La présente affaire concerne l’annulation d’un arrêt d’appel rendu en faveur de la requérante à la suite de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire utilisé par un adjoint du président de la Cour suprême agissant sur demande de la partie adverse. Est en jeu l’article 6 § 1 de la Convention et le respect du principe de la sécurité juridique.
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE TREGUET c. RUSSIE
(Requête no 45580/15)
ARRÊT
Art 6 (civil) • Procès équitable • Annulation d’un arrêt d’appel définitif rendu en faveur de la requérante à la suite de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de désaccord de l’adjoint au président de la Cour suprême agissant sur demande de la partie adverse • Diligence nécessaire de la partie adverse pour formuler sa plainte • Délai d’adoption de la décision non manifestement déraisonnable ou excessif • Motifs substantiels et impérieux • Remboursement à la requérante de l’argent versé, majoré d’intérêts moratoires • Pas d’atteinte au principe de la sécurité juridique
STRASBOURG
20 septembre 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Treguet c. Russie,
La Cour européenne des droits de l’homme (troisième section), siégeant en une Chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
María Elósegui,
Darian Pavli,
Peeter Roosma,
Andreas Zünd,
Frédéric Krenc,
Mikhail Lobov, juges,
et de Olga Chernishova, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête (no 45580/15) dirigée contre la Fédération de Russie et dont une ressortissante de cet État, Mme Olesya Nikolayevna Treguet (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 9 septembre 2015,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement russe (« le Gouvernement ») le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention, concernant la sécurité juridique, et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 mai et 5 juillet 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
INTRODUCTION
1. La présente affaire concerne l’annulation d’un arrêt d’appel rendu en faveur de la requérante à la suite de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire utilisé par un adjoint du président de la Cour suprême agissant sur demande de la partie adverse. Est en jeu l’article 6 § 1 de la Convention et le respect du principe de la sécurité juridique.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1976 et réside à Moscou. Elle est représentée par Me O.V. Yelizarova, avocate.
3. Le Gouvernement a été initialement représenté par M. M. Galperine, ancien représentant de la Fédération de Russie auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, puis par M. M. Vinogradov, son successeur dans cette fonction.
4. En 2007, la requérante et une société de promotion immobilière (« la société ») conclurent un avant-contrat prévoyant la vente d’un appartement dans un immeuble à construire. En 2007-2008, la requérante versa à la société les fonds prévus par l’avant-contrat. En 2011, la construction de l’immeuble en question fut terminée. Cependant, la société se déroba à la conclusion du contrat de vente avec la requérante, mais conclut, en 2013, un avant-contrat à l’égard du même appartement avec une certaine O. qui versa également les fonds.
5. La requérante saisit la justice en demandant d’ordonner à la société de conclure le contrat de vente et de signer le procès-verbal de réception de l’appartement. O., appelée à la procédure comme tierce partie, s’opposa à l’action en arguant que c’était elle qui devait se voir accorder le droit d’acheter l’appartement. Par un jugement du 2 octobre 2013, le tribunal du district Khorochevski de Moscou rejeta l’action de la requérante après avoir conclu que l’avant-contrat était devenu caduc à l’expiration du délai d’un an après sa conclusion. L’intéressée fit appel.
6. Le 26 décembre 2013, la société restitua à la requérante le montant que celle-ci avait versé en 2007-2008 (paragraphe 4 ci-dessus), majoré de 5 %.
7. Par un arrêt d’appel du 24 mars 2014, la cour de la ville de Moscou infirma le jugement (paragraphe 5 ci-dessus) et accueillit partiellement l’action de la requérante. Elle estima que les parties à l’avant-contrat de 2007 n’avaient pas considéré cet acte comme caduc, que le contrat de vente ne pouvait pas être conclu avant 2011 en raison de la construction continue de l’immeuble, et enfin, que la société s’était abusivement dérobée à la vente de l’appartement à la requérante. La juridiction d’appel rejeta l’objection d’O. en considérant que l’avant-contrat ne conférait pas à celle‑ci le droit de s’installer dans l’appartement. Pour ces motifs, elle enjoignit à la société de vendre l’appartement à la requérante.
8. L’arrêt d’appel ayant reçu force exécutoire, la requérante obtint un titre exécutoire (voir sur ce sujet Abramyan et autres c. Russie (dec.), nos 38951/13 et 59611/13, § 30, 12 mai 2015) et initia la procédure d’exécution forcée avec le concours d’huissiers.
9. Le 3 juin 2014, la société et O. déposèrent les pourvois en cassation. Le 16 juin 2014, un juge unique de la cour de Moscou refusa de transmettre leurs pourvois pour examen à la formation de jugement, en considérant que les moyens soulevés tendaient à un réexamen des faits et des preuves de l’affaire – ce qui relevait de la compétence des juges de fond – et étaient basés aussi sur une interprétation erronée des dispositions du droit civil. Il approuva la conclusion de la juridiction d’appel selon laquelle O. n’avait pas de droit prioritaire par rapport à la requérante sur l’appartement litigieux. Il ajouta enfin que le principe de la sécurité juridique s’opposait à un réexamen de la décision de justice définitive, en l’absence en l’espèce de violations graves (существенные нарушения) du droit matériel ou procédural, au sens de l’article 387 du code de procédure civile (« CPC » ; paragraphe 20 ci‑dessous).
10. Le 4 août 2014, un juge unique de la Cour suprême refusa de transmettre deux autres pourvois en cassation d’O. et de la société (déposés le 7 juillet 2014) pour examen à sa chambre civile, avec référence au principe de sécurité juridique et à l’absence en l’espèce de violations graves susceptibles de donner lieu à la cassation.
11. Par une lettre du 31 octobre, reçue le 6 novembre 2014, O. adressa une plainte (intitulée pourvoi) au président de la Cour suprême en demandant un réexamen de la décision du 4 août 2014 (paragraphe 10 ci-dessus).
12. Le 26 janvier 2015, un adjoint du président de la Cour suprême, statuant en application de l’article 381 § 3 du CPC (paragraphe 16 ci‑dessous), renversa la décision du 4 août 2014 en considérant que le pourvoi d’O. méritait un examen par la chambre civile. Il indiquait avoir décelé des fondements pour l’annulation (основания для отмены) de l’arrêt d’appel, et ce indépendamment des moyens soulevées par la plaignante : la juridiction d’appel n’avait pas motivé en quoi les intérêts de la requérante primaient sur ceux d’O., n’avait pas tenu compte de l’installation de cette dernière dans l’appartement, et n’avait pas suivi les indications des juridictions suprêmes formulées dans la Directive conjointe du 12 décembre 2012 concernant les intérêts concurrents de plusieurs acheteurs sur un même bien immobilier (paragraphe 21 ci-dessous).
La requérante présenta les objections à cette décision en arguant que la plainte d’O. était tardive.
13. À l’issue de l’examen de l’affaire en cassation, le 10 mars 2015, la chambre civile de la Cour suprême, statuant en formation de trois magistrats et après avoir entendu O., la société, les représentants de ceux-ci, ainsi que la requérante, annula l’arrêt d’appel et confirma le jugement du 2 octobre 2013 (paragraphe 5 ci-dessus). Elle estima que la juridiction d’appel avait violé les droits légitimes d’O., installée dans l’appartement et qui était donc acquéreuse prioritaire par rapport à la requérante, en vertu de la Directive conjointe susmentionnée, alors que l’intéressée pouvait prétendre à une indemnisation pécuniaire de son préjudice. La chambre ne fit pas de commentaires sur l’objection de tardiveté de la plainte d’O.
14. La plainte de la requérante au président de la Cour suprême ainsi que son pourvoi en révision n’aboutirent pas.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE PERTINENT
15. Avant le 1er janvier 2012, l’article 381 du code de procédure civile était intitulé « examen du pourvoi en révision » (pour plus de détails sur la procédure de révision applicable à l’époque, voir Martynets (déc.), no 29612/09, 5 novembre 2009, et Trapeznikov et autres c. Russie, nos 5623/09 et 3 autres, §§ 12-15, 5 avril 2016). Selon le paragraphe 3 de cet article, le président de la Cour suprême ou son adjoint pouvaient être en désaccord (вправе не согласиться) avec la décision par laquelle un juge unique de cette juridiction refusait de transmettre un pourvoi en révision pour examen, renverser (отменить) cette décision et transmettre l’affaire pour examen en révision. Avant 2008, un tel pouvoir de désaccord avait aussi été conféré aux présidents des cours régionales (ibidem).
16. À l’issue d’une réforme législative, en 2012, plusieurs dispositions du CPC relatives à la procédure d’appel, de cassation et de révision ont été modifiées. En particulier, les deux instances de révision – aux niveaux des cours régionales et de la Cour suprême – ont été converties en instances de cassation ; un délai unique de six mois, courant à compter du prononcé de l’arrêt d’appel, a été instauré pour les pourvois en cassation, le temps d’examen des pourvois par les juges uniques n’étant pas pris en compte pour le calcul de ce délai (pour plus de détails, voir Abramyan et autres c. Russie (déc.), nos 38951/13 et 59611/13, §§ 28-45 et 49-53, 12 mai 2015).
17. Entre le 1er janvier 2012 et le 1er septembre 2019, l’article 381 du CPC était intitulé « examen du pourvoi en cassation ». Selon le paragraphe 3 de cet article, le président de la Cour suprême ou son adjoint pouvaient être en désaccord (вправе не согласиться) avec la décision par laquelle un juge unique refusait de transmettre un pourvoi en cassation pour examen à la Cour suprême, renverser (отменить) cette décision et transmettre l’affaire pour examen en cassation.
18. Dans une décision du 24 décembre 2012 no 2402-O, la Cour constitutionnelle a déclaré que l’article 381 § 3 du CPC était conforme à la Constitution. Elle a estimé que l’examen des plaintes par le président de la Cour suprême ou par son adjoint, sur le fondement dudit article, était régi par les mêmes dispositions du CPC que celles prévues pour l’examen des pourvois en cassation par les juges uniques.
19. À compter de septembre 2019, l’article 381 du CPC a été abrogé, et le contenu de son paragraphe 3 a été repris, pour l’essentiel, dans un nouvel article 390.7 § 3 du CPC selon lequel le président de la Cour suprême ou son adjoint peuvent exercer leur droit de désaccord avant l’expiration du délai légal prévu pour le pourvoi en cassation.
20. Les autres dispositions pertinentes du CPC, y compris celles de son article 387, sont exposées dans la décision précitée Abramyan et autres (§§ 28-53).
21. Dans la Directive conjointe no 10/22 du 29 avril 2010 (« la Directive conjointe »), les plénums de la Cour suprême et de la Cour supérieure de commerce ont expliqué, au paragraphe 61, que, lorsqu’un même bien immobilier avait été vendu à plusieurs personnes, l’acheteur ayant pris la possession de ce bien était prioritaire par rapport à l’autre acheteur ; ce dernier disposait d’un droit de réclamer au vendeur une indemnisation de son préjudice.
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
22. La requérante se plaint que la décision de l’adjoint du président de la Cour suprême a violé le principe de la sécurité juridique. Elle invoque l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé en ses parties pertinentes :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (…) par un tribunal (…), qui décidera (…) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (…) »
A. Sur la recevabilité
23. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
24. La requérante argue que la plainte d’O. a été déposée le 6 novembre 2014, donc après le 5 novembre 2014 représentant le délai de six mois après le prononcé de l’arrêt d’appel du 24 mars 2014, qu’elle a donc été tardive et aurait dû être rejetée sans examen, ou sinon, que la décision du 26 janvier ou l’arrêt du 10 mars 2015 auraient dû expliquer pourquoi la plainte n’était pas tardive.
25. Elle considère que les juridictions inférieures n’avaient pas commis de violations graves de droit matériel ou procédural, que l’annulation n’était pas légalement possible en l’espèce. Cependant, à supposer même que les juges de la Cour suprême eussent décelé de telles violations impliquant un (ré)examen des preuves, la chambre civile aurait dû renvoyer l’affaire pour réexamen en appel. Dans tous les cas, selon la requérante, la cassation de l’arrêt définitif rendu en sa faveur s’analyse en un appel déguisé incompatible avec les exigences de l’article 6 § 1.
26. Le Gouvernement argue que le dépôt et l’examen de la plainte au président de la Cour suprême a été régi par les dispositions du CPC relatives à la cassation (délais, cas d’ouverture de la cassation, etc.) et que la plainte d’O. a respecté le délai de six mois existant à l’époque pour se pourvoir en cassation, ce délai expirant le 7 novembre 2014, compte tenu du temps d’examen des pourvois en cassation par les juges uniques (paragraphes 9, 10 et 16 ci-dessus). En présence d’une « violation grave » commise par la juridiction d’appel, consistant à ignorer les intérêts légitimes de la personne installée dans l’appartement litigieux, la décision en question a été rendue dans l’exercice d’un pouvoir régulier de la juridiction de cassation et a constitué une des étapes dans la chaîne des voies de recours ordinaires.
27. Le Gouvernement conclut qu’il n’y a pas eu atteinte au principe de la sécurité juridique et que l’article 6 § 1 a été respecté.
2. Appréciation de la Cour
28. Les principes généraux relatifs à la sécurité juridique, à la non-remise en cause d’une décision de justice définitive et à la portée du contrôle de la Cour dans ces domaines sont résumés dans les arrêts Solomun c. Croatie (no 679/11, §§ 47-48, 2 avril 2015), Elisei-Uzun et Andonie c. Roumanie (no 42447/10, §§ 42-43, 23 avril 2019), Guðmundur Andri Ástráðsson c. Islande ([GC] no 26374/18, § 238, 1er décembre 2020), et, dernièrement, Tığrak c. Turquie (no 70306/10, §§ 48-49, 6 juillet 2021, et les références qui y sont citées).
29. En l’espèce, l’arrêt d’appel rendu en faveur de la requérante a été annulé à la suite de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de l’adjoint du président de la Cour Suprême. Celui-ci est intervenu à la demande de la partie adverse après qu’elle avait tenté d’introduire deux pourvois en cassation, l’un au niveau régional et l’autre au niveau fédéral. Après le rejet de ses deux pourvois, O. a saisi, par voie extraordinaire qui lui avait été ouverte après l’épuisement des voies de recours ordinaires, le président de la Cour Suprême en lui demandant d’exercer son droit de désaccord avec la décision du juge unique de la même Cour. Cette demande a été soumise près de trois mois après le rejet de son dernier pourvoi (paragraphes 10-11 ci-dessus).
30. La Cour note que ce pouvoir discrétionnaire de désaccord reconnu au président de la Cour Suprême et à ses adjoints a subi plusieurs transformations lors des différentes réformes de la procédure civile initiées depuis 2002, notamment en réponse aux arrêts de la Cour. Le pouvoir utilisé en l’espèce était issu de la réforme de 2012 qui a parachevé la transformation des voies de recours en matière civile en introduisant l’instance d’appel et en transformant les deux premières instances de révision (nadzor) en cassation (Abramyan et autres c. Russie (déc.), nos 38951/13 et 59611/13, §§ 28-53, 12 mai 2015). À la suite de cette réforme, la Cour a qualifié la procédure de cassation de voie de recours ordinaire à épuiser. Cependant, tel n’a pas été le cas du pouvoir reconnu au président de la Cour Suprême et à ses adjoints. Contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la Cour a conclu à la nature extraordinaire de ce pouvoir, en relevant son caractère discrétionnaire dont l’exercice ne dépend que de la seule volonté d’un représentant de l’État, et en considérant qu’il n’était enserré dans aucun délai (ibidem, §§ 81, 82 et 104). À ce titre, il est de jurisprudence constante qu’un recours s’analysant en un pouvoir discrétionnaire d’un agent de l’État constitue en principe un recours extraordinaire que ce soit pour les besoins de l’article 35 § 1 ou de l’article 6 de la Convention et qu’il soit ou non assorti d’un délai (voir, mutatis mutandis, Dirdizov c. Russie, no 41461/10, § 77, 27 novembre 2012, et Abramyan et autres, précité, § 102, et les références qui y sont citées).
31. Le caractère intrinsèquement extraordinaire de ce pouvoir discrétionnaire le distingue ainsi de la situation décrite dans l’arrêt Trapeznikov et autres c. Russie (nos 5623/09 et 3 autres, 5 avril 2016) concernant l’annulation de jugements définitifs dans la procédure appelée « révision » (telle qu’existante entre 2008 et 2012) mais ayant opéré comme une voie de recours ordinaire.
32. S’agissant des recours extraordinaires, la Cour a toujours accordé une importance primordiale à l’existence de motifs substantiels et impérieux, seuls de nature à justifier une dérogation au principe de la sécurité juridique (Riabykh c. Russie, no 52854/99, § 52, CEDH 2003-IX, et, dernièrement, Şamat c. Turquie, no 29115/07, § 64, 21 janvier 2020, et Tığrak, précité, § 48, 49 et 52). Elle recherche si leur exercice aboutit, dans chaque cas de l’espèce, à un résultat incompatible avec la Convention. Dans cet examen, elle doit déterminer si les autorités ont fait usage de leur pouvoir de déclencher et de mener cette instance procédurale en ménageant, dans toute la mesure du possible, un juste équilibre entre les intérêts de l’individu et la nécessité d’assurer une bonne administration de la justice (voir mutatis mutandis, s’agissant de l’instance de révision, Prissiajnikova et Dolgopolov c. Russie, no 24247/04, § 24, 28 septembre 2006, et, s’agissant de relevé de forclusion pour un appel tardif, Bezrukovy c. Russie, no 34616/02, § 43, 10 mai 2012).
33. En l’espèce, la plainte a été envoyée le 31 octobre, reçue le 6 novembre 2014, et les juridictions suprêmes ont implicitement admis qu’elle n’était pas tardive (paragraphes 11-13 ci-dessus). Tant le Gouvernement que la requérante estiment que le pouvoir de désaccord en question était encadré par le délai de six mois courant à compter du prononcé de l’arrêt d’appel et que ce délai devait être majoré du temps d’examen des pourvois en cassation par les juges uniques (paragraphes 16, 18, 24 et 26 ci‑dessus). Il n’appartient pas à la Cour de remettre en cause l’interprétation du droit interne faite par les juridictions nationales et non contestée par les parties devant elle. Il ne lui appartient pas davantage de vérifier elle-même le calcul et le respect d’un délai conformément aux règles de droit interne. À cet égard, le désaccord des parties quant à la date exacte d’expiration du délai – le 5 ou le 7 novembre 2014 (paragraphes 24 et 26 ci‑dessus) – n’appelle pas une appréciation séparée de la Cour. Celle-ci n’a pas de raisons de considérer, sur la base des éléments dont elle dispose, que le réexamen litigieux est intervenu en violation du droit russe. Le fait qu’un délai légal ait été introduit par le législateur en 2019 (paragraphe 19 ci‑dessus), postérieurement à la procédure litigieuse dans la présente affaire, n’est pas de nature à altérer ce constat.
34. La Cour constate également qu’O. a agi avec une diligence nécessaire pour formuler sa plainte auprès du président de la Cour Suprême et que l’adoption de la décision par l’adjoint du président de la Cour suprême est intervenue dans un délai que la Cour ne saurait qualifier de manifestement déraisonnable ou excessif (paragraphes 10, 11 et 29 ci-dessus ; voir aussi Elisei-Uzun et Andonie, précité, § 45, et, a contrario, Brumărescu c. Roumanie [GC], no 28342/95, CEDH 1999-VII, où l’annulation d’un jugement définitif est intervenue dans un délai d’un an et quatre mois, et aussi Magomedov et autres c. Russie, nos 33636/09 et 9 autres, §§ 98-99, 28 mars 2017, où la partie adverse a demandé le relevé de forclusion pour faire appel du jugement définitif en agissant sans diligence nécessaire ni en temps utile).
35. Elle observe ensuite que l’adjoint du président de la Cour suprême a transmis l’affaire pour l’examen en cassation au motif que les juges d’appel n’avaient pas suivi la position énoncée par les juridictions suprêmes dans leur Directive conjointe destinée à mettre fin aux divergences de jurisprudence entre les différents juges du fond concernant l’application de la loi civile dans les litiges similaires touchant un grand nombre de personnes (paragraphes 12 et 21 ci-dessus). La Cour relève que l’adjoint du président a fait état dans sa décision des motifs substantiels et impérieux pouvant justifier à titre exceptionnel la remise en cause de la décision préalablement jugée en degré d’appel (voir, a contrario, Sobelin et autres c. Russie, nos 30672/03 et 11 autres, § 59, 3 mai 2007, concernant l’annulation d’un jugement en révision pour des motifs non précisés, Karen Poghosyan c. Arménie, no 62356/09, § 49, 31 mars 2016, concernant l’admission d’un appel tardif sans motifs et avec une appréciation des faits manifestement déraisonnable, ou Tığrak, précité, où un recours en rectification d’une erreur matérielle a été utilisé pour réexaminer un jugement définitif sur le fond). À l’examen du dossier, la Cour n’a pas de raisons de douter de la pertinence des motifs avancés en l’espèce par l’adjoint du président.
36. Enfin, il convient de relever que la requérante a obtenu le remboursement de l’argent qu’elle avait versé, majoré d’intérêts moratoires (paragraphe 6 ci-dessus).
37. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère que, dans les circonstances de l’espèce, l’annulation de l’arrêt définitif rendu en faveur de la requérante à la suite de l’exercice de son pouvoir de désaccord par l’adjoint au président de la Cour suprême n’a pas porté atteinte au principe de la sécurité juridique et n’a pas entraîné une violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 20 septembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Olga Chernishova Georges Ravarani
Greffière adjointe Président
____________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé de l’opinion séparée du juge Lobov.
G.R.
O.C.
OPINION CONCORDANTE DU JUGE LOBOV
38. J’ai voté avec la majorité pour un constat de non-violation du principe de la sécurité juridique, et donc de l’article 6 de la Convention. Cependant, j’aurais aimé en clarifier les motifs et le contexte compte tenu de la place que le sujet occupait dans les relations entre le droit russe et le système de la Convention. L’histoire en vaut bien la peine.
39. En effet, il y a de cela presque vingt ans, la Cour constatait pour la première fois une violation du principe de la sécurité juridique en raison de l’annulation d’un jugement définitif et passé en force de chose jugée dans le cadre d’une procédure de contrôle en révision que le président de la cour régionale de Belgorod avait initiée en 1999 (Ryabykh c. Russie, no 52854/99, CEDH 2003-IX). Il s’agissait là de la toute première affaire dans laquelle la Cour avait à connaître de la fameuse procédure de « nadzor », que d’aucuns ont qualifié à Strasbourg de « principale énigme » du contentieux judiciaire russe.
40. En 2022, la Cour formule en l’espèce un constat de non-violation du même principe dans le cas de l’annulation par la Cour suprême fédérale, saisie par son vice-président, d’une décision de justice définitive. Pour autant, il s’agit non pas d’un revirement mais de l’aboutissement d’un grand chantier judiciaire, stimulé par l’affaire Ryabykh précitée. Celui-ci avait pour objectif de réformer le système judiciaire russe en profondeur et s’est étalé sur presque deux décennies, marquées par un dialogue soutenu entre les autorités judiciaires russes et les organes du Conseil de l’Europe, dont la Cour elle-même.
41. L’objectif premier de la réforme, qui a été réalisée par étapes tant l’enjeu était immense, consistait à rendre aux parties la maîtrise de leur litige à tous les stades de la procédure. Dans le système prévu par le code de procédure civile de la RSFSR de 1964, que la Cour a examiné dans l’affaire Ryabykh précitée, seuls les représentants de l’État, procureurs et présidents des cours supérieures, étaient habilités à initier la procédure de nadzor au nom du principe prédominant de la légalité (autrefois connu comme « légalité révolutionnaire »).
42. Le nouveau code de procédure civile de 2002 a ouvert aux parties le droit d’engager cette procédure, consacrant ainsi le principe de stabilité de la solution donnée à un litige, du moins dans la même mesure que le principe de légalité. Les réformes postérieures ont progressivement limité l’usage de ce droit par les représentants de l’État susmentionnés (pour plus de détails, voir Martynets c. Russie (déc.), no 29612/09, 5 novembre 2009). De son côté, la Cour a continué à opérer un contrôle strict des interventions des représentants de l’État en question, constatant régulièrement des violations du principe de la sécurité juridique là où les juridictions internes avaient fait un usage trop généreux de cette procédure en faveur d’agents de l’État. Depuis l’affaire Ryabykh, la Cour a ainsi rendu près de 140 arrêts similaires, dont certains regroupaient de nombreux requérants.
43. Ainsi, l’enjeu essentiel de la réforme était de trouver un juste équilibre entre, d’une part, le principe de la sécurité juridique et, d’autre part, le principe de légalité. La recherche de ce résultat a abouti à la mise en place d’une instance d’appel, à la transformation en cassation des deux anciens niveaux de nadzor et au cantonnement du nadzor à la formation judiciaire supérieure du pays (pour plus de détails, voir Abramyan et autres c. Russie (déc.), nos 38951/13 et 59611/13, §§ 28-53, 12 mai 2015). La réforme a également instauré des délais pour l’exercice de chacun de ces recours ainsi que des motifs spécifiques pour leur introduction (pour plus de détails, voir Trapeznikov et autres c. Russie, nos 5623/09 et 3 autres, §§ 24-33, 5 avril 2016).
44. Une fois cette transformation structurelle achevée, s’est à nouveau posée la question de la place de l’intérêt public et, partant, du principe de légalité dans un tel système. Il était en effet impératif de clarifier à quel moment et sous quelles conditions la solution donnée de manière définitive à un litige pouvait être remise en cause au nom d’intérêts ou de considérations dépassant le simple cas d’espèce. C’est précisément cette question que la Cour a été appelée à trancher dans la présente affaire.
45. Depuis les affaires Brumarescu et Ryabykh, décidées respectivement en 1999 et 2003, la Cour s’est toujours référée, s’agissant des recours extraordinaires, à l’existence de « motifs substantiels et impérieux, seuls de nature à justifier une dérogation au principe de sécurité juridique ». Une telle approche était justifiée dans les affaires où l’annulation de décisions de justice définitives et passées en force de chose jugée intervenait plus d’un an après (voir les exemples de cette jurisprudence citée au paragraphe 34 du présent arrêt).
46. Or, à mesure que les réformes prévoyant la mise en place de délais pour l’exercice de pareil recours étaient introduites en Russie, la Cour a été amenée à nuancer cette approche en recherchant plutôt, dans chaque cas d’annulation d’une décision définitive, si les autorités avaient ménagé, dans toute la mesure du possible, un juste équilibre entre les intérêts de l’individu et la nécessité d’assurer une bonne administration de la justice (voir la jurisprudence citée au paragraphe 32 du présent arrêt). C’est sur ce plan-là que j’aurais souhaité une analyse plus explicite et détaillée par la Chambre.
47. Premièrement, il convient d’établir la présence d’un intérêt général dépassant le simple cas d’espèce (pour un autre exemple d’une telle situation, voir Pegov et autres c. Russie [comité], nos 57019/08 et 11 autres, §§ 29-30, 8 décembre 2015). Dans la présente affaire, la Cour discerne ainsi un intérêt à assurer une cohérence des approches des juridictions de fond dans un contentieux impliquant un grand nombre de personnes. La chambre a assimilé cet intérêt aux « motifs substantiels et impérieux ». Or, cette dernière notion n’est pas toujours susceptible d’application facile. La preuve en est qu’elle est difficile à cerner même dans la jurisprudence de la Cour. En effet, il serait légitime de se poser la question de savoir dans quelle mesure toute considération d’intérêt public pourrait constituer un « motif substantiel et impérieux ». Peut-être serait-il plus logique de nuancer l’approche de la Cour en établissant une distinction entre, d’une part, les recours extraordinaires analogues à la réouverture d’un procès et, d’autre part, les recours extraordinaires intégrés à la succession logique des recours internes à la disposition des parties à un litige. Dans ce dernier cas, illustré par les faits de la présente espèce, l’accent devrait plutôt être mis sur la recherche d’un équilibre entre les différents intérêts en présence, consacrant ainsi expressément deux étapes supplémentaires du test de conventionalité.
48. Si la présence d’un intérêt public est établie, la Cour examine, en second lieu, le délai dans lequel le recours en annulation extraordinaire d’une décision de justice passée en force de chose jugée a été introduit par son auteur. Cette exigence ne saurait, à mon sens, se résumer à l’existence d’un délai légal. Le plus important du point de vue de la Convention est que l’auteur du recours, dont l’aboutissement favorable est susceptible de constituer une entorse au principe de l’autorité de la chose jugée, ait agi avec une diligence suffisante (voir Magomedov et autres c. Russie, nos 33636/09 et 9 autres, §§ 89 et 99, 28 mars 2017, où la Cour a constaté une violation au motif que la partie demanderesse, bien qu’elle ait semblé avoir agi dans le délai légal, n’avait pas fait preuve de la diligence requise). Cette condition de diligence semble avoir été satisfaite dans la présente affaire.
49. Enfin, pour qu’elle puisse être compatible avec la Convention, l’annulation d’une décision de justice définitive et passée en force de chose jugée doit aussi respecter l’équilibre entre les parties, c’est-à-dire minimiser l’atteinte à leurs droits acquis. En l’espèce, la Cour relève, à juste titre, que l’annulation, à la suite de l’exercice par le vice-président de son pouvoir discrétionnaire, d’une décision définitive en faveur de la requérante n’a fait que rétablir le jugement de première instance qui avait ordonné en sa faveur le remboursement des sommes versées assorties d’un intérêt moratoire (voir le paragraphe 36 de l’arrêt ainsi que Pegov et autres, précité, § 32).
50. Certes, les considérations exposées ci-dessous figurent en filigrane dans la motivation adoptée par la chambre. J’aurais cependant aimé qu’elles en ressortent de manière plus explicite, surtout pour ce qui est du dernier point, étant donné l’importance prépondérante que la Convention attache à cette notion d’équilibre.
51. La recherche d’un juste équilibre entre le principe de la sécurité juridique et le principe de légalité se révèle, elle aussi, un exercice délicat. La présente affaire démontre que la Cour suprême s’est acquittée de cette tâche dans le respect de la Convention, illustrant ainsi le succès de longues réformes judiciaires qui ont transformé le droit russe au fil des dernières décennies.
Dernière mise à jour le septembre 20, 2022 par loisdumonde
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