la diffusion, dans l’émission susmentionnée, des images en cause. Le lendemain, accueillant la demande de la requérante, le juge d’instance décida d’interdire la publication par la presse des images en question ainsi que de tout article sur le sujet, considérant que les unes comme les autres étaient de nature à léser les droits de la personnalité de l’intéressée.
7. Le 23 juillet 2010, la requérante intenta une action civile contre la société mère de la chaîne de télévision qui avait diffusé ladite vidéo et le responsable de l’émission. Elle soutenait que la diffusion de ces images, qui avaient été filmées à son insu et sans son consentement en gros plan au moyen d’un téléobjectif, avait porté atteinte à la confidentialité de sa vie privée et à ses droits de la personnalité. Elle demandait en conséquence la condamnation des parties défenderesses à lui payer des dommages et intérêts et l’interdiction de la rediffusion des images faisant l’objet de la procédure, ainsi que leur destruction.
8. Le 26 juillet 2010, l’examen de l’affaire débuta devant la juridiction civile, qui décida de prolonger jusqu’à la fin de la procédure civile la mesure provisoire qui avait été adoptée par le juge d’instance.
9. Par un jugement du 7 février 2013, le tribunal de grande instance d’Istanbul (« le tribunal de grande instance ») débouta la requérante de ses demandes. Il releva que les journalistes avaient filmé les images litigieuses depuis une voie publique et non pas en s’introduisant secrètement au domicile de la requérante, qu’ils avaient surpris la scène par hasard, dans le cadre d’une poursuite de Ş.G., et qu’ils avaient continué à la filmer quand ils s’étaient aperçus que les individus sur la terrasse étaient la requérante et l’intéressé. Il conclut que la diffusion en cause n’était pas illégale, dès lors que la requérante était un personnage public dont le style de vie et la célébrité attiraient l’attention de la presse « people », et considérant par ailleurs que la publication en question présentait un lien logique entre le style d’expression choisi et le sujet traité et qu’elle était de nature critique, qu’elle reflétait la réalité et qu’elle ne contenait aucune expression susceptible de porter atteinte aux droits de personnalité, à l’honneur et à la réputation de l’intéressée.
10. Le 15 avril 2014, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en cassation formé par la requérante contre la décision du tribunal de grande instance, estimant qu’elle était conforme à la procédure et à la loi.
11. Le 22 octobre 2014, la Cour de cassation rejeta également le recours en rectification d’arrêt formé par la requérante, considérant qu’aucun des motifs de rectification d’arrêt prévus par la loi ne trouvait à s’appliquer en l’espèce.
12. Le 22 décembre 2014, la requérante introduisit un recours individuel devant la Cour constitutionnelle pour se plaindre d’une violation de son droit à la protection de sa réputation à raison de la publication des images d’elle sur sa terrasse qui avaient été filmées, ainsi que de la durée de la procédure devant les juridictions civiles.
13. Par un arrêt du 5 octobre 2017, la Cour constitutionnelle jugea qu’il n’y avait pas eu violation du droit de la requérante au respect de sa vie privée et que le grief relatif à la durée de la procédure était irrecevable pour défaut manifeste de fondement.
La haute juridiction estima que les images de la requérante qui avaient été diffusées devaient être examinées dans le cadre de la liberté de la presse étant donné le statut de l’intéressée, artiste ayant un public d’admirateurs, et dans la mesure, d’une part, où elles avaient été filmées non pas de l’intérieur de son appartement mais depuis une voie publique alors qu’elle-même se trouvait à un endroit exposé à la vue de tous, et, d’autre part, où ces images où on voyait la requérante et Ş.G. se rapprocher l’un de l’autre ne comportaient pas d’éléments susceptibles de causer une gêne inacceptable aux intéressés. Elle releva notamment qu’en choisissant de s’approcher de son compagnon, de son plein gré, à un endroit de la terrasse visible de l’extérieur et en se penchant sur la balustrade de celle-ci d’une manière qui permettait à quiconque d’obtenir des images sans effort particulier, la requérante n’avait pas fait preuve d’une prudence et d’une responsabilité suffisantes pour protéger son intimité.
Quant au grief relatif à la durée de la procédure en l’espèce, la haute juridiction estima que la période de quatre ans sur laquelle elle s’était déroulée était raisonnable.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
14. Les dispositions du droit interne relatives aux actions civiles qui peuvent être intentées en cas d’atteinte au respect de la vie privée sont exposées, telles que pertinentes en l’espèce, dans l’arrêt Seferi Yılmaz c. Turquie (nos 61949/08 et 2 autres, §§ 41 et 42, 13 février 2018).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION
15. Invoquant les articles 6 et 8 de la Convention, la requérante soutient que la diffusion d’une vidéo montrant des moments intimes partagés avec son compagnon, qui avaient été filmés alors qu’ils se trouvaient sur la terrasse de son appartement, a constitué une ingérence dans l’exercice par elle de son droit au respect de sa vie privée, et elle se plaint d’une absence de réponse judiciaire adéquate à cette ingérence.
16. La Cour observe qu’elle n’est pas tenue par les moyens de droit avancés par un requérant au regard de la Convention et à ses Protocoles, et qu’elle peut décider de la qualification juridique à donner aux faits se rapportant à un grief en examinant celui-ci sur le terrain d’articles ou de dispositions de la Convention autres que ceux invoqués par le requérant (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018).
17. Elle note qu’en l’espèce, en soulevant les griefs susmentionnés, la requérante se plaint essentiellement du rejet par les autorités judiciaires de l’action en dommages et intérêts qu’elle a intentée en ce qui concerne la diffusion d’images la montrant en compagnie de son compagnon sur la terrasse de son domicile. Par conséquent, elle estime que lesdits griefs portent en substance sur un manquement des autorités nationales à protéger la requérante contre une atteinte à son droit au respect de la vie privée qui, selon l’intéressée, a résulté de la diffusion des images en question. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour considère que, eu égard aux griefs formulés et aux circonstances de la cause, les faits dénoncés par la requérante doivent être examinés sous le seul angle de l’article 8 de la Convention, qui est ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. »
A. Sur la recevabilité
18. Le Gouvernement soulève trois exceptions d’irrecevabilité. Il soutient d’abord que les autorités nationales ont dûment examiné les arguments de la requérante avant de les rejeter et que, compte tenu du principe de subsidiarité, le grief doit être déclaré irrecevable pour défaut manifeste de fondement. Exposant en outre qu’une mesure provisoire consistant en une interdiction de la diffusion des images litigieuses a été adoptée, puis prolongée jusqu’à la fin de la procédure civile par les autorités nationales, il argue que l’intéressée ne peut prétendre en l’espèce à la qualité de victime. Il reproche enfin à la requérante de ne pas avoir utilisé la procédure de droit de réponse rectificative et plaide en conséquence le non-épuisement des voies de recours internes.
19. La requérante ne se prononce pas sur les exceptions d’irrecevabilité.
20. En ce qui concerne l’exception tirée d’un défaut manifeste de fondement, la Cour considère que l’argumentation développée par le Gouvernement à l’appui de celle-ci soulève des questions qui appellent un examen au fond du grief tiré de l’article 8 de la Convention, et qui ne peuvent être considérées sur le seul terrain de sa recevabilité (voir, mutatis mutandis, Mehmet Çiftçi et Suat Incedere c. Turquie, nos 21266/19 et 21774/19, § 15, 18 janvier 2022).
21. Pour ce qui est de l’exception relative à la qualité de victime, la Cour rappelle qu’une décision ou une mesure favorable à un requérant ne suffit en principe à lui retirer la qualité de « victime » que si les autorités nationales ont reconnu, explicitement ou en substance, puis réparé la violation de la Convention (Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 128, CEDH 2012, voir aussi Kozacıoğlu c. Turquie [GC], no 2334/03, § 40, 19 février 2009 et Yakup Saygılı c. Turquie (déc.), no 42914/16, § 39, 11 juillet 2017).
22. La Cour note qu’en l’espèce la requérante a introduit une action en dommages et intérêts devant les tribunaux civils, estimant que la diffusion des images litigieuses avait constitué une ingérence dans l’exercice par elle de son droit au respect de sa vie privée. Elle observe que la question qui se posait devant les juridictions internes n’était pas essentiellement celle de l’interdiction des diffusions et publications relatives aux images en question, qui a été en vigueur tout au long de ladite procédure en application de la mesure provisoire adoptée en l’espèce, mais celle de savoir si la diffusion initiale de ces images par une chaîne de télévision avait outrepassé les limites de la liberté de la presse et avait porté atteinte au droit de la requérante au respect de sa vie privée. Elle relève enfin que l’action en dommages et intérêts intentée par la requérante offrait à celle-ci la possibilité de faire constater une atteinte à sa vie privée à raison de ladite diffusion et d’obtenir, le cas échéant, réparation. Elle considère donc que, dans les circonstances de la présente espèce, la voie de recours qui permettait à la requérante d’obtenir le redressement recherché était une action civile en dommages et intérêts, et que l’exercice par l’intéressée d’un recours tendant au prononcé de mesures provisoires n’a pas eu pour effet en tant que tel de la priver de la qualité de victime (voir, mutatis mutandis, Taşkaya et Ersoy c. Turquie, no 72068/10, §§ 44 et 45, 22 janvier 2019. Il s’ensuit que l’exception du Gouvernement doit être rejetée.
23. Quant à l’exception relative à l’épuisement des voies de recours internes, la Cour rappelle avoir déjà examiné, et rejeté, une exception similaire dans une affaire portant sur le droit au respect de la vie privée par la presse (Seferi Yılmaz c. Turquie, nos 61949/08 et 2 autres, §§ 53-55, 13 février 2018). Le Gouvernement n’ayant pas présenté en l’espèce un quelconque argument ou élément de fait qui l’amènerait à s’écarter, dans la présente espèce, de la conclusion à laquelle elle était alors parvenue, la Cour rejette également cette exception.
24. La Cour note par ailleurs que le Gouvernement ne conteste pas l’applicabilité de l’article 8 aux circonstances de la cause. Elle estime qu’en l’espèce, eu égard à la gravité des questions soulevées par les griefs de la requérante, qui soutient que son droit au respect de sa vie privée a été bafoué du fait de la diffusion de la vidéo litigieuse, l’ingérence alléguée dans l’exercice par l’intéressée de son droit au respect de sa vie privée atteint le seuil de gravité requis pour entrer dans le champ d’application de l’article 8.
25. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
26. La requérante n’a pas présenté d’observations dans le délai qui avait été imparti par la Cour.
27. Le Gouvernement estime qu’en l’espèce il n’y a pas eu ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de sa vie privée, considérant, d’une part, qu’une mesure provisoire qui a empêché la rediffusion des images de l’intéressée tout au long de la procédure civile avait été adoptée et, d’autre part, que la requérante n’a pas présenté un quelconque élément de preuve quant à l’effet que la diffusion des images litigieuses aurait eu sur son état mental, sa vie professionnelle et sa réputation. Il soutient que si la Cour venait à conclure à l’existence d’une ingérence, il conviendrait de retenir que celle-ci était prévue par les articles 26 et 28 de la Constitution, l’article 3 de la loi sur la presse, les articles 41, 49 et 58 de l’ancien code des obligations, les articles 24 et 25 du code civil et l’article 58 du code des obligations en vigueur et qu’elle poursuivait les buts légitimes de la défense de l’ordre et de la protection des droits et libertés d’autrui.
28. Quant à la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement argue que les autorités judiciaires nationales ont ménagé un juste équilibre entre la liberté de la presse et le droit de la requérante au respect de sa vie privée. Il indique qu’elles ont en effet examiné les circonstances dans lesquelles les images de l’intéressée avaient été filmées et le comportement de celle-ci au moment où elles avaient été prises, tout en prenant en compte qu’elle était une figure publique du fait de son activité professionnelle et en relevant, d’une part, qu’elle n’avait pas été assez attentive à la protection de son intimité et, d’autre part, que les images litigieuses ne comportaient aucun élément de nature à susciter un sentiment de gêne inacceptable.
29. Le Gouvernement estime donc qu’en l’espèce, compte tenu de la marge d’appréciation dont elles disposent en la matière, les autorités judiciaires nationales ont rempli leurs obligations positives de mise en balance des intérêts concurrents et qu’il n’y a pas eu violation du droit de la requérante au respect de sa vie privée.
2. Appréciation de la Cour
a) Principes généraux
30. La Cour rappelle que la notion de vie privée est une notion large, non susceptible d’une définition exhaustive, et qu’elle recouvre des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, sa photographie et son intégrité physique et morale. Elle implique également le droit de vivre en privé, loin de toute attention non voulue (Smirnova c. Russie, nos 46133/99 et 48183/99, § 95, CEDH 2003‑IX). La garantie offerte à cet égard par l’article 8 de la Convention est principalement destinée à assurer le développement, sans ingérences extérieures, de la personnalité de chaque individu dans ses relations avec ses semblables. Il existe donc une zone d’interaction entre l’individu et des tiers qui, même dans un contexte public, peut relever de la vie privée (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], n 40454/07, § 83, CEDH 2015 (extraits)).
31. Par ailleurs, si une personne privée inconnue du public peut prétendre à une protection particulière de son droit à la vie privée, il n’en va pas de même des personnes publiques (Minelli c. Suisse (déc.), no14991/02, 14 juin 2005). Cela étant, dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (voir, entre autres, Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 97, 7 février 2012).
32. La publication d’une photographie interfère dès lors avec la vie privée d’un individu même s’il s’agit d’une personne publique (ibidem, § 95). La Cour a en effet jugé, à de nombreuses reprises, qu’un cliché pouvait contenir des « informations » très personnelles, voire intimes, sur un individu ou sa famille (ibidem, § 103). Aussi a-t-elle reconnu le droit de toute personne à son image, soulignant que l’image d’un individu est l’un des attributs principaux de sa personnalité, en raison du fait qu’elle exprime son originalité et lui permet de se différencier de ses pairs. Le droit de la personne à la protection de son image constitue ainsi l’une des conditions essentielles de son épanouissement personnel. Il présuppose principalement la maîtrise par l’individu de son image, ce qui comprend notamment la possibilité d’en refuser la diffusion (ibidem, § 96), mais aussi le droit pour lui de s’opposer à la captation, la conservation et la reproduction de celle-ci par autrui (López Ribalda et autres c. Espagne [GC], nos 1874/13 et 8567/13, § 89, 17 octobre 2019).
33. Pour déterminer si une publication porte atteinte au droit à la vie privée de l’intéressé, la Cour tient compte de la manière dont l’information ou la photographie a été obtenue. En particulier, elle accorde de l’importance au fait que le consentement des personnes concernées a été recueilli ou qu’une photographie suscite un sentiment plus ou moins fort d’intrusion (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 59, CEDH 2004‑VI, Gourguénidzé c. Géorgie, no 71678/01, §§ 55-60, 17 octobre 2006, et Hachette Filipacchi Associés c. France, no 71111/01, § 48, 14 juin 2007). Elle a ainsi eu l’occasion d’observer que les photographies paraissant dans la presse dite « à sensation », ou « presse du cœur », qui a habituellement pour objet de satisfaire la curiosité du public pour les détails de la vie strictement privée d’autrui (Société Prisma Presse c. France (déc.), no 66910/01, 1er juillet 2003, Société Prisma Presse c. France (déc.), no 71612/01, 1er juillet 2003, et Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS) c. France, no 12268/03, § 40, 23 juillet 2009), sont souvent réalisées dans un climat de harcèlement continu, pouvant entraîner pour la personne concernée un sentiment très fort d’intrusion dans sa vie privée, voire de persécution (Von Hannover, précité, § 59). Entre également en jeu dans l’appréciation de la Cour le but dans lequel une photographie a été utilisée et pourra être utilisée à l’avenir (Reklos et Davourlis c. Grèce, no 1234/05, § 42, 15 janvier 2009, et Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 52).
34. Ces facteurs ne sont toutefois pas limitatifs. D’autres critères peuvent être pris en compte selon les circonstances particulières de l’espèce. Ici, la Cour réitère l’importance d’avoir égard à la gravité de l’intrusion dans la vie privée et des répercussions de la publication pour la personne visée (Gourguénidzé, précité, § 41). Est également pertinent aux fins de cette appréciation le fait que les médias audiovisuels ont souvent un effet beaucoup plus immédiat et puissant que la presse écrite (voir Pedersen et Baadsgaard c. Danemark [GC], no 49017/99, § 79, ECHR 2004-XI).
35. La Cour rappelle en outre que si la presse ne doit pas franchir certaines limites, tenant notamment à la protection de la réputation et des droits d’autrui, il lui incombe néanmoins de communiquer, dans le respect de ses devoirs et de ses responsabilités, des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt général. Ainsi, la mission d’information comporte nécessairement des « devoirs et des responsabilités », ainsi que des limites, que les organes de presse doivent s’imposer spontanément (Mater c. Turquie, no 54997/08, § 55, 16 juillet 2013). À la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur des questions d’intérêt général, s’ajoute le droit pour le public d’en recevoir. S’il en allait autrement, la presse ne pourrait jouer son rôle indispensable de « chien de garde » (Bladet Tromsø et Stensaas c. Norvège [GC], no 21980/93, §§ 59 et 62, CEDH 1999‑III, Pedersen et Baadsgaard, précité, § 71, et Von Hannover (no 2), précité, § 102). De plus, il n’appartient pas à la Cour, ni d’ailleurs aux juridictions internes, de se substituer à la presse dans le choix du mode de compte rendu à adopter dans un cas donné (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 31, série A no 298, et Stoll c. Suisse [GC], no 69698/01, § 146, CEDH 2007‑V).
36. Même si la divulgation d’informations sur la vie privée des personnes publiques poursuit généralement un but de divertissement et non d’éducation, elle contribue à la variété de l’information mise à la disposition du public et bénéficie indubitablement de la protection de l’article 10 de la Convention. Cette protection peut toutefois céder devant les exigences de l’article 8 lorsque l’information en cause est de nature privée et intime et qu’il n’y a pas d’intérêt public à sa diffusion (Mosley c. Royaume-Uni, no 48009/08, § 131, 10 mai 2011). En effet, lorsque la situation ne relève d’aucun débat politique ou public et que les photographies publiées et les commentaires qui les accompagnent se rapportent exclusivement à des détails de la vie privée de la personne dans le seul but de satisfaire la curiosité d’un certain public, la liberté d’expression appelle une interprétation plus restrictive (Hájovský c. Slovaquie, no 7796/16, § 31, 1er juillet 2021).
37. La Cour observe encore que, lorsqu’elle est amenée à se prononcer sur un conflit entre deux droits également protégés par la Convention, elle doit effectuer une mise en balance des intérêts en jeu. L’issue de la requête ne saurait en principe varier selon qu’elle a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet des propos litigieux ou, sous l’angle de l’article 10, par l’auteur de ces propos. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect (Hachette Filipacchi Associés (ICI PARIS), précité, § 41, Timciuc c. Roumanie (déc.), no 28999/03, § 144, 12 octobre 2010, Mosley, précité, § 111, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91). Dès lors, la marge d’appréciation reconnue aux États devrait en principe être la même dans les deux cas (Von Hannover (no 2), précité, § 106, Axel Springer AG, précité, § 87, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 91).
38. La Cour rappelle de surcroît que, dans les affaires comme celle de l’espèce, il lui incombe de déterminer si l’État, dans le cadre de ses obligations positives découlant de l’article 8 de la Convention, a ménagé un juste équilibre entre le droit du requérant au respect de sa vie privée et le droit de la partie adverse à la liberté d’expression protégé par l’article 10 (Petrie, précité, § 40). Elle a résumé dans plusieurs arrêts les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression, qui comprennent les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113, et Axel Springer AG, précité, §§ 89-95 ; voir également Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93). Si la mise en balance de ces deux droits s’est faite dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour, il faut des raisons sérieuses pour que celle-ci substitue son avis à celui des juridictions internes (Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011).
b) Application de ces principes en l’espèce
39. La Cour note que la présente requête porte sur la diffusion par une chaîne de télévision nationale d’un enregistrement vidéo contenant des images de moments intimes que la requérante partageait avec son partenaire, et qui avaient été filmées alors que les deux protagonistes étaient sur la terrasse de l’appartement de l’intéressée. La requérante se plaint du rejet par les autorités nationales de sa demande de dommages et intérêts dans le cadre de l’action civile qu’elle avait intentée relativement à cet enregistrement vidéo.
40. La requérante reproche à l’État non pas une action, mais une absence de protection de sa réputation contre l’atteinte qui y a été portée, selon elle, par la diffusion litigieuse. En l’espèce, la Cour doit donc déterminer si, au regard des obligations positives inhérentes à un respect effectif de la vie privée dans les rapports interindividuels, les juridictions nationales sont restées en défaut de protéger la requérante contre l’atteinte dont elle estime avoir été victime. À cet effet, elle procédera à une appréciation des circonstances litigieuses à la lumière des critères pertinents qui se dégagent de sa jurisprudence, notamment en ce qui concerne le juste équilibre à ménager entre le droit de chacun au respect de la vie privée, d’une part, et la liberté de la presse, d’autre part (paragraphe 38 ci-dessus).
41. La Cour observe d’emblée que la requérante est une actrice bénéficiant d’une notoriété considérable auprès du public. Étant donné la célébrité que lui avaient apportée ses rôles dans des films et des séries télévisées, elle était sans aucun doute suivie de la presse spécialisée et bien connue du public intéressé par la culture audiovisuelle. La Cour rappelle à cet égard que le caractère public ou notoire d’une personne influe sur la protection dont sa vie privée peut bénéficier. Elle a ainsi reconnu à maintes reprises que le public avait le droit d’être informé de certains aspects de la vie privée des personnes publiques (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 117). Cela étant, dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Von Hannover (no 2), précité, § 97). Ainsi, l’appartenance d’un individu à la catégorie des personnalités publiques ne saurait aucunement, même dans le cas de personnes exerçant des fonctions officielles, autoriser les médias à transgresser les principes déontologiques et éthiques qui devraient s’imposer à eux, ni légitimer des intrusions dans la vie privée (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 122).
42. La Cour observe ensuite que l’enregistrement vidéo litigieux portait exclusivement sur la vie strictement privée de la requérante dans le cadre d’une relation qu’elle aurait eue à l’époque des faits avec un acteur connu du public. En effet, il contenait des images de l’intéressée en train de passer du temps avec son partenaire sur la terrasse de son domicile. On y voyait le couple discuter, se rapprocher l’un de l’autre et s’embrasser. La diffusion de la vidéo avait été annoncée par le présentateur de l’émission avec des expressions de nature à éveiller l’intérêt et l’attention du public comme « la bombe amoureuse de l’année », « la révélation de la relation très secrète » de l’intéressée et « la joie anormale du couple ». En outre, lors de la diffusion de la vidéo, un journaliste commentait les images en décrivant en détail chaque geste des protagonistes y apparaissant.
43. La Cour rappelle, dans ce contexte, que même si elle a admis par le passé que des éléments de la vie privée pouvaient être révélés en raison de l’intérêt que le public pouvait avoir à prendre connaissance de certains traits de la personnalité d’une personne publique (voir les affaires Ojala et Etukeno Oy c. Finlande, no 69939/10, §§ 54-55, 14 janvier 2014, et Ruusunen c. Finlande, no 73579/10, §§ 49-50, 14 janvier 2014), la vie amoureuse et sentimentale d’une personne présente en principe un caractère strictement privé. Dès lors, en général, les détails afférents à la vie sexuelle ou aux moments intimes d’un couple ne devraient pouvoir être portés à la connaissance du public sans consentement préalable pour ce faire, que dans des circonstances exceptionnelles (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 99).
44. La Cour observe qu’eu égard au contenu susdécrit de la vidéo litigieuse, sa diffusion semble avoir eu pour seul objet de satisfaire la curiosité d’une certaine audience pour les détails de la vie privée de la requérante. Cette vidéo ne saurait en tant que telle, quelle que soit la notoriété de l’intéressée, passer pour contribuer à un quelconque débat d’intérêt général pour la société (Von Hannover, précité, § 65, MGN Limited c. Royaume‑Uni, no 39401/04, § 143, 18 janvier 2011, et Alkaya c. Turquie, no 42811/06, § 35, 9 octobre 2012). La Cour réaffirme à cet égard que l’intérêt général ne saurait être réduit aux attentes d’un public friand de détails quant à la vie privée d’autrui, ni au goût des lecteurs pour le sensationnel voire, parfois, pour le voyeurisme (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 101).
45. Examinant en outre les circonstances dans lesquelles les images en question ont été obtenues par les journalistes, la Cour note que ces derniers, alors qu’ils étaient à la poursuite de Ş.G., ont remarqué que celui-ci se trouvait en compagnie de la requérante sur la terrasse de l’appartement de celle-ci. Les journalistes ont alors filmé toute la scène au téléobjectif afin de capter les détails des interactions du couple. Les images ainsi filmées ont ensuite été diffusées avec des explications les décrivant par le menu et des commentaires éditoriaux propres à susciter l’intérêt et la curiosité des spectateurs. La Cour rappelle que la loyauté des moyens mis en œuvre pour obtenir une information et la restituer au public, ainsi que le respect de la personne faisant l’objet d’une information (Egeland et Hanseid c. Norvège, no 34438/04, § 61, 16 avril 2009), sont des critères essentiels à prendre en compte en ce qui concerne les circonstances d’obtention et de traitement d’informations litigieuses. En effet, dès lors qu’une information mettant en jeu la vie privée d’autrui est en cause, il incombe aux journalistes de prendre en compte, dans la mesure du possible, l’impact de cette information et des images concernées avant leur diffusion. En particulier, certains événements de la vie privée et familiale font l’objet d’une protection renforcée au regard de l’article 8 de la Convention et doivent donc conduire les journalistes à faire preuve de prudence et de précaution lors de leur traitement (Éditions Plon c. France, no 58148/00, §§ 47 et 53, CEDH 2004-IV et Hachette Filipacchi Associés, précité, §§ 46-49).
46. La Cour tient à souligner que dans les circonstances particulières de la cause la requérante ne pouvait s’attendre à être filmée ou à faire l’objet d’un reportage public, et qu’elle n’a pas coopéré avec les médias. En conséquence, il convient d’accorder un poids important au facteur tenant à ses attentes raisonnables en matière de vie privée (Hájovský, précité, § 49). En effet, même si la terrasse de l’appartement de la requérante était visible depuis la voie publique où les journalistes se trouvaient, les propos que ceux‑ci échangent dans la vidéo laissent penser qu’ils ont réalisé l’enregistrement secrètement. Ils ont ainsi cherché à se cacher pour ne pas être vu de la requérante et de son partenaire au moment où ils filmaient (paragraphe 5 ci-dessus). Il importe tout particulièrement d’avoir à l’esprit que la vidéo a été réalisée à 5 heures du matin, et non pas à un moment de la journée où le public afflue dans les rues et où la requérante aurait pu anticiper la présence des journalistes à l’extérieur (ibidem). En tout état de cause, il est indiscutable que les images litigieuses ont été prises à l’insu de la requérante et qu’elles ont été diffusées sans son consentement.
47. La Cour réaffirme ainsi que la notoriété ou les fonctions d’une personne ne peuvent en aucun cas justifier le harcèlement médiatique ni la publication de photographies obtenues par des manœuvres frauduleuses ou clandestines, ou révélant des détails de la vie privée des personnes et constituant une intrusion dans leur intimité (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 123).
48. Quant aux décisions rendues par les juridictions nationales, la Cour note que le tribunal de grande instance a motivé le rejet de la demande de réparation introduite par la requérante en mettant l’accent sur l’attention que le public portait à celle-ci en raison de sa célébrité, et sur le fait que les images litigieuses avaient été filmées depuis une voie publique (paragraphe 9 ci‑dessus). La Cour de cassation a confirmé la décision des premiers juges sans motiver davantage sa conclusion (paragraphes 10 et 11 ci-dessus). La Cour constitutionnelle a quant à elle jugé dans le cadre du recours individuel de la requérante qu’il n’y avait pas eu violation du droit de celle-ci au respect de la vie privée, considérant notamment que l’intéressée n’avait pas été assez attentive à protéger son intimité en choisissant de s’approcher de son partenaire à un endroit de sa terrasse visible de l’extérieur, et que les images qui avaient été diffusées n’étaient pas de nature à causer une gêne inacceptable aux protagonistes (paragraphe 13 ci-dessus).
49. La Cour constate que dans la présente affaire les juridictions nationales ne peuvent passer pour avoir dûment mis en balance le droit de la requérante au respect de sa vie privée d’un côté et la liberté de la presse de l’autre, conformément aux critères pertinents précédemment rappelés (paragraphes 36-38 ci-dessus). Elle est d’avis qu’eu égard, d’une part, au contenu de la vidéo diffusée, qui portait sur des détails de la vie amoureuse et intime de la requérante et ne relevait aucunement d’un sujet d’intérêt général et, d’autre part, aux circonstances, non conformes aux normes d’un journalisme responsable, dans lesquelles ces images ont été obtenues et diffusées par les journalistes, sans le consentement de l’intéressée, les juridictions internes auraient dû faire preuve d’une plus grande rigueur lorsqu’elles ont soupesé les différents intérêts en présence. En particulier, l’argument selon lequel la requérante n’aurait pas été assez attentive à la protection de son intimité en s’approchant de son compagnon à un endroit de la terrasse de son appartement visible de l’extérieur ne saurait être retenu. L’acceptation de ce critère d’« isolement spatial » reviendrait à dire que, à moins qu’elle ne se trouve dans un endroit isolé à l’abri du public, la requérante doit accepter d’être filmée presque à tout moment, de manière systématique, et que ces images soient ensuite très largement diffusées, même si, comme ce fut le cas en l’espèce, ces images se rapportent exclusivement à des détails de sa vie privée ; ce qui ne serait pas conforme à la jurisprudence de la Cour (voir, Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, §§ 74 et 75, CEDH 2004‑VI). En outre, le désarroi émotionnel et les conséquences sur la vie privée et professionnelle de la requérante que la diffusion des images litigieuses a pu causer à l’intéressée ne semblent pas avoir été suffisamment pris en considération par les autorités nationales.
50. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut qu’en l’espèce les juridictions nationales ont manqué à leur obligation de protéger le droit de la requérante au respect de sa vie privée contre l’atteinte qui y avait été portée par la diffusion des images litigieuses.
51. Partant, elle juge qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
52. La requérante soulève en outre au regard de l’article 6 § 1 de la Convention un grief concernant la durée de la procédure devant les juridictions civiles.
53. La Cour note que ce grief concerne seulement la durée passée devant le tribunal de grande instance et la Cour de cassation et non pas celle devant la Cour constitutionnelle. Elle constate qu’eu égard aux critères dégagés par la jurisprudence de la Cour en la matière (voir, parmi bien d’autres, Comingersoll S.A. c. Portugal [GC], no 35382/97, § 19, CEDH 2000-IV, et Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII), elle estime que la durée de la procédure devant les juridictions civiles, à savoir environ quatre ans et trois mois, ne peut être considérée comme méconnaissant le principe du délai raisonnable, compte tenu notamment de la nature de l’affaire, qui exigeait une mise en balance minutieuse des différents intérêts en jeu, de l’examen de la cause à deux niveaux de juridiction, et de l’introduction de deux recours devant la Cour de cassation.
54. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
55. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
56. La requérante n’a pas présenté de demande au titre de la satisfaction équitable dans le délai qui lui avait été imparti conformément à la procédure de la Cour. En conséquence, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de lui octroyer de somme à ce titre.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief tiré de l’article 8 de la Convention recevable, et la requête irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 7 mars 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
Dernière mise à jour le mars 7, 2023 par loisdumonde
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