Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 267
Octobre 2022
Arrêt 13.10.2022 [Section V]
Article 10
Article 10-1
Liberté d’expression
Peine de prison avec sursis pour exhibition sexuelle s’agissant d’une performance militante Femen poitrine dénudée dans une église dénonçant la position de l’Église catholique sur l’avortement : violation
En fait – La requérante a été condamnée pénalement à un mois d’emprisonnement avec sursis pour avoir, en tant que membre du mouvement féministe des Femen, manifesté en décembre 2013 dans une église en se présentant la poitrine dénudée et couverte de slogans, agissant au soutien d’une action internationale dénonçant la position de l’Église à l’égard de l’interruption volontaire de grossesse. Elle a aussi été condamnée sur les intérêts civils, à payer au représentant de la paroisse un montant de 2 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral, ainsi qu’à participer aux frais de procédure de son adversaire à hauteur de la somme de 1 500 EUR.
Les recours de la requérante contre cette décision n’aboutirent pas.
En droit – Article 10 :
a) Ingérence – Pour la Cour, relevaient du champ de la liberté d’expression des « performances » consistant en un mélange d’expressions verbales et comportementales s’analysant en une forme d’expression artistique et politique (Mariya Alekhina et autres c. Russie). Et la nudité en public pouvait être considérée comme l’une des formes de la liberté d’expression (Gough c. Royaume‑Uni). La condamnation litigieuse qui s’inscrivait dans le contexte de la « performance » militante a constitué une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression.
b) Prévue par la loi – L’article 222-32 du code pénal ne définit pas la notion d’exhibition sexuelle. Or, en vertu de la jurisprudence telle qu’elle était établie au moment des faits litigieux, la nudité de la poitrine de la femme était de nature à caractériser l’élément matériel de l’infraction, par ailleurs clairement énoncée au code pénal. La constance de cette interprétation, consacrée par une jurisprudence réaffirmée postérieurement aux faits litigieux, conforte le caractère raisonnablement prévisible, pour la requérante, de la détermination du champ d’application de l’infraction pénale en cause, et partant, de l’incrimination pénale de son comportement.
En outre, si la requérante a agi seule le jour des faits, son action était organisée avec le soutien du mouvement des Femen, rompu aux confrontations avec les autorités nationales en raison de leurs actions militantes délibérément provocatrices. Du fait de son appartenance à ce mouvement et des modalités de la préparation de son action relayée sur le site internet français des Femen, l’intéressée, qui pouvait, le cas échéant bénéficier des conseils d’avocats spécialisés, doit être réputée avoir été au fait de la loi et de la jurisprudence constante applicables en la matière.
La requérante pouvait ainsi raisonnablement s’attendre à ce que ce comportement entraîne pour elle des conséquences pénales. Dès lors, l’ingérence était suffisamment prévisible et, partant, prévue par la loi.
c) But légitime – L’ingérence poursuivait les buts légitimes de la protection de la morale et des droits d’autrui, la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales.
d) Nécessité dans une société démocratique – La mise en scène réalisée, avait pour but de véhiculer, dans un lieu de culte symbolique, un message relatif à un débat public et sociétal portant sur le positionnement de l’Église catholique sur une question sensible et controversée, à savoir le droit des femmes à disposer librement de leur corps, y compris celui de recourir à l’avortement. Alors même qu’elle a été exercée d’une manière susceptible d’offenser des convictions personnelles intimes relevant de la morale voire de la religion compte tenu du lieu choisi pour la réaliser, où pouvaient se trouver de nombreux croyants, la liberté d’expression de la requérante devait bénéficier d’un niveau suffisant de protection, allant de pair avec une marge d’appréciation des autorités nationales atténuée dès lors que le contenu de son message relevait d’un sujet d’intérêt général.
La Cour a déjà admis qu’une performance militante dans une église pouvait être regardée comme méconnaissant les règles de conduite acceptables dans un lieu de culte et en avoir déduit que l’infliction de certaines sanctions pouvait en principe être justifiée par protéger les droits d’autrui (Mariya Alekhina et autres c. Russie). Toutefois, s’agissant de la peine d’un mois d’emprisonnement avec sursis prononcée à l’encontre de la requérante, la Cour est frappée de la sévérité de la sanction infligée par les juridictions internes sans qu’elles n’aient exposé en quoi elle s’imposait pour garantir la protection de l’ordre public, de la morale et des droits d’autrui. Cette peine est susceptible d’être ramenée à exécution en cas de nouvelle condamnation et a été inscrite à son casier judiciaire. S’est ajouté le montant relativement élevé de la somme mise à sa charge au titre des intérêts civils. L’intéressée n’a pas eu un comportement injurieux ou haineux. Aucune condamnation antérieure n’était inscrite à son casier judiciaire. Elle était insérée socialement et professionnellement, percevant des revenus, de sorte que la référence à « la personnalité de l’auteur » pour justifier la peine ne renvoyait à aucun élément précis et défavorable ni ne justifiait le choix de ne pas retenir une peine non privative de liberté. Une peine d’emprisonnement, même assortie d’un sursis, ne peut être considérée comme la peine la plus modérée exigée par la jurisprudence de la Cour quand est en jeu la liberté d’expression de la personne sanctionnée, domaine dans lequel l’usage de la voie pénale ne doit être choisi qu’avec retenue par les instances nationales.
Les circonstances de lieu ainsi que les symboles religieux auxquels la requérante avait eu recours devaient être nécessairement pris en compte, pour l’appréciation des intérêts divergents en jeu, en tant qu’éléments de contexte.
Au demeurant, les juridictions internes n’ont pas recherché si l’action de la requérante avait un caractère « gratuitement offensant » pour les croyances religieuses, si elle était injurieuse ou si elle incitait à l’irrespect ou à la haine envers l’Église catholique. Elles n’ont pas pris en considération le fait qu’elle avait agi en dehors de tout exercice du culte, que son action s’était déroulée de manière brève, sans déclamation des slogans affichés sur son corps et qu’elle avait quitté l’église dès que cela lui avait été demandé.
Les juridictions internes n’ont pas fait abstraction des déclarations de la requérante au cours de l’enquête pénale, décrivant les motivations politiques et féministes de son action, qui s’inscrivait dans un mouvement collectif et international visant à contester, de manière délibérément vive et choquante pour les convictions d’autrui, la position de l’Église catholique sur le sujet du droit des femmes. Toutefois, elles se sont bornées à examiner la question de la nudité de sa poitrine dans un lieu de culte, isolément de la performance globale dans laquelle elle s’inscrivait sans prendre en considération, dans la balance des intérêts en présence, le sens donné à son comportement par la requérante. En particulier, elles ont refusé de tenir compte de la signification des inscriptions figurant sur le torse et le dos de la requérante, qui portaient un message féministe en référence au manifeste pro-avortement de 1971. Elles ont relaté, sans la mettre en perspective avec les idées promues par la requérante, la mise en scène d’un « avortement de Jésus ». Elles n’ont pas davantage pris en considération le sens donné à leur nudité par les militantes des Femen, auxquelles l’intéressée appartenait, dont la poitrine dénudée sert d’« étendard politique » ni sur le lieu de son action à savoir un lieu de culte notoirement connu du public, choisi dans le but de favoriser la médiatisation de cette action.
Ainsi les motifs adoptés par les juridictions internes ne sont pas de nature à permettre à la Cour de considérer qu’en l’espèce, elles ont procédé à la mise en balance entre les intérêts en présence de manière adéquate et conformément aux critères dégagés par sa jurisprudence.
Au vu de l’ensemble des éléments qui précèdent, et dans les circonstances particulières de l’espèce, les motifs retenus par les juridictions internes ne suffisent pas à ce qu’elle regarde la peine infligée à la requérante, compte tenu de sa nature ainsi que de sa lourdeur et de la gravité de ses effets, comme proportionnée aux buts légitimes poursuivis.
Conclusion : violation (unanimité).
Article 41 : 2 000 EUR pour préjudice moral.
(Voir aussi Gough c. Royaume‑Uni, 49327/11, 28 octobre 2014, Résumé juridique ; Mariya Alekhina et autres c. Russie, 38004/12, 17 juillet 2018, Résumé juridique)
Dernière mise à jour le octobre 14, 2022 par loisdumonde
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