Note d’information sur la jurisprudence de la Cour
Décembre 2022
M.K. et autres c. France – 34349/18, 34638/18 et 35047/18
Arrêt 8.12.2022 [Section V]
Article 6
Procédure d’exécution
Article 6-1
Accès à un tribunal
Refus des autorités administratives d’exécuter des ordonnances de référé enjoignant à l’État d’héberger en urgence des demandeurs d’asile et leurs enfants : violation
En fait – Les requérants, des parents et leurs enfants, demandeurs d’asile qui étaient à la rue, sollicitèrent en vain la veille sociale pour obtenir un hébergement. Ils saisirent alors le tribunal administratif d’un référé liberté afin qu’il soit enjoint à l’administration de les héberger. En juillet 2018, le juge des référés du tribunal administratif enjoignit à l’État de les mettre à l’abri au titre de l’hébergement d’urgence. Cependant, les ordonnances du juge restèrent inexécutées et ils continuèrent de vivre dans la rue.
La Cour européenne, saisie par les requérants de demandes de mesures provisoires au titre de l’article 39 de son règlement, les prononça et demanda au gouvernement français d’assurer leur prise en charge. Les familles furent alors hébergées.
En droit – Article 6 § 1 :
a) Applicabilité – Selon une jurisprudence constante, les décisions relatives à l’immigration, à l’entrée, au séjour et à l’éloignement des étrangers n’emportent pas contestation sur des droits ou obligations de caractère civil du requérant ni n’ont trait au bien-fondé d’une accusation en matière pénale dirigée contre lui, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention (Maaouia c. France [GC], M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC]). Toutefois, ces restrictions du champ d’application matériel de l’article 6 § 1 ne concernent que l’objet du litige.
Ainsi, indépendamment du statut de la personne concernée, la Cour a admis l’applicabilité de l’article 6 § 1 à des litiges relatifs à l’hébergement social (Tchokontio Happi c. France, Fazia Ali c. Royaume-Uni) ou à des prestations sociales (Deumeland c. Allemagne), même non contributives (Salesi c. Italie).
Le code de l’action sociale et des familles ouvre à toute personne sans abri qui se trouve en situation de détresse médicale, psychique ou sociale un droit à l’hébergement d’urgence qui est susceptible d’être revendiqué sur le fondement de la procédure du référé liberté dans les limites définies par le Conseil d’État. En l’espèce, le juge du référé liberté a reconnu que les requérants remplissaient les conditions prévues pour l’octroi d’un hébergement d’urgence puis a retenu que la carence de l’État à accomplir sa mission était caractérisée, faisant apparaître une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté fondamentale que constituait le droit à l’hébergement d’urgence. Dans ces conditions, les requérants bénéficiaient d’un droit au sens de l’article 6 § 1.
Le droit à l’hébergement d’urgence, par sa nature et sa finalité sociales, s’apparente aux droits reconnus dans le cadre du droit au logement opposable ou des prestations d’aide sociale au sens de la jurisprudence de la Cour.
Dans ces conditions, l’octroi ou le refus d’une place en hébergement d’urgence constituait, en l’espèce, un droit civil qui ne saurait être regardé comme une décision relative à l’immigration, à l’entrée, au séjour ou à l’éloignement des étrangers.
Conclusion : article 6 § 1 applicable.
b) Fond –
i) Complexité de la procédure d’exécution des ordonnances de référé – Le Gouvernement, sans fournir ses sources, se prévaut d’une saturation des structures d’accueil dans le département, en particulier au mois de juillet 2018, pour des foyers familiaux et d’un défaut de crédits pour recourir à des prestations hôtelières privées.
Il ne précise pas si l’hébergement dans d’autres départements était envisageable. En tout état de cause, il ne se prévaut d’aucune action positive de la préfecture, représentant l’État dans le département, pour signaler à l’administration centrale les difficultés rencontrées concernant l’hébergement d’urgence des personnes à la rue, en particulier dans le cadre de l’exécution des ordonnances du juge des référés du tribunal administratif.
Ainsi, le Gouvernement ne démontre pas la complexité de la procédure d’exécution des ordonnances de référé dont bénéficiaient les requérants.
ii) Comportement des requérants – Ils ont fait montre d’une diligence particulière concernant leurs démarches tendant à obtenir l’exécution des ordonnances du juge des référés du tribunal administratif. En particulier, ils ont multiplié les appels auprès de la veille sociale et de la permanence d’accueil, d’information et d’orientation. Ils ont contacté la préfecture en vue de l’exécution des ordonnances. Ils ont également introduit de nouvelles procédures juridictionnelles en vue de l’exécution des premières ordonnances portant injonction d’hébergement, dans le cadre de la phase administrative d’exécution et dans le cadre d’un nouveau référé liberté.
Il ne saurait ainsi leur être reproché une quelconque négligence sachant que le caractère exécutoire de ces ordonnances de référé impliquait leur exécution d’office par l’État, tant en vertu du droit interne que des exigences attachées à l’article 6.
iii) Comportement des autorités compétentes – Postérieurement aux premières ordonnances enjoignant à l’hébergement des requérants, le préfet n’a pas apporté les explications sollicitées par le tribunal administratif en phase administrative d’exécution, n’a pas produit de mémoire en défense pour expliquer la position de l’administration dans le cadre du référé liberté tendant à l’exécution des premières ordonnances, n’a pas répondu aux sollicitations des requérants et n’a pas exécuté ces ordonnances avant l’intervention des mesures provisoires prononcées par la Cour. Enfin, l’État n’a jamais fait appel de ces ordonnances.
La Cour déplore l’entière passivité des autorités administratives compétentes concernant l’exécution des décisions de la juridiction administrative dans le ressort de laquelle elles se trouvaient, en particulier pour des litiges portant sur la protection de la dignité humaine. Et le Gouvernement ne démontre pas suffisamment qu’il ne pouvait s’acquitter du montant des prestations d’hébergement.
iv) Conclusion – Les durées d’inexécution réelles des premières ordonnances de référé peuvent ne pas paraître excessivement longues (entre 12 à 27 jours). Toutefois, les autorités administratives de l’État ont opposé non pas un retard mais un refus caractérisé de se conformer aux injonctions du juge interne et l’exécution n’a pas revêtu de caractère spontané mais n’a pu avoir lieu qu’à la suite de mesures provisoires prononcées par la Cour. Revêt, pour l’appréciation du respect des exigences de l’article 6, une importance particulière le fait qu’en l’espèce les ordonnances non exécutées étaient le fruit d’une procédure d’urgence portant sur l’hébergement d’urgence.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 41 : une somme globale de 5 000 EUR pour préjudice moral à chacune des trois familles ?
(Voir aussi Deumeland c. Allemagne, 9384/81, 29 mai 1986 ; Salesi c. Italie, 13023/87, 26 février 1993, Résumé juridique ; Maaouia c. France [GC], 39652/98, 5 octobre 2000, Résumé juridique ; Tchokontio Happi c. France, 65829/12, 9 avril 2015, Résumé juridique ; Fazia Ali c. Royaume-Uni, 40378/10, 20 octobre 2015, Résumé juridique ; M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC], 3599/18, 5 mai 2020, Résumé juridique)
Dernière mise à jour le décembre 8, 2022 par loisdumonde
Laisser un commentaire