AFFAIRE SAVVAIDOU c. GRÈCE (Cour européenne des droits de l’homme) 58715/15

La requête concerne des déclarations faites par la porte-parole du gouvernement à la suite de la révocation de la requérante.


TROISIÈME SECTION
AFFAIRE SAVVAIDOU c. GRÈCE
(Requête no 58715/15)
ARRÊT
STRASBOURG
31 janvier 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Savvaidou c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en un comité composé de :
Yonko Grozev, président,
Peeter Roosma,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,

Vu la requête (no 58715/15) dirigée contre la République hellénique et dont une ressortissante de cet État, Mme Katerina Savvaidou (« la requérante »), née en 1972 et résidant à Pallini, représentée par Me V. Chirdaris et Me V. Tsonou, avocats à Athènes, a saisi la Cour le 10 novembre 2015 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement »), représenté par la déléguée de son agent, A. Magrippi, auditrice au Conseil juridique de l’État, les griefs concernant les articles 6 § 2 et 13 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 10 janvier 2023,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête concerne des déclarations faites par la porte-parole du gouvernement à la suite de la révocation de la requérante.

2. En particulier, le 30 janvier 2015, une plainte fut déposée contre la requérante, qui était secrétaire générale des finances publiques à l’époque des faits, pour manquement à son devoir professionnel. Par l’ordonnance no 1338/16, la chambre d’accusation du tribunal correctionnel d’Athènes décida de ne pas porter des accusations contre l’intéressée.

3. Le 7 août 2015, une enquête fut ordonnée contre la requérante pour détournement de fonds. L’intéressée fut acquittée, ce qui fut confirmé par la décision no 1292/2018 de la chambre de la Cour de cassation.

4. Entre-temps, le 22 octobre 2015, par une décision du conseil ministériel, la requérante avait été révoquée de ses fonctions. La porte-parole du gouvernement, en sortant du conseil ministériel, fit les déclarations suivantes :

« Le conseil ministériel a accepté à l’unanimité la suggestion du ministre des Finances de révoquer Mme Savvaidou. Comme vous le comprenez tous, en ces temps si difficiles pour la société, en ces temps si difficiles pour la population, il ne peut être accepté que des agents publics agissent contre l’intérêt public et contribuent au développement de certaines entreprises qui étaient favorisées par les gouvernements précédents et qui formaient le noyau de la corruption. Il existe des lois et des règles dans le pays et elles seront respectées. »

5. Le même jour, la requérante fit une déclaration publique dans laquelle elle soutint, entre autres, qu’elle avait toujours agi dans le but de protéger l’intérêt public ainsi que dans le cadre de la loi et de ses compétences.

6. La porte-parole du gouvernement répondit que ni elle-même ni le gouvernement n’avaient « jugé » la requérante et que celui-ci n’avait pas pris part à un débat public concernant cette affaire.

7. La chambre d’accusation du tribunal de première instance d’Athènes décida de ne pas porter des accusations contre l’intéressée pour manquement à son devoir professionnel.

8. Invoquant l’article 6 § 2 de la Convention, la requérante se plaint d’une violation dans son chef du principe de la présomption d’innocence eu égard aux déclarations en cause. Sur le terrain de l’article 13, elle allègue qu’elle n’a pas disposé d’un recours effectif susceptible de remédier à la violation alléguée de l’article 6 § 2.

APPRÉCIATION DE LA COUR

1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION

A. Sur la recevabilité

9. Le Gouvernement soutient que la requérante a été acquittée des accusations pénales dirigées contre elle et que par conséquent elle n’a pas la qualité de victime. Il argue que l’intéressée n’a pas épuisé les voies de recours internes parce qu’elle n’a pas attendu la fin des procédures pénales dirigées contre elle, qu’elle n’a pas soulevé les griefs allégués devant les juridictions pénales, et qu’elle n’a introduit aucune action en dommages-intérêts ni de plainte contre la porte-parole du gouvernement. Il soutient enfin que la requérante n’a pas subi de préjudice important.

10. L’intéressée rétorque qu’elle a la qualité de victime, car les déclarations publiques en cause ont porté atteinte à son honneur et à sa réputation. Elle affirme qu’elle a épuisé les voies de recours internes, car elle ne disposait d’aucun recours lui ayant permis à l’époque des faits de faire constater par les juridictions internes la violation de son droit à la présomption d’innocence.

11. La Cour estime qu’à l’époque des faits la requérante ne disposait d’aucun recours à exercer (Konstas c. Grèce, no 53466/07, §§ 28-31, 24 mai 2011). En particulier, elle constate que l’action en dommages-intérêts n’était pas de nature à remédier pleinement à l’atteinte alléguée à la présomption d’innocence. La Cour note, à cet égard, que l’article 6 de la loi no 4596/2019 (nouvel article 72A du code de la procédure pénale), entré en vigueur le 22 février 2019, soit après la période des faits, prévoit que des personnes suspectes ou accusées sont présumées innocents jusqu’au preuve du contraire, conformément à la loi. L’article 7 de la même loi, offre la possibilité aux intéressés qui s’estiment victimes d’une violation de l’article 6 § 2 de la Convention d’introduire une action en dommages-intérêts conformément aux articles 105 et 106 de la loi d’accompagnement du code civil. Ainsi, cette voie de recours ouverte pour les intéressés suggère qu’il ne leur était pas possible, avant l’entrée en vigueur de cette loi, d’obtenir un redressement approprié pour une violation éventuelle de l’article 6 § 2 de la Convention. Dès lors, la Cour considère que la requérante n’a pas obtenu un redressement du grief allégué, de sorte que celle-ci maintient la qualité de victime quant aux faits dénoncés. Il convient donc de rejeter les exceptions du Gouvernement.

12. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

13. La requérante soutient que la porte-parole du gouvernement ne s’est pas limitée à mentionner les raisons spécifiques de sa révocation, mais qu’elle a procédé à un jugement quant à sa culpabilité et qu’elle a prédit le résultat de la procédure pénale. S’il est vrai que la requérante, au vu du poste qu’elle occupait, était susceptible d’endurer de vives critiques, cela ne signifie pas que des déclarations violant son droit à la présomption d’innocence pouvaient être formulées. Quant à la deuxième partie des déclarations faites le même jour, la requérante soutient que celles-ci n’ont pas dissipé les doutes quant à sa culpabilité mais ont, au contraire, créé davantage l’impression qu’elle était coupable. Selon elle, le fait que les déclarations en cause aient été faites par la porte-parole du gouvernement a eu une gravité particulière.

14. Le Gouvernement plaide que les déclarations de la porte-parole du gouvernement doivent être lues dans le contexte plus général du débat politique. La requérante occupait un poste très important et sensible. Il s’ensuit que la révocation de celle-ci intéressait le débat public et politique. Vu que la requérante était haut fonctionnaire de l’État et que ses fonctions avaient un effet sur la stabilité financière du pays, le Gouvernement considère qu’elle était exposée, comme les personnalités politiques, à un contrôle et à la critique de ses faits et gestes.

15. Le Gouvernement explique que les déclarations en cause ont eu lieu dans le contexte d’une confrontation publique entre la requérante et la porte‑parole du gouvernement au sujet de sa révocation. Qui plus est, il précise que, dans la deuxième partie des déclarations litigieuses (« il ne peut être accepté que des agents publics agissent contre l’intérêt public et contribuent au développement de certaines entreprises qui étaient favorisées par les gouvernements précédents et qui formaient le noyau de la corruption »), la requérante n’a pas été nommée, car cette phrase constituait un commentaire politique. Le gouvernement avait, le même jour, précisé qu’il ne « jugeait pas » la requérante.

16. Les principes généraux concernant la présomption d’innocence dans le contexte des déclarations publiques faites par des agents de l’État ont été résumés dans l’arrêt Konstas (précité, §§ 32-45). À cet égard, la Cour souligne l’importance du choix des termes par les agents de l’État dans les déclarations qu’ils formulent avant qu’une personne n’ait été jugée et reconnue coupable d’une infraction. Elle considère ainsi que ce qui importe aux fins d’application de la disposition précitée, c’est le sens réel des déclarations en question, et non leur forme littérale. Toutefois, le point de savoir si la déclaration d’un agent public constitue une violation du principe de la présomption d’innocence doit être tranché dans le contexte des circonstances particulières dans lesquelles la déclaration litigieuse a été formulée (Y.B. et autres c. Turquie, nos 48173/99 et 48319/99, § 43-45, 28 octobre 2004).

17. La Cour observe que les déclarations en cause ont été faites par la porte-parole du gouvernement. Elles émanaient donc d’une haute représentante de l’État, qui était ténue par l’obligation de respecter le principe de la présomption d’innocence (Konstas, § 38, et Y.B. et autres c. Turquie, § 43, précitées). Lesdites déclarations ont été formulées alors que la procédure pénale était pendante.

18. Quant aux propos tenus, la Cour observe qu’ils ont eu lieu immédiatement après la révocation de la requérante, décidée par le conseil ministériel. Au début des propos prononcés, le nom de la requérante a été mentionné, et, par la suite, les termes suivants ont été employés :

« il ne peut être accepté que des agents publics agissent contre l’intérêt public et contribuent au développement de certaines entreprises qui étaient favorisées par les gouvernements précédents et qui formaient le noyau de la corruption (…) »

Ces termes semblaient refléter la propre appréciation de la cause par la porte-parole du gouvernement, en préjugeant le futur arrêt que devaient rendre les juridictions pénales. En particulier, les termes en cause, qui avaient été exprimés sans réserve ni nuance, ont créé l’impression que la requérante était impliquée aux actes contraires à l’intérêt général et qu’elle avait des liens avec la corruption. Sur ce dernier point, il est à noter que les propos auraient également pu préjuger, aux yeux du public, l’enquête qui était, à l’époque, pendante contre la requérante pour détournement de fonds. Qui plus est, le fait que les propos en cause ont eu lieu après le conseil ministériel pourrait être compris par le public pertinent comme s’ils reflétaient l’avis du gouvernement lui-même.

19. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention.

2. SUR LAVIOLATION ALLÉGUÉE de l’article 13 de la convention

20. La requérante a formulé d’autres griefs qui, selon la jurisprudence bien établie de la Cour, soulèvent eux aussi des questions sur le terrain de la Convention. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables. Après examen de l’ensemble des éléments en sa possession, elle conclut qu’ils font également apparaître des violations de l’article 13 de la Convention, eu égard à ses constats dans l’arrêt Konstas (précité, §§ 52-57).

SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

21. La requérante demande 100 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi et 2 480 EUR au titre des frais et dépens qu’elle dit avoir engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. Elle produit une facture à l’appui.

22. Le Gouvernement soutient que les sommes réclamées sont excessives et injustifiées.

23. La Cour octroie à la requérante 6 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

24. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante la somme de 1 000 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 2 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention en ce qui concerne les autres griefs relevant de la jurisprudence bien établie de la Cour ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois les sommes suivantes :

i. 6 000 EUR (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;

ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû par la requérante à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 janvier 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Olga Chernishova                    Yonko Grozev
Greffière adjointe                        Président

Dernière mise à jour le janvier 31, 2023 par loisdumonde

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