Y c. France (Cour européenne des droits de l’homme)

Résumé juridique
Janvier 2023

Y c. France – 76888/17

Arrêt 31.1.2023 [Section V]

Article 8
Article 8-1
Respect de la vie privée

Refus des autorités nationales d’inscrire la mention « neutre » ou « intersexe » sur l’acte de naissance d’une personne intersexuée à la place de « masculin » : non-violation

En fait – Le requérant, dont l’acte de naissance indique qu’il est « de sexe masculin », est biologiquement une personne intersexuée depuis sa naissance selon des certificats médicaux. Faute de testicules ou d’ovaires, son corps n’a jamais produit d’hormones sexuelles et ne s’est ni masculinisé ni féminisé. Souffrant d’ostéoporose et en raison de son « assignation administrative » au sexe masculin, il s’est vu prescrire à quarante ans un traitement à base de testostérone destiné aux hommes, qui a artificiellement modifié son apparence (une barbe a poussé et sa voix a mué).

En janvier 2015, il demanda au procureur de la République près le tribunal de grande instance de saisir le président de cette juridiction afin qu’il remplace sur son acte de naissance la mention « sexe masculin »» par la mention « sexe neutre » ou, à défaut, « intersexe ». En août 2015, le président du tribunal de grande instance lui donna gain de cause. La cour d’appel infirma le jugement en mars 2016. Et la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par le requérant en mai 2017.

En droit – Article 8 : Il est avéré que le requérant est intersexué car, biologiquement, il ne relève ni de la catégorie « masculin » ni de la catégorie « féminin » au regard de l’expression retenue par le comité consultatif national d’éthique dans son avis no 132, du constat de la cour d’appel et des certificats médicaux produits. Il existe ainsi une discordance entre son identité biologique, dont il revendique la reconnaissance, et son identité juridique.

S’agissant de l’applicabilité de l’article 8, l’identité personnelle, dont le genre est un des éléments, relève du droit au respect de la vie privée qu’il consacre (X et Y c. Roumanie, Y.T. c. Bulgarie, A.P., Garçon et Nicot c. France).

La présente requête, qui ne concerne pas la question de l’autodétermination du genre, soulève la seule question des conséquences au regard du droit au respect de la vie privée garanti par l’article 8 de la Convention, de l’attribution du sexe masculin ou du sexe féminin à une personne qui, étant biologiquement intersexuée, ne relève ni de l’un ni de l’autre.

a) Sur la question de savoir si l’affaire concerne une obligation négative ou une obligation positive – Il y a lieu d’examiner l’affaire sous l’angle de l’obligation positive car le grief du requérant tend à dénoncer une lacune du droit français qui aurait entraîné une situation attentatoire à sa vie privée. La Cour a procédé ainsi dans plusieurs affaires relatives à l’identité de genre de personnes transgenres (X et Y c. Roumanie, Y.T. c. Bulgarie, S.V. c. Italie, A.P., Garçon et Nicot c. France, Hämäläinen c. Finlande [GC], Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni [GC]).

b) Sur la marge nationale d’appréciation – Un aspect essentiel de l’intimité de la personne se trouve au cœur même de la présente affaire dans la mesure où l’identité de genre y est en cause. La notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8, et le droit à l’identité sexuelle et à l’épanouissement personnel est un aspect fondamental du droit au respect de la vie privée. De tels enjeux militent en faveur d’une marge d’appréciation restreinte (A.P., Garçon et Nicot c. France).

Néanmoins les questions en litige portent sur un sujet de société qui se prête au débat voire à la controverse, de nature à susciter de profondes divergences dans un État démocratique. Par ailleurs la grande majorité de trente-sept États parties autres que la France prévoit la spécification du genre sur les certificats de naissance ou les documents d’identification, sans donner la possibilité d’opter pour l’inscription d’un autre marqueur de genre que « masculin » ou « féminin ». Même s’il apparaît que la question de la reconnaissance non binaire du genre a récemment été ou est à l’étude dans certains d’entre eux, il en résulte qu’il n’existe pas de consensus européen en la matière.

En outre, des intérêts publics relevant de l’intérêt général sont en jeu : la préservation du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, la garantie de la fiabilité et de la cohérence de l’état civil et, plus largement, l’exigence de sécurité juridique.

Ainsi, l’État défendeur jouissait d’une marge d’appréciation élargie en ce qui concerne la mise en œuvre de son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée.

c) Sur la mise en balance des intérêts en présence – La discordance entre l’identité biologique et juridique du requérant est de nature à lui provoquer souffrance et anxiété.

La cour d’appel a souligné qu’attribuer le sexe masculin ou féminin à un nouveau-né qui présente une ambiguïté sexuelle biologique en contradiction avec les constatations médicales selon lesquelles le sexe ne peut être déterminé de façon univoque, fait encourir le risque d’une contrariété entre cette attribution et l’identité sexuelle vécue à l’âge adulte. Le juste équilibre qu’exige l’article 8 conduisait à devoir permettre à ces personnes d’obtenir soit que leur état civil ne mentionne aucune catégorie sexuelle, soit que le sexe qui leur a été assigné soit modifié. Mais uniquement lorsque le sexe assigné « n’est pas en correspondance avec leur apparence physique et leur comportement social ». La juridiction a ainsi rejeté la demande du requérant au motif que cette dernière condition n’était pas remplie, car il présentait une apparence physique masculine, qu’il était marié et que son épouse et lui avaient adopté un enfant. La Cour de cassation a confirmé que dès lors l’atteinte au droit au respect de sa vie privée n’était pas disproportionnée au regard du but légitime poursuivi.

La Cour se sépare de ce raisonnement des juridictions internes en tant qu’il revient à faire primer l’apparence physique et sociale sur la réalité biologique intersexuée du requérant. Il procède à une confusion entre la notion d’identité et la notion d’apparence, alors qu’en tant qu’élément de la vie privée, l’identité d’une personne ne saurait se réduire à l’apparence que cette personne revêt aux yeux des autres. Il ignore en outre la réalité du parcours de vie du requérant qui, désigné à la naissance comme appartenant au sexe masculin et ayant en conséquence été socialement identifié comme tel, n’a eu d’autre possibilité que de « faire semblant d’être un homme », et dont la virilisation partielle et tardive de l’apparence physique ne résulte pas de son choix mais du traitement hormonal qu’il a reçu en raison de son ostéoporose.

Néanmoins les juridictions internes ont pleinement reconnu que l’attribution du sexe masculin ou féminin aux personnes qui, tel le requérant, sont biologiquement intersexuées, met en cause leur droit au respect de leur vie privée. Cependant, elles ont aussi pris en en considération l’importance des enjeux d’intérêt général qui étaient en cause. À ce titre, les motifs tirés du respect du principe de l’indisponibilité de l’état des personnes et de la nécessité de préserver la cohérence et la sécurité des actes de l’état civil ainsi que l’organisation sociale et juridique du système français, avancés par les autorités nationales, sont pertinents. Par ailleurs, selon la Cour de cassation, la reconnaissance par le juge d’un « sexe neutre » aurait des répercussions profondes sur les règles du droit français construites à partir de la binarité des sexes et impliquerait de nombreuses modifications législatives de coordination. Un rapport d’information du Sénat souligne qu’une telle reconnaissance entraînerait de profondes répercussions juridiques, sur le droit de la famille, de la filiation, de la procréation, et de l’égalité femme-homme, et conclut que, s’il est indispensable de garantir le droit au respect de la vie privée des personnes intersexuées, toute réforme de leur statut juridique devrait exiger une réflexion approfondie. La cour d’appel a aussi considéré qu’accueillir la demande du requérant reviendrait à reconnaître l’existence d’une autre catégorie sexuelle et donc à exercer une fonction normative, qui relève en principe du pouvoir législatif et non du pouvoir judiciaire. Le respect du principe de séparation des pouvoirs, sans lequel il n’y a pas de démocratie, se trouvait donc au cœur des considérations des juridictions internes.

La Cour doit aussi faire preuve en l’espèce de réserve. Le requérant précise qu’il ne réclame pas la consécration d’un droit général à la reconnaissance d’un troisième genre mais seulement la rectification de son état civil de manière à ce qu’il reflète la réalité de son identité. Or, faire droit à sa demande et déclarer que le refus d’inscrire la mention « neutre » ou « intersexe » sur son acte de naissance à la place de « masculin » est constitutif d’une violation de l’article 8, aurait nécessairement pour conséquence que l’État défendeur serait appelé, en vertu de ses obligations au titre de l’article 46 de la Convention, à modifier en ce sens son droit interne. Or, lorsque des questions de politique générale sont en jeu, sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un État démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au rôle de décideur national. Il en va d’autant plus ainsi lorsque, comme en l’espèce, il s’agit d’une question qui relève d’un choix de société (S.A.S. c. France [GC]).

A fortiori en l’absence de consensus européen en la matière, il convient donc de laisser à l’État défendeur le soin de déterminer à quel rythme et jusqu’à quel point il convient de répondre aux demandes des personnes intersexuées, tel que le requérant, en matière d’état civil, en tenant dûment compte de la difficile situation dans laquelle elles se trouvent au regard du droit au respect de la vie privée en particulier du fait de l’inadéquation entre le cadre juridique et leur réalité biologique.

Au bénéfice de l’ensemble des considérations qui précèdent et compte tenu de la marge d’appréciation dont il disposait, l’État défendeur n’a pas méconnu son obligation positive de garantir au requérant le respect effectif de sa vie privée.

Conclusion : non-violation (six voix contre une).

(Voir aussi Sheffield et Horsham c. Royaume-Uni [GC], 22985/93 et 23390/94, 30 juillet 1998, Résumé juridique ; Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], 28957/95, 11 juillet 2002, Résumé juridique ; Hämäläinen c. Finlande [GC], 37359/09, 16 juillet 2014, Résumé juridique ; A.P., Garçon et Nicot c. France, 79885/12 et al., 6 avril 2017, Résumé juridique ; S.V. c. Italie, 55216/08, 11 octobre 2018, Résumé juridique ; Y.T. c. Bulgarie, 41701/16, 9 juillet 2020, Résumé juridique ; X et Y c. Roumanie, 2145/16, 19 janvier 2021, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le janvier 31, 2023 par loisdumonde

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