La requête concerne, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, une allégation de non-réalisation d’une enquête effective sur le décès de M. Constantin Cioroianu, père du requérant et mari de la requérante, dans des circonstances qui ont été qualifiées par les autorités nationales d’accident de la route, l’intéressé ayant été heurté, alors qu’il se déplaçait à pied, par une moto conduite par une personne mineure non titulaire du permis de conduire.
QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE CIOROIANU c. ROUMANIE
(Requête no 24621/18)
ARRÊT
STRASBOURG
31 janvier 2023
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Cioroianu c. Roumanie,
La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Faris Vehabović, président,
Iulia Antoanella Motoc,
Branko Lubarda, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointe de section f.f.,
Vu la requête (no 24621/18) dirigée contre la Roumanie et dont deux ressortissants de cet État, M. Ștefan Cioroianu et Mme Maria Cioroianu (« les requérants »), nés respectivement en 1955 et en 1932 et résidant à Poiana Mare, représentés par M. Ș. Cioroianu, avocat à Poiana Mare, ont saisi la Cour le 12 mai 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme O.F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères, le grief concernant l’article 2 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 janvier 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La requête concerne, sous l’angle de l’article 2 de la Convention, une allégation de non-réalisation d’une enquête effective sur le décès de M. Constantin Cioroianu, père du requérant et mari de la requérante, dans des circonstances qui ont été qualifiées par les autorités nationales d’accident de la route, l’intéressé ayant été heurté, alors qu’il se déplaçait à pied, par une moto conduite par une personne mineure non titulaire du permis de conduire.
2. Le 27 mai 2006, M. Constantin Cioroianu, alors âgé de 77 ans, fut percuté par une moto alors qu’il marchait au bord d’une route dans la commune où il résidait. Il décéda avant l’arrivée des secours. Le jour même, la police procéda à des investigations sur les lieux. Elle établit un procès‑verbal et produisit une planche photo et un croquis (« schiţa ») de l’accident.
3. Le 8 juin 2006, le requérant déposa plainte pour meurtre, exposant que le conducteur de la moto, ou des tiers non identifiés apparentés à ce dernier, avait frappé son père et l’avait battu à mort au motif que la moto avait été endommagée après que le conducteur eut renversé accidentellement la victime.
4. Le 28 juin 2006, les organes de poursuite de la police de Calafat ordonnèrent qu’une enquête pénale (« începerea urmăririi penale ») concernant les faits fût ouverte contre P.M. des chefs d’homicide involontaire et de conduite sans permis sur la voie publique d’un véhicule non immatriculé, infractions punies respectivement par l’article 178 (2) du code pénal en vigueur à l’époque des faits (le code pénal de 1968, ou « l’ancien code pénal », « l’ACP »), et par les articles 77 (1) et 78 (1) du règlement d’urgence no 195/2002 du Gouvernement. Par une résolution du 7 juillet 2006, le procureur du parquet près le tribunal de première instance de Calafat confirma la décision, constatant que le suspect (« învinuitul »), qui était mineur, avait conduit sur la voie publique, sans permis de conduire, une moto Honda non immatriculée et qu’il avait provoqué un accident de la circulation qui avait causé le décès de M. Constantin Cioroianu.
5. Après que dix-neuf témoins eurent été auditionnés en mai et juin 2006, le suspect P.M. fut entendu les 8 et 16 novembre 2006.
6. Le 23 novembre 2006, le parquet près le tribunal de première instance de Calafat se déclara incompétent en faveur du parquet près le tribunal départemental de Dolj, auquel le dossier fut transmis.
7. Le 8 février 2007, les requérants se constituèrent partie civile dans la procédure pénale engagée contre P.M.
8. Le 11 avril 2007, le parquet près le tribunal départemental de Dolj ordonna un non-lieu (« neînceperea urmăririi penale ») relativement à l’infraction de meurtre réprimée par l’article 174 de l’ACP, et il se déclara incompétent pour connaître des infractions décrites au paragraphe ci‑dessus, estimant qu’il revenait au parquet près le tribunal de première instance de Calafat de continuer l’enquête pénale y afférente.
9. Le 12 septembre 2007, saisi par les requérants d’un recours contre la décision de non-lieu, le tribunal départemental de Dolj infirma celle-ci et ordonna la réouverture de l’enquête pénale. Le tribunal jugea en outre que le rapport de l’expertise médicolégale qui avait été pratiquée devait être validé par la commission supérieure de l’institut national de médecine légale (« l’INML ») et que les témoins devaient être entendus à nouveau, notamment lors d’une confrontation visant à clarifier des aspects contradictoires de leurs dépositions.
10. Le 21 janvier 2008, la commission de contrôle (« Comisia de Control şi Avizare ») de 1’institut de médecine légale (« l’IML ») de Craiova rendit un avis de validation. Le 28 février 2008, le procureur accéda toutefois à la demande des requérants tendant à la réalisation d’une expertise médicolégale dont les objectifs (obiectivele) furent établis en présence du suspect. Les 3 et 20 mars 2008, les requérants sollicitèrent successivement deux ajournements de l’expertise afin de pouvoir être assistés par un expert de leur choix.
11. Le 27 mai 2008, dans le cadre d’un acte d’enquête du 16 mai 2008 par lequel le procureur avait ordonné certaines mesures d’investigation, l’IML de Craiova émit un bulletin d’analyse des traces de sang qui avaient été prélevées sur le rétroviseur de la moto. Un examen de la moto fut effectué le 8 août 2008.
12. En mai et en août 2008, le requérant déposa respectivement un rapport d’expertise technique et un rapport d’expertise de stomatologie en vue de démontrer que le type de lésions qui avaient été constatées sur les maxillaires de la victime, et qui consistaient notamment en une avulsion de plusieurs dents, n’avaient pas pu être causées par un simple choc avec la moto impliquée.
13. Informé de l’enquête en cours par une lettre du requérant du 19 novembre 2008, le procureur général du parquet près la Haute Cour de cassation et de justice (« la HCCJ ») ordonna, par une résolution du 29 janvier 2009, la transmission du dossier d’enquête à ce parquet afin qu’il poursuivît les investigations.
14. Le 17 février 2010, le procureur du parquet près la HCCJ infirma la décision du 28 février 2008 (paragraphe ci-dessus) ainsi qu’une décision du 25 septembre 2008 par laquelle une expertise technique du véhicule avait été ordonnée. Le 23 mars 2010, le parquet de la HCCJ ordonna l’exhumation de la dépouille de la victime aux fins de la réalisation d’une nouvelle expertise médicolégale. Les objectifs de cette mesure furent précisés par une ordonnance du 9 août 2010. Un rapport d’expertise fut remis le 15 septembre 2010.
15. Après avoir porté ce rapport à la connaissance des parties civiles et entendu la requérante, le procureur infirma le 18 février 2011 sa décision du 23 mars 2010. Le 1er avril 2011, il ordonna une nouvelle exhumation du corps de la victime en vue d’une autopsie de la dépouille. Celle-ci fut pratiquée le 12 novembre 2011 en présence de deux experts désignés par les parties.
16. Le 7 décembre 2012, les experts remirent leur rapport, qui fut approuvé par la commission de contrôle de l’INML le 17 avril 2013.
17. Le 17 janvier 2014, le procureur ordonna une expertise criminalistique du véhicule.
18. Le 26 juin 2015, le parquet près la HCCJ classa l’affaire sans suite. S’appuyant sur les résultats de l’autopsie ainsi que sur les deux expertises médicolégales et sur l’expertise technique qui concluaient que les lésions constatées avaient pu être provoquées par un choc avec la moto en cause, il estima qu’un comportement imprudent de la victime était à l’origine de l’accident. Par ailleurs, en ce qui concerne les infractions de mise en circulation ou conduite d’un véhicule non immatriculé et de conduite d’un véhicule sans permis, il classa l’affaire en raison de la prescription de la responsabilité pénale du suspect.
19. Le 9 octobre 2015, les requérants contestèrent la décision du parquet. Leur recours donna lieu à une série de conflits négatifs de compétence, avant que celle-ci ne fût définitivement établie en faveur du tribunal départemental de Dolj.
20. Par un arrêt définitif du 11 septembre 2017, le tribunal départemental de Dolj confirma le classement de la plainte.
APPRÉCIATION DE LA COUR
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
21. Constatant que le grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
22. Les principes généraux concernant les obligations procédurales pesant sur l’État sous l’angle de l’article 2 de la Convention ont été résumés dans l’arrêt Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie ([GC], no 41720/13, §§ 137-139, 25 juin 2019).
23. En particulier, en cas d’accidents mortels, l’État doit mettre en place un système judiciaire effectif qui peut varier selon les circonstances, mais qui doit en tout état de cause permettre, à bref délai, d’établir les faits, de contraindre les responsables à rendre des comptes et de fournir aux victimes une réparation adéquate. En outre, la Cour a déjà conclu que l’article 2 était applicable à des accidents, notamment des accidents de la route, qui avaient provoqué le décès de la victime directe (voir, par exemple, Anna Todorova c. Bulgarie, no 23302/03, §§ 9 et 83, 24 mai 2011, et Fatih Çakır et Merve Nisa Çakır c. Turquie, no 54558/11, § 41, 5 juin 2018).
24. Les exigences indiquées ci-dessus sont d’autant plus pertinentes lorsque, comme en l’espèce, les victimes contestent la thèse de l’accident mortel en s’appuyant sur des preuves scientifiques telles que des expertises médicolégales (paragraphes et ci-dessus).
25. En l’espèce, la Cour note que l’enquête concernant le décès de M. Constantin Cioroianu dans des circonstances que les autorités ont, in fine, considéré relever d’un accident de la route ordinaire, a duré onze ans et trois mois, dont plus de neuf ans devant le parquet, et que ce laps de temps a causé la prescription de la responsabilité pénale du suspect relativement à certaines des infractions pour lesquelles il avait été inculpé pour avoir, notamment, conduit sans permis sur la voie publique une moto non immatriculée (paragraphe ci-dessus). Or, cette période de plus de onze ans a été marquée par plusieurs phases d’inactivité (paragraphes – ci-dessus), ainsi que par des retards dus, d’une part, à la nécessité de procéder une nouvelle fois à d’importantes mesures d’enquête qui avaient été annulées (paragraphes – ci-dessus) et, d’autre part, à des conflits de compétence (paragraphe ci-dessus).
26. De surcroît, la Cour note que ce n’est qu’en 2008, soit deux ans après l’événement ayant couté la vie au père du requérant, et après l’infirmation d’un premier non-lieu, que le parquet a ordonné des mesures d’investigation aussi essentielles qu’un examen de la moto impliquée dans l’accident ou qu’une expertise biologique des traces de sang prélevées sur le rétroviseur de la moto (paragraphe ci-dessus). En outre, la durée de l’enquête a eu comme conséquence des lacunes importantes dans la manière dont l’enquête s’est déroulée. Ainsi, il ne ressort pas des informations présentées à la Cour qu’une suite a été donnée à la décision du 12 septembre 2007 du tribunal départemental de Dolj ordonnant une confrontation des témoins aux fins de clarifications des contradictions apparaissant dans leurs déclarations et d’établissement du déroulement exact des faits (paragraphe ci-dessus).
27. Compte tenu des déficiences susmentionnées, la Cour estime que les requérants n’ont pas bénéficié d’une enquête qui réponde aux exigences de l’article 2 de la Convention.
Dès lors, il y a eu violation de cette disposition sous son volet procédural.
APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
28. Les requérants demandent conjointement 247 000 euros (EUR) pour dommage matériel et moral et 31 750 EUR au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés.
29. Le Gouvernement estime ces montants excessifs et observe que les requérants n’ont pas fourni de justificatifs se rapportant au préjudice matériel allégué et aux frais et dépens.
30. La Cour note que la demande relative au préjudice matériel et aux frais et dépens n’est pas étayée. Elle rejette donc les prétentions formulées à ce titre et octroie à chacun des requérants 20 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le grief fondé sur l’article 2 de la Convention recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention sous son volet procédural ;
3. Dit
a) que l’État défendeur doit verser à chacun des requérants, dans un délai de trois mois, 20 000 EUR (vingt mille euros), à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 janvier 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Crina Kaufman Faris Vehabović
Greffière adjointe f.f. Président
Dernière mise à jour le janvier 31, 2023 par loisdumonde
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