Liu c. Pologne – 37610/18 (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 267
Octobre 2022

Liu c. Pologne – 37610/18

Arrêt 6.10.2022 [Section I]

Article 3
Extradition

Demande d’extradition vers la Chine, où le requérant serait exposé à un risque réel de subir des mauvais traitements en détention : l’extradition emporterait violation

En fait – Le requérant, originaire de Taiwan, fut arrêté en Pologne le 6 août 2017 en vertu d’un mandat d’arrêt international. En septembre 2017, les autorités chinoises demandèrent à la Pologne son extradition vers la République populaire de Chine.

En février 2018, un tribunal régional jugea que l’extradition du requérant vers la Chine serait conforme au droit polonais. Il observa également qu’il n’y avait aucune raison de penser qu’en Chine l’intéressé serait exposé à un risque de torture, d’autres formes de mauvais traitements ou de déni flagrant de son droit à un procès équitable. Le 26 juillet 2018, une cour d’appel confirma la décision du tribunal régional.

Le 12 septembre 2018, la Cour, faisant application de l’article 39 de son règlement, indiqua au Gouvernement une mesure provisoire l’invitant à s’abstenir jusqu’à nouvel ordre d’extrader le requérant.

Le 7 mai 2019, le Commissaire aux droits de l’homme forma au nom du requérant un pourvoi en cassation devant la Cour suprême, qui l’en débouta le 1er octobre 2020.

S’il était extradé, le requérant serait placé dans le système pénitentiaire chinois.

En droit – Article 3 :

a) Appréciation par les autorités internes des allégations d’exposition à un risque réel de mauvais traitements – Les autorités internes ont rejeté les allégations du requérant au motif qu’il n’avait pas démontré l’existence dans son chef d’un risque particulier d’être soumis à la torture ou à d’autres formes de mauvais traitements. Elles ne se sont toutefois référées aux rapports d’organisations internationales que de manière superficielle. Leur appréciation ne comportait aucune analyse d’informations récentes, provenant par exemple d’organes des Nations unies et/ou d’autres organisations internationales ou non gouvernementales, relativement à la situation dans les centres de détention chinois, alors que pareilles informations pouvaient être obtenues facilement. La Cour n’est donc pas convaincue que les autorités internes aient dûment examiné les allégations du requérant.

b) Examen par la Cour du risque allégué de mauvais traitements – La Chine a signé le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), mais elle ne l’a pas ratifié. Par ailleurs, elle n’est pas partie au Protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et elle n’a pas reconnu au Comité contre la torture des Nations unies (le « CAT ») la compétence de mener des enquêtes. Il est en conséquence impossible aux personnes qui allèguent des violations de leurs droits humains fondamentaux de saisir un mécanisme de protection international indépendant, et il est impossible à tout organisme international indépendant de mener une enquête sur le terrain en Chine si ce n’est à l’invitation de celle-ci.

Lorsque la législation interne du pays de destination présente de nombreux dysfonctionnements significatifs et que des allégations d’abus graves ont été formulées dans des rapports indépendants issus d’un grand nombre de sources, il convient d’accorder le bénéfice du doute à la personne qui recherche une protection.

Le Gouvernement n’a obtenu de la part des autorités chinoises que des déclarations informelles certifiant que les droits du requérant seraient respectés. Comme il n’a pas cherché à obtenir des assurances diplomatiques, la Cour ne peut déterminer si pareilles assurances offriraient en pratique une garantie suffisante en matière de protection du requérant contre le risque de mauvais traitements.

En conséquence, eu égard aux thèses des parties et aux différents rapports publiés par des organes des Nations unies et d’autres organisations, éléments auxquels la Cour attache une importance considérable, les signalements crédibles et constants d’un recours à la torture et à d’autres formes de mauvais traitements dans les centres de détention et établissements pénitentiaires chinois peuvent être considérés comme révélateurs de l’existence d’une situation générale de violence. Dans ces conditions, le requérant n’avait pas l’obligation de démontrer l’existence dans son chef de raisons particulières d’entretenir des craintes, puisqu’il suffit qu’il ait été établi que, si l’intéressé était extradé, il serait placé dans un centre de détention ou un établissement pénitentiaire chinois, où, ainsi que l’a estimé la Cour, il serait exposé à un risque réel de mauvais traitements.

Conclusion : l’extradition emporterait violation (unanimité).

Article 5 § 1 point f) : Le placement en détention du requérant le 6 août 2017 a été ordonné aux fins de son extradition par la Pologne. La première période de la détention en cause a duré moins d’un an, prenant fin avec la décision rendue par la cour d’appel le 26 juillet 2018. Pendant cette période, les autorités ont mené les procédures simultanées d’extradition et d’asile avec la diligence requise.

Tel n’est pas le cas pour la période qui s’étend du 26 juillet 2018 au moment présent. La Cour suprême s’est prononcée le 1er octobre 2020, soit un an et quatre mois après avoir été saisie, et trois ans et deux mois après le début de la détention du requérant.

En conséquence, eu égard à la nature de la procédure d’extradition, dont le but était de permettre l’organisation de poursuites contre le requérant dans un autre État, ainsi qu’aux retards injustifiés survenus dans le cadre de cette procédure, la détention du requérant n’était pas « régulière ».

Conclusion : violation (unanimité).

Article 39 du règlement : Les mesures provisoires indiquées au Gouvernement doivent continuer de s’appliquer jusqu’à ce que l’arrêt devienne définitif ou que la Cour prenne une nouvelle décision à cet égard.

Article 41 : 6 000 EUR pour dommage moral. Demande pour dommage matériel rejetée.

(Voir aussi Sufi et Elmi c. Royaume-Uni, nos 8319/07 et 11449/07, 28 juin 2011, résumé juridique ; Harkins et Edwards c. Royaume-Uni, nos 9146/07 et 32650/07, 17 janvier 2012, résumé juridique ; Othman (Abu Qatada) c. Royaume-Uni, no 8139/09, 17 janvier 2012, résumé juridique ; J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, 23 août 2016, résumé juridique ; Khasanov et Rakhmanov c. Russie [GC], nos 28492/15 et 49975/15, 29 avril 2022, résumé juridique)

Dernière mise à jour le octobre 11, 2022 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *