AFFAIRE MCCANN ET HEALY c. PORTUGAL (Cour européenne des droits de l’homme) 57195/17

La requête concerne des affirmations formulées par M. Gonçalo Amaral (ci-après « G.A. »), ancien inspecteur de la police judiciaire, dans un livre, dans le documentaire qui en est l’adaptation et dans un entretien à un journal au sujet de l’implication alléguée des requérants dans la disparition de leur fille, survenue le 3 mai 2007 dans le sud du Portugal. Invoquant les articles 6 §§ 1 et 2, 8 et 10 § 2 de la Convention, les requérants allèguent que ces affirmations ont porté atteinte à leur réputation, à leur crédit et à leur droit à la présomption d’innocence. Ils soutiennent par ailleurs que la motivation contenue dans les décisions rendues les 31 janvier et 21 mars 2017 par la Cour suprême à l’issue de leur action en responsabilité civile a également violé leur droit à la présomption d’innocence.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE MCCANN ET HEALY c. PORTUGAL
(Requête no 57195/17)
ARRÊT

Art 8 • Obligations positives • Vie privée • Rejet de l’action civile des requérants accusés du crime contre leur fille disparue par un ancien policier chargé de l’enquête médiatisée classée sans suite pour défaut de preuves • Question d’intérêt public • Requérants, s’étant exposés aux médias, entrés dans la sphère publique • Jugements de valeur fondés sur une base factuelle suffisante • Affaire médiatique amplement débattue avant l’accès du public à l’enquête et la publication du livre • Absence de répercussions sérieuses des affirmations du policier sur les requérants • Mise en balance circonstanciée des intérêts en jeu dans le respect de la jurisprudence de la Cour

STRASBOURG
20 septembre 2022

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire McCann et Healy c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en une Chambre composée de :

Gabriele Kucsko-Stadlmayer, présidente,
Tim Eicke,
Yonko Grozev,
Armen Harutyunyan,
Pere Pastor Vilanova,
Jolien Schukking,
Ana Maria Guerra Martins, juges,
et de Ilse Freiwirth, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 57195/17) dirigée contre la République portugaise et dont deux ressortissants britanniques, M. Gerald Patrick McCann et Mme Kate Marie Healy (« les requérants ») ont saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 28 juillet 2017,

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement portugais (« le Gouvernement »),

les observations des parties,

notant qu’informé de son droit de prendre part à la procédure (article 36 § 1 de la Convention), le gouvernement britannique n’a pas souhaité s’en prévaloir,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 August 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

INTRODUCTION

1. La requête concerne des affirmations formulées par M. Gonçalo Amaral (ci-après « G.A. »), ancien inspecteur de la police judiciaire, dans un livre, dans le documentaire qui en est l’adaptation et dans un entretien à un journal au sujet de l’implication alléguée des requérants dans la disparition de leur fille, survenue le 3 mai 2007 dans le sud du Portugal. Invoquant les articles 6 §§ 1 et 2, 8 et 10 § 2 de la Convention, les requérants allèguent que ces affirmations ont porté atteinte à leur réputation, à leur crédit et à leur droit à la présomption d’innocence. Ils soutiennent par ailleurs que la motivation contenue dans les décisions rendues les 31 janvier et 21 mars 2017 par la Cour suprême à l’issue de leur action en responsabilité civile a également violé leur droit à la présomption d’innocence.

EN FAIT

2. Les requérants sont nés en 1968 et résident dans le Leicestershire, au Royaume-Uni. Ils ont été représentés par Me R. Correia Afonso, avocat à Lisbonne.

3. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») a été représenté par son agente, Mme M.F. da Graça Carvalho, procureure générale adjointe.

I. La genèse de l’affaire

A. La disparition de Madeleine McCann et l’enquête ouverte sur cette disparition

4. Au moment des faits, les requérants étaient en vacances avec leurs trois enfants à l’Ocean Club, un complexe hôtelier situé en bord de mer dans le village de Praia da Luz, dans le sud du Portugal.

5. Dans la nuit du 3 mai 2007, Madeleine, leur fille de trois ans, disparut alors qu’elle était censée dormir dans l’appartement occupé par la famille.

6. Aux alentours de 22 h 00, les requérants appelèrent la police en déclarant que leur fille avait été enlevée. Des recherches furent immédiatement lancées autour du périmètre de l’hôtel.

7. Le lendemain, le parquet près le tribunal de Portimão ouvrit une enquête en orientant les recherches sur la piste de l’enlèvement.

8. L’enquête fut confiée à l’inspecteur Gonçalo Amaral (« G.A. »), de la police judiciaire (« PJ ») de Portimão. Elle eut d’emblée un important retentissement médiatique au niveau tant national qu’international.

9. Un ressortissant d’origine britannique fut mis en examen. Les soupçons qui pesaient contre lui ne furent pas confirmés, et sa mise en examen fut donc levée.

10. Des traces biologiques et de sang furent détectées par des chiens policiers britanniques à l’intérieur de l’appartement de vacances et dans le coffre du véhicule que les requérants avaient loué quelques jours après la disparition de leur fille (paragraphe 40 ci-dessous). En conséquence, le 7 septembre 2007, les requérants furent mis en examen (constituídos arguidos). Ils étaient soupçonnés d’avoir caché le corps de leur fille après son décès possiblement survenu à la suite d’un accident domestique dans l’appartement et d’avoir simulé un enlèvement. La mise en examen des requérants fit l’objet d’une couverture médiatique sans précédent au niveau national et international.

11. Le 9 septembre 2007, la famille rentra au Royaume-Uni.

12. Le 10 septembre 2007, T.A., inspecteur-chef de la PJ, établit un rapport. Il y dressait le bilan de l’enquête, concluant ainsi dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« (…) d’après ce qui a été établi, Madeleine serait morte dans la nuit du 3 mai 2007 à l’intérieur de l’appartement (…) occupé par le couple McCann et ses trois enfants (…).

(…)

B) Il y a eu simulation d’enlèvement ;

C) Pour rendre impossible l’hypothèse d’une mort de l’enfant qui serait survenue avant 22 h 00, on a inventé l’existence d’un plan censé organiser la surveillance des enfants du couple McCann pendant leur sommeil ;

D) Kate McCann et Gerald McCann sont impliqués dans la dissimulation du corps (ocultação de cadáver) de leur fille Madeleine McCann ;

E) Pour l’instant, il semble ne pas encore y avoir d’indices qui montreraient que la mort de l’enfant ne serait pas survenue à la suite d’un accident tragique ;

F) d’après ce qui a pu être établi, tout indique que, dans l’intérêt de sa défense, le couple McCann ne souhaite pas remettre le corps de façon immédiate et volontaire ; il est fort probable que celui-ci ait été déplacé du lieu initial où il avait été déposé (…) ».

13. Dans son rapport, l’inspecteur T.A. demandait au parquet que les requérants fussent de nouveau entendus et éventuellement soumis à une mesure de contrainte.

14. Le 2 octobre 2007, G.A. fut écarté de l’enquête après avoir fait des déclarations controversées à la presse.

15. Il prit sa retraite le 1er juillet 2008.

B. Le classement sans suite de l’enquête

16. Le 21 juillet 2008, le parquet rendit une décision de classement sans suite de l’enquête (arquivamento do inquérito) en application de l’article 277 du code de procédure pénale (« CPP ») (paragraphe 61 ci-dessous). Il concluait, comme suit, dans ses parties pertinentes en l’espèce :

« (…)

Vu que certains des points avancés par les accusés et par les témoins semblaient présenter quelques contradictions (…) il a été décidé de procéder à une reconstitution des faits (…) afin de clarifier dûment sur le lieu des faits les détails suivants, qui sont extrêmement importants :

(…)

4. Ce qui est arrivé entre 18 h 45-19 h 00 (…) et l’heure à laquelle l’enlèvement a été signalé, soit vers 22 h 00 ;

5. (…) se forger la conviction la plus ferme possible sur ce dont [J.T.] et les autres intervenants ont été témoins et, éventuellement, écarter une fois pour toutes tout doute subsistant au sujet de l’innocence des parents de la disparue.

À cette fin, (…) la comparution des témoins a été demandée (…).

Cependant, bien que les autorités nationales aient entrepris toutes les démarches afin de faciliter leur déplacement au Portugal, pour des motifs que nous ne connaissons pas, après que de nombreuses explications leur ont été données concernant la nécessité et l’opportunité de leur déplacement, ils ont choisi de ne pas comparaître. Aussi, la [reconstitution des faits] n’a pu avoir lieu.

Pour nous, cela a surtout porté préjudice aux accusés McCann. Ceux-ci ont en effet perdu la possibilité de prouver tout ce qu’ils avancent depuis qu’ils ont été mis en examen, c’est-à-dire leur innocence face à l’événement fatidique ; l’enquête s’en est aussi trouvée entravée, car ces faits n’ont pu être clarifiés (…).

Si la disparition de M. de l’appartement no 5 de l’Ocean Club est incontestable, ce n’est en revanche le cas ni du mode opératoire ni des circonstances dans lesquelles celle-ci est survenue, malgré toutes les mesures prises pour les élucider (…).

(…) l’homicide reste une hypothèse étant donné qu’il n’a pas été établi par les éléments de preuve.

La non-implication des accusés, les parents de M., dans toute infraction pénale semble découler de circonstances objectives, notamment le fait qu’ils ne se trouvaient pas dans l’appartement au moment de sa disparition, ainsi que leur comportement, qui a été normal jusqu’à cette disparition et après celle-ci, comme il découle des déclarations faites par les témoins entendus, de l’analyse des appels téléphoniques et également des conclusions des expertises scientifiques, notamment du Forensic Science Service et de l’Institut de médecine légale.

(…)

À supposer même que Gerald et Kate McCann aient pu être responsables de la mort de l’enfant, il reste à expliquer comment, par où, quand et avec quels moyens, avec l’aide de qui et dans quel lieu ils se seraient débarrassés du corps dans le laps de temps limité dont ils auraient disposé pour ce faire. À cela il faut ajouter que leur routine quotidienne jusqu’au 3 mai se limitait au périmètre de l’Ocean Club et à la plage adjacente, qu’ils ne connaissaient pas les environs et qu’ils n’avaient pas d’amis ou de connaissances au Portugal, outre les amis anglais avec lesquels ils avaient voyagé (…).

Des examens et des analyses ont été effectués par deux des institutions les plus prestigieuses, qui ont été accréditées à cet effet, l’Institut de médecine légale et le laboratoire britannique Forensic Science Service. Les résultats définitifs [ne confirment pas] (valorizam positivamente) les éléments recueillis et ne corroborent pas les repérages faits par les chiens [de la police britannique].

(…)

Aucune preuve n’a été obtenue qui permettrait à un homme ordinaire, à la lumière de critères relevant du bon sens, de la normalité et des règles générales de l’expérience, de formuler une conclusion lucide, claire, sérieuse et honnête sur les circonstances dans lesquelles l’enfant a été extraite de l’appartement, d’énoncer un pronostic cohérent et, c’est là le plus dramatique, de déterminer si elle est vivante ou morte, cette dernière hypothèse paraissant la plus probable. (…) Ainsi, tout bien considéré et examiné, tel que nous venons de l’exposer, nous ordonnons le classement sans suite de l’affaire concernant [les requérants] étant donné qu’il n’existe aucun élément indiquant qu’ils auraient commis une quelconque infraction. »

17. Le même jour, le parquet émit à l’intention des médias une note d’information expliquant que l’enquête avait été classée sans suite mais qu’elle pouvait être rouverte à tout moment, d’office ou à la demande de tout intéressé si de nouveaux éléments de preuve étaient découverts et permettaient de lancer des mesures d’enquête sérieuses et pertinentes. Une copie en format numérique du dossier d’enquête dont les éléments confidentiels avaient été retirés fut créée afin d’être mise à disposition de toute personne intéressée. Il ressort du dossier que le contenu de ce fichier fut divulgué dans la presse et qu’il suscita de nombreux débats.

18. Les circonstances de la disparition de Madeleine n’ont à ce jour toujours pas été élucidées, celle-ci demeurant introuvable.

II. La publication et le lancement du livre « Maddie : A verdade da Mentira » (« maddie, la vérité du mensonge ») et l’adaptATion du livre en documentaire

A. La publication du livre

19. Le 24 juillet 2008, G.A. publia au sujet de l’affaire un livre intitulé « Maddie : a verdade da mentira » (« Maddie, la vérité du mensonge »). Cet ouvrage fut édité par les éditions Guerra e Paz (« G.P. »). Sur la couverture était apposée la mention « confidentiel » et en dernière de couverture figuraient les mentions « lecture réservée » et « contient des révélations uniques ».

20. Dans cet ouvrage, G.A. relatait l’enquête qu’il avait menée sur la disparition de Madeleine jusqu’à ce qu’il en fût écarté, en ponctuant le récit de réflexions personnelles sur son travail d’enquêteur, ses collègues, l’Algarve et sa famille.

21. L’avant-propos du livre se lit ainsi[1] :

« Certes, ce livre répond au besoin que j’ai ressenti de me défendre, ayant été discrédité sans que l’institution pour laquelle j’ai travaillé durant plus de vingt-six ans ait permis que je m’explique, ni publiquement ni même en son sein. J’avais pourtant formulé cette requête à plusieurs reprises, mais elle n’a jamais été entendue. J’ai donc scrupuleusement respecté les règles de la police judiciaire et je me suis abstenu de tout commentaire. Mais cela n’allait pas de soi : je vivais ce silence auquel j’étais contraint comme une atteinte à ma dignité. Ensuite j’ai été éloigné de l’enquête. C’est alors que j’ai compris qu’il était temps de parler. Pour ce faire, j’ai demandé ma retraite anticipée, afin de pouvoir m’exprimer librement.

Toutefois, l’objectif de cet ouvrage est plus important : contribuer à la découverte de la vérité pour que justice soit enfin faite dans l’enquête connue sous le nom d’« affaire Maddie ». Vérité et justice sont deux valeurs fortement ancrées en moi qui reflètent mes convictions profondes : elles n’ont cessé de guider mon travail au sein de l’institution à laquelle j’ai l’orgueil d’avoir appartenu. Même à la retraite, elles continueront à m’inspirer et à être présentes dans ma vie.

En aucun cas ce texte ne cherche à remettre en cause le travail de mes collègues de la police judiciaire ou à compromettre l’enquête en cours. Je suis convaincu que la révélation de tous les faits pourrait, dans le cas présent, nuire à la suite des investigations. Cependant, le lecteur aura accès à des informations inédites, à de nouvelles interprétations des faits – toujours dans le respect de la loi – et, bien sûr, à des interrogations pertinentes.

Le seul but d’une enquête criminelle est la recherche de la vérité. Le « politiquement correct » n’y a pas sa place. »

22. La conclusion du livre se lit ainsi[2] :

« Il est important de livrer à présent, sur la base de nos déductions, une synthèse de cette affaire. Rejeter ce qui est faux, éloigner ce que l’on ne peut pas démontrer avec suffisamment de certitude et valider ce qui a pu être prouvé.

1. La thèse de l’enlèvement est défendue dès le début par les parents de Maddie.

2. Dans leur groupe, seuls les McCann déclarent avoir vu la fenêtre de la chambre ouverte. Les autres ne peuvent l’affirmer puisqu’ils sont arrivés dans l’appartement après que l’alerte a été donnée.

3. La seule personne à avoir vu cette fenêtre ouverte avec les stores relevés est Amy, l’une des animatrices de la garderie de l’Ocean Club. Elle fit cette constatation aux alentours de 22 h 20 / 22 h 30, c’est-à-dire bien après l’alerte – ce qui n’exclut pas que la fenêtre ait pu être fermée au moment de l’action criminelle.

4. Les témoignages et les dépositions révèlent un grand nombre d’imprécisions, d’incohérences et de contradictions. Le témoignage de [J.T.] en faveur de la thèse de l’enlèvement est probablement faux : il a d’ailleurs perdu peu à peu toute sa crédibilité à cause des modifications successives apportées par [J.T.], modifications qui ont fini par l’invalider.

5. Le cadavre, dont l’existence a été confirmée par les chiens EVRD et CSI mais aussi par les résultats préliminaires des analyses de laboratoire, n’a pu être retrouvé.

Les conclusions auxquelles mon équipe et moi sommes parvenus sont les suivantes :

1. La mineure Madeleine McCann est morte à l’intérieur de l’appartement 5-A de l’Ocean Club à Vila da Luz dans la nuit du 3 mai 2007 ;

2. Il y a eu simulation d’enlèvement ;

3. Kate Healy et Gerald MacCann sont probablement impliqués dans la dissimulation du cadavre de leur fille ;

4. La mort a pu survenir à la suite d’un accident tragique ;

5. Des indices prouvent la négligence des parents concernant la garde et la sécurité des enfants.

(…) Nous avons donné le meilleur de nous-mêmes pour résoudre cette affaire. Nos conclusions s’appuient sur des faits avérés et des indices interprétés au regard du droit. Notre travail a été d’œuvrer en faveur de la justice en nous basant sur la vérité matérielle, la seule qui doit prévaloir dans un univers où le mensonge est érigé en vérité. »

B. L’entretien donné au quotidien Correio da Manhã

23. Le 24 juillet 2008, date du lancement du livre, celui-ci fut vendu avec l’édition du même jour du quotidien tabloïd Correio da Manhã, qui publiait également un entretien que lui avait accordé l’auteur et dans lequel ce dernier réitérait la thèse défendue dans son livre. Les passages pertinents de cet entretien sont les suivants :

« (…)

Correio da Manhã : quelle thèse privilégiez-vous en tant qu’enquêteur dans l’affaire ?

G.A. : La petite fille est morte dans l’appartement. Tout est dans le livre, qui relate fidèlement l’enquête jusqu’à septembre : il reflète l’opinion des polices portugaise et britannique ainsi que celle du parquet. Pour nous, jusqu’à ce moment, tout était prouvé : la dissimulation du corps, la simulation d’un enlèvement et la mise en danger de la vie d’autrui.

Correio da Manhã : qu’est-ce qui vous a amené à soupçonner les McCann de tous ces crimes ?

G.A. : Tout commence par une théorie d’enlèvement construite par les parents. Et l’enlèvement se fonde sur deux éléments : l’un est le témoignage donné par [J.T.], qui dit avoir vu un homme passer devant l’appartement avec un enfant dans les bras, l’autre est la fenêtre ouverte alors qu’elle devait être fermée. Il a été prouvé que rien de cela n’était arrivé.

Correio da Manhã : comment est-ce que cela a été prouvé ?

G.A. : [J.T.] n’est pas crédible : elle identifie et reconnaît des personnes différentes (…).

(…)

Correio da Manhã : on a manqué de procéder à une reconstitution des faits ?

G.A. : Elle n’a pas été effectuée dix ou quinze jours après les faits car le village était plein de touristes et de journalistes. Nous étions certains que nous pourrions la faire plus tard. Mais cela n’a pas été possible.

Correio da Manhã : la théorie de l’enlèvement étant invalidée, comment construit-on la thèse de la mort ?

G.A. : Avec les éléments qui existaient nous ne pouvions qu’aboutir à l’accident, à la mort naturelle, à n’importe quelle cause n’impliquant pas l’intervention d’un tiers. Nous étions en train de consolider des preuves et d’avancer pour comprendre ce qui avait pu arriver au corps de la petite fille.

En tenant aussi compte des informations du laboratoire britannique sur les traces relevées à l’intérieur de la voiture des McCann.

(…)

Correio da Manhã : d’après vous, qu’est-il arrivé au corps [de l’enfant] ?

G.A. : Tout indiquait que le corps, après s’être trouvé dans un endroit déterminé, avait été déplacé d’une voiture à l’autre, vingt jours et quelques après. Compte tenu des traces relevées dans la voiture, la petite fille a dû être transportée là.

(…)

Correio da Manhã : avez-vous senti une pression politique au cours de l’enquête ?

G.A. : De l’inhibition. L’une de nos erreurs a été de ne pas avoir avancé avec ce groupe, avec tout ce qui était à notre disposition : écoutes, surveillances. Il aurait fallu récupérer les vêtements que la petite fille portait au moment où elle est sortie du jardin d’enfants pour se diriger vers la maison. Mais là nous avons pensé : si nous le faisons, on va dire que nous soupçonnons les parents. Cette inhibition était tout le temps présente.

Correio da Manhã : et cela vous a conduit vers l’enlèvement.

G.A. : Nous avons dû d’abord prouver qu’il n’y avait pas eu enlèvement pour nous concentrer ensuite sur ces personnes.

Correio da Manhã : comment se manifeste la pression ?

Immédiatement le 4 mai, le matin, avec un appel du consul disant que la PJ ne faisait rien. Après un ambassadeur. Ensuite un assesseur (assessor) et un Premier ministre anglais.

(…) »

C. L’adaptation du livre en documentaire et sa diffusion

24. Le livre fut adapté en un documentaire portant le même titre. Il fut produit par la société de production Valentim de Carvalho (« V.C. ») et commercialisé en format DVD à partir de la fin du mois d’avril 2009.

25. La première partie du documentaire fut diffusée sur la chaîne de télévision TVI le 13 avril 2009. La deuxième partie fut diffusée le 12 mai 2009. Avant la diffusion du documentaire, la chaîne TVI publia la déclaration suivante :

« Le programme qui suit est un documentaire fondé sur le livre de Gonçalo Amaral, ex-inspecteur de la PJ qui a enquêté sur la disparition de Madeleine dans l’Algarve. Sa version des faits est rejetée par les parents de Maddie, qui continuent à dire qu’il s’agit d’une affaire d’enlèvement.

La procédure pénale conduite par les autorités portugaises s’est achevée par un classement sans suite de l’enquête, décision contestée par Gonçalo Amaral.

La diffusion de ce documentaire ne prétend pas désigner des responsables, cette tâche incombant à la justice, mais cherche à faire la lumière sur une affaire qui reste un mystère, depuis plus de deux ans, et à apporter des éléments pour permettre à l’opinion publique de le comprendre. »

26. Dans ce documentaire, G.A. apparaissait comme le narrateur. Il y réitérait la thèse défendue dans son livre, ouvrant le documentaire avec l’introduction suivante :

« Mon nom est Gonçalo Amaral, j’ai été enquêteur de la police judiciaire pendant 27 ans. J’ai coordonné l’enquête sur la disparition de Madeleine McCann survenue le 3 mai 2007. Pendant les prochaines 50 minutes, je vais prouver que l’enfant n’a pas été enlevée et qu’elle est morte dans l’appartement de vacances de Praia da Luz. Découvrez toute la vérité sur ce qui s’est passé ce jour-là. Une mort que beaucoup de gens veulent cacher. »

27. Il concluait le documentaire ainsi :

« D’après ce que je sais, Madeleine Mc Cann serait morte dans l’appartement 5-A le 3 mai 2007. Je suis sûr que la vérité sur ce qui s’est passé (que Madeleine est morte dans l’appartement) sera un jour dévoilée. L’investigation a été brutalement interrompue et il y a eu un classement sans suite politique et précipité. Il y a des gens qui cachent la vérité mais tôt ou tard, le vernis va craquer et les révélations vont surgir. Il sera alors fait justice à [M.] (…) ».

28. Le DVD fut vendu avec l’édition du 24 avril 2009 du journal Correio da Manhã.

III. Les procédures civiles introduites par les requérants

A. Les demandes de mesures conservatoires (medidas cautelares)

1. La demande de mesures conservatoires tendant à faire interdire le livre et le documentaire

29. À une date non précisée de mai 2009, les requérants saisirent, en leur nom et au nom de leurs enfants, le tribunal de Lisbonne d’une demande contre G.A. et les éditions G.P., la société V.C. et la chaîne de télévision TVI en vue de l’application de mesures conservatoires (medidas cautelares), réclamant le retrait immédiat des points de vente du livre de G.A. et du documentaire vendu au format DVD, l’interdiction de toute réimpression ou reproduction, l’interdiction de toute cession de droits d’auteur sur le livre ou le documentaire, ainsi que l’interdiction de toute diffusion d’opinions, d’interviews ou de toute autre publication ou vidéo défendant la thèse soutenue par G.A. dans son livre.

30. Par un jugement du 18 février 2010, le tribunal de Lisbonne fit droit à la demande des requérants.

31. Les défendeurs interjetèrent appel du jugement.

32. Par un arrêt du 14 octobre 2010, la cour d’appel de Lisbonne annula le jugement du tribunal de Lisbonne du 18 février 2010. Elle estima que le livre de G.A. révélait l’opinion de l’auteur au sujet de l’enquête en relatant les faits qui figuraient dans le dossier d’enquête et sans apporter d’éléments nouveaux. Elle jugea que les requérants ne pouvaient invoquer une atteinte à leur droit au respect de la vie privée dès lors que, certes aux fins légitimes de retrouver leur fille, ils avaient exposé l’affaire sur la place publique, ouvrant ainsi la voie à l’expression d’opinions et de critiques.

2. La demande de mesures conservatoires en vue de la saisie des biens de G.A.

33. À une date non précisée, en leur nom propre et au nom de leurs enfants, les requérants demandèrent au tribunal de Lisbonne d’ordonner la saisie provisoire (arresto) de tout bénéfice réalisé par G.A. sur la vente du livre, du DVD ou sur toute cession de droits ainsi que la saisie des comptes bancaires de G.A., de ses parts dans une société, d’un tiers de son salaire comme gérant de cette société et d’un tiers de sa retraite aux fins de garantir le paiement de l’indemnité qu’ils allaient réclamer dans le cadre d’une action en responsabilité civile engagée contre G.A. pour atteinte à leur crédit et à leur réputation au sens de l’article 484 du code civil.

34. Par un jugement du 16 octobre 2009, le tribunal de Lisbonne fit droit à la demande des requérants. Les parties n’ont pas indiqué si G.A. avait interjeté appel du jugement et, le cas échéant, quelle avait été l’issue de cet appel.

B. Les actions civiles

1. L’introduction des actions et leur jonction

35. Le 24 juillet 2009, les requérants, en leur nom et au nom de leurs enfants, assignèrent G.A., les sociétés G.P. et V.C. et la chaîne TVI devant le tribunal de Lisbonne dans le cadre d’une action en responsabilité civile. Ils réclamaient 1 200 000 EUR de dommages et intérêts en réparation de l’atteinte à leur réputation et à leur crédit (bom nome) qui découlait selon eux des allusions faites à leur égard par G.A. dans son livre, dans le documentaire qui en était l’adaptation et dans l’entretien accordé au quotidien Correio da Manhã (paragraphes 19, 23 et 24 ci-dessus).

36. Le 6 octobre 2009, ils engagèrent également une action civile contre les mêmes défendeurs devant le tribunal de Lisbonne en vue de l’application définitive des mesures qu’ils avaient réclamées à titre provisoire pour obtenir notamment l’interdiction du livre et du documentaire litigieux (paragraphe 29 ci-dessus).

37. Les défendeurs contestèrent les actions engagées contre eux.

38. Par une décision du tribunal de Lisbonne du 12 juillet 2010, les deux actions civiles furent jointes.

2. Le jugement du tribunal de Lisbonne du 27 avril 2015

39. Par un jugement du 27 avril 2015, statuant en formation de juge unique, le tribunal de Lisbonne fit partiellement droit aux demandes déposées par les requérants en leur nom (paragraphes 35-36 ci-dessus) et rejeta toutes les demandes qu’ils avaient déposées au nom de leurs enfants. Le tribunal condamna G.A. à verser à chacun des requérants une indemnité de 250 000 EUR majorée des intérêts, en application de l’article 484 du code civil (« C.C. ») (paragraphe 65 ci-dessous), jugeant que le livre dont il était l’auteur, son adaptation en documentaire et les déclarations qu’il avait faites dans le cadre de l’entretien qu’il avait accordé au quotidien Correio da Manhã le 24 juillet 2008 (paragraphes 19, 23 et 24 ci-dessus) avaient porté atteinte au crédit et à la réputation des requérants. Le tribunal interdit, par ailleurs, la vente du livre et du documentaire.

40. Concernant les faits, se référant aux éléments de preuve qui avaient été soumis par les parties, le tribunal de Lisbonne jugea établi ce qui suit :

« (…)

6. Les chiens de la police britannique « Eddie » et « Keela » ont détecté des marques d’odeurs de sang humain et de cadavre à l’intérieur de l’appartement 5-A de l’Ocean Club.

7. Les chiens de la police britannique « Eddie » et « Keela » ont détecté des marques d’odeurs de sang humain et de cadavre à l’intérieur du véhicule loué par les demandeurs (…) après la disparition de Madeleine.

(…)

28. Le livre a été publié, par d’autres éditeurs, dans les pays suivants : en Espagne, en septembre 2008 avec une commercialisation éventuelle en espagnol dans les pays d’Amérique latine ; au Danemark, en novembre 2008, avec une commercialisation éventuelle dans les pays nordiques ; en Italie, en décembre 2008, avec une commercialisation en italien dans le monde entier ; aux Pays-Bas, en avril 2009, avec une commercialisation en néerlandais dans le monde entier, en France, en mai 2009, avec une commercialisation en français dans le monde entier ; en Allemagne en juin 2009, avec une commercialisation en Autriche et en Suisse.

(…)

33. Le défendeur [G.A.] a perçu sur la vente du livre (…), en 2008 et 2009, la somme de 342 111,86 euros.

(…)

53. 75 000 exemplaires du DVD ont été mis en vente.

54. 63 369 exemplaires sont restés invendus et ont ensuite été détruits.

(…)

62. Le défendeur [G.A.] a perçu, en 2008, 40 000 euros sur la vente du DVD.

(…)

67. Les demandeurs (…) ont signalé à la presse la disparition de leur fille.

68. Les demandeurs (…) ont accordé un entretien à l’émission de télévision américaine « Oprah », présentée par Oprah Winfrey, au cours de laquelle ils ont évoqué de nouveaux témoignages, reconstitutions et portraits-robots.

69. L’entretien de l’émission « Oprah » a été diffusé dans le monde entier (…).

70. L’entretien (…) a été diffusé au Portugal sur la chaîne SIC les 9 et 12 mai 2009.

71. Les demandeurs (…), en collaboration avec la chaîne de télévision britannique « Channel 4 », ont réalisé un documentaire sur la disparition de leur fille, intitulé « Still missing Madeleine », d’une durée de 60 minutes.

(…)

74. Le documentaire (…) a été diffusé sur la chaîne de télévision SIC le 12 mai 2009.

(…)

76. Au Portugal et dans le monde entier, la disparition de Madeleine McCann, l’enquête menée pour la retrouver et pour élucider les faits, son évolution et ses vicissitudes, comme la mise en examen des demandeurs (…) ou le dessaisissement du défendeur [G.A.] des investigations entreprises sous sa coordination, ont suscité un intérêt énorme de la part du public.

77. Les demandeurs (…) ont fait appel, par l’intermédiaire du Fonds Madeleine[3], à des entreprises de communication et à des porte-parole.

(…)

80. Les faits relatifs à l’enquête pénale au sujet de la disparition de Madeleine McCann auxquels se réfère le défendeur [G.A.] dans le livre, dans l’entretien au quotidien Correio da Manhã et dans le documentaire sont, pour la plupart, des faits survenus et documentés dans cette enquête.

81. Face aux affirmations formulées par le défendeur [G.A.] dans son livre, dans son documentaire et dans son entretien au quotidien Correio da Manhã, les demandeurs ont ressenti de la colère, du désespoir, de l’angoisse et de l’inquiétude ; ils ont souffert d’insomnies et ont perdu l’appétit.

82. Ils se sentent mal à l’aise à l’idée de savoir qu’ils sont considérés, par les personnes qui croient à la thèse du défendeur [G.A.], (…), comme les responsables de la dissimulation du corps [de leur fille] et comme ceux qui ont simulé son enlèvement. »

41. Sur le fond, le tribunal observa qu’il était appelé à se prononcer sur un conflit entre le droit des requérants à la protection de leur crédit et de leur réputation, d’une part, et le droit de G.A à la liberté d’expression sous le volet de la liberté d’opinion, d’autre part, notant que ces droits étaient respectivement garantis par les articles 8 et 10 de la Convention. Il releva que l’espèce posait également la question de la présomption d’innocence qui, elle, était garantie par l’article 6 § 2 de la Convention et était intimement liée à la réputation des requérants. D’après le tribunal, ces droits méritaient égale protection. Il observa que la jurisprudence de la Cour semblait néanmoins faire prévaloir la liberté d’expression et la liberté de la presse, acceptant peu de restrictions lorsqu’il s’agissait de questions d’intérêt public. Il citait notamment à cet égard les arrêts Thoma c. Luxembourg (no 38432/97, CEDH 2001-III) et Palomo Sánchez et autres c. Espagne ([GC], nos 28955/06 et 3 autres, CEDH 2011). S’agissant de la présomption d’innocence, le tribunal nota que l’arrêt Allen c. Royaume-Uni ([GC], no 25424/09, CEDH 2013) avait souligné son importance après un acquittement ou un abandon de poursuites.

42. Le tribunal considéra que, dans la présente espèce, le droit à la liberté d’expression de G.A. devait céder devant les droits des requérants. Pour cela, il se fonda sur le fait que G.A. n’était pas un simple commentateur de faits divers mais qu’il avait précisément dirigé l’enquête pénale qui avait été menée contre les requérants. Il estima que, même s’il était à la retraite depuis le 1er juillet 2008, G.A. était par conséquent tenu au devoir de réserve et au secret professionnel (dever de sigilo) eu égard à l’article 12 de la loi organique sur la police judiciaire et à l’article 74 § 1 du Statut des agents de l’administration publique à la retraite (paragraphes 66-67 ci-dessous). Il en conclut que son comportement était illicite au regard de l’article 483 du C.C. (paragraphe 65 ci-dessous).

3. Les appels formés par les défendeurs et l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne du 14 avril 2016

43. G.A., les éditions G.P. et la société V.C. interjetèrent appel du jugement devant la cour d’appel de Lisbonne. Dans leurs mémoires en appel, ils arguaient tous que le jugement du tribunal de Lisbonne portait atteinte à la liberté d’expression.

44. Par un arrêt du 14 avril 2016, statuant en une formation de trois juges, la cour d’appel de Lisbonne annula le jugement du tribunal de Lisbonne. Dans son arrêt, elle considéra que le droit à la liberté d’expression et d’opinion de G.A. prévalait en l’espèce sur les droits des requérants. Dans ses parties pertinentes en l’espèce, son raisonnement se lisait comme suit :

« (…) la thèse selon laquelle l’enfant est décédée des suites d’un accident et cet accident a été dissimulé par les parents qui ont diffusé, pour l’éluder, l’hypothèse d’un enlèvement, n’est pas une nouveauté. En effet, cette thèse figure également dans le rapport [de la PJ du 10 septembre 2007] qui a déterminé la mise en examen [des requérants]. Or, avec la mise à disposition de la copie du rapport d’enquête, [cette thèse] a été rendue publique par les médias (…).

Comme il a été entendu dans l’arrêt rendu par la présente Section dans le cadre de la procédure relative à la mesure provisoire jointe au présent dossier (…), étant donné que l’institution à laquelle il était lié n’a pas permis au recourant de répondre aux attaques faites à son talent et à son honorabilité en sa qualité d’agent de la police judiciaire, il faut considérer que la publication du livre en cause, dans lequel l’auteur exposait sa vision des faits, témoigne de l’exercice légitime de sa liberté d’opinion par l’intéressé.

Par ailleurs, il ressort des faits ayant été établis que (…) ce sont les [requérants] eux-mêmes qui (…) ont multiplié les entretiens et les interventions dans les organes de presse nationaux et internationaux. Ainsi, ce sont eux-mêmes qui ont restreint leur droit au respect de leur vie privée.

Par conséquent, en agissant comme ils l’ont fait, ils ont permis à tout un chacun de se forger sa propre opinion sur l’affaire, ce qui contredit leur thèse (…).

Par ailleurs, on ne voit pas en quoi le droit des [requérants] de bénéficier après leur mise en examen de garanties procédurales – incluant le droit à une enquête juste et le droit à la liberté – aurait pu être atteint par le contenu d’un livre qui, pour l’essentiel, décrit et interprète les faits figurant dans le dossier de l’enquête et dont le contenu a été rendu public.

Même s’il a été décidé que les faits n’étaient pas suffisants pour aboutir à une inculpation, il n’est pas interdit que ces mêmes faits fassent l’objet d’une appréciation différente, notamment dans le cadre d’une œuvre littéraire.

Ainsi (…) nous considérons que la publication en cause est licite. »

45. S’agissant du devoir de réserve auquel, selon le tribunal de Lisbonne, G.A. était tenu, la cour d’appel de Lisbonne conclut son arrêt comme suit :

« (…) indépendamment des raisons invoquées par le recourant pour justifier la publication, on ne comprend pas comment un fonctionnaire, qui plus est à la retraite, pourrait rester lié par le devoir de réserve et le devoir de garder le secret de l’instruction, ce qui restreindrait sa liberté d’opinion, relativement à l’interprétation de faits qui ont déjà été rendus publics par l’autorité judiciaire et qui ont déjà été amplement débattus (d’ailleurs, dans une large mesure, à l’initiative des [requérants] eux-mêmes) dans les organes de presse au niveau national et international.

(…) ».

4. Le pourvoi en cassation formé par les requérants et les arrêts de la Cour suprême

a) Le pourvoi en cassation des requérants

46. Les requérants se pourvurent en cassation. Dans leur pourvoi, ils répétaient que le livre, le documentaire et les déclarations faites par G.A. dans le cadre de l’entretien qu’il avait accordé au quotidien Correio da Manhã avaient porté atteinte à leur réputation, à leur crédit, à leur image et à leur droit à la présomption d’innocence. En outre, ils soutenaient que G.A. ne faisait aucune référence au classement sans suite de l’affaire au niveau interne, ce qui mettait selon eux en cause le travail de la justice.

47. Les requérants arguaient que toutes les actions qu’ils avaient entreprises pour retrouver leur fille étaient légitimes et que ce fait ne pouvait être retenu contre eux. Sur ce point, les parties pertinentes en l’espèce de leur pourvoi se lisaient comme suit :

« (…)

d. En outre, l’honneur, le crédit et l’image de tout citoyen innocent et déclaré innocent sont flétris par des supports de communication qui entendent, et y parviennent, ne pas respecter et ainsi affaiblir une décision rendue par des magistrats de l’État, uniques détenteurs de l’action pénale, en représentant le citoyen visé comme suspect d’avoir commis des crimes (…)

(…)

l. Au Portugal, eu égard à la Constitution, à la Déclaration universelle des droits de l’homme, à la Convention européenne des droits de l’homme et à la Convention sur les droits de l’enfant, il n’est pas permis d’écrire, de diffuser par tous les moyens et de commenter avec toutes les nuances possibles, une thèse qui incrimine des citoyens innocents et qui n’ont jamais été accusés des crimes qu’elle expose. Il n’appartient donc pas à l’État et aux tribunaux de protéger ceux qui agissent ainsi, mais bien de protéger les victimes de telles agressions.

m. Précisément parce qu’ils sont non seulement absolument innocents mais aussi parce qu’ils ont le droit de bénéficier de la présomption d’innocence en agissant et en se comportant comme tout citoyen qui n’a pas été mis en examen, tout ce que les parents d’un enfant disparu font, en toute légalité, pour eux, pour retrouver leur fille ou pour, en son nom, savoir ce qu’il lui est arrivé, doit être accueilli par le Portugal non pas comme une restriction volontaire de leurs droits personnels fondamentaux de parents, mais comme une activité protégée par le droit interne et international dans laquelle ne peuvent relever de la critique admissible de ce comportement, l’affirmation et la diffusion urbi et orbi de la thèse proclamée par les défendeurs en appel (recorridos).

(…) »

b) L’arrêt de la Cour suprême du 31 janvier 2017

48. Par un arrêt du 31 janvier 2017, la Cour suprême confirma l’arrêt de la cour d’appel de Lisbonne. Dans son arrêt, la Cour suprême estima que la question centrale en l’espèce était celle de savoir comment résoudre le conflit entre le droit à la liberté d’expression, à la liberté d’informer et à la liberté de la presse dans le chef de G.A. et des sociétés G.P. et V.C., d’une part, et le droit à la protection de la réputation et du crédit des requérants, d’autre part. En tenant compte de la jurisprudence de la Cour, elle estima que ces droits étaient protégés de manière égale par la Convention et qu’en cas de conflit il était nécessaire de les mettre en balance afin de déterminer en l’espèce quel droit méritait une plus grande protection lorsque l’harmonisation des intérêts en jeu prescrite par l’article 335 du code civil (paragraphe 65 ci-dessous) n’était pas possible.

49. La Cour suprême rappela la jurisprudence de la Cour en matière de liberté d’expression et souligna qu’il appartenait au juge national d’interpréter et d’appliquer la Convention et qu’il était important pour les juges nationaux de suivre le dialogue inter-judiciaire avec rigueur. Elle considéra notamment ce qui suit :

« (…) nous constatons que la CEDH tend à résoudre les questions relatives à des ingérences dans la liberté d’expression en tenant compte de leur caractère exceptionnel et de l’importance centrale de cette liberté dans une société démocratique. En revanche, au niveau des juridictions nationales, il existe une tendance à reléguer au deuxième plan la liberté d’expression en faisant prévaloir le droit à l’honneur.

C’est ce qui a valu au Portugal certaines condamnations par la CEDH pour violation de l’article 10 de la Convention (voir par exemple les affaires Lopes Gomes da Silva c. Portugal (2000), Urbino Rodrigues c. Portugal (2005), Roseiro Bento c. Portugal (2005), Almeida Azevedo c. Portugal (2008), Medipress-Sociedade Jornalistica, Lda c. Portugal (2016) et Tavares de Almeida Fernandes e Almeida Fernandes c. Portugal (2017).

Il convient d’observer, à cet égard, qu’en cas de condamnation de l’État portugais pour violation de la CEDH, un recours en révision peut être introduit aux fins de la révision de la décision en cause (…). »

50. La Cour suprême contesta le jugement du tribunal de Lisbonne en ce qu’il avait tranché le conflit d’intérêts qui était en jeu en se fondant sur le droit à la présomption d’innocence des requérants et le droit de réserve auquel G.A était tenu (paragraphes 41-42 ci-dessus), et elle avança plusieurs motifs. Premièrement, les affirmations litigieuses faites par G.A. n’étaient pas une nouveauté puisqu’elles étaient exposées dans le rapport de la PJ du 10 septembre 2007 qui figurait dans le dossier d’enquête, auquel la presse avait eu accès ; ces affirmations, qui avaient ainsi déjà été largement commentées et débattues, constituaient donc un sujet d’intérêt général. Deuxièmement, les requérants, qui s’étaient délibérément exposés dans les médias, devaient être considérés comme des « personnes publiques », qui étaient de ce fait inévitablement soumises à un contrôle plus attentif de leur comportement et de leurs opinions. À cet égard, l’arrêt de la Cour suprême, en ses parties pertinentes en l’espèce, se lisait comme suit :

« (…) on peut dire, en l’espèce, que nous nous trouvons dans une affaire qui concerne des personnes présentant un certain caractère public étant donné que les recourants interviennent publiquement pour influencer un débat d’intérêt public (…).

Il s’agit aussi de personnes qui sont volontairement devenues des personnes publiques et qui ont accepté de supporter la vulnérabilité dont s’accompagne une exposition sur la place publique, en conséquence du rôle qu’elles ont cherché à prendre dans le débat public dans lequel elles ont décidé d’intervenir.

En outre, comme il est dit dans l’arrêt attaqué et tel qu’il découle des faits ayant été établis, ce sont les recourants eux-mêmes qui, parce qu’ils y avaient accès facilement, ont multiplié les entretiens et les interventions dans les organes de presse nationaux et internationaux. Ils ont ainsi offert à tout un chacun la possibilité de se forger sa propre opinion sur l’affaire, ce qui contredit leur thèse.

(…)

Comme nous l’avons déjà indiqué, la CEDH s’est orientée vers une protection renforcée de la liberté d’expression lorsque la personne visée par des imputations de faits ou des jugements de valeur est une personne publique et que la question concerne un sujet d’intérêt public.

Lorsque la personne visée est une personne publique et non un simple particulier, elle est inévitablement et consciemment davantage exposée à une surveillance plus attentive de ses agissements et de ses opinions, tant par les journalistes que par l’ensemble des citoyens ; elle doit donc faire preuve d’une plus grande tolérance à l’égard de ce contrôle.

Cela est d’autant plus vrai lorsque c’est la personne visée qui fait des déclarations publiques susceptibles d’être critiquées.

Cela ne veut pas dire que la personne publique n’a pas droit à la protection de sa réputation, même en dehors de sa vie privée.

(…) »

51. Se référant à l’affaire Oberschlick c. Autriche ((no 1), 23 mai 1991, série A no 204), la Cour suprême observa qu’il fallait déterminer si les affirmations litigieuses constituaient des jugements de valeur ou des affirmations factuelles. Elle considéra qu’en l’espèce G.A. exprimait son opinion au sujet de la disparition de l’enfant en se fondant sur les éléments qui avaient été recueillis au cours de l’enquête. Sur ce point l’arrêt, en ses parties pertinentes en l’espèce, était ainsi libellé :

« (…) le jugement de valeur et le raisonnement logico-déductif qu’il développe tout au long de son livre amènent [G.A.] à conclure que l’enfant – qui a été victime d’une négligence de la part de ses parents (…) – est morte accidentellement à l’intérieur de l’appartement où elle se trouvait, puis que l’on a simulé un enlèvement et que l’on a caché le corps.

Poursuivant son raisonnement logique, [G.A.] met à mal les éléments susceptibles d’étayer la thèse selon laquelle Madeleine aurait été enlevée.

De telles conclusions ont ensuite été reproduites par [G.A.] dans le documentaire et l’entretien mentionnés ci-dessous (…).

Il ne fait aucun doute que [G.A.] a été, jusqu’au 2 octobre 2007, l’inspecteur de la police judiciaire chargé de la coordination de l’enquête relative à la disparition de Madeleine McCann (…). Il connaissait donc dans leurs moindres détails les indices et les moyens de preuve qui avaient été recueillis et les mesures d’enquête qui avaient été engagées jusqu’à cette date.

Aussi, il n’est pas surprenant que les faits relatifs à cette enquête exposés dans le livre, l’entretien et le documentaire sont majoritairement des faits qui sont survenus et qui sont documentés dans cette enquête.

(…)

À un certain moment la thèse défendue par [G.A] a été adoptée par l’autorité chargée constitutionnellement de diriger l’enquête pénale.

D’ailleurs les [requérants] ont été mis en examen dans le cadre de cette enquête pénale (…).

Il est vrai que l’enquête a ultérieurement été classée sans suite, étant donné que les soupçons qui avaient conduit à leur mise en examen n’ont pu être confirmés (…).

Cependant, même la décision de classement sans suite exprime des réserves sérieuses quant à la vraisemblance de l’enlèvement de Madeleine, eu égard aux doutes soulevés par les versions données par [J.T] et par Kate McCann.

Ce sont des doutes que l’on a d’ailleurs cherché à éclaircir dans le cadre de l’enquête au moyen d’une reconstitution des faits qui n’a pu toutefois avoir lieu parce que les témoins n’ont pas comparu.

(…) »

52. La Cour suprême observa aussi que dans l’avant-propos de son livre G.A. (paragraphe 21 ci-dessus) expliquait que son intention était de laver son honneur, qu’il estimait avoir été sali, et de contribuer à un débat d’intérêt public et à la bonne marche de la justice. Tenant compte des circonstances de l’espèce, elle jugea que le livre, le documentaire et l’entretien litigieux ne témoignaient d’aucune intention diffamatoire contre les requérants et que l’opinion exprimée par G.A. se fondait sur une appréciation logique des faits et moyens de preuve recueillis au cours de l’enquête.

53. En ce qui concerne l’atteinte alléguée à la présomption d’innocence à raison des affirmations litigieuses, se référant à l’arrêt Konstas c. Grèce (no 53466/07, 24 mai 2011), la Cour suprême rappela que les questions judiciaires pouvaient faire l’objet d’un débat public, les autorités publiques devant toutefois faire preuve de retenue à cet égard. Citant l’arrêt Allen c. Royaume-Uni ([GC], no 25424/09, CEDH 2013), elle observa que la présomption d’innocence pouvait impliquer que, au-delà de la procédure pénale, les autorités judiciaires saisies dans le cadre de procédures subséquentes respectent une décision d’acquittement ou une décision de classement sans suite ayant été rendue. Elle considéra qu’en l’espèce, la question qui se posait ne concernait pas la responsabilité pénale des requérants mais la responsabilité civile des défendeurs en appel pour avoir élaboré et divulgué une thèse au sujet de la disparition de l’enfant. D’après la Cour suprême, le rejet de l’action ne pouvait donc être interprété comme un constat de culpabilité des requérants. Sur ce point elle faisait référence aux arrêts Del Latte c. Pays-Bas (no 44760/98, 9 novembre 2004) et Cheema c. Belgique (no 60056/08, 9 février 2016).

54. La Cour suprême considéra par ailleurs que l’enquête pénale avait été abandonnée faute de preuves concluantes, ce qui justifiait selon elle encore moins de restreindre la liberté d’expression en l’espèce. Sur ce point, dans ses parties pertinentes en l’espèce, l’arrêt de la Cour suprême se lisait comme suit :

« (…)

Nous nous trouvons face à une décision de classement sans suite du parquet qui peut être modifiée par différentes voies.

(…)

Cela est d’ailleurs précisé dans la note adressée aux médias par le bureau du Procureur général de la République le 21 juillet 2008 (…).

Par conséquent, vu que la décision de classement sans suite de l’enquête n’est pas une décision judiciaire au sens strict et qu’elle n’est pas définitive, il serait encore moins justifié d’invoquer le principe de la présomption d’innocence pour restreindre la liberté d’expression.

(…)

Et que l’on ne dise pas que les recourants ont été innocentés (inocentados) par la décision de classement sans suite de l’enquête pénale.

En l’occurrence, ce n’est pas parce que le parquet aurait acquis la conviction que les recourants n’avaient pas commis d’infraction pénale que cette décision a été rendue (voir l’article 277 § 1 du CPP).

Ce classement sans suite, en l’espèce, a été décidé parce que le parquet n’avait pas obtenu de preuves suffisantes qui auraient montré que les recourants avaient commis une infraction pénale (voir l’article 277 § 2 du CPP).

Il existe donc une différence significative, et pas simplement sémantique, entre les fondements légalement admissibles d’une décision de classement sans suite.

Une telle décision, fondée sur l’absence de preuves concluantes (insuficiência de indícios), ne peut être considérée comme une preuve d’innocence (comprovação da inocentação).

Nous considérons, dès lors, que la violation alléguée du principe de la présomption d’innocence ne doit pas être accueillie, ce principe n’étant pas pertinent pour trancher la question de l’espèce.

(…) ».

55. Pour finir, souscrivant à l’analyse de la cour d’appel (paragraphe 45 ci-dessus), la Cour suprême considéra que, étant donné que G.A. était un fonctionnaire à la retraite, la seule question à se poser pouvait porter sur l’existence non pas d’un devoir de réserve, mais d’un devoir de confidentialité (dever de sigilo). Elle observa que ce devoir subsistait même dans le cas d’un fonctionnaire à la retraite. Elle jugea toutefois que, dans la présente espèce, les faits litigieux avaient déjà été rendus publics par l’autorité judiciaire et avaient été largement débattus, tant au niveau national qu’international, et que l’enquête avait été clôturée. Elle conclut que la liberté d’expression devait prévaloir sur le devoir de réserve ou le devoir de confidentialité auxquels les requérants estimaient que G.A. était tenu. Sur le point, la Cour suprême s’exprima de la manière suivante :

« (…)

En l’espèce, en ce qui concerne l’existence d’un devoir de confidentialité ou d’un secret judiciaire qui perdure pendant la retraite, il faut estimer qu’il s’agit d’un devoir fonctionnel qui vise à protéger essentiellement les intérêts du service auquel appartenait [G.A.], notamment l’efficacité de l’enquête pénale.

Cela étant, les faits en cause avaient déjà été rendus publics par l’autorité judiciaire et ils avaient été largement débattus, tant au niveau national qu’international. En outre, l’enquête était clôturée.

(…)

Il faut ajouter à cela que la CEDH, dans des situations similaires, tient surtout compte de l’importance pour le bon fonctionnement de la justice d’avoir la coopération d’un public éclairé et bien informé (voir les arrêts Saygılı et autres c. Turquie [no 19353/03, 8 janvier 2008] et July et SARL Libération c. France, no 20893/03 [CEDH 2008 (extraits)]).

Nous considérons donc que la liberté d’expression ne doit pas non plus céder devant le devoir allégué auquel était tenu [G.A], son comportement ne pouvant être jugé illicite sur ce fondement, comme l’a considéré le tribunal de première instance.

(…) »

56. La conclusion de l’arrêt dans ses parties pertinentes se lisait ainsi :

« (…)

Nous considérons que, en l’espèce, au vu des faits ayant été établis, l’exercice de la liberté d’expression est demeuré dans les limites admissibles dans une société aujourd’hui démocratique, ouverte et plurielle, eu égard aux critères de mise en balance et au principe de la proportionnalité. Il n’y a donc pas eu d’atteinte illicite au droit à la réputation des recourants.

Une telle conclusion découle de l’interprétation des normes internes, conjointement avec la Constitution, mais aussi de la Convention européenne des droits de l’homme, lue à l’aune de la jurisprudence de la CEDH.

(…)

Nous devons donc conclure que dans la présente espèce prévalent les droits à la liberté d’expression, d’information et de presse des défendeurs en appel.

(…). »

c) La réclamation des requérants et l’arrêt de la Cour suprême du 21 mars 2017

57. Les requérants, soulevant une contradiction entre la décision et sa motivation, arguèrent de la nullité de l’arrêt. Ils contestaient plus particulièrement l’analyse effectuée par la Cour suprême concernant le principe de la présomption d’innocence dans la présente espèce.

58. Par un arrêt du 21 mars 2017, les requérants furent déboutés. Dans son arrêt, la Cour suprême considéra que le motif invoqué n’était pas valable aux fins d’une demande en nullité car il n’existait aucune contradiction ni entre la décision et ses fondements, ni entre les fondements mêmes. Dans ses parties pertinentes, l’arrêt se lisait ainsi :

« (…) il a été établi dans l’arrêt [attaqué] que ladite décision [de classement sans suite] ne pouvait équivaloir à une preuve d’innocence.

En effet, la décision ne dit nulle part que des preuves concluantes auraient été réunies et auraient permis de conclure qu’aucune infraction pénale n’avait été commise ou que les accusés au moment des faits (ici requérants) ne l’avaient pas commise (voir l’article 277 § 1 du CPP).

D’ailleurs, la note adressée aux médias (…) indique bien que l’enquête a été classée sans suite en application de l’article 277 § 2 du CPP.

Car, si l’enquête avait été clôturée en application du paragraphe 1 du même article, elle ne pourrait faire l’objet d’une réouverture (…).

De toute façon, l’idée était simplement de contester l’affirmation des recourants selon laquelle ils avaient été déclarés innocents par ladite décision.

Ainsi, dans un cas comme dans l’autre, indépendamment des motifs sous-jacents au classement sans suite de l’enquête (…) nous aurions considéré que la critique publique et le contrôle public du fonctionnement de la justice n’étaient pas interdits (…).

En bref, nous conclurions tout de même que le principe de la présomption d’innocence n’était pas pertinent pour ce qui est de la question que nous sommes appelés à trancher.

(…) »

LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

I. La Constitution

59. La Constitution garantit le droit à la protection de la réputation et au respect de la vie privée (article 26) ainsi que la liberté d’expression et la liberté de la presse (article 38).

II. Le code civil

60. Les dispositions du code civil pertinentes en l’espèce se lisent ainsi :

Article 70

Protection générale de la personne

« 1. La loi protège les individus contre les atteintes ou les menaces d’atteintes illicites contre leur intégrité physique ou morale.

2. Sans préjudice de la responsabilité civile à laquelle donnerait lieu l’atteinte, la personne concernée peut demander des mesures, adaptées aux circonstances de l’affaire, dans le but d’éviter la mise à exécution d’une menace ou d’atténuer les conséquences d’une atteinte. »

Article 335

Conflit de droits

« 1. En cas de conflit entre des droits identiques ou de même nature, les personnes concernées devront transiger dans la mesure du nécessaire pour que tous les droits produisent de façon égale leurs effets, sans que cela ne soit au détriment d’une des parties. »

(…) »

Article 483

Principe général

« Quiconque, par un dol ou une faute simple, porte atteinte de manière illicite à un droit d’autrui, ou à une quelconque disposition légale ayant pour but la protection des intérêts d’autrui, doit indemniser la personne lésée pour les dommages résultant d’un tel acte.

(…) »

Article 484

Atteinte au crédit et à la réputation (Ofensa do crédito ou do bom nome)

« Quiconque énonce ou révèle un fait susceptible de porter atteinte au crédit et à la réputation d’une personne physique ou morale répondra des dommages causés. »

III. Le code de procédure pénale

61. L’article 277 du CPP est ainsi libellé dans ses parties pertinentes en l’espèce :

Article 277

Classement sans suite de l’enquête (Arquivamento do inquérito)

« 1. Le parquet prend une ordonnance de classement sans suite de l’enquête s’il a recueilli des preuves suffisantes (prova bastante) démontrant qu’il n’a pas été commis de crime, que le prévenu n’a commis de crime à aucun titre ou que la procédure est juridiquement irrecevable.

2. L’enquête est également classée si le parquet n’a pas été en mesure d’obtenir d’éléments suffisants (indícios suficientes) de nature à démontrer qu’un crime a été commis ou à prouver l’identité des auteurs.

(…) »

IV. Autres dispositions pertinentes du droit interne

A. La loi organique sur la police judiciaire

62. Au moment des faits, l’article 12 de la loi organique sur la police judiciaire, telle qu’approuvée par le décret-loi no 275-A/2000 du 9 novembre 2000, se lisait comme suit :

« 1. Les actes de procédure pénale et de coopération judiciaire sont soumis au secret judiciaire, conformément à la loi.

2. Les fonctionnaires en service au sein de la police judiciaire ne peuvent faire de révélations publiques concernant des procédures ou des questions confidentielles, exception faite des aspects visés dans les dispositions du présent texte de loi relatives à l’information publique et aux actions de prévention menées auprès de la population ainsi que dans les dispositions pertinentes du code de procédure pénale.

3. Lorsqu’elles sont admissibles, les déclarations visées au paragraphe précédent requièrent une autorisation du directeur national ou des directeurs nationaux adjoints, sous peine d’une procédure disciplinaire et sans préjuger d’une éventuelle responsabilité pénale.

4. Les actions de prévention et les procédures (…) d’enquête sont couvertes par le secret professionnel, en application de la loi générale. »

B. Le Statut des agents de l’administration publique à la retraite

63. L’article 74 § 1 du Statut des agents de l’administration publique à la retraite (Estatuto da aposentação) tel qu’approuvé par le décret-loi no 478/1972 du 9 décembre 1972 est ainsi libellé :

« L’agent retraité dispose du droit à une pension de retraite et demeure lié à la fonction publique. Il conserve les titres et la catégorie du poste qu’il occupait ainsi que les droits et les devoirs qui ne sont pas spécifiquement attachés au statut d’agent en activité (situação de actividade) ».

EN DROIT

I. OBJET du litige ET QUALIFICATION DES GRIEFS

64. Invoquant les articles 6 §§ 1 et 2, 8 et 10 § 2 de la Convention, les requérants soulèvent deux griefs devant la Cour. En premier lieu, ils allèguent que les affirmations faites par G.A. à leur égard dans le livre « Maddie : a verdade da mentira », dans le documentaire qui en est l’adaptation et dans l’entretien accordé au quotidien Correio da Manhã (paragraphes 19, 23 et 24 ci-dessus) ont porté atteinte à leur réputation, à leur crédit, à leur image et à leur droit à la présomption d’innocence. Ils dénoncent, plus particulièrement, le rejet par les juridictions nationales des actions civiles qu’ils avaient engagées pour faire valoir leurs droits au niveau interne. En second lieu, ils arguent que la motivation contenue dans les décisions rendues par la Cour suprême à l’issue de la procédure civile (paragraphes 48 et 58 ci-dessus) a porté atteinte à leur droit à la présomption d’innocence.

65. La Cour note que G.A. était inspecteur de la police judiciaire mais qu’il se trouvait à la retraite au moment de la parution du livre, du documentaire et de l’entretien au quotidien en cause (paragraphe 15 ci-dessus). Elle estime dès lors que ses actes ne sauraient être imputés à l’État. Le premier grief des requérants porte donc sur le manquement allégué des autorités nationales à protéger leurs droits contre les actes d’un particulier. Le deuxième grief porte, quant à lui, sur l’atteinte alléguée au droit des requérants à la présomption d’innocence à raison de la motivation contenue dans les arrêts de la Cour suprême.

66. La Cour rappelle qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits et qu’elle n’est pas liée par celle que leur attribuent les requérants (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, § 126, 20 mars 2018). Ainsi, eu égard aux circonstances dénoncées par les requérants et à la formulation de leurs griefs, elle examinera l’atteinte alléguée à leur droit à la protection de la réputation à raison des affirmations faites par G.A. sous l’angle de l’article 8 de la Convention et plus particulièrement sous l’angle des obligations positives découlant de cette disposition (paragraphe 67 ci-dessous), et l’atteinte alléguée à leur droit à la présomption d’innocence à raison de la motivation contenue dans les arrêts de la Cour suprême sous l’angle du seul article 6 § 2 de la Convention (paragraphe 103 ci-dessous).

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

67. Les requérants se plaignent de ne pas avoir obtenu gain de cause au niveau interne en dépit de l’atteinte que G.A. aurait portée à leur réputation, à leur crédit, à leur image et à leur droit à la présomption d’innocence. Tel qu’indiqué précédemment (paragraphe 66 ci-dessus), il convient d’examiner cette partie de la requête sous l’angle du seul article 8 de la Convention. En sa partie pertinente en l’espèce, l’article 8 est ainsi libellé :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale (…).

(…)»

A. Sur la recevabilité

1. Applicabilité de l’article 8 de la Convention

68. La Cour rappelle que la notion de vie privée est une notion large, qui comprend des éléments se rapportant à l’identité d’une personne, tels que son nom, son image et son intégrité physique et morale (Von Hannover c. Allemagne, no 59320/00, § 50, CEDH 2004‑VI). Il est admis dans la jurisprudence de la Cour que le droit d’une personne à la protection de sa réputation est couvert, en tant qu’élément du droit au respect de la vie privée, par l’article 8 de la Convention (Axel Springer AG c. Allemagne [GC], no 39954/08, § 83, 7 février 2012, Delfi AS c. Estonie [GC], no 64569/09, § 137, CEDH 2015, Bédat c. Suisse [GC], no 56925/08, § 72, CEDH 2016, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie‑Herzégovine [GC], no 17224/11, § 76, CEDH 2017). La Cour a déjà jugé que la réputation d’une personne fait partie de son identité personnelle et de son intégrité morale, qui relèvent de sa vie privée même si cette personne fait l’objet de critiques dans le cadre d’un débat public (Pfeifer c. Autriche, no 12556/03, § 35, 15 novembre 2007, et Petrie c. Italie, no 25322/12, § 39, 18 mai 2017). Les mêmes considérations s’appliquent à l’honneur d’une personne (Sanchez Cardenas c. Norvège, no 12148/03, § 38, 4 octobre 2007, A. c. Norvège, no 28070/06, § 64, 9 avril 2009, et Kaboğlu et Oran c. Turquie, nos 1759/08 et 2 autres, § 65, 30 octobre 2018).

69. Cependant, pour que l’article 8 de la Convention entre en ligne de compte, l’atteinte à la réputation personnelle doit présenter un certain niveau de gravité et avoir été effectuée de manière à causer un préjudice à la jouissance personnelle du droit au respect de la vie privée (voir, Bédat, précité, § 72, Denisov c. Ukraine [GC], no 76639/11, § 112, 25 septembre 2018, Beizaras et Levickas c. Lituanie, no 41288/15, § 117, 14 janvier 2020, et De Carvalho Basso c. Portugal, (déc.), nos 73053/14 et 33075/17, § 43, 4 février 2021).

70. La Cour note que les affirmations litigieuses formulées par G.A. dans le livre, le documentaire et l’entretien en cause portent sur l’implication alléguée des requérants dans la dissimulation du corps de leur fille, sur l’hypothèse selon laquelle ils auraient mis en scène un enlèvement et sur des actes de négligence présumés à l’égard de leur fille (paragraphes 21-22 ci-dessus). Elle estime que ces affirmations sont d’une gravité suffisante pour appeler l’application de l’article 8 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Sanchez Cardenas, précité, §§ 33 et 38, et comparer avec Jishkariani c. Géorgie, no 18925/09, § 47, 20 septembre 2018).

2. Conclusion

71. Constatant que le grief tiré de l’article 8 de la Convention n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

72. Les requérants dénoncent une atteinte à leur réputation et à leur droit à la présomption d’innocence à raison des affirmations faites par G.A. à leur égard, dans son livre, dans le documentaire qui en est l’adaptation et dans l’entretien accordé au quotidien Correio da Manhã. Ils arguent que G.A. y assure d’une façon qu’ils qualifient de péremptoire, sensationnaliste et malhonnête qu’ils sont responsables de la mort de leur fille, qu’ils ont dissimulé son corps et qu’ils ont maquillé les faits en enlèvement. Ils déplorent que de telles accusations aient été lancées alors même que l’enquête ouverte à la suite de la disparition de leur fille venait d’être clôturée et qu’ils venaient d’être innocentés. Les requérants soutiennent que G.A. ne fait même pas référence, dans son livre, au classement sans suite de l’affaire par le parquet en ce qui les concernait. Ils estiment que l’atteinte alléguée a été d’autant plus grave que le livre et le documentaire ont été traduits en plusieurs langues, ce qui a en outre, d’après eux, permis à G.A. de percevoir d’importants bénéfices.

73. Les requérants arguent que les affirmations faites par G.A. contre eux s’analysent en un usage abusif et inacceptable de la liberté d’expression non seulement parce qu’elles soulèveraient des doutes quant à leur innocence, mais encore parce qu’elles mettraient en cause une décision rendue par le parquet. D’après eux, cela est d’autant plus grave qu’elles ont été proférées par l’inspecteur qui avait été chargé de l’enquête et qui, en cette qualité, était selon eux tenu au devoir de réserve et au devoir de confidentialité, qu’ils considèrent essentiels pour garantir la confiance du public dans les institutions de l’État. Par ailleurs, ils estiment que G.A. a tiré profit de la notoriété dont il jouissait du fait de son intervention dans l’enquête pénale ouverte sur la disparition de leur fille. Celui-ci aurait invoqué des faits qu’il a qualifiés d’incontestables pour faire valoir sa thèse et conférer de la crédibilité aux allusions faites à leur égard alors même qu’ils venaient d’être déclarés innocents par le parquet. D’après les requérants, l’arrêt que la Cour suprême a rendu dans leur affaire contient une contradiction flagrante en ce qu’il considère que le livre ne relatait rien de nouveau par rapport au dossier d’enquête alors pourtant que les soupçons qui pesaient contre eux auraient été levés.

74. Les requérants estiment que l’État aurait dû sanctionner le comportement de G.A., non seulement parce qu’ils seraient innocents mais aussi pour protéger leur droit à présomption d’innocence et leur réputation.

b) Le Gouvernement

75. Le Gouvernement considère que les allégations des requérants fondées sur l’atteinte à la présomption d’innocence sont intimement liées à celles relatives à l’atteinte à leur réputation et qu’elles sont donc couvertes par l’article 8 de la Convention.

76. Il indique ensuite qu’en l’espèce se posait la question d’un conflit entre des droits divergents méritant selon lui égale protection, à savoir, d’une part, le droit à la liberté d’expression et d’opinion de G.A., de son éditeur et de son producteur, et, d’autre part, les droits à la protection de la réputation et à la présomption d’innocence des requérants. Le Gouvernement note que, en l’occurrence, les juridictions nationales supérieures ont fait prévaloir les droits des premiers en considérant qu’ils n’avaient pas dépassé les limites de la critique admissible, analyse à laquelle il déclare souscrire pour les motifs suivants. Premièrement, les déclarations litigieuses, s’inscrivant dans une affaire judiciaire ayant fait l’objet d’une couverture médiatique massive tant au niveau national qu’au niveau international, porteraient sur un sujet d’intérêt général. Deuxièmement, cette importante médiatisation se serait traduite pour les requérants par une grande notoriété publique. Troisièmement, les éléments litigieux auraient relevé de la liberté d’opinion de G.A. et ainsi bénéficié d’une plus grande protection. Quatrièmement, les requérants ayant été mis en examen en raison des soupçons qui pesaient sur eux et ces éléments figurant d’ailleurs dans le dossier d’enquête qui avait été communiqué à la presse, la thèse défendue par G.A. dans son livre aurait déjà été rendue publique. Il ne se serait donc pas agi d’éléments confidentiels. Au demeurant, se référant à l’arrêt SIC – Sociedade Independente de Comunicação c. Portugal (no 29856/13, § 69, 27 juillet 2021), le Gouvernement estime enfin qu’une condamnation aurait eu un effet dissuasif concernant le débat sur les affaires judiciaires.

77. Le Gouvernement conclut que les juridictions internes ont fait prévaloir en l’espèce la liberté d’expression de G.A., conformément à la marge d’appréciation qui, selon lui, leur revenait.

2. L’appréciation de la Cour

a) Principes généraux

78. Si l’article 8 a essentiellement pour objet de prémunir l’individu contre les ingérences arbitraires des pouvoirs publics, il ne se contente pas de commander à l’État de s’abstenir de pareilles ingérences : à cet engagement négatif peuvent s’ajouter des obligations positives inhérentes au respect effectif de la vie privée ou familiale. Ces obligations peuvent nécessiter l’adoption de mesures visant au respect de la vie privée jusque dans les relations des individus entre eux (Söderman c. Suède [GC], no 5786/08, § 78, CEDH 2013, et Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 98, CEDH 2012). La responsabilité de l’État peut ainsi se trouver engagée si les faits litigieux résultent d’un manquement de sa part à garantir aux personnes concernées la jouissance des droits consacrés par l’article 8 de la Convention (Bărbulescu c. Roumanie [GC], no 61496/08, § 110, 5 septembre 2017, et Schüth c. Allemagne, no 1620/03, §§ 54 et 57, CEDH 2010). La frontière entre les obligations positives et négatives de l’État au regard de l’article 8 ne se prête pas à une définition précise ; les principes applicables sont néanmoins comparables. En particulier, dans les deux cas, il faut prendre en compte le juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents en jeu (Von Hannover (no 2), précité, § 99).

79. Le choix des mesures propres à garantir l’observation de l’article 8 de la Convention dans les rapports entre individus relève en principe de la marge d’appréciation des États contractants, et ce que les obligations à la charge de l’État soient positives ou négatives (ibidem, § 104, avec les références qui y figurent). De même, sur le terrain de l’article 10 de la Convention, les États contractants disposent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de la nécessité et de l’ampleur d’une ingérence dans la liberté d’expression protégée par cette disposition (ibidem). Toutefois, cette marge va de pair avec un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand celles‑ci émanent d’une juridiction indépendante. Dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions nationales, mais il lui incombe de vérifier, à la lumière de l’ensemble de l’affaire, si les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation se concilient avec les dispositions de la Convention invoquées (ibidem, § 105, avec les références citées).

80. Dans les affaires qui nécessitent une mise en balance entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression, la Cour considère que l’issue de la requête ne saurait en principe varier selon que l’affaire a été portée devant elle, sous l’angle de l’article 8 de la Convention, par la personne faisant l’objet du reportage ou, sous l’angle de l’article 10, par l’éditeur qui l’a publié. En effet, ces droits méritent a priori un égal respect. Dès lors, la marge d’appréciation devrait en principe être la même dans les deux cas (Couderc et Hachette Filipacchi Associés c. France [GC], no 40454/07, § 91, CEDH 2015 (extraits) et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres, précité, § 77).

81. Les critères pertinents pour la mise en balance du droit au respect de la vie privée et du droit à la liberté d’expression sont les suivants : la contribution à un débat d’intérêt général, la notoriété de la personne visée, l’objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme et les répercussions de la publication, ainsi que, le cas échéant, les circonstances de l’espèce (voir, Von Hannover (no 2), précité, §§ 108-113, Axel Springer AG, précité, §§ 89-95, et Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 93). Si les autorités nationales ont réalisé cette mise en balance dans le respect de ces critères, il faut des raisons sérieuses pour que la Cour substitue son avis à celui des juridictions internes (MGN Limited c. Royaume-Uni, no 39401/04, §§ 150 et 155, 18 janvier 2011, et Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], nos 28955/06, 28957/06, 28959/06 et 28964/06, § 57, CEDH 2011).

82. La Cour rappelle enfin que, pour évaluer la justification d’une déclaration contestée, il y a lieu de distinguer entre déclarations factuelles et jugements de valeur. Si la matérialité des faits peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude. L’exigence voulant que soit établie la vérité de jugements de valeur est irréalisable et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. Toutefois, même lorsqu’une déclaration équivaut à un jugement de valeur, elle doit se fonder sur une base factuelle suffisante, faute de quoi elle serait excessive (Do Carmo de Portugal e Castro Câmara c. Portugal, no 53139/11, § 31, 4 octobre 2016, et Egill Einarsson c. Islande, no 24703/15, § 40, 7 novembre 2017).

b) Application de ces principes au cas d’espèce

83. En l’espèce, les requérants reprochent aux juridictions nationales d’avoir manqué à l’obligation positive, qui leur revenait selon eux, de protéger leur droit à la présomption d’innocence et leur réputation (paragraphe 74 ci-dessus). La Cour relève que les juridictions nationales ont bien cerné les intérêts qui étaient en jeu, à savoir, d’une part, la liberté d’expression et la liberté d’opinion de G.A. et, d’autre part, le droit au respect de la réputation qui était lié au droit à la présomption d’innocence des requérants, et qu’elles ont fait prévaloir les droits du premier sur ceux des seconds. Elles ont également observé que ces droits méritaient égale protection et que, dans ces conditions, il était nécessaire de les mettre en balance (paragraphes 41, 44 et 48 ci-dessus).

84. La question qui se pose est donc celle de savoir si les juridictions nationales ont procédé à une mise en balance de ces droits dans le respect des critères établis par la jurisprudence de la Cour (paragraphe 81 ci-dessus). Pour les besoins de la présente espèce, la Cour examinera la contribution des éléments litigieux à un débat d’intérêt général, le comportement antérieur et la notoriété des requérants, l’objet du livre, du documentaire et de l’entretien et le mode d’obtention des informations ainsi que le contenu des affirmations litigieuses, leurs répercussions et les circonstances particulières de l’espèce.

i. La contribution à un débat d’intérêt général

85. En ce qui concerne l’existence d’une question d’intérêt général, la Cour observe que les juridictions nationales ont relevé que l’action pénale ouverte concernant la disparition de la fille des requérants avait eu un grand retentissement médiatique tant au niveau national qu’international et qu’elle avait fait l’objet de nombreux débats (paragraphes 40 (point 76), 45 et 50 ci-dessus). Dans son arrêt du 31 janvier 2017, se référant à la jurisprudence de la Cour, la Cour suprême a conclu que l’affaire constituait une question d’intérêt public (paragraphe 50-52 ci-dessus). Le Gouvernement souscrit à une telle analyse (paragraphe 76 ci-dessus). Aux yeux de la Cour, il ne fait effectivement pas de doute que le livre de G.A., son adaptation en documentaire et l’entretien accordé par ce dernier au quotidien Correio da Manhã concernaient un débat qui présentait un intérêt public. En effet, l’importante couverture médiatique qu’a reçue l’affaire témoigne bien de l’intérêt qu’elle avait suscité tant au niveau national qu’international. La Cour rappelle à cet égard que le public a un intérêt légitime à être informé et à s’informer sur les procédures en matière pénale (Morice c. France [GC], no 29369/10, § 152, CEDH 2015, et Bédat, précité, § 63). En outre, l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression en ce qui concerne des questions d’intérêt général, la marge d’appréciation des États en la matière étant ainsi réduite (voir, mutatis mutandis, Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 167, 27 juin 2017). La Cour estime que cela est le cas en l’espèce (comparer avec Morice, précité, § 153, et Prompt c. France, no 30936/12, § 43, 3 décembre 2015).

ii. Le comportement antérieur et la notoriété des requérants

86. En ce qui concerne le comportement des requérants avant la publication du livre et la diffusion des autres pièces litigieuses, la Cour note que les juridictions internes ont jugé établi que les requérants avaient informé la presse au sujet de la disparition de leur fille et qu’ils avaient fait appel à des agences de communication et recruté des attachés de presse (paragraphe 40 ci-dessus – voir les faits établis nos 67 et 77). Dans son arrêt du 14 avril 2016, la cour d’appel de Lisbonne a considéré que ces derniers s’étaient volontairement exposés aux médias (paragraphe 44 ci-dessus). La Cour suprême a, quant à elle, conclu dans son arrêt du 31 janvier 2017 que les requérants étaient devenus des personnes publiques et qu’ils devaient dès lors faire preuve d’une plus grande tolérance concernant le contrôle opéré par le public à leur égard (paragraphe 50 ci-dessus). Le Gouvernement souscrit à cette analyse (paragraphe 76 ci-dessus).

87. La Cour rappelle que, si les limites de la critique admissible sont plus larges à l’égard de toute personne qui fait partie de la sphère publique, que ce soit par ses actes ou par sa position (Couderc et Hachette Filipacchi Associés, précité, § 122), dans certaines circonstances, une personne, même connue du public, peut se prévaloir d’une « espérance légitime » de protection et de respect de sa vie privée (Standard Verlags GmbH c. Autriche (no 2), no 21277/05 § 53, 4 juin 2009, et Von Hannover (no 2), précité, § 97).

88. La Cour comprend que, en ayant fait appel aux médias les requérants aient voulu exploiter tous les moyens possibles pour retrouver leur fille. Il n’empêche que, alors qu’ils étaient inconnus du public avant les faits, les requérants ont, du fait de leur exposition aux médias, fini par acquérir une notoriété publique certaine et par entrer dans la sphère publique. Ils se sont, par voie de conséquence, exposés inévitablement et consciemment à un contrôle attentif de leurs faits et gestes (voir Axel Springer AG, précité, § 54, et comparer avec Ristamäki et Korvola c. Finlande, no 66456/09, § 53, 29 octobre 2013, Salumäki c. Finlande, no 23605/09, § 55, 29 avril 2014, et M.L. et W.W. c. Allemagne, nos 60798/10 et 65599/10, § 106, 28 juin 2018). Cela étant dit, la Cour rappelle que le seul fait d’avoir coopéré avec la presse antérieurement n’est pas de nature à priver de toute protection la personne visée par un article (Egeland et Hanseid c. Norvège, no 34438/04, § 62, 16 avril 2009). Il conviendra donc de déterminer si les limites de la critique admissible ont été dépassées eu égard aux circonstances de l’espèce.

iii. L’objet du livre, du documentaire et de l’entretien et le mode d’obtention des informations

89. La Cour relève que, en l’espèce, l’élément litigieux central est le livre « Maddie : a verdade da mentira » dont G.A. est l’auteur et qui a été publié le 24 juillet 2008 (paragraphes 19-22 ci-dessus). En effet, le documentaire qui a été diffusé sur la chaîne de télévision TVI les 13 avril et 12 mai 2009 puis commercialisé en est une adaptation (paragraphe 24-27 ci-dessus). L’entretien au quotidien Correio da Manhã paru le 24 juillet 2008, jour du lancement du livre, s’inscrit, quant à lui, dans une démarche tendant à en faire la publicité (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour note que les juridictions internes ont relevé que le livre avait été traduit en plusieurs langues (paragraphe 40 (point 28) ci-dessus). Il ne fait donc pas de doute que cet ouvrage a été largement diffusé.

90. La Cour observe que les éléments litigieux concernaient l’enquête pénale que G.A. avait menée sur la disparition de Madeleine McCann jusqu’à ce qu’il en fût écarté (paragraphes 20 et 14 ci-dessus). Dans son arrêt du 31 janvier 2017, la Cour suprême a considéré que les informations litigieuses formulées par G.A. n’étaient pas nouvelles étant donné qu’elles figuraient déjà dans le dossier d’enquête pénale qui avait été mis à la disposition des médias (paragraphes 50 et 17 ci-dessus). Elle a en outre relevé que c’était sur la base de ces éléments que les requérants avaient été mis en examen et que cela avait fait l’objet de plusieurs discussions. Aux yeux de la Cour, il ne semble pas faire de doute, en l’espèce, que les informations contenues dans le livre, le documentaire et l’entretien provenaient du dossier relatif à l’enquête pénale qui était public.

iv. Le contenu des affirmations litigieuses et leurs répercussions

91. En ce qui concerne le contenu du livre, du documentaire et de l’entretien, les requérants dénoncent essentiellement les affirmations selon lesquelles ils auraient, d’une part, dissimulé le cadavre de leur fille qui serait morte des suites d’un accident domestique, et d’autre part, simulé un enlèvement. Ils déplorent que de telles insinuations aient été faites alors qu’à leurs yeux les soupçons qui pesaient sur eux venaient d’être levés au niveau interne avec le classement sans suite de l’affaire (paragraphes 72-73
ci-dessus).

92. La Cour a déjà estimé que les affirmations litigieuses étaient graves d’autant plus qu’elles avaient été formulées non pas par un journaliste ou un quelconque particulier mais par G.A., l’inspecteur qui avait dirigé l’enquête jusqu’à en être écarté le 2 octobre 2007 (paragraphes 70, 8 et 14 ci-dessus). Elle note que, se référant à la jurisprudence de la Cour, les juridictions internes ont néanmoins considéré qu’elles reflétaient l’opinion de G.A. au sujet de l’affaire et qu’elles contribuaient à la discussion d’un sujet d’intérêt public (paragraphes 41, 44 et 51 ci-dessus). Plus particulièrement, dans son arrêt du 31 janvier 2017, la Cour suprême tendait à les considérer comme des jugements de valeur se fondant sur des éléments de fait, à savoir les éléments qui figuraient dans le dossier d’enquête jusqu’au 2 octobre 2007, date à laquelle G.A. avait été dessaisi de l’enquête (paragraphes 50-51 ci-dessus). En outre, d’après la Cour suprême, compte tenu des fins que G.A. disait poursuivre dans l’avant-propos de son livre (paragraphe 21 ci-dessus), celui-ci ne témoignait pas d’une intention diffamatoire à l’égard des requérants (paragraphe 52 ci-dessus).

93. Eu égard au contexte de l’affaire, la Cour est également d’avis que les affirmations litigieuses constituaient des jugements de valeur fondés sur une base factuelle suffisante (voir, mutatis mutandis, Falter Zeitschriften GmbH c. Autriche, no 26606/04, § 23, 22 février 2007). En effet, les éléments sur lesquels se fonde la thèse défendue par G.A. sont ceux qui ont été recueillis au cours de l’enquête et qui ont été portés à la connaissance du public (paragraphe 40 (points 6-7 et 80), et paragraphes 50-51 ci-dessus). En outre, cette thèse avait été envisagée dans le cadre de l’enquête pénale et avait même déterminé la mise en examen des requérants le 7 septembre 2007 (paragraphes 10-13 ci-dessus).

94. La Cour note, par ailleurs, que l’affaire pénale a passionné l’opinion publique tant nationale qu’internationale et qu’elle a suscité de nombreux débats et discussions (paragraphe 40 (point 76) et paragraphe 50 ci-dessus). Comme l’ont relevé la cour d’appel de Lisbonne et la Cour suprême, les affirmations litigieuses s’inscrivaient incontestablement dans un débat d’intérêt public et la thèse de G.A. constituait dès lors une opinion parmi d’autres (paragraphes 44-45 et 50-51 ci-dessus).

95. La Cour note que l’affaire pénale a été classée sans suite par le parquet le 21 juillet 2008 (paragraphe 16 ci-dessus). À cet égard, elle observe que si le livre avait été publié avant la décision de classement sans suite du parquet, les affirmations litigieuses auraient pu porter atteinte à la présomption d’innocence des requérants, garantie par l’article 6 § 2 de la Convention, en préjugeant l’appréciation des faits par l’autorité d’enquête (voir à cet égard, Allenet de Ribemont c. France, 10 février 1995, § 41, série A no 308 et Khoujine et autres c. Russie, no 13470/02, § 96, 23 octobre 2008). Puisque ces affirmations ont été formulées après le classement sans suite, c’est la réputation des requérants, garantie par l’article 8 de la Convention, et la manière dont ceux-ci sont perçus par le public qui sont en jeu (voir, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, § 314, 28 juin 2018, Istrate c. Roumanie, no 44546/13, § 58, 13 avril 2021 et les références qui y sont citées et, mutatis mutandis, Marinoni c. Italie, no 27801/12, § 32, 18 novembre 2021). Il y va également de la confiance du public dans le fonctionnement de la justice (voir, mutatis mutandis, Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 34, série A no 313).

96. En l’espèce, la Cour estime néanmoins que, à supposer même que la réputation des requérants avait été atteinte, ce n’est pas à cause de la thèse défendue par G.A. mais à cause des soupçons qui avaient été émis à leur égard, lesquels avaient déterminé leur mise en examen au cours de l’enquête et avaient fait l’objet d’une couverture médiatique très importante ainsi que de nombreux débats. En bref, il s’agissait d’informations dont le public avait pris amplement connaissance, avant même la mise à disposition du dossier d’enquête auprès des médias et la publication du livre litigieux (paragraphe 40 (point 76) ci-dessus). Pour ce qui est de la mauvaise foi de G.A. alléguée par les requérants (paragraphe 72 ci-dessus), la Cour note que le livre a été publié trois jours après le classement sans suite de l’affaire (paragraphes 16 et 19 ci-dessus) ce qui indique qu’il a été rédigé puis imprimé alors que l’enquête était encore en cours (paragraphe 21 ci-dessus). En décidant de mettre en vente le livre trois jours après la décision de classement sans suite, la Cour estime que G.A. aurait pu, par prudence, ajouter une note alertant le lecteur quant à l’issue de la procédure. L’absence d’une telle mention ne saurait toutefois, à elle seule, prouver la mauvaise foi de G.A. D’ailleurs, la Cour note que le documentaire fait, quant à lui, bien référence au classement sans suite de l’affaire (paragraphe 25 ci-dessus).

97. La Cour constate enfin que, après la publication du livre, les requérants ont poursuivi leurs actions auprès des médias. Ils ont notamment réalisé un documentaire au sujet de la disparition de leur fille et continué à accorder des entretiens à des médias au niveau international (paragraphe 40 – (points 68 et 71) ci-dessus). Même si la Cour comprend que la publication du livre ait indéniablement causé colère, angoisse et inquiétude chez les requérants (paragraphe 40 (point 81) ci-dessus), il n’apparaît pas que cet ouvrage ou la diffusion du documentaire aient eu des répercussions sérieuses sur les relations sociales des intéressés ou sur les recherches légitimes qu’ils poursuivent toujours pour retrouver leur fille.

v. Les circonstances particulières de l’espèce

98. Pour ce qui est des circonstances particulières de la présente espèce, la Cour observe que l’auteur des affirmations litigieuses est précisément l’inspecteur de la PJ qui avait coordonné l’enquête autour de la disparition de la fille des requérants jusqu’au 2 octobre 2007 (paragraphes 8 et 14 ci-dessus). En tenant compte de cet élément, les juridictions internes se sont penchées sur la question de savoir si G.A. avait manqué aux devoirs professionnels auxquels il était tenu. Si le tribunal de Lisbonne a jugé que, même s’il était à la retraite au moment des faits, G.A. avait enfreint son devoir de réserve ainsi que le secret professionnel qui le liait (paragraphe 42 ci-dessus), la cour d’appel de Lisbonne et la Cour suprême ne l’ont pas entendu ainsi (paragraphes 45 et 55 ci-dessus). Pour parvenir à leur conclusion, elles se sont fondées sur le fait que les affirmations litigieuses avaient déjà été amplement divulguées et commentées (paragraphe 55 ci-dessus).

99. La Cour peut souscrire à cette analyse. Certes, les affirmations litigieuses se fondent sur la connaissance approfondie du dossier que détenait G.A. du fait de ses fonctions. Cependant, il ne fait pas de doute que celles-ci étaient déjà connues du public compte tenu de l’importante couverture médiatique de l’affaire (paragraphes 8, 10 et 40 (point 76) ci-dessus) suivie de la mise à disposition du dossier d’enquête auprès des médias après la clôture de l’enquête (paragraphe 17 ci-dessus). La Cour est donc d’avis que les éléments litigieux ne sont que l’expression de l’interprétation de G.A. au sujet d’une affaire médiatique qui avait déjà été amplement débattue. En outre, il n’apparaît pas que G.A. était mû par une animosité personnelle à l’égard des requérants (voir Guja c. Moldova [GC], no 14277/04, § 77, CEDH 2008 ; voir aussi le paragraphe 21 ci-dessus).

100. Eu égard aux circonstances particulières de la présente espèce, la Cour partage l’avis du Gouvernement (paragraphe 76 ci-dessus) quant à l’effet dissuasif qu’une condamnation aurait eu, dans la présente espèce, pour la liberté d’expression au sujet d’affaires d’intérêt public (voir, mutatis mutandis, Koudechkina c. Russie, no 29492/05, § 99, 26 février 2009).

vi. Conclusion

101. Au vu de l’ensemble des considérations exposées ci-dessus, la Cour estime que, alors qu’elle statuait en dernière instance, la Cour suprême a procédé à une évaluation circonstanciée de l’équilibre à ménager entre le droit des requérants au respect de leur vie privée et le droit de G.A. à la liberté d’expression, en les appréciant à l’aune des critères se dégageant de sa jurisprudence et en se référant amplement à la jurisprudence de la Cour (paragraphes 49, 51, 53 et 55 ci-dessus). Compte tenu de la marge d’appréciation dont jouissaient en l’espèce les autorités nationales, la Cour n’aperçoit aucune raison sérieuse de substituer son avis à celui de la Cour suprême. Il n’apparaît donc pas que les autorités nationales eussent manqué à l’obligation positive qui leur incombait de protéger le droit des requérants au respect de leur vie privée, au sens de l’article 8 de la Convention.

102. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION à raison de la motivation avancée par la cour suprême

103. Les requérants allèguent que la motivation contenue dans les arrêts rendus par la Cour suprême les 31 janvier et 21 mars 2017 à l’issue de la procédure civile (paragraphes 48 et 58 ci-dessus) a porté atteinte à leur droit à la présomption d’innocence. Tel qu’indiqué ci-dessus (paragraphe 66 ci-dessus), la Cour estime qu’il convient d’examiner ce grief sous l’angle du seul article 6 § 2 de la Convention, lequel dispose :

« Toute personne accusée d’une infraction est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. »

A. Les arguments des parties

104. Le Gouvernement conteste l’applicabilité de l’article 6 § 2 de la Convention en l’espèce. Pour ce faire, il estime qu’il n’existe aucun lien entre la procédure pénale à l’issue de laquelle les requérants ont bénéficié d’un abandon des poursuites et les procédures civiles engagées par eux à la suite de la publication du livre de G.A. et la diffusion du documentaire qui en était l’adaptation. Il observe que la procédure pénale concernait l’établissement des circonstances de la disparition de la fille des requérants alors que les procédures civiles portaient sur les responsabilités civiles découlant du livre et du documentaire litigieux.

105. Les requérants ne se prononcent pas au sujet de l’exception soulevée par le Gouvernement.

B. L’appréciation de la Cour

1. Principes généraux

106. La Cour rappelle que la présomption d’innocence consacrée par le paragraphe 2 de l’article 6 de la Convention figure parmi les éléments du procès pénal équitable exigé par l’article 6 § 1. La présomption d’innocence se trouve méconnue si une déclaration officielle concernant un prévenu reflète le sentiment qu’il est coupable, alors que sa culpabilité n’a pas été préalablement légalement établie. Il suffit, même en l’absence de constat formel, d’une motivation donnant à penser que le magistrat considère l’intéressé comme coupable (Allenet de Ribemont, précité, § 35, série A no 308, et Marchiani c. France (déc.), no 30392/03, 24 janvier 2006).

107. Compte tenu toutefois de la nécessité de veiller à ce que le droit garanti par l’article 6 § 2 soit concret et effectif, la présomption d’innocence revêt aussi un autre aspect. Son but général, dans le cadre de ce second volet, est d’empêcher que des individus qui ont bénéficié d’un acquittement ou d’un abandon des poursuites soient traités par des agents ou autorités publics comme s’ils étaient en fait coupables de l’infraction qui leur avait été imputée. Certes, dans de telles situations, la présomption d’innocence a déjà permis – par l’application lors du procès des diverses exigences inhérentes à la garantie procédurale qu’elle offre – d’empêcher que soit prononcée une condamnation pénale injuste. Toutefois, sans protection destinée à faire respecter dans toute procédure ultérieure un acquittement ou une décision d’abandon des poursuites, les garanties d’un procès équitable énoncées à l’article 6 § 2 risqueraient de devenir théoriques et illusoires (Allen, § 94, et G.I.E.M. S.R.L et autres, § 314, tous deux précités).

108. Chaque fois que la question de l’applicabilité de l’article 6 § 2 se pose dans le cadre d’une procédure ultérieure, le requérant doit démontrer l’existence d’un lien – tel que celui évoqué plus haut – entre la procédure pénale achevée et l’action subséquente. Pareil lien peut être présent, par exemple, lorsque l’action ultérieure nécessite l’examen de l’issue de la procédure pénale et, en particulier, lorsqu’elle oblige la juridiction concernée à analyser le jugement pénal, à se livrer à une étude ou à une évaluation des éléments de preuve versés au dossier pénal, à porter une appréciation sur la participation du requérant à l’un ou à l’ensemble des événements ayant conduit à l’inculpation, ou à formuler des commentaires sur les indications qui continuent de suggérer une éventuelle culpabilité de l’intéressé (Allen, précité, § 104).

2. Application de ces principes dans la présente espèce

109. La Cour constate que la procédure civile en cause en l’espèce concernait deux demandes des requérants. La première tendait à l’obtention d’une indemnité à raison de l’atteinte alléguée à leur réputation et à leur droit à la présomption d’innocence découlant selon eux des affirmations formulées par G.A. à leur égard. La seconde visait l’interdiction à la vente du livre et du documentaire litigieux (paragraphes 35-36 et 38 ci-dessus). La procédure ne portait donc pas sur une « accusation en matière pénale » contre les requérants. Il reste à savoir si elle était liée à la procédure pénale ouverte consécutivement à la disparition de leur fille d’une manière propre à la faire tomber dans le champ d’application de l’article 6 § 2 de la Convention.

110. La Cour note que les juridictions civiles saisies n’étaient pas, en l’espèce, légalement appelées à se pencher sur le contenu de la décision de classement sans suite du 21 juillet 2008 (comparer avec O.L. c. Finlande (déc.), no 61110/00, 5 juillet 2005, et Martínez Aguirre et autres c. Espagne (déc.), nos 75529/16 et 79503/16, §§ 46-48, 25 juin 2019). Si la Cour suprême l’a fait alors qu’elle statuait en dernière instance (paragraphes 54 et 58 ci-dessus), il apparaît que c’est en l’occurrence en réponse aux arguments soulevés par les requérants dans leur pourvoi en cassation, dans lequel ils avaient dit avoir été déclarés innocents par cette décision (voir le paragraphe 47 ci-dessus, et comparer avec Daktaras c. Lituanie, no 42095/98, § 44, CEDH 2000‑X). La Cour note aussi que la Cour suprême n’a pas procédé à une évaluation des éléments de preuve qui avaient été versés au dossier de l’enquête pénale (comparer avec Kaiser c. Autriche (déc.), no 15706/08, § 51, 13 décembre 2016) et qu’elle s’est uniquement penchée sur le motif de classement sans suite afin de fonder ses décisions. Dans ses arrêts du 31 janvier 2017 et du 27 mars 2017, elle a alors relevé que l’abandon des poursuites contre les requérants avait été consécutif non pas à un constat d’innocence mais à une absence de preuves concluantes au regard de l’article 277 § 2 du CPP (paragraphe 61 ci-dessus) et que, dans de telles circonstances, l’enquête pénale pouvait être à tout moment rouverte si des preuves déterminantes étaient recueillies (paragraphes 54 et 58 ci-dessus voir aussi les principes exposés au paragraphe 44 de l’arrêt Bikas c. Allemagne (no 76607/13, 25 janvier 2018)).

111. Au demeurant, à supposer même que l’article 6 § 2 de la Convention fût applicable à la procédure civile en cause en l’espèce, il n’apparaît pas que, dans ses arrêts du 31 janvier 2017 et du 27 mars 2017, la Cour suprême ait formulé des commentaires suggérant une quelconque culpabilité des requérants ou même des soupçons à leur égard concernant les circonstances de la disparition de leur fille (voir, Allen, précité, § 122 et comparer avec O’Neill c. Royaume-Uni (déc.), no 14541/15, §§ 37-39, 8 janvier 2019).

112. Eu égard à ces constatations, la Cour conclut que le grief des requérants reposant sur l’article 6 § 2 de la Convention à raison de la motivation des arrêts de la Cour suprême est manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et, comme tel, irrecevable. Il convient donc de le rejeter en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief concernant l’article 8 de la Convention recevable et le surplus de la requête irrecevable ;

2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 septembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Ilse Freiwirth                     Gabriele Kucsko-Stadlmayer
Greffière adjointe                       Présidente

____________

[1] Ces passages sont extraits de la version française du livre, intitulée Maddie, L’enquête interdite, Bourin Éditeur, mai 2009, pages 5-6.
[2] Ibidem, pages 215-216
[3] http://findmadeleine.com/home.html

Dernière mise à jour le septembre 20, 2022 par loisdumonde

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