AFFAIRE TZOUVARAS ET AUTRES c. GRÈCE (Cour européenne des droits de l’homme) 26360/14

La requête concerne la fixation des indemnités d’expropriation d’un terrain dont les requérants étaient propriétaires. Les intéressés allèguent une violation de leurs droits garantis par l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE TZOUVARAS ET AUTRES c. GRÈCE
(Requête no 26360/14)
ARRÊT
STRASBOURG
29 septembre 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Tzouvaras et autres c. Grèce,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :
Krzysztof Wojtyczek, président,
Erik Wennerström,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,

Vu la requête (no 26360/14) dirigée contre la République hellénique et dont trois ressortissants de cet État M. Dimitrios Tzouvaras, Mme Anastasia Tzouvara et Mme Panagiota Tzouvara (« les requérants ») ont saisi la Cour le 28 mars 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

Vu la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement ») les griefs formulés sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention et de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention,

Vu les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 septembre 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne la fixation des indemnités d’expropriation d’un terrain dont les requérants étaient propriétaires. Les intéressés allèguent une violation de leurs droits garantis par l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés respectivement en 1938, 1964 et 1968 et résident à Agios Dimitrios (Peta Nomou Artas). Ils ont été représentés par Me G. Gesoulis, avocat au barreau de Thessalonique.

3. Le Gouvernement est représenté par le délégué de son agent, M. K. Georgiadis, conseiller juridique de l’État.

4. Par une décision commune du 31 décembre 2002, le ministre de l’Économie et le ministre de l’Environnement, de l’Aménagement du territoire et des Travaux publics engagèrent une procédure d’expropriation concernant des terrains d’une superficie totale de 627 992 m², en vue de l’amélioration de la route nationale Ioannina-Antirrio. Parmi les terrains expropriés se trouvait celui des requérants dont la superficie s’élevait à 348 m² et dont une partie, soit 225 m², fut considérée comme étant avantagée par la construction de l’ouvrage (loi no 653/1977) et en conséquence sujette à l’« auto-indemnisation » en vertu de l’acte d’expropriation.

5. Le 30 avril 2004, l’État saisit le tribunal de première instance de Arta d’une demande tendant à la fixation de l’indemnité provisoire d’expropriation pour les terrains expropriés et leurs dépendances. Le 1er octobre 2004, l’audience devant le tribunal eut lieu. Par un jugement no 798/2004 du 12 novembre 2004, le tribunal fixa le montant de l’indemnité.

6. Le 25 avril 2005, l’État saisit la cour d’appel de Ioannina d’une demande visant à la fixation de l’indemnité définitive d’expropriation. Il demanda en particulier à la cour d’appel de ne pas accorder une indemnité spéciale pour la partie non expropriée du terrain, où était situé un immeuble appartenant aux requérants, dans la mesure où l’ouvrage n’affectait pas l’usage résidentiel de l’immeuble.

7. Le 13 septembre 2005, les requérants introduisirent une demande reconventionnelle dans laquelle ils priaient, entre autres, la cour d’appel de ne pas leur reconnaître la qualité de propriétaires riverains avantagés par l’ouvrage et de leur accorder une indemnité pour la partie expropriée du terrain soumise à l’auto-indemnisation. Ils demandaient également à la cour d’appel de leur octroyer une indemnité pour préjudice moral, alléguant que l’expropriation avait eu pour conséquence de rendre la vie insupportable dans leur immeuble.

8. Le 21 septembre 2005, la cour d’appel examina l’affaire, et le 19 janvier 2006, par un jugement avant dire droit no 33/2006, elle ordonna une expertise sur la valeur des terrains expropriés et la dépréciation des parties non expropriées et nomma des experts.

9. À l’issue de l’expertise, le 5 novembre 2008, la cour d’appel examina de nouveau l’affaire. Par un jugement no 225/2009 du 29 juin 2009, elle déclara la demande reconventionnelle irrecevable, au motif que celle-ci elle soulevait des questions distinctes de celles figurant dans la demande initiale de l’État, qui portait uniquement sur la fixation de l’indemnité définitive d’expropriation. Elle estima en outre que la date critique à laquelle le montant de l’indemnité définitive devait être déterminé était celle de l’audience du tribunal de première instance (1er octobre 2004), puisqu’un an ne s’était pas encore écoulé entre cette date et celle de la première audience de la cour d’appel (21 septembre 2005). De plus, la juridiction d’appel fixa le montant définitif de l’indemnité d’expropriation à 8 610 euros (EUR) pour la partie du terrain qui n’était pas sujette à l’auto‑indemnisation (123 m2 x 70 EUR) et accorda aussi une indemnité spéciale de 6 840 EUR (570 m2 x 12 EUR) pour compenser la dépréciation du sol et de 70 000 EUR pour la dépréciation de l’immeuble situé sur la partie non expropriée. Elle releva en particulier que l’ouvrage avait réduit l’usage résidentiel du terrain et que l’immeuble en question avait subi une dépréciation du fait qu’il n’avait plus un accès à l’ouvrage (la route nationale) et qu’il était exposé à la pollution atmosphérique et sonore résultant de son fonctionnement. Enfin, elle rejeta la demande par laquelle les requérants réclamaient une indemnité pour préjudice moral, au motif que pareil dommage ne faisait pas partie du concept d’indemnisation complète au sens de la Constitution.

10. Le 17 juin 2010, les requérants se pourvurent en cassation. Premièrement, ils soutinrent que la date critique (soit le 1er octobre 2004) retenue par la cour d’appel pour déterminer le calcul du montant définitif de l’indemnité ne correspondait pas à la valeur de leurs biens au jour de l’audience sur le fond de l’affaire ayant eu lieu devant elle (soit le 5 novembre 2008). Deuxièmement, ils estimèrent que la cour d’appel, qui avait déclaré irrecevable leur demande reconventionnelle, avait retenu une interprétation très formaliste de l’article 20 § 5 du code des expropriations. Troisièmement, ils avancèrent que la cour d’appel avait écarté sans motiver sa décision les rapports des experts nommés par elle et qu’elle leur avait accordé une indemnité spéciale qui n’était pas raisonnablement en rapport avec la valeur de l’immeuble situé sur la partie non expropriée. Enfin, ils se plaignirent du rejet de la demande par laquelle ils réclamaient une indemnité pour préjudice moral.

11. Par un arrêt no 1061/2013 du 30 mai 2013, la Cour de cassation rejeta tous les moyens du pourvoi des requérants en confirmant essentiellement les motifs retenus par la cour d’appel. S’agissant de la date critique, la Cour de cassation, se référant à son arrêt no 14/2011 du 29 septembre 2011, rappela que pour vérifier si un an s’était écoulé depuis l’audience sur la fixation de l’indemnité provisoire, la date de référence était celle de l’audience à laquelle la cour d’appel appelait l’affaire et non celle à laquelle elle l’examinait au fond. Enfin, la Cour de cassation rejeta le moyen tiré du fait que la cour d’appel aurait fixé une indemnité spéciale insignifiante pour compenser la dépréciation de l’immeuble situé sur la partie non expropriée sans tenir compte des rapports d’expertise, précisant qu’elle ne saurait remettre en cause l’appréciation souveraine des faits par cette juridiction.

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

12. L’article 17 § 2 de la Constitution se lit ainsi :

« Nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n’est pour cause d’utilité publique, dûment prouvée, dans les cas et suivant la procédure déterminés par la loi et toujours moyennant une indemnité préalable complète. Celle-ci doit correspondre à la valeur du bien exproprié à la date de l’audience sur l’affaire concernant la fixation provisoire de l’indemnité par le tribunal. Dans le cas d’une demande visant à la fixation immédiate de l’indemnité définitive, est prise en considération la valeur du bien à la date de l’audience du tribunal sur cette demande. Si l’audience portant sur la fixation de l’indemnité définitive a lieu plus d’un an après celle concernant la fixation de l’indemnité provisoire, est prise en considération la valeur du bien à la date de l’audience du tribunal sur la demande visant à la fixation de l’indemnité définitive (…) »

13. Les dispositions pertinentes du code des expropriations (loi no 2882/2001), dans leur version applicable à l’époque des faits, disposaient :

Article 13

« 1. L’indemnité doit être complète. Elle doit correspondre à la valeur du terrain exproprié à la date de l’audience sur l’affaire concernant la fixation provisoire de l’indemnité par le tribunal. Dans le cas d’une demande visant à la fixation immédiate de l’indemnité définitive, est prise en considération la valeur du terrain exproprié à la date de l’audience du tribunal sur cette demande. Si l’audience portant sur la fixation de l’indemnité définitive a lieu plus d’un an après celle concernant la fixation de l’indemnité provisoire, est prise en considération la valeur du terrain exproprié de l’audience du tribunal sur la demande visant à la fixation de l’indemnité définitive.

Sont notamment pris en compte comme critères pour l’appréciation de la valeur du terrain exproprié, la valeur, à la date critique, des terrains adjacents et similaires à celui-ci, telle qu’elle ressort de leur valeur objective et des prix apparaissant dans des contrats de vente immobilière établis au moment de l’annonce de l’expropriation, ainsi que les revenus résultant de l’exploitation du terrain exproprié.

2. Le changement éventuel de la valeur du terrain exproprié, survenu après la publication de l’acte annonçant l’expropriation et dû exclusivement à celle-ci, n’est pas pris en compte. En outre, n’est pas prise en compte une revalorisation due à des travaux effectués par le propriétaire sur le terrain exproprié qui ont eu lieu après l’acte annonçant l’expropriation et due exclusivement à celui-ci.

(…)

4. Dans le cas d’une expropriation d’une partie d’un terrain ayant pour conséquence que la partie restant au propriétaire subit une dépréciation ou devient inutilisable pour le but auquel il est destiné, la décision fixant l’indemnité due pour la partie expropriée du terrain détermine aussi l’indemnité spéciale pour la partie restant au propriétaire. Cette indemnité est versée avec celle due pour la partie expropriée. »

Article 20

« 5. Lorsqu’une action est introduite et est recevable, le défendeur peut déposer, dans les cinq jours avant les débats et sous peine d’irrecevabilité, une demande reconventionnelle pour les biens concernés par l’action visant à la fixation de l’indemnité définitive. »

14. Dans un arrêt rendu postérieurement à l’introduction de la présente requête, la Cour de cassation, s’alignant sur la jurisprudence de la Cour, a jugé qu’une demande reconventionnelle introduite en vertu de l’article 20 § 5 du code des expropriations est recevable à condition qu’elle porte sur le bien visé par la demande principale de l’État, sans qu’il soit nécessaire qu’elle concerne les mêmes « chapitres » (questions) que ceux figurant dans ladite demande. Elle a précisé que toute interprétation contraire de cette disposition se heurterait au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention (arrêt no 877/2015, 19 juin 2015).

15. L’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil dispose ce qui suit :

« L’État est tenu de réparer le dommage causé par les actions ou omissions illégales commises par ses organes dans l’exercice de la puissance publique, sauf dans le cas où l’action ou l’omission en cause a méconnu une disposition existante dans le but de servir l’intérêt public. La personne fautive est solidairement responsable avec l’État, sous réserve des dispositions spéciales sur la responsabilité des ministres. »

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

16. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention et l’article 1 du Protocole no 1, les requérants reprochent aux tribunaux internes de leur avoir imposé une « auto-indemnisation » pour une partie de leur terrain exproprié (225 m2) en déclarant irrecevable leur demande reconventionnelle tendant à la non‑reconnaissance de leur qualité de propriétaires riverains présumés avantagés par la percée d’une route nationale. Maîtresse de la qualification juridique des faits, la Cour considère qu’il y a lieu d’examiner ce grief uniquement sur le terrain de l’article 6 § 1 de la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/10, § 124, 20 mars 2018). Les requérants se plaignent d’une atteinte à leur droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention dont la partie pertinente en l’espèce dispose :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…) qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »

A. Sur la recevabilité

17. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

18. Les requérants soutiennent que pour rejeter leur demande reconventionnelle les tribunaux internes ont retenu une interprétation extrêmement formaliste de l’article 20 § 5 du code des expropriations. Ils se réfèrent à l’affaire Anastasakis c. Grèce (no 41959/08, 6 décembre 2011) où la Cour avait déjà sanctionné pareille interprétation.

19. Le Gouvernement se réfère à l’arrêt no 877/2015 de la Cour de cassation, rendu postérieurement à l’introduction de la présente requête, qui s’aligne sur la jurisprudence de la Cour concernant l’interprétation de l’article 20 § 5 (paragraphe 14 ci-dessus).

20. La Cour rappelle les principes généraux relatifs au droit d’accès à un tribunal en matière civile (Naït‑Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, §§ 112‑116, 15 mars 2018, et Zubac c. Croatie [GC], no 40160/12, §§ 76‑79, 5 avril 2018). Elle rappelle que c’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il appartient d’interpréter le droit interne. Sauf si l’interprétation retenue est arbitraire ou manifestement déraisonnable, sa tâche se limite à déterminer si ses effets sont compatibles avec la Convention (Molla Sali c. Grèce [GC], no 20452/14, § 149, 19 décembre 2018). Cela est vrai notamment s’agissant de l’interprétation par les tribunaux de règles de nature procédurale (voir, parmi d’autres, Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97 et 9 autres, § 33, CEDH 2000‑I). En outre, la réglementation relative aux formes à respecter pour introduire un recours vise certainement à assurer une bonne administration de la justice et les intéressés doivent s’attendre à ce que ces règles soient appliquées. La Cour réaffirme toutefois que la réglementation en question ou l’application qui en est faite ne devrait pas empêcher les justiciables de se prévaloir d’une voie de recours disponible (Anastasakis, précité, §§ 23-24).

21. En l’espèce, la Cour a déjà eu l’occasion de se pencher sur l’article 20 § 5 du code des expropriations. Dans l’affaire Anastasakis, qui concernait une situation similaire à celle des requérants, elle a précisé que la règle appliquée par les juridictions internes pour se prononcer sur la recevabilité d’une demande reconventionnelle était une construction jurisprudentielle résultant de l’interprétation de l’article 20 § 5. Elle a observé toutefois que cette disposition imposait une condition de recevabilité, à savoir que la demande reconventionnelle devait être déposée dans les cinq jours avant les débats et devait porter sur le même bien que celui visé par la demande de fixation de l’indemnité définitive. La Cour a relevé que le refus par les juridictions internes d’examiner la demande du requérant (tendant à l’octroi d’une indemnité supplémentaire pour la perte due à la cessation de son activité commerciale) qui concernait un aspect de l’indemnité ayant pu lui être accordée à la suite de l’expropriation de son terrain, au motif que cette question ne figurait pas dans l’acte introductif d’instance alors que celui-ci avait été introduit par l’État, soulevait un problème au regard du droit de l’intéressé à l’accès à un tribunal. Se référant à l’arrêt Azas c. Grèce (no 50824/99, § 48, 19 septembre 2002) où elle avait consacré la nécessité d’avoir une procédure garantissant l’appréciation globale des conséquences d’une expropriation au regard de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour a estimé que des raisons d’économie procédurale justifiaient aussi, sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, l’examen de la demande du requérant par la cour d’appel. Elle a ainsi conclu qu’en interprétant de la sorte l’article 20 § 5 du code des expropriations, les juridictions nationales avaient fait preuve d’un excès de formalisme qui avait méconnu le rapport raisonnable de proportionnalité devant exister entre le but visé et les moyens employés (Anastasakis, précité, §§ 26-31).

22. La Cour note avec satisfaction que, depuis que la Cour de cassation a rendu son arrêt no 877/2015, la jurisprudence de celle-ci s’est alignée sur celle de la Cour, issue de l’affaire Anastasakis (paragraphe 14 ci-dessus). Cela étant, cette nouvelle jurisprudence n’a aucune incidence sur la situation des requérants dont le cas a été tranché de manière définitive sous l’empire de la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation (voir, mutatis mutandis, Molla Sali, précité, § 160). La Cour ne voit dès lors aucune raison de s’écarter de son approche dans ladite affaire.

23. Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 CONCERNANT LA DATE CRITIQUE

24. Les requérants se plaignent aussi que la cour d’appel ait calculé le montant des indemnités d’expropriation à une date antérieure (soit le 1er octobre 2004) à celle de l’audience sur le fond de l’affaire ayant eu lieu devant elle (soit le 5 novembre 2008). Ils invoquent l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui est ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

25. Le Gouvernement excipe à titre principal du non-épuisement des voies de recours internes. Il soutient que, dès lors que les requérants n’ont pas introduit une action en dommages-intérêts sur le fondement de l’article 105 de la loi d’accompagnement du code civil, la question factuelle de l’impact de l’écoulement d’une période de quatre ans sur le montant des indemnités, et donc l’éventuelle perte financière subie par les intéressés, n’a pas été examinée par les tribunaux compétents. Il soutient en outre que les requérants ne peuvent pas se prétendre victimes de la violation alléguée. Il explique que, pour qu’un dommage et donc une violation de l’article 1 du Protocole no 1 puissent être constatés, il doit être prouvé qu’il y a eu une différence substantielle entre la valeur de la propriété et partant le montant des indemnités à la date critique défendue par les requérants (soit le 5 novembre 2008) et celle retenue par les tribunaux internes (soit le 1er octobre 2004). Or il fait valoir que les tribunaux nationaux n’ont jamais examiné cette question et considère que la Cour ne peut pas se substituer à cet égard aux autorités nationales.

26. Les requérants rétorquent que l’exception doit être rejetée car la question de la détermination de la date critique, qui est une question juridique et non pas factuelle, a été dûment soumise aux juridictions nationales compétentes.

27. La Cour relève que le grief des requérants porte sur la date à laquelle la valeur des biens affectés par l’expropriation et partant le montant des indemnités ont été calculés. Elle considère qu’en saisissant la cour d’appel, puis la Cour de cassation, d’un moyen relatif à la date critique, les requérants ont usé normalement des recours qui s’offraient à eux et qui concernaient en substance les faits dénoncés devant elle. En revanche, l’action sur le fondement de l’article 105 susmentionné, qui doit être introduite devant les juridictions administratives et non civiles, vise à réparer le dommage causé par les actions illégales commises par la puissance publique et ne saurait être exercée pour la réévaluation d’une indemnité d’expropriation dont le montant ne correspond pas, de l’avis du propriétaire, à la valeur réelle de ses biens le jour de l’audience sur la fixation de l’indemnité définitive d’expropriation (voir, mutatis mutandis, Poulimenos et autres c. Grèce, no 41230/12, §§ 31‑33, 20 juillet 2017, et Tsigaras c. Grèce, no 12576/12, §§ 22-23, 14 novembre 2019).

28. Il s’ensuit que la requête ne saurait être écartée pour non-épuisement des voies de recours internes et qu’il y a lieu en conséquence de rejeter l’exception formulée par le Gouvernement.

29. Quant à l’autre branche de l’exception du Gouvernement, tirée du défaut de qualité de victime des requérants, la Cour estime qu’elle est étroitement liée à la substance du grief soulevé par les requérants sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention. Partant, elle décide de la joindre au fond.

30. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

31. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 et se référant à l’arrêt de la Cour rendu dans l’affaire Poulimenos, précitée, les requérants soutiennent que la date critique retenue par les tribunaux grecs, sans tenir compte de l’écoulement du temps et de l’indexation des prix, a eu pour résultat d’aboutir à la fixation d’une indemnité dépréciée de 13,8 % par rapport à la valeur de leurs biens le jour de l’audience sur le fond de l’affaire ayant eu lieu devant la cour d’appel.

32. Le Gouvernement reprend pour l’essentiel les arguments qu’il a avancés au titre de l’exception préliminaire (paragraphe 26 ci-dessus). Il nie l’existence d’une différence substantielle entre les indemnités accordées par la cour d’appel et celles qui auraient prétendument dû être octroyées aux requérants si la date critique avait été celle défendue par eux. Il souligne aussi que les faits de la présente affaire diffèrent de ceux en cause dans l’affaire Poulimenos où la période écoulée entre la fixation de l’indemnité provisoire et la fixation de l’indemnité définitive était de plus de douze ans et non pas d’environ quatre ans comme en l’espèce.

33. La Cour rappelle les principes généraux découlant de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention (voir, parmi beaucoup d’autres, Fábián c. Hongrie [GC], no 78117/13, § 60, 5 septembre 2017, et Tsigaras, précité, § 32). Elle note que, dans la mesure où les requérants se plaignent que la date critique retenue par la cour d’appel pour apprécier la valeur de leurs biens a entrainé une dépréciation de leur indemnité, la situation litigieuse relève de la première phrase du premier alinéa de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, qui énonce de manière générale le principe du respect des biens. Dès lors, la Cour doit rechercher si un juste équilibre a été maintenu entre les exigences de l’intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. Afin de déterminer si la mesure litigieuse respecte le juste équilibre voulu et, notamment, si elle ne fait pas peser sur les requérants une charge disproportionnée, il y a lieu de prendre en considération les modalités d’indemnisation prévues par la législation interne. En particulier, le caractère adéquat de l’indemnité se trouverait diminué si son paiement faisait abstraction d’éléments susceptibles d’en réduire la valeur, tel l’écoulement d’un laps de temps que l’on ne saurait qualifier de raisonnable. Dans pareil cas, la Cour recherche principalement si l’administration a procédé à la réactualisation de la somme due pour compenser sa dépréciation en raison de l’écoulement du temps (voir, Tsigaras, précité, §§ 33-34, Poulimenos, précité, §§ 43-45, et les affaires qui y sont citées).

34. En l’occurrence, la Cour note d’emblée que, d’après l’article 17 § 2 de la Constitution, si l’audience concernant la fixation de l’indemnité définitive a lieu plus d’un an après l’audience sur la fixation de l’indemnité provisoire, il convient de prendre en compte la valeur du bien à la date de l’audience portant sur la fixation de l’indemnité définitive. La Cour a déjà pu en déduire que le but de cette disposition est de faire en sorte que la date critique pour la fixation de l’indemnité soit la date la plus proche de celle de son versement aux ayants droit, afin que la compensation soit « intégrale » comme l’exige ce même article (Tsigaras, précité, § 35, et Poulimenos, précité, § 46).

35. La Cour rappelle qu’en l’espèce le tribunal de première instance a procédé à la fixation de l’indemnité provisoire à la date de l’audience ayant eu lieu devant lui, c’est-à-dire le 1er octobre 2004. L’audience pour la fixation de l’indemnité définitive s’est tenue le 21 septembre 2005 devant la cour d’appel. Cependant, lors de cette audience, la cour d’appel a rendu un jugement avant dire droit no 33/2006 ajournant l’examen au fond de l’affaire et ordonnant une expertise. L’affaire n’a été examinée au fond que le 5 novembre 2008. Par un arrêt du 29 juin 2009, la cour d’appel a retenu comme date critique pour la détermination de la valeur des biens affectés par l’expropriation la date du 1er octobre 2004 au motif que la première audience sur la fixation de l’indemnité définitive s’était tenue le 21 septembre 2005, soit moins d’un an après l’audience sur la fixation de l’indemnité provisoire.

36. La Cour estime qu’il ne lui appartient pas de s’exprimer sur le montant exact de l’indemnité définitive que les requérants devaient percevoir en fonction des fluctuations des prix du marché, de l’inflation ou de toute autre éventuelle cause. Toutefois, eu égard au fait que plus de quatre ans s’étaient écoulés entre la date retenue pour l’évaluation du montant de l’indemnité définitive et la date à laquelle avait eu lieu l’audience au fond, la Cour note que les autorités internes ont fait abstraction des circonstances qui auraient pu faire en sorte que l’indemnité ne corresponde plus à la valeur du bien à cette dernière date (Tsigaras, précité, § 37, et Poulimenos, précité, §§ 51-52).

37. La Cour prend également note de l’argument du Gouvernement selon lequel les circonstances de la présente affaire diffèrent de celles de l’affaire Poulimenos, dans laquelle elle a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 parce que douze ans s’étaient écoulés entre la date qui avait été retenue pour la fixation de l’indemnité et la date à laquelle cette dernière avait été accordée. Elle rappelle avoir déjà rejeté un argument similaire dans l’affaire Tsigaras, estimant que nonobstant le fait que, dans une affaire, l’écart entre les deux dates avait été sensiblement plus long, les faits des deux affaires restaient similaires, car les juridictions internes n’avaient pas tenu compte de l’incidence que l’écoulement du temps aurait pu avoir sur la valeur du bien exproprié (Tsigaras, précité, § 38). La Cour ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion dans la présente espèce.

38. La Cour considère ainsi que les requérants ont dû supporter une charge disproportionnée et excessive qui a rompu le juste équilibre devant régner entre la sauvegarde du droit de propriété et les exigences de l’intérêt général (Tsigaras, précité, § 39, et Poulimenos, précité, § 53).

39. Partant, elle rejette l’exception du Gouvernement tirée du défaut de qualité de victime des requérants et constate qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.

III. SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

40. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 et l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants allèguent que la cour d’appel n’a pas motivé sa décision de fixer une indemnité spéciale d’un montant de 70 000 EUR pour compenser la dépréciation de l’immeuble situé sur la partie non expropriée du terrain en cause. Ils estiment que le montant de cette indemnité s’éloigne entièrement de la conclusion des experts nommés par la juridiction d’appel.

41. Le Gouvernement rétorque que la cour d’appel apprécie librement les moyens de preuve, y compris les rapports d’expertise qui ne revêtent aucune valeur probante supérieure. Selon lui, il est clair que cette juridiction, après avoir dûment examiné tous les éléments de preuve, a considéré que les estimations des experts étaient en l’espèce excessives.

42. La Cour relève d’emblée que, maîtresse de la qualification juridique des faits, elle considère qu’il y a lieu d’examiner ce grief uniquement sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 (Radomilja et autres, précité, § 124).

43. En l’espèce, la cour d’appel a accordé une indemnité spéciale d’un montant de 70 000 EUR pour compenser la dépréciation de l’immeuble des requérants situé sur la partie non expropriée de leur terrain. Or il s’agit là d’une somme qui a priori ne semble pas déraisonnable. La Cour ne saurait dès lors se substituer aux tribunaux grecs pour déterminer le montant de l’indemnité spéciale en question. En tout état de cause, il n’y a aucun indice dans le dossier donnant à penser que les juridictions saisies ont fait preuve d’arbitraire dans la fixation de cette indemnité. Eu égard à la marge d’appréciation que l’article 1 du Protocole no 1 laisse aux autorités nationales (voir, mutatis mutandis, Choromidis c. Grèce, no 54932/08, § 69, 26 juillet 2011, Antonopoulou et autres c. Grèce, no 49000/06, § 41, 16 avril 2009, et Sampsonidis et autres c. Grèce, no 2834/05, § 47, 6 décembre 2007), la Cour considère que le montant de l’indemnité spéciale est raisonnable au regard de la dépréciation de l’immeuble en cause.

44. Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée et qu’elle doit être rejetée, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.

45. La Cour note enfin que les requérants, renvoyant à leur demande de satisfaction équitable au titre du préjudice moral qu’ils disent avoir subi du fait des violations alléguées de la Convention, ont expressément renoncé dans leurs observations au grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 1 et tiré du refus par les tribunaux internes de leur accorder une indemnisation pour dommage moral résultant de l’expropriation. Il n’y a dès lors pas lieu qu’elle se prononce sur ce grief.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

46. Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

47. Les requérants réclament plusieurs sommes au titre du préjudice matériel qu’ils disent avoir subi du fait des violations alléguées. Ils demandent en outre chacun 10 000 euros (EUR) pour préjudice moral.

48. Le Gouvernement considère que les sommes réclamées sont excessives et entièrement injustifiées.

49. La Cour rappelle qu’elle a conclu à la violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du rejet par les tribunaux internes de la demande reconventionnelle des requérants portant sur l’auto-indemnisation et à la violation de l’article 1 du Protocole no 1 en raison de la date critique retenue par les tribunaux internes. Certes, elle ne saurait spéculer sur ce qu’eût été le montant que les requérants auraient reçu si les tribunaux internes avaient examiné leur demande reconventionnelle au fond ou retenu la date critique défendue par eux. Elle estime toutefois que les intéressés ont subi une perte de chances réelles de voir statuer sur leurs prétentions et que la date critique retenue par les tribunaux nationaux leur a fait subir un préjudice matériel certain.

50. Considérant qu’il est impossible de quantifier précisément le préjudice subi par les requérants, sur la base des pièces fournies par les parties, la Cour décide de statuer en équité (Kanaginis c. Grèce (satisfaction équitable), no 27662/09, § 26, 8 mars 2018).

51. À la lumière de ces considérations, la Cour juge raisonnable d’allouer conjointement aux requérants 18 000 EUR, tous chefs de préjudice confondus.

B. Frais et dépens

52. Les requérants demandent 3 200 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour. Ils précisent que la rémunération de leur conseil dépendra de l’issue de l’affaire et estiment que la somme proposée est équitable au regard du taux de facturation horaire pratiqué en Grèce, c’est-à-dire 80 EUR.

53. Le Gouvernement considère que les conditions requises pour allouer cette somme ne sont pas remplies. En tout cas, la somme éventuellement octroyée au titre des frais et dépens ne saurait dépasser 500 EUR.

54. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l’allocation de frais et dépens au titre de l’article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et, de plus, le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, 19 octobre 2000).

55. En l’espèce, la Cour note que les requérants ne produisent aucune facture ou note d’honoraires. Ils affirment qu’ils ont conclu avec leur conseil un accord qui semble s’apparenter à un accord de quota litis, à savoir un accord par lequel le client d’un avocat s’engage à verser à ce dernier, en tant qu’honoraires, un certain pourcentage de la somme qu’une juridiction pourrait lui octroyer (Iatridis, précité, § 55).

56. Il s’ensuit que, au vu du caractère futur des honoraires en question, la demande des requérants porte sur des frais et dépens hypothétiques dont la réalité ne peut pas être établie (Georgoulis et autres c. Grèce, no 38752/04, § 35, 21 juin 2007). Il convient donc de l’écarter.

C. Intérêts moratoires

57. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Joint au fond l’exception préliminaire tirée du défaut de qualité de victime soulevée par le Gouvernement et la rejette ;

2. Déclare recevables les griefs tirés du droit d’accès à un tribunal concernant le rejet de la demande reconventionnelle et de la date critique pour le calcul de l’indemnité d’expropriation, et le surplus de la requête irrecevable ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention concernant le rejet de la demande reconventionnelle ;

4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention concernant de la date critique pour le calcul de l’indemnité d’expropriation ;

5. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser conjointement aux requérants, dans un délai de trois mois, 18 000 EUR (dix-huit mille euros) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, tous chefs de préjudice confondus ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 septembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Liv Tigerstedt                        Krzysztof Wojtyczek
Greffière adjointe                       Président

___________

Appendix

No Prénom NOM Année de naissance Nationalité Lieu de résidence
1. Dimitrios TZOUVARAS 1938 grecque Agios Dimitrios
2. Anastasia TZOUVARA 1964 grecque Agios Dimitrios
3. Panagiota TZOUVARA 1968 grecque Agios Dimitrios

Dernière mise à jour le septembre 29, 2022 par loisdumonde

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *