McCann et Healy c. Portugal (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 266
Septembre 2022

McCann et Healy c. Portugal – 57195/17

Arrêt 20.9.2022 [Section IV]

Article 8
Obligations positives
Article 8-1
Respect de la vie privée

Rejet de l’action civile des requérants accusés du crime contre leur fille disparue par un ancien policier chargé de l’enquête médiatisée classée sans suite pour défaut de preuves : non-violation

En fait – Suite à la disparition de Madeleine McCann dans la nuit du 3 mai 2007 dans le sud du Portugal, ses parents (les requérants) avaient fait l’objet d’une enquête.

Le 2 octobre 2007, l’inspecteur de la police judiciaire qui en avait eu la charge (G.A.) en fut écarté.

Le 21 juillet 2008, le parquet rendit une décision de classement sans suite de l’enquête par manque de preuves contre les requérants.

Le 24 juillet 2008, G.A. publia un livre, basé sur le dossier d’enquête public, dans lequel il accusa les parents d’être impliqués dans la disparition de leur fille. G.A. donna un entretien qui fut publié dans un journal le jour du lancement du livre. Et celui-ci fit l’objet d’une adaptation en documentaire qui fut diffusé à la télévision puis commercialisé.

Les procédures des requérants n’aboutirent pas.

Ils reprochent aux juridictions nationales d’avoir manqué à l’obligation positive de protéger leur droit à la présomption d’innocence et leur réputation.

En droit – Article 8 :

1. Applicabilité – Les affirmations litigieuses formulées par G.A. dans le livre, le documentaire et l’entretien en cause portent sur l’implication alléguée des requérants dans la dissimulation du corps de leur fille, sur l’hypothèse selon laquelle ils auraient mis en scène un enlèvement et sur des actes de négligence présumés à l’égard de leur fille. Ces affirmations sont d’une gravité suffisante pour appeler l’application de l’article 8.

Conclusion : article 8 applicable.

2. Au fond –

Les juridictions nationales ont bien cerné les intérêts qui étaient en jeu, à savoir, d’une part, la liberté d’expression et la liberté d’opinion de G.A. et, d’autre part, le droit au respect de la réputation qui était lié au droit à la présomption d’innocence des requérants, et elles ont fait prévaloir les droits du premier sur ceux des seconds. Elles ont également observé que ces droits méritaient une égale protection et que, dans ces conditions, il était nécessaire de les mettre en balance. La question qui se pose est donc celle de savoir si les juridictions nationales ont procédé à une mise en balance de ces droits dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour.

a) La contribution à un débat d’intérêt général

Pour la Cour, tel que la Cour suprême l’a conclu, le livre de G.A., son adaptation en documentaire et l’entretien accordé par ce dernier dans un journal concernaient un débat qui présentait un intérêt public. En effet, l’importante couverture médiatique qu’a reçue l’affaire témoigne bien de l’intérêt qu’elle avait suscité tant au niveau national qu’international.

b) Le comportement antérieur et la notoriété des requérants

La Cour comprend que, en ayant fait appel aux médias les requérants aient voulu exploiter tous les moyens possibles pour retrouver leur fille. Il n’empêche que, alors qu’ils étaient inconnus du public avant les faits, ils ont, du fait de leur exposition aux médias, fini par acquérir une notoriété publique certaine et par entrer dans la sphère publique. Ils se sont, par voie de conséquence, exposés inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes.

c) L’objet du livre, du documentaire et de l’entretien et le mode d’obtention des informations

Aux yeux de la Cour, les informations contenues dans le livre, le documentaire et l’entretien provenaient du dossier relatif à l’enquête pénale qui était public.

d) Le contenu des affirmations litigieuses et leurs répercussions

Eu égard au contexte de l’affaire et tel qu’affirmé par les juridictions internes, les affirmations litigieuses constituaient des jugements de valeur fondés sur une base factuelle suffisante à savoir les éléments recueillis au cours de l’enquête et portés à la connaissance du public. En outre, cette thèse avait été envisagée dans le cadre de l’enquête pénale et avait même déterminé la mise en examen des requérants en septembre 2007.

Par ailleurs, l’affaire pénale a passionné l’opinion publique tant nationale qu’internationale et elle a suscité de nombreux débats et discussions. Comme l’ont relevé la cour d’appel et la Cour suprême, les affirmations litigieuses s’inscrivaient incontestablement dans un débat d’intérêt public et la thèse de G.A. constituait dès lors une opinion parmi d’autres.

L’affaire pénale a été classée sans suite par le parquet. À cet égard, si le livre avait été publié avant la décision de classement sans suite du parquet, les affirmations litigieuses auraient pu porter atteinte à la présomption d’innocence des requérants, garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, en préjugeant l’appréciation des faits par l’autorité d’enquête. Puisque ces affirmations ont été formulées après le classement sans suite, c’est la réputation des requérants, garantie par l’article 8, et la manière dont ceux-ci sont perçus par le public qui sont en jeu. Il y va également de la confiance du public dans le fonctionnement de la justice.

À supposer même que la réputation des requérants avait été atteinte, ce n’est pas à cause de la thèse défendue par G.A. mais à cause des soupçons qui avaient été émis à leur égard, lesquels avaient déterminé leur mise en examen au cours de l’enquête et avaient fait l’objet d’une couverture médiatique très importante ainsi que de nombreux débats. Il s’agissait d’informations dont le public avait pris amplement connaissance, avant même la mise à disposition du dossier d’enquête auprès des médias et la publication du livre litigieux.

Le livre a été publié trois jours après le classement sans suite de l’affaire ce qui indique qu’il a été rédigé puis imprimé alors que l’enquête était encore en cours. G.A. aurait pu, par prudence, ajouter une note alertant le lecteur quant à l’issue de la procédure. L’absence d’une telle mention ne saurait toutefois, à elle seule, prouver la mauvaise foi de G.A. D’ailleurs, le documentaire fait, quant à lui, bien référence au classement sans suite de l’affaire.

Après la publication du livre, les requérants ont poursuivi leurs actions auprès des médias. Ils ont notamment réalisé un documentaire au sujet de la disparition de leur fille et continué à accorder des entretiens à des médias au niveau international. Même si la Cour comprend que la publication du livre ait indéniablement causé colère, angoisse et inquiétude chez les requérants, il n’apparaît pas que cet ouvrage ou la diffusion du documentaire aient eu des répercussions sérieuses sur les relations sociales des intéressés ou sur les recherches légitimes qu’ils poursuivent toujours pour retrouver leur fille.

e) Les circonstances particulières de l’espèce

La Cour peut souscrire à l’analyse de la cour d’appel et de la Cour suprême. Certes, les affirmations litigieuses se fondent sur la connaissance approfondie du dossier que détenait G.A. du fait de ses fonctions. Cependant, elles étaient déjà connues du public compte tenu de l’importante couverture médiatique de l’affaire suivie de la mise disposition du dossier d’enquête des médias après la clôture de l’enquête. Ainsi les éléments litigieux ne sont que l’expression de l’interprétation de G.A. au sujet d’une affaire médiatique qui avait déjà été amplement débattue. En outre, il n’apparaît pas que G.A. était mû par une animosité personnelle à l’égard des requérants.

Eu égard aux circonstances particulières de la présente espèce, une condamnation aurait eu un effet dissuasif pour la liberté d’expression au sujet d’affaires d’intérêt public.

g) Conclusion

La Cour suprême a procédé à une évaluation circonstanciée de l’équilibre à ménager entre le droit des requérants au respect de leur vie privée et le droit de G.A. à la liberté d’expression, en les appréciant à l’aune des critères se dégageant de sa jurisprudence et en se référant amplement à la jurisprudence de la Cour. Compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissaient en l’espèce les autorités nationales, la Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui de la Cour suprême. Les autorités nationales n’ont doc pas manqué à l’obligation positive qui leur incombait de protéger le droit des requérants au respect de leur vie privée.

Conclusion : non-violation (unanimité).

(Voir aussi Von Hannover c. Allemagne n° 2 [GC), 59320/00, 7 février 2004, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le septembre 20, 2022 par loisdumonde

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