Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 267
Octobre 2022
Beeler c. Suisse [GC] – 78630/12
Arrêt 11.10.2022 [GC]
Article 14
Discrimination
Suppression discriminatoire de la rente de conjoint survivant perçue par un veuf qui se consacrait entièrement à ses enfants, une fois la plus jeune devenue majeure, alors que les veuves dans la même situation continuaient à percevoir une telle rente : violation
En fait – En 1994, après le décès de son épouse, le requérant quitta son emploi pour se consacrer entièrement à leurs deux fillettes. En 1997, lorsque la rente de conjoint survivant fut étendue aux hommes, il se vit allouer une « rente de veuf » en vertu de la loi fédérale sur l’assurance-vieillesse et survivants. En application de cette loi, cette rente cessa de lui être versée en 2010, lorsque la plus jeune de ses filles atteignit la majorité. Alors âgé de cinquante-sept ans, il n’exerçait plus d’activité lucrative depuis plus de seize ans, il ne pouvait pas encore prétendre à une pension de vieillesse et, selon ses dires, n’était plus en mesure de trouver un emploi. Il contesta en vain la suppression de sa rente de veuf, l’estimant discriminatoire et plaidant que la loi pertinente ne retirait pas aux veuves le droit à cette prestation une fois que leur plus jeune enfant avait atteint la majorité.
Par un arrêt du 20 octobre 2020, une chambre de la Cour a déclaré à l’unanimité qu’il y avait eu violation de l’article 14 combiné avec l’article 8. En 2021, l’affaire a été renvoyée devant la Grande Chambre à la demande du Gouvernement.
En droit –
Article 14 combiné avec l’article 8 :
a) Applicabilité – Le Gouvernement a déclaré que les prestations sociales telles que celle en cause en l’espèce relevaient habituellement de l’article 1 du Protocole no 1 (Protocole non ratifié par la Suisse), et non de l’article 8. La Cour a donc dû commencer par déterminer si les intérêts du requérant qui avaient été touchés par le régime de la rente de conjoint survivant tombaient sous l’empire de l’article 8.
i) L’évolution et l’état actuel de la jurisprudence en matière de prestations sociales – Dans la très grande majorité des affaires dans lesquelles elle s’est exprimée sur une discrimination alléguée en matière d’octroi de prestations sociales, la Cour s’est concentrée sur l’article 1 du Protocole no 1, ou bien sur l’article 14 combiné avec l’article 1 du Protocole no 1, et non sur l’article 8 de la Convention.
La jurisprudence de la Cour a atteint une maturité et une stabilité permettant de définir clairement le seuil nécessaire pour faire entrer en jeu l’article 1 du Protocole no 1, y compris dans le domaine des prestations sociales. À cet égard, la Cour a rappelé et résumé les principes pertinents énoncés dans Béláné Nagy c. Hongrie [GC] (§§ 74-70 et 86-89).
La situation n’est toutefois pas aussi claire relativement au champ d’application de l’article 8 dans ce domaine. Si la notion de vie « familiale » au sens de l’article 8 comprend également, à côté des relations de caractère social, moral ou culturel, certains intérêts matériels qui ont nécessairement des conséquences pécuniaires, cette interprétation a été développée avant tout dans les affaires concernant la non-reconnaissance en droit de liens de filiation et les conséquences de celle-ci sur la transmission de biens entre personnes privées. Plus rares sont les affaires où la Cour a examiné, sur le terrain de l’article 8 pris isolément, les griefs relatifs aux prestations sociales, c’est-à-dire aux versements provenant des fonds publics, y compris de caisses d’assurance sociale. On ne saurait déduire de ces affaires que l’article 8 pris isolément peut être interprété comme imposant à l’État des obligations positives en matière de sécurité sociale.
En revanche, certaines lignes directrices permettant d’identifier les facteurs qui font tomber les faits d’une cause de ce type sous l’empire de l’article 8 peuvent être dégagées des affaires, plus nombreuses, dans lesquelles la Cour a examiné les griefs concernant les prestations sociales sur le terrain de l’article 14 combiné avec l’article 8. En effet, si l’article 8 ne garantit pas le droit de se voir octroyer une prestation sociale, lorsque l’État décide d’aller au-delà de ses obligations découlant de l’article 8 en créant pareil droit, ce qu’il lui est loisible de faire en application de l’article 53 de la Convention, il ne peut, dans la mise en application de ce dernier, prendre des mesures discriminatoires au sens de l’article 14.
Dans ce sens, l’article 14 combiné avec l’article 8 peut donc avoir un champ d’application plus étendu que l’article 8 pris isolément. Pour conclure que les griefs relatifs à des prestations sociales tombent sous l’empire de l’article 8, ce qui permet à l’article 14 d’entrer en jeu, la Cour a au fil du temps retenu différents facteurs. En bref, il y a eu trois approches :
– Premièrement, dans les affaires concernant le congé parental et l’allocation y afférente, qui font apparaître le concept d’« organisation de la vie familiale », l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8 a été la résultante d’une série de circonstances ayant trait à l’octroi d’un congé et d’une allocation, qui dans la situation spécifique des requérants avaient nécessairement une incidence sur l’organisation de la vie familiale (Konstantin Markin c. Russie [GC]).
– Deuxièmement, une autre approche adoptée par la Cour repose plutôt sur l’hypothèse selon laquelle l’octroi ou le non-octroi de la prestation sont susceptibles d’influencer l’organisation de la vie familiale (cette approche est celle que la chambre a suivie en l’espèce).
– Troisièmement, dans d’autres arrêts la Cour a eu recours à une présomption légale selon laquelle l’État, par le biais de la prestation en cause, témoigne de son soutien et de son respect pour la vie familiale.
ii) L’approche à adopter dorénavant – L’étude de la jurisprudence montre que la Cour n’a pas toujours défini de manière parfaitement cohérente les éléments qui l’avaient amenée à conclure que les griefs relatifs aux allocations sociales tombaient sous l’empire de l’article 8. Bien que toute prestation pécuniaire ait généralement certaines incidences sur la gestion de la vie familiale de l’intéressé, cela ne suffit pas à la faire tomber sous l’empire de l’article 8. Pareille approche serait excessive. Il est donc nécessaire de clarifier les critères pertinents afin de préciser, voire circonscrire, ce qui tombe sous l’empire de l’article 8 en matière de prestations sociales.
Il ressort de la jurisprudence que, en matière de prestations sociales, la sphère de protection de l’article 1 du Protocole no 1 et celle de l’article 8 se recoupent et se chevauchent, bien que les intérêts protégés par ces articles diffèrent. En déterminant les griefs qui tombent sous l’empire de l’article 8, la Cour pallie les incohérences constatées sur le terrain de cette disposition, notamment lorsqu’elle est combinée avec l’article 14.
La Cour ne peut plus se contenter ni de la seconde ni de la troisième approche (voir ci-dessus). Il convient plutôt de prendre pour point de référence l’arrêt rendu par la Grande Chambre dans l’affaire Konstantin Markin c. Russie. Dans cette affaire, l’applicabilité de l’article 14 combiné avec l’article 8 avait découlé du fait que le congé parental et l’allocation correspondante avaient « nécessairement une incidence sur l’organisation de [la vie familiale] ». Ainsi, un lien étroit entre l’allocation associée au congé parental et la jouissance de la vie familiale avait été considéré nécessaire.
Dès lors, pour que l’article 14 entre en jeu dans ce contexte spécifique, la matière sur laquelle porte le désavantage allégué doit compter parmi les modalités d’exercice du droit au respect de la vie familiale tel que garanti par l’article 8, en ce sens que les mesures visent à favoriser la vie familiale et qu’elles ont nécessairement une incidence sur l’organisation de celle-ci. Un éventail d’éléments sont pertinents pour déterminer la nature de l’allocation en question et il convient de les examiner dans leur ensemble. Figurent parmi ces éléments : le but de l’allocation tel que déterminé par la Cour à la lumière de la législation concernée ; les conditions de l’octroi, du calcul et de l’extinction de l’allocation prévues par les dispositions légales ; les effets sur l’organisation de la vie familiale tels qu’envisagés par la législation ; les incidences réelles de l’allocation, compte tenu du cas individuel du requérant et de sa vie familiale pendant toute la période de versement de l’allocation.
iii) Application à la présente affaire – Premièrement, prenant en compte le libellé des dispositions légales pertinentes et les conditions d’octroi de la rente de survivant, la Cour constate qu’en réalité cette prestation vise à favoriser la vie familiale du conjoint survivant. En effet, elle lui permet de s’occuper de ses enfants à plein temps si tel était auparavant le rôle du parent décédé, ou, dans tous les cas, de se consacrer davantage à ceux-ci sans avoir à affronter des difficultés financières qui le contraindraient à exercer une activité professionnelle. En vertu de cette législation, le requérant, après le décès de son épouse – jusqu’alors c’était principalement celle-ci qui s’occupait des enfants–, a eu droit à la pension de veuf uniquement parce qu’il était père de famille et avait des enfants à charge. La cessation du versement de cette rente est également résultée de la situation familiale de l’intéressé, à savoir l’âge de ses enfants.
Deuxièmement, dans les circonstances concrètes de l’affaire, le fait de percevoir la pension de veuf a nécessairement eu une incidence sur l’organisation de la vie familiale du requérant tout au long de la période pendant laquelle il en a bénéficié. Il s’ensuit que depuis le moment où le requérant s’est vu accorder le bénéfice de la pension de veuf jusqu’à la suppression de celle-ci, l’intéressé et sa famille ont organisé les aspects clés de leur vie quotidienne, au moins en partie, en fonction de l’existence de cette allocation. La situation économique délicate dans laquelle le requérant s’est retrouvé, à l’âge de cinquante-sept ans, du fait de la perte de la rente et des difficultés à réintégrer un marché du travail dont il était absent depuis seize ans, est résultée de la décision qu’il avait prise des années auparavant dans l’intérêt de sa famille, confortée à partir de 1997 par la perception de la rente de veuf.
En conséquence, les faits de l’espèce tombent sous l’empire de l’article 8 et l’article 14 est donc applicable.
Conclusion : exception préliminaire rejetée (incompatibilité ratione materiae)
b) Fond –
i) Sur l’existence d’un motif de discrimination prohibé par l’article 14 – Le requérant peut se prétendre victime d’une discrimination fondée sur le « sexe » au sens de l’article 14, car une veuve se trouvant dans la même situation n’aurait pas perdu son droit à une rente.
ii) Sur l’existence d’une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues ou comparables – Le requérant a cessé de percevoir la rente de veuf pour le seul motif qu’il est un homme. Il se trouvait à d’autres égards dans une situation analogue à celle d’une femme, y compris pour ce qui est du besoin d’assurer sa subsistance, et il n’a pas été soutenu qu’il ne remplissait pas telle ou telle autre condition légale d’attribution de la prestation en question. Il n’a pas été traité de la même façon qu’une veuve et a, dès lors, subi une inégalité de traitement du fait de l’arrêt du versement de sa rente de veuf.
iii) Sur la question de savoir si la différence de traitement était objectivement et raisonnablement justifiée –
La progression vers l’égalité des sexes est un but important des États membres du Conseil de l’Europe. Seules des considérations très fortes peuvent conduire à estimer compatible avec la Convention une différence de traitement fondée sur le sexe, et la marge d’appréciation dont disposent les États pour justifier pareille différence est étroite. En conséquence, des références aux traditions, présupposés d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas.
Dans ce contexte, la Cour attache une importance fondamentale aux considérations énoncées dans l’arrêt du Tribunal fédéral relatif à la cause du requérant, selon lesquelles la réglementation en question est contraire au principe d’égalité entre l’homme et la femme consacré par la Constitution suisse. Cette analyse et les diverses tentatives de réforme montrent que les anciennes « inégalités de fait » entre les hommes et les femmes ont perdu leur acuité dans la société suisse. La législation pertinente contribue à perpétuer des préjugés et des stéréotypes concernant la nature ou le rôle des femmes au sein de la société et constitue un désavantage tant pour la carrière des femmes que pour la vie familiale des hommes.
La Grande Chambre partage l’avis de la chambre selon lequel il n’y a pas de raison de croire que le requérant aurait eu, à l’âge de cinquante-sept ans et compte tenu de sa longue absence du marché de travail, moins de difficultés à réintégrer celui-ci qu’une femme dans une situation analogue, ni que l’arrêt du versement de la rente l’aurait touché dans une moindre mesure qu’une veuve dans des circonstances comparables. En effet, le Gouvernement n’a pas fourni d’informations sur le pourcentage de veuves ou de veufs qui sont parvenus à réintégrer le marché du travail après de longues années d’absence une fois que leurs enfants avaient atteint l’âge de la majorité. Il s’ensuit qu’il n’existait pas de considérations « très fortes » ou de « raisons particulièrement solides et convaincantes » propres à justifier la différence de traitement fondée sur le sexe qui est en cause ici. Dès lors, l’inégalité de traitement dont le requérant a été victime ne saurait passer pour reposer sur une justification raisonnable et objective.
Conclusion : violation (douze voix contre cinq).
Article 41 : 5 000 EUR pour dommage moral. Bien qu’il existe un lien de causalité direct entre la violation constatée et le dommage matériel résultant du non-versement de la rente, il n’y a pas lieu d’octroyer un montant à ce titre, car en vertu du droit interne il est loisible au requérant de formuler une demande de réparation dans le cadre d’une requête en révision de l’arrêt du Tribunal fédéral.
(Voir aussi Petrovic c. Autriche, 20458/92, 27 mars 1998, Résumé juridique ; Konstantin Markin c. Russie [GC], 30078/06, 22 mars 2012, Résumé juridique ; Béláné Nagy c. Hongrie [GC], 53080/13, 13 décembre 2016, Résumé juridique)
Dernière mise à jour le octobre 11, 2022 par loisdumonde
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