AFFAIRE GEANTĂ ET AUTRES c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) 39920/16 et 11 autres requêtes

Les requérants se plaignent du refus au prisonniers d’assister aux funérailles de membres de famille proche.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE GEANTĂ ET AUTRES c. ROUMANIE
(Requête no 39920/16 et 11 autres requêtes – voir liste en annexe)
ARRÊT
STRASBOURG
12 janvier 2023

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Geantă et autres c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :
Armen Harutyunyan, Président,
Anja Seibert-Fohr,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Viktoriya Maradudina, greffière adjointe de section f.f.,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 décembre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent des requêtes dirigées contre la Roumanie et dont la Cour a été saisie en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») aux différentes dates indiquées dans le tableau joint en annexe.

2. Les requêtes ont été communiquées au gouvernement roumain (« le Gouvernement »).

EN FAIT

3. La liste des requérants et les précisions pertinentes sur les requêtes figurent dans le tableau joint en annexe.

4. Les requérants se plaignent du refus au prisonniers d’assister aux funérailles de membres de famille proche. Dans la requête no 39920/16 le requérant tire également d’autres griefs des dispositions de la Convention.

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

5. Compte tenu de la similitude des requêtes, la Cour estime approprié de les examiner conjointement en un seul arrêt.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 § 1 de la Convention

6. Les requérants dénoncent le refus au prisonnier d’assister aux funérailles des membres des leurs familles. Ils invoquent l’article 8 de la Convention, ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

7. La Cour observe que dans les requêtes nos 5317/19, 8208/19, 40323/19, 58275/19, 13173/20, 21965/20, 4717/21 et 24818/21, le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes considérant que les requérants auraient dû contester les décisions de la « commission de récompenses » devant le juge chargé du contrôle de la privation de liberté et, le cas échéant, devant le tribunal de première instance. Le Gouvernement affirme aussi que les requérants auraient dû introduire une action en responsabilité civile délictuelle contre les autorités pénitentiaires. La Cour rappelle qu’elle a déjà estimé que ces voies de recours ne sauraient être considérées avec un degré suffisant de certitude comme des recours effectifs (Kanalas c. Roumanie, no 20323/14, § 44, 6 décembre 2016). Dès lors, la Cour estime que les requérants n’avaient pas de voie de recours à leur disposition au sens de l’article 35 § 1 de la Convention.

8. Eu égard à ce qui précède, il convient de rejeter les exceptions du Gouvernement et de déclarer les requêtes recevables.

9. Dans l’arrêt de principe Kanalas c. Roumanie, no 20323/14, 6 décembre 2016, la Cour a conclu à la violation au sujet de questions similaires à celles qui font l’objet de la présente affaire.

10. Après examen de l’ensemble des éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne décèle aucun fait ou argument propre à la convaincre de parvenir à une conclusion différente quant au bien-fondé des griefs en question. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime que les raisons invoquées par les autorités nationales pour refuser aux requérants l’autorisation de sortie afin d’assister aux funérailles des membres de la famille proche (voir tableau joint en annexe) ne suffisent pas à démontrer que l’ingérence dénoncée était « nécessaire dans une société démocratique ».

11. En particulier, la Cour observe que dans les requêtes nos 40323/19 et 21965/20 (ou le Gouvernement invoque, parmi les motifs du refus, l’omission des requérants d’indiquer la date et l’heure des funérailles, les ressources financières et le trajet pour se rendre aux funérailles ou la manque du certificat de décès), des documents envoyés à la Cour par les parties, il ne ressort pas que ces motifs aient été communiqué aux requérants en temps utile afin qu’ils puissent y remédier.

12. Il s’ensuit que ces requêtes révèlent une violation de l’article 8 § 1 de la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES RELEVANT D’UNE JURISPRUDENCE BIEN ÉTABLIE

13. Dans la requête no 39920/16, le requérant se plaint également des mauvaises conditions de détention entre le 19 août 2004 et le 12 mars 2019 (voir tableau joint en annexe).

14. Le Gouvernement allègue que pour la période comprise entre le 19 août 2004 et le 25 juillet 2012 la plainte doit être rejetée comme tardive.

15. La Cour note que pour la période comprise entre le 26 juillet 2012 et le 12 mars 2019, le requérant a bénéficié d’une réduction de 468 jours dans l’exécution de sa peine en raison des conditions inadéquates de détention. Dès lors, la Cour estime que, pour la période susmentionnée, la plainte est irrecevable pour perte de la qualité de victime (Dîrjan et Stefan c. Roumanie (déc.), nos 14224/15 et 50977/15, 15 avril 2020).

16. Il s’ensuit que cette partie de la requête concernant la période de détention entre le 26 juillet 2012 et le 12 mars 2019 doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.

17. S’agissant de l’exception soulevée par le Gouvernement, la Cour constate que le requérant se plaint des conditions de détention dans toutes les prisons où il a été incarcéré et que l’exécution de la peine n’a pas été interrompue (voir, a contrario, Mihai Laurenţiu Marin c. Roumanie, no 79857/12, § 30, 10 juin 2014). Dès lors que le requérant dénonce une situation continue portant atteinte à ses droits garantis par l’article 3 de la Convention, la Cour estime que l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.

18. Constatant que ces griefs ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.

19. Après examen de l’ensemble des éléments en sa possession, elle conclut qu’ils révèlent une violation de l’article 3 de la Convention pendant la période de détention comprise entre le 19 août 2004 et le 25 juillet 2012 (voir l’arrêt Rezmiveș et autres c. Roumanie, nos 61467/12 et 3 autres, 25 avril 2017).

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

20. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

21. Eu égard aux documents en sa possession et à sa jurisprudence (Császy c. Hongrie, no 14447/11, 21 octobre 2014), la Cour estime raisonnable d’allouer les sommes indiquées dans le tableau joint en annexe.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Décide de joindre les requêtes ;

2. Déclare les requêtes recevables quant aux griefs concernant le refus au prisonnier d’assister aux funérailles de membres de famille proche et les conditions de détention du requérant (requête no 39920/16) entre le 19 août 2004 et le 25 juillet 2012 et irrecevable pour la période comprise entre le 26 juillet 2012 et le 12 mars 2019 ;

3. Dit que ces griefs révèlent une violation de l’article 8 § 1 de la Convention en raison du refus au prisonnier d’assister aux funérailles de membres de famille proche ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention en raison des mauvaises conditions de détention du requérant entre le 19 août 2004 et le 25 juillet 2012 (requête no 39920/16) ;

5. Dit

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, les sommes indiquées dans le tableau joint en annexe, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 12 janvier 2023, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Viktoriya Maradudina                    Armen Harutyunyan
Greffière adjointe f.f.                          Président

__________

ANNEXE
Liste de requêtes concernant des griefs tirés de l’article 8 § 1 de la Convention
(refus au prisonnier d’assister aux funérailles de membres de famille proche)

No. Numéro et date d’introduction de la requête Nom du requérant et
année de naissance
Nom et ville du représentant Date du refus des autorités pénitentiaires d’autoriser la sortie et motifs invoqués, le cas échéant Personne décédée Procédure judiciaire, le cas échéant Autres griefs relevant de la jurisprudence bien établie Montant alloué pour dommage matériel et moral et frais et dépens par requérant
(en euros)[1]
1. 39920/16
01/08/2016
Mihail-Iulian GEANTĂ
1974
18/03/2016
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
-l’infraction pour laquelle le requérant a été condamnée (meurtre) ;
– la sévérité de la peine.
mère Par une décision du 04/04/2016, le juge de l’application des peines de la prison de Ploiești rejeta la contestation du requérant. Cette décision fut confirmée par un jugement définitif du 26/04/16. Art. 3 – Mauvaises conditions de détention dans les établissements suivants: Ploiești, Jilava, Giurgiu, Mărgineni et Miercurea-Ciuc Prisons, Jilava et Colibași Hôpitaux-Prisons et les commissariats de police de Prahova et de Buftea entre 19/08/2004 et 25/07/2012: surpopulation (1.33 – 2.13 m²/détenu), cellule moisie ou insalubre, manque d’intimité dans les toilettes, manque ou insuffisance de lumière du jour, manque ou inadaptation du mobilier, infestation des cellules par des insectes ou des rongeurs, mauvaise qualité des matelas. 6 500
2. 5317/19
11/02/2019
Dumitru BĂLINEANU
1970
04/01/2019
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
– le comportement du requérant avant son arrestation et sa notoriété dans la communauté ;
– durée de la peine
mère 3 000
3. 8208/19
21/02/2019
Marian-Mihăiță BUZNA
1993
19/11/2018
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
– le requérant avait été sanctionné le 20 juin 2018 ;
– durée de la peine
grand-mère 3 000
4. 40323/19
24/09/2019
Nicolae GHIȚĂ
1977
28/06/2019
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
– la demande du requérant ne précisait pas la date de la cérémonie d’enterrement ;
– gravité de l’infraction commise ;
– période courte depuis que le requérant était incarcéré (environ 1 mois)
mère 3 000
5. 45725/19
05/11/2019
Florin Adrian PAU
1972
05/08/2019
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
– crainte que le requérant pouvait se soustraire à l’exécution de la peine (il s’était soustrait aux mandats d’exécutions antérieurs) ;
– risque de récidive ;
– l’attitude du requérant (le refus de se soumettre aux prélèvements biologiques et le déni des faits commis) ;
– les antécédents pénaux de la famille du requérant
mère Le requérant contesta la décision de la « commission de récompenses » devant le juge de l’application des peines de la prison d’Arad qui la rejeta comme irrecevable le 04/09/2019. Cette solution fut confirmée par un jugement définitif du 24/10/2019. 3 000
6. 58275/19
14/10/2019
Mihai-Cristian POPA
1984
24/07/2019
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
– au moment des funérailles le requérant faisait l’objet des poursuites ;
– la nature des infractions qui ont fait l’objet de sa condamnation (consommation et vente de drogue) ;
– régime d’exécution de la peine (sécurité maximale)
grand-père 3 000
7. 63083/19
17/03/2020
Gelu ENACHE
1983
07/11/2019
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
– nature de l’infraction (viol) et durée de la peine ;
– condamnations antérieures ;
– le régime d’exécution de la peine ;
– plusieurs sanctions disciplinaires
mère Par une décision du 03/12/2019, le juge de l’application des peines de la prison d’Arad rejeta comme irrecevable la contestation du requérant. Cette décision fut confirmée par un jugement définitif du 16/01/2020. 3 000
8. 13173/20
30/03/2020
Ion-Marian NAICU
1975
02/12/2019
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
– période très courte depuis
l’incarcération du requérant
père 3 000
9. 21965/20
19/05/2020
Adrian BUZATU
1975
Peter Irina Maria
București
14/02/2020
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
– le requérant a été sanctionné 13 fois pour des fautes disciplinaires
mère 3 000
10. 4717/21
18/02/2021
Ionuț URSZ
1992
30/12/2020
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
– régime d’exécution de la peine (sécurité maximale) ;
– sanctions disciplinaires
père 3 000
11. 11060/21
04/02/2021
George-Ionuţ BADEA
1985
18/11/2020
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
– période d’évaluation trop courte (moins de 4 mois) ;
– le lieu des funérailles et la manière dont le détenu est connu dans la communauté
père Par une décision du 22/12/2020, le juge de l’application des peines de la prison de Giurgiu rejeta comme irrecevable la contestation du requérant. Cette décision a été confirmée par le tribunal de première instance de Giurgiu qui a rejeté la plainte du requérant le 19/03/2021. 3 000
12. 24818/21
06/05/2021
Nicoleta-Alice NICULESCU
1981
06/01/2021
Les conditions prévues pour obtenir une récompense n’étaient pas réunies :
– la requérante n’a pas participé à des activités éducatives en prison ;
– elle n’a pas travaillé ;
– le régime fermé d’exécution de la peine ;
– la requérante ne présentait pas suffisamment de garanties de ne pas récidiver.
père 3 000

[1] Plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt par la partie requérante.

Dernière mise à jour le janvier 13, 2023 par loisdumonde

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