AFFAIRE H.F. ET AUTRES c. FRANCE (Cour européenne des droits de l’homme) 24384/19 et 44234/20

Les requérants allèguent que le refus de l’État défendeur de rapatrier leurs filles et petits-enfants retenus dans les camps du nord-est de la Syrie expose ces derniers à des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la Convention, et viole le droit d’entrer sur le territoire dont ils sont ressortissants garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4 ainsi que celui du respect de leur vie familiale protégé par l’article 8 de la Convention (uniquement dans la requête no 44234/20 s’agissant de cette dernière disposition).


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GRANDE CHAMBRE
AFFAIRE H.F. ET AUTRES c. FRANCE
(Requêtes nos 24384/19 et 44234/20)
ARRÊT
STRASBOURG

Art 1• Juridiction des États • Refus de rapatrier des nationaux placés en détention avec leurs enfants dans des camps sous contrôle kurde après la chute de l’ « État islamique » • Absence de « contrôle » effectif de l’État défendeur sur le territoire et les proches des requérants • Une procédure de rapatriement et une enquête pénale pour participation à des activités terroristes à l’étranger ne suffisent pas à déclencher un lien juridictionnel extraterritorial • La nationalité est un facteur pertinent mais ne constitue pas en soi un titre de juridiction autonome • Juridiction non établie quant au grief de mauvais traitements • Juridiction établie quant à l’allégation de violation du droit d’entrer sur le territoire national compte tenu des circonstances particulières liées à la situation des camps
Art 3 § 2 P4 • Entrer dans son pays • Absence d’examen entouré de garanties contre l’arbitraire du refus de rapatrier des nationaux placés en détention avec leurs enfants dans des camps sous contrôle kurde après la chute de l’ « État islamique », dont ils avaient rejoint les rangs • Absence de droit général au rapatriement (notamment pour les personnes dont la situation matérielle les empêche de se présenter à la frontière d’un État) • Obligations procédurales positives découlant, dans un tel contexte, de circonstances exceptionnelles (telles que l’existence d’éléments extraterritoriaux menaçant directement l’intégrité physique et la vie d’enfants placés dans une situation de grande vulnérabilité) • Obligation d’entourer le processus décisionnel de garanties appropriées contre l’arbitraire et de le soumettre à un examen indépendant
Art 46 • Mesures individuelles • Demandes de rapatriement devant être promptement soumises à un examen entouré de garanties appropriées contre l’arbitraire

14 septembre 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire H.F. et autres c. France,

La Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en une Grande Chambre composée de :
Robert Spano,
Jon Fridrik Kjølbro,
Síofra O’Leary,
Georges Ravarani,
Ksenija Turković,
Ganna Yudkivska,
Krzysztof Wojtyczek,
Yonko Grozev,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
Arnfinn Bårdsen,
Darian Pavli,
Erik Wennerström,
Lorraine Schembri Orland,
Peeter Roosma,
Mattias Guyomar,
Ioannis Ktistakis, juges,
et de Johan Callewaert, greffier adjoint de la Grande Chambre,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 septembre 2021, 18 mai 2022 et 30 juin 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. À l’origine de l’affaire se trouvent deux requêtes (nos 24384/19 et 44234/20) dirigées contre la République française et dont quatre ressortissants de cet État, H.F. et M.F., et J.D. et A.D. (« les requérants »), ont saisi la Cour les 6 mai 2019 et 7 octobre 2020 respectivement en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). Le président de la Grande Chambre a accédé à la demande de non-divulgation de leur identité formulée par les requérants (article 47 § 4 du règlement).

2. Les requérants ont été représentés par Me M. Dosé, avocate à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

3. Les requérants allèguent que le refus de l’État défendeur de rapatrier leurs filles et petits-enfants retenus dans les camps du nord-est de la Syrie expose ces derniers à des traitements inhumains et dégradants contraires à l’article 3 de la Convention, et viole le droit d’entrer sur le territoire dont ils sont ressortissants garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4 ainsi que celui du respect de leur vie familiale protégé par l’article 8 de la Convention (uniquement dans la requête no 44234/20 s’agissant de cette dernière disposition). Il se plaignent également, sur le terrain de l’article 13 combiné avec l’article 3 § 2 du Protocole no 4, de ne pas avoir disposé de recours interne effectif pour contester la décision de ne pas les rapatrier.

4. Les requêtes ont été attribuées à la cinquième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour – « le règlement »). Les 23 janvier 2020 et 16 février 2021, elles ont été communiquées au Gouvernement, sans que les parties dans la requête no 44234/40 ne soient à ce stade invitées à présenter des observations. Le 16 mars 2021, une chambre de la cinquième section, composée de Síofra O’Leary, Mārtiņš Mits, Ganna Yudkivska, Stéphanie Mourou-Vikström, Ivana Jelić, Arnfinn Bårdsen, Mattias Guyomar, juges, ainsi que de Victor Soloveytchik, Greffier de section, a décidé de se dessaisir de ces requêtes en faveur de la Grande Chambre, aucune des parties ne s’y étant opposée (article 30 de la Convention et 72 du règlement).

5. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux dispositions des articles 26 §§ 4 et 5 de la Convention et 24 du règlement.

6. Tant les requérants que le Gouvernement ont soumis des observations écrites sur la recevabilité et le fond de ces affaires (article 59 § 1 du règlement).

7. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe a exercé son droit de prendre part à la procédure devant la Grande Chambre et a présenté des observations écrites (article 36 § 3 de la Convention).

8. Des observations ont également été reçues des gouvernements belge, britannique, danois, espagnol, néerlandais, norvégien et suédois, des Rapporteures spéciales des Nations Unies, sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et sur la traite des personnes, en particulier les femmes et les enfants, de Reprieve, de Rights and Security international, d’Avocats sans frontières, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, du Défenseur des droits, de la Clinique des droits de l’homme et du Centre des droits de l’homme de l’université de Gand, que le président de la Grande Chambre avait autorisés à intervenir en qualité de tierces parties dans la procédure écrite (article 36 § 2 de la Convention et 71 § 1 et 44 § 3 du règlement). Les parties ont répondu à ces observations dans leurs plaidoiries à l’audience (articles 71 § 1 et 44 § 6 du règlement).

9. Une audience s’est déroulée en public au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 29 septembre 2021.

Ont comparu :
– pour le Gouvernement
M. F. ALABRUNE, agent ;
M. B. CHAMOUARD, co-agent ;
M. J.B. DESPREZ,
M. A. LE COUR GRANDMAISON,
Mme C. FAURE,
Mme F. DIANA-MARTINEZ,
Mme A. ROUX,
Mme L. NELIAZ, conseillers ;
– pour les requérants
Me M. DOSÉ,
Me L. PETTITI, conseils ;
M. le Professeur S. VAN DROOGHENBROECK, conseiller ;
– pour le bureau de la Commissaire DH, tiers intervenant,
Mme D. MIJATOVIĆ, Commissaire aux droits de l’homme ;
M. G. CARDINALE,
M. M. BIRKER, conseillers ;
– pour les gouvernements belge, britannique, danois, espagnol, néerlandais, norvégien et suédois, tiers intervenants,
Mme B. KOOPMAN, agent ;
Sir James EADIE QC, conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Alabrune, Me Dosé, Me Pettiti, Mme Mijatović, Sir James Eadie et Mme Koopman et, en leurs réponses aux questions posées par les juges, M. Alabrune, Me Dosé, Me Pettiti et M. Van Drooghenbroeck.

EN FAIT

I. LE CONTEXTE DES AFFAIRES

10. Les requérants H.F. et M.F. sont nés respectivement en 1958 et 1954. Les requérants J.D. et A.D. sont nés en 1955.

11. En 2014 et 2015, les filles des requérants se rendirent en Syrie de leur propre chef avec leurs partenaires (paragraphes 30 et 38 ci-dessous). Leurs départs s’inscrivaient dans le cadre d’un phénomène plus général au sein duquel des ressortissants de plusieurs États européens s’étaient rendus en zone irako-syrienne afin de rejoindre Daech (connue sous le nom de « État islamique en Irak et au Levant – EIIL »).

A. Le conflit dans le nord-est syrien

12. À la date de leurs départs, Daech atteignait son expansion territoriale maximale en Irak et en Syrie et annonçait la fondation d’un « califat » sous la direction d’Abou Bakr al-Baghdadi. En 2014, une coalition internationale rassemblant soixante-seize États (Operation Inherent Resolve), à laquelle participait la France – qui fournissait principalement un soutien aérien -, fut créée pour apporter un soutien militaire aux forces locales engagées dans le combat contre Daech, dont les Forces démocratiques syriennes (FDS) dominées par la milice kurde des Unités de protection du peuple (ci-après « YPG ») qui constituaient la branche armée du Parti de l’union démocratique. Ce dernier s’imposa comme l’autorité politique et administrative de fait sur un territoire qui fut progressivement étendu à l’ensemble du nord-est syrien au fur et à mesure du recul de Daech. Les FDS comprennent principalement les YPG ainsi que les Unités de protection de la femme (ci-après « YPJ »), des combattants arabes et le Conseil militaire syriaque.

13. Depuis 2013, le Kurdistan syrien, région autonome de fait, dispose de sa propre administration. Au début de l’année 2014, une « administration autonome démocratique du Rojava » fut proclamée. En 2018, elle fut renforcée et prit le nom d’Administration autonome du nord-est syrien (ci-après AANES).

14. En 2017, Daech perdit le contrôle de la ville de Raqqa, sa capitale, au profit des FDS. Après le mois de mars 2019, à la suite de la chute du dernier réduit territorial à Baghouz, aux confins orientaux de la Syrie, les FDS contrôlaient l’ensemble du territoire syrien situé à l’est de l’Euphrate. L’offensive des FDS provoqua la fuite de plusieurs dizaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, dont une majorité de membres des familles des combattants de Daech. La plupart d’entre eux, les filles des requérants compris, auraient été arrêtés par les FDS au cours et à la suite de la bataille finale, et conduits dans le camp d’Al-Hol entre décembre 2018 et mars 2019.

15. Après l’annonce du retrait des forces américaines, l’armée turque prit le contrôle en octobre 2019 d’une région frontalière du nord-est de la Syrie. Cette situation conduisit les FDS à conclure avec le régime syrien, mais également avec la Russie, certains arrangements locaux de sécurité. Les cellules clandestines de Daech restent actives dans la région.

B. Les camps d’Al-Hol et de Roj

16. Les camps d’Al-Hol et de Roj furent placés sous le contrôle militaire des FDS, leur gestion étant assurée par l’AANES.

17. Selon le Comité international de la Croix Rouge (CICR), 70 000 personnes résidaient dans le camp d’Al-Hol en juillet 2019. À cette date, le directeur régional du CICR qualifia la situation des camps de « vision apocalyptique ». D’après un communiqué du 29 mars 2021, publié à la suite d’une visite de son président, ce chiffre aurait ensuite été ramené à 62 000 personnes dont « deux tiers sont des enfants dont beaucoup sont orphelins ou séparés de leur famille ». Ce même communiqué précise qu’ils grandissent dans des conditions très difficiles, souvent dangereuses.

18. La majorité des personnes retenues dans le camp d’Al-Hol étaient syriens ou irakiens. Plus de 10 000 ressortissants de pays tiers de cinquante‑sept nationalités différentes se trouvaient dans la zone du camp appelée « Annexe ».

19. Selon le Gouvernement, le secteur du camp dédié aux familles étrangères, « dans lequel les ressortissantes françaises sont retenues », est exclusivement peuplé de membres de Daech qui perpétuent les menaces portées par cette organisation « in situ et à l’extérieur ».

20. Au début de l’année 2021, l’activité des organisations humanitaires s’est fortement réduite du fait de la situation sécuritaire critique prévalant dans le camp. Le Gouvernement indique que cette situation a conduit les FDS à mener une opération de sécurisation dans le camp (27 mars – 2 avril 2021), hors l’Annexe réservée aux étrangers, qui a permis l’arrestation d’une centaine de membres de l’organisation Daech. Selon lui, les représentants des FDS ont des difficultés pour accéder à certaines zones du camp et il leur est difficile d’identifier et de localiser précisément les personnes retenues dans l’Annexe réservée aux étrangers.

21. Le camp de Roj, situé au nord de celui d’Al-Hol, au milieu de champs de pétrole, est nettement moins grand que ce dernier. Pour faire face au surpeuplement du camp d’Al-Hol, des transferts de personnes retenues dans l’Annexe eurent lieu au cours de l’année 2020. Selon le rapport de l’organisation non gouvernementale (ONG) REACH publié en octobre 2020, 2 376 personnes étaient retenues dans le camp de Roj dont 64 % étaient des enfants, 17 % de ces derniers étant âgés de 4 ans et moins. Selon l’ONG Rights and Security International (RSI, paragraphes 24 et 25 ci-dessous), il est plus difficile d’obtenir des informations sur la situation de ce camp qui est très surveillé et dont les occupants ne peuvent quasiment pas communiquer avec le monde extérieur.

22. Dans une décision no 2019-129 du 22 mai 2019, le Défenseur des droits présenta, de la manière suivante, les conditions de vie des enfants dans les camps :

« Les conditions extrêmes dans lesquelles les enfants français sont retenus dans les camps sous le contrôle des forces démocratiques syriennes au nord de la Syrie sont notoires et la situation sanitaire de ces camps abondamment relayée. Ces enfants ne sont pas en sécurité : un enfant français âgé d’un an et demi est décédé au camp de Roj mi-septembre 2018, percuté par un véhicule militaire ; le 8 mars 2019, un nourrisson âgé de 18 jours est décédé à la suite d’une pneumonie. Dans un communiqué du 31 janvier 2019, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a fait état du décès de vingt‑neuf enfants et nouveaux nés dans le camp de Al Hol en deux mois, dont la plupart étaient atteints d’hypothermie ».

23. Dans son « Avis sur les enfants français retenus dans les camps syriens » du 24 septembre 2019, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) souligna « l’extrême vulnérabilité » des enfants présents dans les camps du Rojova, « la plupart d’entre eux étant âgés de moins de cinq ans », « particulièrement exposés aux conditions de vie insalubres » et présentant « de sévères problèmes de santé, physique, et mentale ».

24. D’après le rapport de RSI publié le 25 novembre 2020 et intitulé « Le Guantanamo de l’Europe : la détention à durée indéterminée de femmes et enfants européens au nord-est de la Syrie », 250 enfants et 80 femmes de nationalité française seraient détenus dans les camps d’Al-Hol et de Roj. Sur 517 personnes décédées en 2019 dans le camp d’Al-Hol, 371 seraient des enfants. En août 2020, des humanitaires auraient indiqué que le taux de mortalité des enfants a triplé, avec huit enfants morts entre le 6 et 10 août 2020. Selon le rapport, les enfants retenus dans les deux camps souffriraient de malnutrition, de déshydratation, parfois de blessures de guerre et de stress post-traumatique et seraient exposés à un risque de violence et d’exploitation sexuelle ; les conditions météorologiques seraient extrêmes, les conditions de détention seraient inhumaines et dégradantes et un climat violent y règnerait entre femmes adhérant encore à l’EIIL et les autres et du fait des gardes du camp (voir également paragraphe 238 ci-dessous).

25. Dans son rapport publié le 13 octobre 2021, « Abandonnés à la torture : au nord-est de la Syrie, femmes et enfants subissent des violations déshumanisantes de leurs droits », RSI conclut que les conditions endurées par les femmes et les enfants, ressortissants des pays tiers, retenus dans les camps d’Al-Hol et de Roj les exposaient à des traitements qui pouvaient être qualifiés de torture. L’organisation nota que ces femmes et enfants étaient soumis à des menaces constantes de blessures graves ou de mort et étaient confrontés à un risque réel de violence physique, sexuelle ou autre, comparant leur détention à celle de détenus dans les couloirs de la mort. Elle précisa à ce titre qu’un rapport de l’ONG Save the children avait établi qu’environ deux enfants par semaine étaient décédés dans le camp d’Al-Hol entre janvier et septembre 2021, et que 79 personnes avaient été assassinées, dont trois enfants, abattus. RSI souligna encore que les femmes et les enfants étaient détenus arbitrairement et indéfiniment, souvent sur la seule base de leur lien présumé avec des membres de l’EIIL et, dans bien des cas, au secret, c’est-à-dire sans la possibilité de communiquer avec le monde extérieur, y compris leurs avocats ou leurs familles, les laissant dans un vide juridique.

C. Les rapatriements effectués par la France

26. Entre mars 2019 et janvier 2021, la France organisa au « cas par cas » le rapatriement d’enfants se trouvant dans les camps du nord-est de la Syrie (voir paragraphes 138 à 142 et 236 et 237 ci-dessous s’agissant des pratiques des autres États). Elle détacha cinq missions en Syrie et rapatria trente‑cinq enfants mineurs français « orphelins, isolés ou cas humanitaires ». Dans un communiqué de presse du 15 mars 2019, le ministère de l’Europe et des affaires étrangères (MEAE) fit savoir, en ces termes, que la France avait procédé au retour de plusieurs mineurs orphelins, âgés de moins de cinq ans, qui se trouvaient dans les camps du nord-est de la Syrie :

« Ces enfants font l’objet d’un suivi médical et psychologique particulier et ont été remis aux autorités judiciaires.

Les proches concernés, qui étaient en contact avec le ministère, ont été informés.

La France remercie les Forces démocratiques syriennes de leur coopération, qui a rendu possible cette issue.

La décision a été prise au regard de la situation de ces très jeunes enfants particulièrement vulnérables.

S’agissant des ressortissants adultes, combattants et djihadistes ayant suivi Daech au Levant, la position de la France n’a pas changé : ils doivent être jugés sur le territoire où ils ont commis leurs crimes. C’est une question de justice et de sécurité à la fois. »

27. Dans les communiqués de presse qui suivirent, datés des 10 juin 2019, 22 juin 2020 et 13 janvier 2021, il fut indiqué que la France « remercie les responsables locaux du nord-est de la Syrie de leur coopération, qui a rendu possible cette issue » ou que « ces mineurs particulièrement vulnérables, ont pu être recueillis conformément aux autorisations données par les responsables locaux ».

28. Dans un communiqué de presse du 5 juillet 2022, le MEAE annonça que la France avait procédé au retour sur le territoire national de trente-cinq mineurs français et de seize mères. Par un courrier du 13 juillet 2022, l’avocate des requérants informa la Cour que les filles et petits-enfants de ces derniers ne faisaient pas partie des Français rapatriés, ce que le Gouvernement confirma par courrier du 28 juillet 2022.

D. Le communiqué de l’AANES du 18 mars 2021 concernant le rapatriement des ressortissants étrangers

29. Auparavant, en 2021, l’AANES publia un communiqué qui se lit ainsi :

« Après la libération d’Al-Baghouz et la chute militaire de Daech, l’effort de guerre contre Daech est entré dans une nouvelle phase. Les milliers de membres de Daech détenus et leurs familles ainsi que les cellules dormantes ont constitué de sérieux défis pour l’Administration autonome de la Syrie du Nord et de l’Est (AANES).

En tant qu’AANES, nous pensons que les enfants ont besoin de sortir de l’atmosphère radicale qui règne dans les camps et de bénéficier d’une rééducation appropriée pour vivre une vie normale. Par conséquent, sur la base de notre approche humanitaire, nous avons remis les enfants orphelins à des organismes officiels de leur pays d’origine. Cependant, le nombre de cas de rapatriement est encore faible.

En ce qui concerne les femmes et leurs enfants, nous avons, dès le début, suivi et respecté les lois pertinentes qui interdisent de séparer les mères de leurs enfants, sauf dans certains cas humanitaires très particuliers, et à la demande de certaines mères après avoir obtenu leur consentement écrit. Nous avons fait appel à la communauté internationale à plusieurs reprises pour rapatrier des femmes victimes de Daech et contre lesquelles nous n’avons aucune preuve. La réponse a été insuffisante, et certains pays ont insisté pour rapatrier les enfants sans les mères.

Pour ce qui est des combattants de Daech, ressortissants de plus de cinquante pays, l’AANES a adressé une demande, le 25 mars 2019, à la communauté internationale et aux pays qui ont des membres de Daech sous notre garde en vue de la création d’un tribunal international ou hybride national-international afin que les membres de Daech soient jugés conformément au droit international. Jusqu’à présent, la coopération reçue en réponse est insuffisante. Les Syriens sont jugés selon les lois et les procédures locales, mais les étrangers constituent une charge, et nous avons besoin de la coopération de leurs pays d’origine et de la communauté internationale.

L’AANES fait face à d’énormes difficultés pour accueillir les combattants de Daech et leurs familles. C’est une lourde charge qui pèse sur nous et nous ne pouvons la supporter seuls. La communauté internationale devrait assumer ses responsabilités et nous aider à traiter ce dossier. En outre, Daech est toujours organisé idéologiquement dans notre région et bénéficie d’un soutien clair par le biais des cellules qui reçoivent de l’aide provenant des régions occupées par la Turquie.

L’AANES rejette les allégations selon lesquelles des combattants de Daech sont détenus illégalement dans notre région, car nous avons demandé à plusieurs reprises la création d’un tribunal pour les poursuivre. L’AANES se félicite de la coopération avec la communauté internationale sur les questions du rapatriement des enfants, de la situation des femmes et de la réparation des victimes.

En conclusion, nous affirmons que toute coopération juridique et expertise internationale est bienvenue en faveur de la création d’un tribunal que nous voulons hybride, national‑international. Nous demandons une coopération internationale pour nous aider à résoudre cette question, qui ne concerne pas seulement notre région mais relève de la responsabilité du monde entier. Nous rappelons que nos appels n’ont pas reçu la réponse nécessaire, et que nous sommes face à une aggravation de la situation, en particulier dans les camps, qui nous place face à d’énormes difficultés. »

II. LA SITUATION DES PROCHES DES REQUÉRANTS DEPUIS LEUR DÉPART EN SYRIE

A. Requête no 24384/19

30. La fille des requérants, L., née en 1991 à Paris, quitta le territoire français le 1er juillet 2014 avec son compagnon pour rejoindre le territoire contrôlé par l’EIIL. Le 16 décembre 2016, une information judiciaire fut ouverte à son encontre du chef d’association de malfaiteurs en vue de la préparation d’actes de terrorisme (paragraphe 70 ci-dessous) au tribunal de grande instance de Paris et un mandat fut délivré. Le Gouvernement ne précise ni la nature du mandat, ni l’état de la procédure, invoquant le secret de l’enquête.

31. L. et son compagnon, décédé en février 2018 dans des circonstances que les requérants ne précisent pas, eurent deux enfants en Syrie, respectivement nés les 14 décembre 2014 et 24 février 2016.

32. Selon les requérants, L. et ses deux enfants auraient été arrêtés le 4 février 2019 et auraient été retenus dans un premier temps dans le camp d’Al-Hol. Au jour de l’introduction de leur requête devant la Cour, l’état de santé de L. et de ses deux enfants aurait été désolant. L. aurait été très amaigrie et aurait souffert d’une fièvre typhoïde sévère non soignée. L’un de ses enfants aurait reçu des éclats d’obus sans être soigné, l’autre serait dans un état d’instabilité psychologique important, souffrant d’un traumatisme à la suite de l’incendie de plusieurs tentes du camp.

33. Depuis 2016, L. fit part aux requérants de son désir de rentrer en France avec ses deux enfants. Ils fournissent la copie d’un message de L. écrit sur une feuille de papier qu’elle aurait prise en photo et envoyée par téléphone, qui était ainsi rédigé :

« Je soussignée (…) L. née le 16/07/91 à Paris 18e, actuellement dans le camp d’Al‑Hol à Hassaka en Syrie, demande à être rapatriée en France avec mes 2 enfants, [S] 3 ans et [S] 4 ans nés en Syrie. Le 16/04/2019 ».

34. Le 21 mai 2019, le conseil des requérants fit parvenir à la Cour la copie d’un texte rédigé par L. « qui l’a photographié à l’aide d’un téléphone portable qui ne semble pas être le sien aux fins de me donner pouvoir de la représenter pour obtenir son rapatriement en France » :

« Je soussignée, [L.] née le 16/07/1991 (…) donne procuration à Maître Dosé pour représenter mes intérêts en vue de mon rapatriement en France

Le 6/5/2019

À Hassaka ».

35. Le 8 juin 2019, le conseil des requérants, informé du transfert de L. et ses deux enfants du camp d’Al-Hol dans une prison ou dans un autre camp, envoya un courrier électronique au MEAE en vue d’une saisine d’urgence de leur situation et de l’obtention d’informations relatives à leur « demande de rapatriement (…) enregistrée par le Quai d’Orsay ».

36. Les requérants indiquent ne plus avoir de nouvelles de L. depuis le mois de juin 2020. Elle serait détenue dans l’un des deux camps ou incarcérée avec ses deux enfants mineurs dans la « prison souterraine ».

37. Pour sa part, le Gouvernement affirme ne pas être en mesure de garantir à la Cour que L. et ses enfants se trouveraient dans le camp d’Al-Hol pour les raisons indiquées au paragraphe 20 ci-dessus. Il précise que les informations dont le MEAE dispose lui ont été communiquées par les requérants.

B. Requête no 44234/20

38. La fille des requérants, M., née en 1989 à Angers, quitta le territoire français au début du mois de juillet 2015 avec son partenaire pour rejoindre Mossoul en Irak puis, un an plus tard, la Syrie. Elle ferait l’objet d’une enquête préliminaire ouverte le 18 janvier 2016, à propos de laquelle le Gouvernement ne donne aucune information.

39. M. donna naissance à un enfant le 28 janvier 2019. L’enfant et la mère auraient été retenus dans le camp d’Al-Hol à compter du mois de mars 2019 puis transférés en 2020 dans celui de Roj (paragraphe 41 ci-dessous). M. n’aurait pas de nouvelles du père de l’enfant qui serait incarcéré dans une prison kurde. Elle serait très amaigrie, aurait perdu plus de trente kilos, serait carencée et subirait avec son enfant de nombreux traumatismes liés à la guerre. À l’audience, les requérants déclarèrent que l’enfant avait des problèmes cardiaques.

40. Le 26 juin 2020, le conseil des requérants envoya un courrier électronique urgent à la conseillère justice du président de la République et au MEAE, resté sans réponse, dans lequel elle fit part de l’inquiétude des familles, dont les requérants, à la suite d’un transfert de plusieurs ressortissantes françaises et de leurs enfants par les gardes du camp d’Al‑Hol vers un lieu inconnu.

41. Par un message du 3 octobre 2020, les requérants écrivirent à leur conseil pour lui faire part de leur souhait, ainsi que de celui de leur fille, d’introduire une requête devant la Cour :

« Comme vous le savez, j’ai pu m’entretenir très brièvement avec ma fille qui souhaite comme moi que vous saisissiez en son nom et pour son fils la Cour européenne des droits de l’homme. La difficulté, c’est que : – elle a été emmenée du camp d’Al-Hol à la prison de Qamishli par les Kurdes le 11 juin dernier avec son fils – elle a été transférée dans le nouveau camp de Roj le 4 août – qu’enfin, elle n’a plus de téléphone portable, [il] a été confisqué par les Kurdes lors de son départ d’Al-Hol, il n’y a plus de moyen pour elle de me transmettre un quelconque écrit. La seule chose qu’elle a le droit de faire c’est de m’envoyer un bref message audio d’à peine une minute, sous la surveillance des gardes, et ce une fois toutes les deux ou trois semaines. Elle ne peut formaliser sa volonté, c’est un cas de force majeure. »

42. Les requérants indiquent avoir peu de nouvelles de leur fille, compte tenu des restrictions mises à l’accès au téléphone fourni par l’administration kurde dans le camp de Roj. Un procès-verbal de constat d’huissier daté du 23 avril 2021 qu’ils ont produit fait état de deux messages vocaux de M. laissés sur leur messagerie vocale, le premier indiquant ce qui suit : « Je m’appelle M. Je laisse à mes parents le soin de gérer avec Marie Dosé mon recours auprès de la Cour européenne de justice. Je suis d’accord avec l’intervention », le second faisant état de son espoir que le premier suffise et donnant de ses nouvelles concernant les soins dentaires qu’elle a reçus et les progrès réalisés par son fils.

43. Pour sa part, le Gouvernement affirme ne pas être en mesure de confirmer ou d’infirmer la présence de M. et de son enfant dans le camp de Roj.

III. LES PROCÉDURES ENGAGÉES POUR DEMANDER LE RAPATRIEMENT

A. Requête no 24384/19

44. Par un courrier électronique envoyé le 31 octobre 2018 adressé au MEAE, resté sans réponse, les requérants demandèrent le rapatriement de leur fille, « très affaiblie » et de leurs petits-enfants, faisant valoir le souhait réitéré de la première de revenir en France – « elle n’a pas pu [rentrer] car seule avec deux petits et sans argent » – et le danger de mort des seconds au vu de leur état de santé. Ils indiquèrent que leur fille « n’avait rien de fait de mal » et avait été « manipulée » en 2014 par le père, décédé, de ses enfants.

45. Par une requête enregistrée le 5 avril 2019, ils demandèrent au juge des référés du tribunal administratif (TA) de Paris, sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative (ci‑après CJA, paragraphe 59 ci-dessous), d’enjoindre au MEAE d’organiser le rapatriement en France de leur fille et de leurs petits-enfants, faisant valoir que ces derniers étaient exposés à des traitements inhumains et dégradants et à une atteinte grave et manifestement illégale au droit à la vie. Ils indiquèrent que le rapatriement des enfants se justifiait pour des raisons humanitaires évidentes, les conditions de détention inhumaines au sein du camp étant attestées par de nombreuses organisations internationales. Ils invoquèrent, au titre de ses obligations positives, la responsabilité de l’État de protéger les individus dépendant de sa juridiction en indiquant que « la responsabilité de l’État concerne aussi bien les individus se trouvant sur son territoire que ses ressortissants présents dans une zone extérieure au territoire national sur laquelle il exerce un contrôle en pratique. Le rapatriement (…) de cinq enfants orphelins détenus dans ce camp le 15 mars dernier met en exergue la capacité décisionnelle et opérationnelle du [MEAE] d’organiser et de procéder au rapatriement [des] enfants ». À l’appui de leur recours en référé, ils produisirent leur demande de rapatriement du 31 octobre 2018 ainsi que les demandes présentées quelques mois plus tôt par leur conseil pour le compte de plusieurs femmes et enfants retenus dans les camps du nord-est syrien auprès du président de la République et la réponse de son directeur de cabinet.

46. Cette réponse indiquait que les personnes concernées étaient délibérément parties rejoindre une organisation terroriste en guerre contre la coalition à laquelle participait la France, et qu’il appartenait aux autorités locales de se prononcer sur leur responsabilité dans des crimes ou délits. Elle précisait que si aucune responsabilité ne devait être retenue à leur encontre, la France prendrait des initiatives adaptées à leur situation au regard du mandat dont elles faisaient l’objet. Elle contenait la position du gouvernement français, ainsi énoncée, dans une note intitulée « Demandes de rapatriement de ressortissants français détenus dans la zone du Levant » :

« 1) Rappel : ces personnes sont parties de leur propre initiative rejoindre une organisation terroriste qui a commis dans cette zone des exactions contre les populations locales d’une violence sans équivalent. Cette organisation terroriste a commis et fomente actuellement encore des attentats en France qui ont déjà fait de nombreuses victimes.

2) La question du rapatriement de ces personnes qui, après avoir rejoint les contingents de DAECH, sont aujourd’hui détenues par les autorités et forces militaires qui ont libéré les territoires anciennement contrôlés par l’organisation terroriste, ne saurait faire abstraction du contexte de guerre dans la région, à laquelle elles ont pris part. En Syrie, cette guerre n’est d’ailleurs pas terminée, des combats se poursuivent et la situation institutionnelle n’est donc pas stabilisée.

3) Leur situation doit être appréciée dans le respect de la légalité internationale et dans le cadre des relations avec les États dans lesquels ces personnes sont détenues et, enfin, des procédures judiciaires déjà engagées, ou susceptibles de l’être, à l’étranger ou en France. (…)

4) S’agissant des Français interpellés en Turquie, le Gouvernement a négocié un protocole qui permet d’obtenir l’expulsion de ces personnes (majeurs ou mineurs) vers la France, où elles sont prises en compte par l’autorité judiciaire dès leur arrivée.

5) S’agissant des Français majeurs détenus en Irak, ils relèvent d’abord des autorités de ce pays à qui il revient de décider souverainement s’ils doivent faire l’objet de procédures judiciaires sur place. Ces personnes peuvent bénéficier de la protection consulaire de droit commun. Cette protection implique l’exercice du droit de visite et notamment la vérification que les personnes en cause ne sont pas soumises à des traitements inhumains ou dégradants au sens de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme. Notre réseau diplomatique est mobilisé en ce sens.

6) S’agissant des Français majeurs détenus en Syrie, la France n’a pas de relations diplomatiques avec ce pays encore, en de nombreux endroits, zone de guerre. C’est pourquoi, notre intervention s’exerce d’abord à travers les organismes internationaux compétents dans de tels cas, en particulier via le CICR. Il appartient aux autorités locales de se prononcer sur la responsabilité que ces Français majeurs pourraient avoir dans les crimes ou délits commis dans ce territoire du fait de leur appartenance à une organisation terroriste.

7) S’agissant d’éventuelle condamnation à la peine de mort : La France, qui est opposée à la peine de mort, intervient afin de rappeler systématiquement cette position aux autorités concernées, dans le cadre de l’exercice de la protection consulaire. Cette protection prévue par la convention de Vienne du 24 avril 1963 peut être apportée à tout ressortissant français détenu, arrêté ou incarcéré à l’étranger qui le souhaite, et là où c’est matériellement possible.

8) Sur le procès équitable, il va de soi que la France est attachée au respect des garanties offertes par un procès équitable. Elle apportera tout soutien à ses ressortissants dans le cadre de la protection consulaire à cet égard, dans les limites admises par le droit international, comme le prévoient les conventions de Vienne des 18 avril 1961 et 24 avril 1963. La France ne peut cependant s’immiscer dans les affaires intérieures d’un État ni exercer aucune action coercitive sur un territoire étranger.

9) S’agissant des mineurs français en Irak ou en Syrie, ils ont droit à la protection de la République et peuvent être pris en charge selon les règles concernant la protection des mineurs et rapatriés, sous réserve que leur responsabilité pénale ait été écartée par les autorités locales.

10) Lorsque des personnes majeures rejoignent le territoire national, elles sont évidemment systématiquement prises en compte dès leur arrivée en France par l’autorité judiciaire qui détermine leur responsabilité pénale. S’agissant des mineurs de retour sur le territoire national, si l’autorité judiciaire écarte une responsabilité pénale, ils font systématiquement l’objet d’un suivi particulier, notamment médical et psychologique, sous le contrôle d’un juge des enfants. »

47. Par une ordonnance du 10 avril 2019, le juge des référés rejeta la demande des requérants :

« Le rapatriement sollicité de ressortissants français retenus, hors du territoire national, dans une zone contrôlée par des forces étrangères impliquerait des mesures qui ne sont pas détachables de la conduite de l’action extérieure de la France. Il constitue dès lors, de même que le refus de l’effectuer, un acte échappant à la compétence de la juridiction administrative. »

48. Par deux courriers datés du 11 avril 2019, le conseil des requérants intervint une nouvelle fois auprès du président de la République et du MEAE pour qu’ils organisent le rapatriement de L. et de ses deux enfants. Par un courrier du 23 avril 2019, le chef de cabinet du président de la République accusa réception de son courrier.

49. Les requérants interjetèrent appel devant le Conseil d’État de l’ordonnance du 10 avril 2019. Ils firent valoir que la condition d’urgence était remplie et reconnue par les autorités françaises qui avaient procédé au rapatriement de cinq enfants le 15 mars 2019. Ils soulignèrent la dégradation des conditions sanitaires et sécuritaires des camps et dénoncèrent l’absence de contrôle du juge sur le refus des autorités françaises de faire cesser les traitements inhumains et dégradants ainsi que le risque de mort auxquels étaient exposés L. et ses deux enfants. Outre l’invocation des obligations de l’État au titre des articles 2 et 3 de la Convention, ils alléguèrent que l’inaction de ce dernier les privait de leur droit au retour sur le territoire national en violation de l’article 3 § 2 du Protocole no 4 à la Convention.

50. Dans son mémoire devant le Conseil d’État, le MEAE objecta, à titre principal, que la mesure demandée relevait de la catégorie des actes de gouvernement (paragraphes 60 et suivants ci-dessous) dont le juge ne pouvait pas connaître. Il indiqua que l’opération de rapatriement demandée supposait la négociation d’un accord entre l’État français et les autorités étrangères qui ont le contrôle de ses ressortissants ainsi que le déploiement de moyens matériels et humains, généralement militaires, sur le territoire concerné. Il en conclut que « la mise en œuvre d’une mesure d’assistance telle que le rapatriement demandé était indétachable de la conduite des relations extérieures et qu’elle ne saurait être ordonnée par une juridiction ».

51. À titre subsidiaire, le ministre argua de l’absence de « juridiction » de la France sur ses ressortissants retenus en Syrie pour soutenir que les requérants ne pouvaient valablement invoquer la violation par l’État de ses obligations conventionnelles. Rappelant l’application essentiellement territoriale de la Convention, il indiqua que les circonstances de fait examinées n’étaient pas de nature à engager la responsabilité de l’État, la France n’exerçant aucun contrôle sur les ressortissants concernés par le biais de ses agents, ni aucun contrôle territorial sur les camps en l’absence d’influence politique et militaire décisive sur le nord-est syrien. À cet égard, il souligna que la participation de la France à la coalition internationale n’était pas suffisante pour considérer qu’elle exerce une influence décisive sur le territoire. Il ajouta qu’elle n’exerçait pas non plus de contrôle sur ce dernier par le biais d’une administration locale subordonnée. Il précisa enfin que le rapatriement de plusieurs mineurs isolés ne révélait pas l’existence d’un contrôle effectif sur la zone, rappelant que cette opération était le résultat d’un accord avec les FDS à l’issue d’un processus de négociation.

52. À titre très subsidiaire, le ministre fit valoir que l’obligation positive de rapatriement invoquée par les requérants n’avait pas de fondement légal international. Il précisa que le rapatriement opéré de quelques mineurs avait été décidé au regard de considérations humanitaires, l’examen de la situation des enfants se faisant au cas par cas et selon leurs intérêts.

53. Par une ordonnance du 23 avril 2019 (no 429701), le Conseil d’État rejeta la requête des requérants dans les termes suivants :

« La requête (…) a pour objet soit que l’État intervienne auprès d’autorités étrangères sur un territoire étranger afin d’organiser le rapatriement en France de ressortissants, soit qu’il s’efforce de prendre lui-même des mesures pour assurer leur retour à partir d’un territoire hors sa souveraineté. Les mesures ainsi demandées en vue d’un rapatriement, qui ne peut être rendu possible par la seule délivrance d’un titre leur permettant de franchir les frontières françaises, ainsi que cela a été demandé à l’audience, nécessiteraient l’engagement de négociations avec des autorités étrangères ou une intervention sur un territoire étranger. Elles ne sont pas détachables de la conduite des relations internationales de la France. En conséquence, une juridiction n’est pas compétente pour en connaître. »

B. Requête no 44234/20

54. Par deux courriers du 29 avril 2019, restés sans réponse, adressés au MEAE et au président de la République, le conseil des requérants demanda le rapatriement en urgence de M. et de son enfant en France. Ils adressèrent une requête en ce sens au juge des référés du TA de Paris, soutenant que l’urgence était caractérisée en raison des risques avérés de mort et de traitement inhumains et dégradants auxquels étaient exposés les adultes et les enfants dans le camp d’Al-Hol.

55. Par une ordonnance du 7 mai 2020, le juge des référés rejeta leur demande au motif qu’il n’était pas compétent pour en connaître, la mesure demandée n’étant pas détachable de la conduite des relations internationales de la France en Syrie.

56. Par une ordonnance du 25 mai 2020, il retint la même solution s’agissant de la demande d’annulation de la décision implicite par laquelle le ministre avait refusé ledit rapatriement. Il en fut de même du juge du fond qui se prononça par une ordonnance du même jour.

57. Par une ordonnance du 15 septembre 2020, le Conseil d’État déclara non admis le pourvoi en cassation des requérants formé contre l’ordonnance du 7 mai 2020, sur le fondement de l’article R. 822-5 du CJA (pourvoi manifestement dépourvu de fondement), soit au terme d’une procédure qui ne nécessite ni instruction contradictoire ni audience publique. Il motiva ainsi sa décision :

« (…) En premier lieu, (…) si les requérants soutiennent que le juge des référés aurait dû, à tout le moins, analyser le moyen par lequel ils soutenaient que leur demande ne relevait pas de celles tendant à ordonner des mesures qui ne seraient pas détachables de la conduite des relations internationales de la France dans la mesure où l’État français avait déjà rapatrié dix-huit enfants détenus dans des camps syriens depuis le mois de mars 2019 et qu’il était même intervenu en urgence en avril 2020 pour rapatrier une enfant dont le pronostic vital était engagé du fait de la crise sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid-19, les circonstances ainsi alléguées ne pouvaient être utilement invoquées devant le juge des référés pour soutenir que la juridiction administrative serait compétente pour connaître de leur demande. Par suite, le juge des référés du tribunal administratif, qui n’était pas tenu d’analyser dans les visas de son ordonnance les moyens invoqués par les requérants, ni, eu égard à la teneur de l’argumentation développée, de répondre au moyen tiré de ce que la juridiction administrative serait compétente pour connaître de la demande, n’a pas entaché son ordonnance d’irrégularité. (…)

En troisième lieu, (…) le juge des référés du [TA] n’a pas commis d’erreur de droit ou méconnu son office en jugeant que la demande [des requérants] tendait à enjoindre à l’État de prendre une mesure qui n’était pas détachable de la conduite des relations internationales de la France en Syrie, et en rejetant, en conséquence, cette demande au motif qu’il était manifeste que la juridiction administrative n’était pas compétente pour en connaître »

58. Parallèlement, les requérants saisirent le tribunal judiciaire de Paris en vue de faire constater l’existence d’une voie de fait, du fait de l’abstention volontaire des autorités françaises de mettre fin au caractère arbitraire de la détention de leur fille et petit-fils et du refus d’organiser leur rapatriement. Ils firent valoir que leur détention illégale se poursuivait, au péril de leur vie, sans que l’État n’ait tenté d’agir d’une façon ou d’une autre pour y mettre un terme. Par un jugement du 18 mai 2020, cette juridiction se déclara incompétente :

« S’il pèse sur l’État français un devoir de protection de ses ressortissants, qui a pour corollaire le droit de toute personne à ne pas être soumise à des traitements inhumains et dégradants, ainsi que le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant, le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs consacré par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, implique, de jurisprudence constante, que certains actes de l’administration échappent à tout contrôle juridictionnel, qu’il émane du juge administratif ou judiciaire, y compris en présence d’une voie de fait ou d’une violation d’un droit fondamental, de valeur constitutionnelle ou conventionnelle. (…)

Or, le rapatriement des ressortissants français retenus à l’étranger relève en soi de l’action diplomatique de la France, et ce, d’autant plus au cas particulier qu’il n’est pas établi par les éléments du dossier que la France exercerait un contrôle efficace sur le territoire sur lequel se situe le camp d’Al-Hol, ce qui implique que l’État français engage des négociations qui ne peuvent pas être imposées par la juridiction judiciaire.

En conséquence, le tribunal n’est pas compétent pour statuer sur la demande.

Il n’en résulte aucun déni de justice ni aucune atteinte au droit à un procès équitable ou au droit à un recours effectif, tels que notamment garantis par les articles 6 et 13 de la Convention, dans la mesure où cette limitation du contrôle juridictionnel des actes de l’administration poursuit un but légitime, à savoir la garantie de la séparation des pouvoirs exécutif et judiciaire, ne concerne qu’un nombre restreint d’actes, dont la qualification peut du reste donner lieu à un contrôle juridictionnel, et n’exclut pas d’autres formes de contrôle, notamment politique et citoyen, de ces actes. »

LE CADRE ET LA PRATIQUE JURIDIQUE PERTINENTS

I. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE

A. Droit administratif

1. L’article L. 521-2 du code de justice administrative

59. Aux termes de cette disposition :

« Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures. »

2. La « théorie » de l’acte de gouvernement

a) La notion d’acte de gouvernement

60. La théorie de l’acte de gouvernement est d’origine prétorienne. Est qualifié d’acte de gouvernement un acte regardé comme échappant à la compétence d’une juridiction pour en contrôler la légalité ou en apprécier le caractère fautif. Si la jurisprudence administrative n’a pas consacré de définition générale ou théorique de cette notion, il en résulte que son champ d’application recouvre les actes qui mettent en cause les rapports entre les pouvoirs publics, en particulier les relations du gouvernement avec le Parlement, et ceux qui s’inscrivent dans le cadre de relations avec un État étranger ou un organisme international et, plus généralement, se rapportent aux relations extérieures de l’État.

61. S’agissant de la seconde catégorie, l’immunité juridictionnelle s’explique par le souci de ne pas s’immiscer dans la conduite de l’action diplomatique ou internationale qui est considérée comme devant échapper au contrôle du juge. Relèvent de cette catégorie les actes se rattachant directement à la conduite des relations internationales comme, par exemple, les mesures affectant la protection des personnes et des biens à l’étranger (CE, 22 mai 1953, Rec. 184 ; CE, 2 mars 1966, Rec. 157 ; CE, 4 octobre 1968, no 71894 ; TC 11 mars 2019, C 4153), les mesures liées aux activités de défense ou à des actes de guerre (CE, ass., 29 septembre 1995, no 92381 ; CE, 30 décembre 2003, Rec. 707), le choix du candidat français à la Cour pénale internationale (CE, 28 mars 2014, no 373064) ou les réserves définissant la portée d’un engagement international de la France (CE, ass., 12 octobre 2019, no 408567).

62. La jurisprudence a cependant atténué la portée de l’immunité juridictionnelle dans le domaine international. En particulier, le juge s’est reconnu compétent pour contrôler les actes et mesures considérés comme détachables des relations diplomatiques ou extérieures de l’État. La compétence juridictionnelle a notamment été étendue à l’extradition (CE, ass. 28 mai 1937, Rec. 534 ; CE, 21 juillet 1972, Rec. 554 ; CE 15 octobre 1993, Rec. 267) et à des hypothèses où la coopération internationale est organisée conventionnellement (voir les conclusions du rapporteur public citées au paragraphe 63 ci‑dessous) comme la protection consulaire sur le fondement de la Convention de Vienne du 24 avril 1963 sur les relations consulaires (CE, 29 janvier 1993, no 111946) et les actions entreprises sur le fondement de la Convention de la Haye sur les aspects civils de l’enlèvement international de l’enfant (CE, 30 juin 1999, no 191232 ; CE 4 février 2005, no 261029).

63. Dans une affaire relative à la demande d’annulation de la décision du président de la République, rapportée par la presse le 13 mars 2019, d’organiser « au cas par cas » le rapatriement des enfants français se trouvant dans les camps du nord-est de la Syrie, (no 439520, voir paragraphe 66 ci‑dessous), le rapporteur public a consacré les développements suivants à la question du caractère détachable ou non des relations diplomatiques :

« Il vous appartient de connaître d’éventuelles défaillances du service public, y compris diplomatique ou consulaire, lorsqu’elles n’impliquent que les rapports entre la France et ses ressortissants, y compris si la décision s’inscrit dans un arrière-plan diplomatique ou militaire.

En revanche, vous n’avez pas à examiner des litiges se rattachant directement aux relations entre États, qui vous amèneraient à porter un jugement sur et à vous immiscer dans la politique internationale de la France. Le critère central tient au point de savoir si la France peut agir ou a agi seule, par la voie de l’action administrative, fût-ce au prix de certaines tensions diplomatiques, ou si le reproche qui lui est adressé met en cause son attitude ou son inertie à l’égard d’une autorité étrangère. Dans ce second cas, vous n’admettez votre compétence que si l’acte s’inscrit dans une coopération internationale organisée conventionnellement, créant une obligation d’agir pour la France, comme si était ainsi institué un service public administratif dont les conditions de fonctionnement ne peuvent échapper à votre contrôle. »

b) La jurisprudence pertinente

64. Dans une décision du 30 décembre 2015 (no 384321), le Conseil d’État a considéré que la décision du ministre de reconnaître le statut diplomatique d’une institution étrangère échappait à la compétence de la juridiction administrative, sans que le droit au recours garanti par l’article 13 de la Convention soit méconnu. Dans ses conclusions, la rapporteure publique s’était appuyée sur l’arrêt Markovic et autres c. Italie ([GC], no 1398/03, CEDH 2006‑XIV) pour souligner la conventionnalité des actes de gouvernement.

65. Par deux ordonnances du 9 avril 2019 (nos 1906076/9 et 1906077/9), confirmées par des ordonnances du Conseil d’État du 23 avril 2019 (nos 429668 et 429669) rendues le même jour que celle de la requête no 24384/19, le juge des référés a rejeté, en ces termes, des demandes tendant au rapatriement de deux mères et de leurs enfants retenus dans le camp de Roj :

« (…) 4. Il incombe à l’État, garant du respect du principe constitutionnel du droit de sauvegarde de la dignité humaine, de veiller à ce que le droit de toute personne à ne pas être soumise à des traitements inhumains ou dégradants soit garanti. Il en est de même pour le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision no 2018-768 QPC du 21 mars 2019. Ces obligations s’imposent à l’État au titre de son devoir général de protection de ses ressortissants sur le territoire français, mais également hors de ses frontières.

5. Toutefois, le rapatriement de ressortissants français retenus sur un territoire étranger relève de négociations préalables entre l’État français et les autorités qui contrôlent ce territoire, et le déploiement de moyens spécifiques, éventuellement militaires, sur le territoire concerné.

6. En l’espèce, il résulte de l’instruction que le camp de Roj, dans le nord-Est syrien, où sont détenues les personnes dont le rapatriement est demandé, est administré par des groupes armés étrangers. La production d’articles de presse ainsi qu’une liste de noms de personnes se trouvant notamment dans ce camp comportant des indications peu exploitables n’établissent pas que la France exercerait, par le biais notamment de la présence d’« agents publics », un contrôle sur ce territoire.

7. En conséquence, l’organisation ou l’absence d’organisation du rapatriement des personnes concernées ne sont pas détachables de la conduite des relations extérieures de la France. (…) »

66. Dans une décision du 9 septembre 2020 (no 439520), à l’occasion d’un pourvoi dirigé contre une ordonnance de la présidente de la cour administrative d’appel de Paris confirmant le rejet d’une demande d’annulation de la décision du Président de la République d’organiser « au cas par cas » le rapatriement des enfants français se trouvant dans les camps du nord-est de la Syrie, le Conseil d’État a été saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contestant la conformité au droit à un recours juridictionnel effectif, tel que garanti par l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de la décision des juridictions administratives de se déclarer incompétentes pour connaître des actes diplomatiques. Il a dit qu’il n’y avait pas lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la QPC, faute de dispositions législatives applicables au litige, et il a considéré que les moyens de cassation n’étaient pas de nature à permettre l’admission du pourvoi. Dans ses conclusions sur cette affaire, le rapporteur public consacra les développements suivants à la question de la compétence du Conseil d’État pour juger de la décision précitée :

« Comme l’a relevé le juge des référés du Conseil d’État dans ses ordonnances du 23 avril 2019 (429668, 429669, 429674 et 429701), il ne suffit pas, pour rapatrier un ressortissant français, de l’autoriser à rentrer en France. Encore faut-il que la France négocie le principe et les conditions de ce rapatriement avec les autorités étrangères du pays où il se trouve – ou comme ici, des « autorités de fait » exerçant le contrôle sur une partie du pays – ou qu’elle intervienne directement, c’est-à-dire militairement, sur ce territoire situé en-dehors de sa souveraineté, ce qui semble admis, dans une certaine mesure, par le droit international. Aucune convention internationale n’organise spécifiquement de telles opérations. (…) Les actions auxquelles prétendent les requérantes ne sont donc pas détachables de la conduite des relations internationales.

Il est vrai qu’en amont de toute démarche auprès d’autorités étrangères, le rapatriement suppose que la France ait la volonté de reprendre ses ressortissants. La doctrine de rapatriement sélectif des mineurs français en Syrie ici critiquée semble d’ailleurs au moins autant guidée par des considérations de « politique interne », en particulier de sécurité publique, que de politique étrangère. Vous pourriez ainsi concevoir d’analyser la décision du Président de la République comme un refus d’envisager le rapatriement global, indépendamment même de considérations diplomatiques ou militaires qui conditionneraient sa mise en œuvre, refus que vous contrôleriez de manière autonome et, le cas échéant, que vous annuleriez au motif qu’elle traduirait une méconnaissance de l’obligation de protection des ressortissants français ou de droits fondamentaux. (…) Le caractère négatif de la décision emporterait plus aisément sa détachabilité. Mais un tel « détachage » serait tout à fait artificiel et, surtout, parfaitement vain sur le plan contentieux, car vous ne pourriez enjoindre à l’État de procéder au rapatriement, ni même de se mettre en relation avec une quelconque autorité étrangère pour l’organiser, sans excéder votre compétence ».

c) La proposition de loi portant création d’un droit au recours juridictionnel à l’encontre des actes de gouvernement au regard de la protection des droits fondamentaux (no 2604)

67. Cette proposition de loi a été déposée sur le bureau de l’Assemblée nationale le 21 janvier 2020, qui ne l’a pas examinée. L’exposé de ses motifs indiquait que la question du rapatriement des enfants de djihadistes retenus en Syrie mettait à l’épreuve la protection des droits fondamentaux au regard des décisions prises par l’État français. Il soulignait qu’un régime politique dans lequel des actes du pouvoir exécutif ne pouvaient être soumis au contrôle du juge contrevenait à la notion d’État de droit. L’ajout d’un article dans le CJA y était proposé pour reconnaitre la compétence du Conseil d’État, en premier et dernier ressort, pour juger des recours dirigés contre les actes pris par le Gouvernement ou le Président de la République se rattachant à la conduite des relations diplomatiques ou internationales et ayant une incidence sur la situation de leurs destinataires au regard de la protection des droits fondamentaux reconnus par la Constitution, la CEDH, les traités internationaux.

B. Droit pénal

1. Compétence du juge pénal pour des faits commis à l’étranger

68. L’article 113-6 du code pénal (CP) prévoit la compétence personnelle active (à l’égard de l’auteur de nationalité française).

« La loi pénale française est applicable à tout crime commis par un Français hors du territoire de la République.

Elle est applicable aux délits commis par des Français hors du territoire de la République si les faits sont punis par la législation du pays où ils ont été commis. »

69. L’article 113-13 du CP prévoit l’application de la loi française aux crimes ou délits qualifiés d’acte terroriste commis à l’étranger par un Français ou une personne résidant habituellement sur le territoire français.

2. Le délit d’association terroriste

70. Aux termes de l’article 421-2-1 du Chapitre premier (Des actes de terrorisme) du Titre deuxième (Du terrorisme) du CP :

« Constitue également un acte de terrorisme le fait de participer à un groupement formé ou à une entente établie en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d’un des actes de terrorisme mentionnés aux articles précédents. »

3. La prise en charge des mineurs à leur retour de zone d’opérations de groupements terroristes

71. Les mineurs revenant de Syrie ou d’Irak font l’objet d’une judiciarisation systématique, supervisée par le parquet. L’instruction interministérielle No 5995/SG du 23 février 2018 relative « à la prise en charge des mineurs à leur retour de zone d’opérations de groupements terroristes (notamment la zone irako-syrienne) », qui remplace la précédente instruction du 23 mars 2017, précise les modalités de mise en œuvre du retour et souligne, dans son introduction, ce qui suit :

« Ces enfants ont pu assister à des exactions et l’on peut supposer que l’ensemble de ces mineurs, quel que soit leur âge, a évolué dans un climat d’une violence extrême.

Face à cette situation exceptionnelle, il convient de mettre en place une prise en charge et un accompagnement spécifiques de ces mineurs, adaptés à leur âge et leur situation individuelle, de prévoir à cette fin la coordination et l’articulation des dispositifs de droit commun, et de prendre en compte le besoin de formation et d’accompagnement des personnels qui auront à les prendre en charge. »

72. Le dispositif concerne tous les mineurs français ou présumés comme tels par les autorités consulaires à l’étranger, ainsi que tous les mineurs étrangers qui sont présents sur le territoire français après avoir effectivement séjourné en zone irako-syrienne ou autre zone d’opérations de groupements terroristes. Pour ceux qui sont appréhendés avec leur famille avant leur retour en France, l’instruction indique que le poste consulaire exerce la protection consulaire dans le cadre habituel de la Convention de Vienne sur les relations consulaires adoptée le 24 avril 1963 (« La Convention de Vienne », paragraphe 93 ci-dessous), permettant notamment de rendre visite à la famille placée en détention ou en rétention administrative. Les autorités françaises sont avisées et l’appréhension de l’ensemble de la famille peut se faire immédiatement dès l’arrivée sur le territoire national. En amont du retour, les autorités consulaires sollicitent des renseignements sur l’état de l’enfant et ses habitudes de vie. (I. point 1).

73. Selon l’instruction, « dans le cas d’un retour programmé, le parquet de Paris est informé en amont de toute arrivée de la famille (…) en lien avec une décision d’éloignement souverainement décidée par l’autorité étrangère » et se charge d’informer le parquet du dernier domicile connu. Ce dernier communique les informations relatives à la situation familiale au conseil départemental et saisit le juge des enfants qui décidera des mesures de protection de l’enfant (I., points 2 et 3). L’instruction organise la réalisation d’un bilan somatique, médico-psychologique ou psychothérapeutique du mineur dès son arrivée sur le territoire national (I., point 4) ainsi que sa scolarisation (I., point 5). Elle prévoit également les modalités de prise en charge des parents, la formation des professionnels et les modalités de coordination du dispositif (II, III et IV).

74. L’articulation entre les différents intervenants de ce dispositif est détaillée dans la circulaire du ministre de la Justice relative au suivi des mineurs à leur retour de zones d’opérations de groupements de terroristes du 8 juin 2018 (CRlM/2018 -7 – Gl / 08.06.2018).

4. La politique de judiciarisation des personnes majeures

75. Selon les informations communiquées par le Gouvernement, le parquet national antiterroriste conduit une politique de judiciarisation systématique des ressortissants français détenus ou retenus dans le nord-est syrien qui permet leur prise en charge judiciaire dès leur arrivée sur le territoire national. L’extradition de ceux qui font l’objet d’un mandat d’arrêt ou d’une mise en accusation devant la cour d’assises ne peut être sollicitée en l’absence d’État dans ladite région. Au 6 avril 2021, sur les 234 personnes de retour sur le territoire, 91 font l’objet de procédures pénales en cours et 143 ont fait l’objet d’un jugement (hors jugement par défaut).

C. Le droit d’entrer sur le territoire national

76. Aucun texte constitutionnel ne consacre explicitement la liberté d’aller et venir, comprenant le droit d’entrer et de rester sur le territoire national ainsi que le droit de le quitter. Le Conseil constitutionnel a néanmoins reconnu que la liberté d’aller et de venir figurait au rang des libertés constitutionnellement garanties (Décision no 2003-467 DC du 13 mars 2003). Dans le cadre de la pandémie de Covid-19, le juge des référés du Conseil d’État a souligné que le droit des citoyens français d’entrer sur le territoire national constituait un « droit fondamental » auquel il ne peut être porté atteinte « qu’en cas de nécessité impérieuse pour la sauvegarde de l’ordre public, notamment pour prévenir, de façon temporaire, un péril grave et imminent » (CE, ord., 12 mars 2021, no 449743). Il a précisé que les restrictions de toute nature mises à l’embarquement de Français depuis l’étranger dans un moyen de transport à destination de la France ne sauraient avoir en tout état de cause pour effet de faire durablement obstacle au retour sur le territoire national. Le juge des référés a également indiqué que « le droit d’entrer sur le territoire français constitu[ait], pour un ressortissant français, une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du [CJA] » (CE, ord., 18 août 2020, no 442581). Également dans le contexte de l’épidémie de covid‑19, le Conseil d’État, statuant au fond en chambres réunies, a confirmé l’existence d’un « droit fondamental » de tout Français à rejoindre le territoire national (28 janvier 2022, no 454927).

77. Le droit d’entrer sur le territoire, à l’exception des lois d’exil qui ont frappé les monarques et leurs descendants et de la peine du bannissement, abrogée depuis l’entrée en vigueur du nouveau code pénal (1994), est général et absolu pour les nationaux, par opposition aux étrangers. Dans sa décision du 12-13 août 1993 (no 93-325 DC, Loi relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France), le Conseil constitutionnel a déclaré ce qui suit :

« (…) Considérant qu’aucun principe non plus qu’aucune règle de valeur constitutionnelle n’assure aux étrangers des droits de caractère général et absolu d’accès et de séjour sur le territoire national ; que les conditions de leur entrée et de leur séjour peuvent être restreintes par des mesures de police administrative conférant à l’autorité publique des pouvoirs étendus et reposant sur des règles spécifiques ; que le législateur peut ainsi mettre en œuvre les objectifs d’intérêt général qu’il s’assigne ; que dans ce cadre juridique, les étrangers se trouvent placés dans une situation différente de celle des nationaux ; »

78. La loi du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement et améliorant l’efficacité et les garanties de la procédure pénale a mis en place un contrôle administratif des retours sur le territoire national. Aux termes de l’article L. 225-1 du code de la sécurité intérieure (CSI) :

« Toute personne qui a quitté le territoire national et dont il existe des raisons sérieuses de penser que ce déplacement a pour but de rejoindre un théâtre d’opérations de groupements terroristes dans des conditions susceptibles de la conduire à porter atteinte à la sécurité publique lors de son retour sur le territoire français peut faire l’objet d’un contrôle administratif dès son retour sur le territoire national ».

Les décisions prises par le ministre de l’Intérieur sur le fondement de cette disposition sont motivées et susceptibles de recours (article L. 225-4 du CSI). Le fait de se soustraire aux obligations imposées à ce titre constitue un délit puni de trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende (article L. 225‑7 du CSI).

79. La déchéance de nationalité, susceptible de priver d’efficacité le droit d’entrer sur le territoire, est encourue lorsque « l’individu qui a acquis la qualité de français », « sauf si la déchéance a pour résultat de le rendre apatride », a été condamné pour les infractions énumérées par l’article 25 du code civil (atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation, acte de terrorisme notamment) ou lorsqu’il s’est « livré au profit d’un État étranger à des actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France » (Ghoumid et autres c. France, nos 52273/16 et 4 autres, § 19, 25 juin 2020).

D. La protection consulaire

80. La Convention de Vienne est entrée en vigueur en France le 30 janvier 1971. Le droit français ne rassemble pas dans un texte unique les dispositions relatives à la protection consulaire.

81. Selon l’article 11 du décret no 76-548 du 16 juin 1976 relatif aux consuls généraux, consuls et vice-consuls honoraires et aux agents consulaires, les consuls « doivent assurer la protection des ressortissants français et de leurs intérêts ». Le consulat peut, selon le guide intitulé « L’action consulaire » et la page « L’aide aux détenus à l’étranger » publiés sur le site du MEAE (novembre 2020), « Administrer », « Protéger », « Informer et accompagner » les ressortissants français de la manière suivante. Au titre des fonctions d’administration, le consulat peut délivrer un laissez-passer en cas de perte ou de vol des documents d’identité et délivrer un nouveau passeport ainsi que des actes d’état civil. S’agissant des fonctions de protection, il peut, en cas de maladie, d’accident ou d’agression, mettre la personne concernée en relation avec les structures locales compétentes et organiser, si les conditions sont réunies, un rapatriement. En cas d’arrestation, le détenu français peut solliciter la visite d’un agent consulaire, qui « vérifiera ses conditions de détention » et « s’assurera du respect de ses droits ». Enfin, selon le guide, pour « Les familles en difficulté », le MEAE est un point de contact privilégié pour les familles confrontées à des situations difficiles comportant un élément d’extranéité : déplacement illicite d’enfant, entrave au droit de visite, mariages forcés célébrés à l’étranger, recouvrement international de créances alimentaires.

82. Le décret no 2018-336 du 4 mai 2018 relatif à la protection consulaire des citoyens de l’Union européenne dans des pays tiers (JORF no 0105 du 6 mai 2018) incorpore les dispositions de la directive (UE) 2015/637 du Conseil du 20 avril 2015 relative à la protection consulaire des citoyens européens (paragraphes 134 et 135 ci-dessous).

83. Dans un arrêt du 29 janvier 1993 (cité au paragraphe 62 ci-dessus), le Conseil d’État a jugé que si « les ressortissants des États signataires sont en droit d’attendre protection et assistance des autorités consulaires des États dont ils sont les nationaux » en vertu de l’article 5 de la Convention de Vienne, le refus de formuler par l’État français une demande d’aide judiciaire gratuite auprès d’un État étranger au profit d’un de ses ressortissants et de le représenter en justice ne méconnaissait pas les obligations mises à sa charge par cette disposition.

II. ÉLÉMENTS DE DROIT INTERNATIONAL

A. La nationalité

84. Le concept de nationalité a été examiné par la Cour internationale de justice (CIJ) dans son arrêt Nottebohm (Liechtenstein c. Guatemala, arrêt du 6 avril 1955, CIJ Recueil 1955), qui l’a défini de la manière suivante :

« La nationalité est un lien juridique ayant à sa base un fait social de rattachement, une solidarité effective d’existence, d’intérêts, de sentiments jointe à une réciprocité de droits et de devoirs. Elle est, peut-on dire, l’expression juridique du fait que l’individu auquel elle est conférée, soit directement par la loi, soit par un acte de l’autorité, est, en fait, plus étroitement rattaché à la population de l’État qui la lui confère qu’à celle de tout autre État. »

85. La compétence personnelle de l’État est exclusivement liée à la nationalité. Le lien de nationalité justifie qu’un État exerce sa compétence sur des individus lorsqu’ils se trouvent sur un territoire étranger, comme l’illustre la compétence personnelle active en droit pénal français (paragraphe 68 ci-dessus).

86. En termes de droits et de devoirs, les deux conséquences juridiques majeures de la nationalité en droit international, du point de vue de l’État, sont le droit d’exercer la protection diplomatique au profit de ses nationaux et le devoir de les (re)admettre sur le territoire. Du côté des individus, le statut de national astreint à un certain nombre d’obligations comme les obligations militaires ou le paiement des impôts, tandis que l’appartenance à la communauté nationale garantit le droit d’entrer sur le territoire, d’y séjourner et de le quitter, le droit à l’assistance consulaire et le droit de vote.

B. La protection diplomatique et consulaire

1. La protection diplomatique

a) La jurisprudence de la Cour internationale de justice (CIJ)

87. La protection diplomatique a été de longue date perçue comme un droit exclusif de l’État car l’individu, au moment de la naissance du droit international, n’avait pas de place dans l’ordre juridique international ni de droits (Projet d’articles sur la protection diplomatique adopté par la Commission du droit international en 2006 et commentaires y relatifs, commentaire de l’article 1, §§ 3 et 4). Selon la formule de l’arrêt Mavrommatis rendu par la Cour permanente de Justice internationale,

« (…) en prenant fait et cause pour l’un des siens, en mettant en mouvement en sa faveur l’action diplomatique ou l’action judiciaire internationale, cet État fait, à vrai dire, valoir son propre droit, le droit qu’il a de faire respecter en la personne de ses ressortissants, le droit international ».

88. Par la suite, la CIJ a pris en compte l’évolution du droit international relatif à la personnalité juridique internationale de l’individu. Dans l’arrêt Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo [Exceptions préliminaires], 24 mai 2007), la CIJ a ainsi indiqué ce qui suit :

« 39. La Cour rappellera que, selon le droit international coutumier, tel que reflété à l’article premier du projet d’articles de la Commission du droit international (ci-après la «CDI») sur la protection diplomatique, celle-ci « consiste en l’invocation par un État, par une action diplomatique ou d’autres moyens de règlement pacifique, de la responsabilité d’un autre État pour un préjudice causé par un fait internationalement illicite dudit État à une personne physique ou morale ayant la nationalité du premier État en vue de la mise en œuvre de cette responsabilité » (article premier du projet d’articles sur la protection diplomatique adopté par la CDI à sa cinquante-huitième session (2006), rapport de la CDI, doc. A/61/10, p. 24).

En raison de l’évolution matérielle du droit international, au cours de ces dernières décennies, dans le domaine des droits reconnus aux personnes, le champ d’application ratione materiae de la protection diplomatique, à l’origine limité aux violations alléguées du standard minimum de traitement des étrangers, s’est étendu par la suite pour inclure notamment les droits de l’homme internationalement garantis »

89. Dans l’affaire Barcelona Traction, la CIJ a considéré que l’exercice de la protection diplomatique relevait d’un pouvoir discrétionnaire de l’État de nationalité (Belgique c. Espagne), arrêt du 5 février 1970) :

« 78. La Cour rappelle que, dans les limites fixées par le droit international, un État peut exercer sa protection diplomatique par les moyens et dans la mesure qu’il juge appropriés, car c’est son droit propre qu’il fait valoir. Si les personnes physiques ou morales pour le compte de qui il agit estiment que leurs droits ne sont pas suffisamment protégés, elles demeurent sans recours en droit international. En vue de défendre leur cause et d’obtenir justice, elles ne peuvent que faire appel au droit interne, si celui-ci leur en offre les moyens. Le législateur national peut imposer à 1’État l’obligation de protéger ses citoyens à l’étranger. Il peut également accorder aux citoyens le droit d’exiger que cette obligation soit respectée et assortir ce droit de sanctions. Mais toutes ces questions restent du ressort du droit interne et ne modifient pas la situation sur le plan international.

79. L’État doit être considéré comme seul maître de décider s’il accordera sa protection, dans quelle mesure il le fera et quand il y mettra fin. Il possède à cet égard un pouvoir discrétionnaire dont l’exercice peut dépendre de considérations, d’ordre politique notamment, étrangères au cas d’espèce. Sa demande n’étant pas identique à celle du particulier ou de la société dont il épouse la cause, l’État jouit d’une liberté d’action totale. (…) »

b) Le projet d’articles sur la protection diplomatique de la Commission du droit international (CDI)

90. L’article 2 du « Projet d’articles sur la protection diplomatique » tel qu’adopté par la CDI en 2006 confirme que l’État n’a ni l’obligation ni le devoir d’exercer la protection diplomatique au profit de ses nationaux. Il est ainsi libellé :

« Un État a le droit d’exercer la protection diplomatique conformément au présent projet d’articles ».

91. Aux termes de l’article 19 du Projet d’articles :

« Pratique recommandée »

« Un État en droit d’exercer sa protection diplomatique conformément au présent projet d’articles devrait :

a) prendre dûment en considération la possibilité d’exercer sa protection diplomatique, en particulier lorsqu’un préjudice important a été causé ; »

92. Dans son commentaire sur l’article 19, la CDI explique ce qui suit (notes de bas de pages omises) :

« 1) Il existe certaines pratiques des États dans le domaine de la protection diplomatique qui n’ont pas encore acquis le statut de règles coutumières et qui ne peuvent être transformées en règles juridiques dans le cadre du développement progressif du droit. Ces pratiques sont néanmoins souhaitables, et elles constituent des attributs nécessaires de la protection diplomatique, renforçant celle-ci en tant qu’instrument de protection des droits de l’homme (…).

3. (…) Le caractère discrétionnaire du droit de l’État d’exercer sa protection diplomatique est confirmé par le projet d’article 2 du présent projet d’articles et a été reconnu par la Cour internationale de Justice et les tribunaux nationaux. Malgré cela, l’idée que les États ont une obligation, aussi imparfaite soit-elle, soit en vertu du droit international soit en vertu du droit interne, de protéger leurs nationaux à l’étranger lorsque ceux-ci sont victimes d’importantes violations des droits de l’homme bénéficie d’un appui croissant. La constitution de nombreux États reconnaît le droit de l’individu de bénéficier de la protection diplomatique lorsqu’il subit un préjudice à l’étranger, droit qui doit s’accompagner de l’obligation correspondante de l’État d’exercer sa protection. De plus, un certain nombre de décisions de tribunaux internes indiquent que si l’État jouit d’un pouvoir discrétionnaire s’agissant d’exercer ou non sa protection diplomatique, une obligation dont les tribunaux judiciaires peuvent connaître s’impose à lui de faire quelque chose pour aider ses nationaux, obligation qui peut comprendre l’obligation de prendre dûment en considération la possibilité d’exercer sa protection diplomatique (…) au bénéfice d’un de ses nationaux qui a subi un préjudice important à l’étranger. Si le droit international coutumier n’a pas encore atteint ce stade de développement, alors l’alinéa a du projet d’article 19 doit être considéré comme relevant du développement. »

2. L’assistance et la protection consulaires

93. Aux termes de l’article 5 de la Convention de Vienne, les fonctions consulaires consistent notamment à : a) « Protéger dans l’État de résidence les intérêts de l’État d’envoi et de ses ressortissants, personnes physiques et morales, dans les limites admises par le droit international » ; e) : « Prêter secours et assistance aux ressortissants, personnes physiques et morales, de l’État d’envoi ». L’article 36 de la Convention de la Vienne définit plus précisément la protection consulaire accordée par les autorités consulaires aux ressortissants de l’État d’envoi arrêtés ou détenus dans l’État de résidence. L’assistance consulaire peut inclure le rapatriement (Projet d’articles relatifs aux relations consulaires et commentaires, Annuaire de la CDI (1961) vol. II, commentaire de l’article 5, para.10, p. 96).

94. La CIJ a reconnu que la Convention de Vienne crée des droits individuels pour les personnes détenues dans l’État de résidence, qui a des obligations à leur égard (affaire LaGrand (Allemagne c. États-Unis d’Amérique, arrêt du 27 juin 2001, CIJ Recueil 2001, p. 466 ; affaire Avena et autres mexicains nationaux (Mexique c. États-Unis, arrêt du 31 mars 2004, CIJ Recueil 2004, p. 12 ; affaire Jadhav (Inde c. Pakistan), arrêt du 17 juillet 2019, CIJ Recueil 2019, p. 418).

C. La protection internationale du droit d’entrer dans son pays

95. Le droit d’entrer dans son pays est garanti par plusieurs conventions et instruments. L’article 13 § 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) du 10 décembre 1948 dispose que « Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». L’article 22 § 5 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme (CADH) prévoit que « Nul ne peut être expulsé du territoire de l’État dont il est le ressortissant ni être privé du droit d’y entrer ». L’article 12 § 2 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (CADH) dispose que :

« Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays. Ce droit ne peut faire l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques. »

96. Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) a été adopté en 1966 par l’Assemblée générale des Nations Unies et ratifié par la France le 4 novembre 1980. Les articles 2 et 12 du PIDCP sont ainsi libellés :

Article 2

« 1. Les États parties au présent Pacte s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte (…). »

Article 12

« 1. Quiconque se trouve légalement sur le territoire d’un État a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.

2. Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien.

3. Les droits mentionnés ci-dessus ne peuvent être l’objet de restrictions que si celles-ci sont prévues par la loi, nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et compatibles avec les autres droits reconnus par le présent Pacte.

4. Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays. »

97. Dans son observation générale no 27 sur l’article 12 du PIDCP concernant la liberté de circulation, adoptée le 2 novembre 1999 (ONU, documents officiels, CCPR/C/21/Rev.1/Add.9.), le CDH s’est exprimé ainsi :

« Liberté de quitter tout pays, y compris le sien (par. 2)

(…)

Pour que l’individu jouisse des droits garantis au paragraphe 2 de l’article 12, des obligations sont imposées tant à l’État dans lequel il réside qu’à l’État dont il est ressortissant. Étant donné que, pour voyager à l’étranger, il faut habituellement des documents valables, en particulier un passeport, le droit de quitter un pays comporte nécessairement celui d’obtenir les documents nécessaires pour voyager. La délivrance des passeports incombe normalement à l’État dont l’individu est ressortissant. Le refus d’un État de délivrer un passeport à un national qui réside à l’étranger ou d’en prolonger la validité peut priver l’individu de son droit de quitter le pays de résidence et d’aller ailleurs. L’État ne peut pas se défausser en faisant valoir que son ressortissant pourrait retourner sur son territoire sans passeport.

« Le droit d’entrer dans son propre pays (par. 4)

19. Le droit d’une personne d’entrer dans son propre pays reconnaît l’existence d’une relation spéciale de l’individu à l’égard du pays concerné. Ce droit a diverses facettes. Il implique le droit de rester dans son propre pays. Il comprend non seulement le droit de rentrer dans son pays après l’avoir quitté, mais il peut également signifier le droit d’une personne d’y entrer pour la première fois si celle-ci est née en dehors du pays considéré (par exemple si ce pays est l’État de nationalité de la personne). Le droit de retourner dans son pays est de la plus haute importance pour les réfugiés qui demandent leur rapatriement librement consenti. Il implique également l’interdiction de transferts forcés de population ou d’expulsions massives vers d’autres pays.

20. Les termes du paragraphe 4 de l’article 12 ne font pas de distinction entre les nationaux et les étrangers (« nul ne peut être … »). Ainsi, les personnes autorisées à exercer ce droit ne peuvent être identifiées qu’en interprétant l’expression « son propre pays ». La signification des termes « son propre pays » est plus vaste que celle du « pays de sa nationalité ». Elle n’est pas limitée à la nationalité au sens strict du terme, à savoir la nationalité conférée à la naissance ou acquise par la suite ; l’expression s’applique pour le moins à toute personne qui, en raison de ses liens particuliers avec un pays ou de ses prétentions à l’égard d’un pays, ne peut être considérée dans ce même pays comme un simple étranger. Tel serait par exemple le cas de nationaux d’un pays auxquels la nationalité aurait été retirée en violation du droit international et de personnes dont le pays de nationalité aurait été intégré ou assimilé à une autre entité nationale dont elles se verraient refuser la nationalité. Le libellé du paragraphe 4 de l’article 12 se prête en outre à une interprétation plus large et pourrait ainsi viser d’autres catégories de résidents à long terme, y compris, mais non pas uniquement, les apatrides privés arbitrairement du droit d’acquérir la nationalité de leur pays de résidence. Étant donné que d’autres facteurs peuvent dans certains cas entraîner la création de liens étroits et durables entre un individu et un pays, les États parties devraient fournir dans leurs rapports des informations sur les droits des résidents permanents de retourner dans leur pays de résidence.

21. En aucun cas un individu ne peut être privé arbitrairement du droit d’entrer dans son propre pays. La notion d’arbitraire est évoquée dans ce contexte dans le but de souligner qu’elle s’applique à toutes les mesures prises par l’État, au niveau législatif, administratif et judiciaire ; l’objet est de garantir que même une immixtion prévue par la loi soit conforme aux dispositions, aux buts et aux objectifs du Pacte et soit, dans tous les cas, raisonnable eu égard aux circonstances particulières. Le Comité considère que les cas dans lesquels la privation du droit d’une personne d’entrer dans son propre pays pourrait être raisonnable, s’ils existent, sont rares. Les États parties ne doivent pas, en privant une personne de sa nationalité ou en l’expulsant vers un autre pays, priver arbitrairement celle-ci de retourner dans son propre pays. »

98. Dans l’affaire Vidal Martins v. Uruguay (communication no 57/1979, 23 mars 1982), le CDH a dit :

« La délivrance d’un passeport à un citoyen uruguayen relève manifestement de la compétence des autorités uruguayennes et il est « soumis à la juridiction » de l’Uruguay à cette fin. En outre, un passeport est un moyen de lui permettre « de quitter tout pays, y compris le sien », comme l’exige le paragraphe 2 de l’article 12 du Pacte. Il découle donc de la nature même du droit que, dans le cas d’un citoyen résidant à l’étranger, il impose des obligations tant à l’État de résidence qu’à l’État de nationalité. Par conséquent, l’article 2 (1) du Pacte ne peut être interprété comme limitant les obligations de l’Uruguay en vertu de l’article 12 (2) aux citoyens se trouvant sur son propre territoire. »

99. Dans l’affaire Mukong c. Cameroun (communication 458/1991, 21 juillet 1994), le CDH a dit :

« 9.10 Enfin, pour ce qui est de l’allégation de violation du paragraphe 4 de l’article 12, le Comité note que l’auteur n’a pas été contraint à s’exiler par les autorités de l’État partie pendant l’été 1990, mais a quitté volontairement son pays, et qu’aucune législation, réglementation ou pratique de l’État ne l’a empêché de retourner au Cameroun. Comme l’auteur le reconnaît lui-même, il a pu retourner dans son pays en avril 1992 ; même s’il se peut que ce retour ait été rendu possible ou facilité par une intervention diplomatique, cela ne modifie pas la conclusion du Comité selon laquelle il n’y a pas eu de violation du paragraphe 4 de l’article 12 dans cette affaire. »

100. Dans l’affaire Jiménez Vaca c. Colombia (communication 859/1999, 25 mars 2002), le CDH a dit :

«7.4 (…) considérant que le Comité estime que le droit à la sécurité de la personne (art. 9, par. 1) a été violé et qu’il n’existe pas de recours internes effectifs permettant à l’auteur de revenir d’un exil involontaire en toute sécurité, le Comité conclut que l’État partie n’a pas garanti à l’auteur son droit de rester, de revenir et de résider dans son propre pays. Les paragraphes 1 et 4 de l’article 12 du Pacte ont donc été violés. Cette violation a nécessairement un impact négatif sur la jouissance par l’auteur des autres droits garantis par le Pacte.

(…)

9. Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à M. Luis Asdrúbal Jiménez Vaca un recours utile, y compris une indemnisation, et de prendre les mesures appropriées pour protéger la sécurité de sa personne et sa vie afin de lui permettre de retourner dans le pays. »

101. Dans l’affaire Deepan Budlakoti c. Canada (communication no 2264/2013, 6 avril 2018), le CDH a dit :

« 9.4 (…) La notion d’« arbitraire » intègre le caractère inapproprié, l’injustice, le manque de prévisibilité et le non-respect de garanties judiciaires, ainsi que les principes du caractère raisonnable, de la nécessité et de la proportionnalité. Il a en outre indiqué que les cas dans lesquels la privation du droit d’une personne d’entrer dans son propre pays pourrait être raisonnable, s’ils existent, sont rares. Un État partie ne doit pas, en privant une personne de sa nationalité ou en l’expulsant vers un autre pays, empêcher arbitrairement celle-ci de retourner dans son propre pays. (…) »

102. Dans l’affaire Communidad Moiwana Communty c. Suriname (arrêt du 15 juin 2005, série C no 124), la Cour interaméricaine des droits de l’homme s’est prononcée, en ces termes, sur le « droit d’entrer dans son propre pays », garanti par l’article 22 § 5 de la CADH, d’une partie de la communauté Moiwana (ressortissants surinamais) forcée à l’exil en Guyane française à la suite d’une attaque par un groupe armé :

« 120. L’État a donc manqué aussi bien à créer les conditions qu’à fournir les moyens qui auraient permis aux membres de la communauté de Moïwana de retourner volontairement, en toute sécurité et dans la dignité, sur leurs terres ancestrales, avec lesquelles ils entretiennent un lien de dépendance et des attaches particuliers – car il n’y a objectivement aucune garantie que leurs droits fondamentaux, en particulier leurs droits à la vie et à l’intégrité personnelle, seront protégés. Faute d’avoir adopté ces mesures – y compris, avant toute chose, une enquête pénale effective visant à mettre fin à l’impunité qui règne pour le massacre de 1986 –, le Suriname n’a pas garanti les droits des survivants de Moïwana à circuler librement sur le territoire de l’État et à choisir leur lieu de résidence. En outre, l’État a effectivement privé les membres de cette communauté encore exilés en Guyane française de leur droit d’entrer dans leur pays et d’y rester.»

D. La Convention des Nations Unies relatives aux droits de l’enfant

103. La Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), ou Convention relative aux droits de l’enfant, adoptée le 20 novembre 1989 et ratifiée par la quasi-totalité des États membres de l’Organisation des Nations unies, a pour but de reconnaître et protéger les droits spécifiques des enfants, élargissant aux enfants le concept de droits de l’homme tel que prévu par la Déclaration universelle des droits de l’homme.

104. Les articles 2 et 3 de la CIDE se lisent comme suit :

Article 2

« Les États parties s’engagent à respecter les droits qui sont énoncés dans la présente Convention et à les garantir à tout enfant relevant de leur juridiction (…) ».

Article 3

« 1. Dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait des institutions publiques ou privées de protection sociale, des tribunaux, des autorités administratives ou des organes législatifs, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale.

2. Les États parties s’engagent à assurer à l’enfant la protection et les soins nécessaires à son bien-être, compte tenu des droits et des devoirs de ses parents, de ses tuteurs ou des autres personnes légalement responsables de lui, et ils prennent à cette fin toutes les mesures législatives et administratives appropriées. (…) »

105. L’Observation générale conjointe no 3 (2017) du Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille et no 22 (2017) du Comité des droits de l’enfant relative aux droits de l’homme des enfants (CMW/C/GC/3-CRC/C.GC/22) est ainsi libellée :

« 12. Les obligations d’un État partie au titre des Conventions s’appliquent à chaque enfant relevant de la juridiction dudit État, y compris la juridiction découlant du contrôle effectif qu’exerce cet État hors de ses frontières. Il n’est pas possible de restreindre ces obligations arbitrairement et unilatéralement, que ce soit en excluant certaines zones ou régions du territoire de l’État ou en définissant des zones ou régions particulières comme ne relevant pas ou ne relevant que partiellement de la juridiction de l’État, y compris dans les eaux internationales ou d’autres zones de transit où l’État a mis en place des mécanismes de contrôle des migrations. Les obligations s’appliquent à l’intérieur des frontières de l’État, y compris à l’égard des enfants qui passent sous sa juridiction en tentant de pénétrer sur son territoire. »

106. Par des décisions des 2 novembre 2020 et 4 février 2021 (CRC/C/85/D/79/2019 et CRC/C/85/D/109/2019, CRC/C/86/D/R.77/2019), le Comité des droits de l’enfant a déclaré recevables plusieurs communications individuelles concernant des demandes de rapatriement d’enfants de nationalité française dont les parents auraient collaboré avec l’EIIL et qui sont détenus dans les camps de Roj, Ain Issa et d’Al-Hol. Les auteurs des communications alléguaient que le gouvernement français n’avait pas pris les mesures nécessaires pour rapatrier les enfants en France et que, par son inaction, il violait les articles 2 et 3 de la CIDE (paragraphe 104 ci-dessus) ainsi que les articles 6, 19, 20 24 et 37 a) et b) (droit à la vie, protection contre toutes formes de mauvais traitements, protection spéciale aux enfants privés de leur milieu familial, accès aux soins médicaux, protection contre les peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et contre une détention illégale). Le Comité a estimé que la France exerçait sa juridiction sur les enfants (décision du 4 février 2021, notes de bas de page omises) pour les raisons suivantes :

« 8.6 Le Comité doit (…) déterminer si l’État partie a compétence ratione personae sur les enfants détenus dans les camps du nord-est de la République arabe syrienne. Il rappelle que la Convention fait obligation aux États de respecter et de garantir les droits des enfants relevant de leur juridiction, mais ne limite pas la juridiction d’un État à son « territoire ». En sus du contrôle effectif qu’il peut exercer sur un territoire ou des personnes situés en dehors de ses frontières, un État peut exercer sa juridiction à l’égard d’actes qui sont accomplis ou qui déploient des effets directs et prévisibles en dehors des frontières nationales. Dans le contexte des migrations, le Comité a considéré qu’au titre de la Convention, les États devaient assumer une responsabilité extraterritoriale en ce qui concerne la protection des enfants qui sont leurs ressortissants et se trouvent en dehors de leur territoire, en mettant en place une protection consulaire qui tienne compte des besoins des enfants et soit fondée sur les droits. Dans l’affaire Y.B. & N.S. c. Belgique, le Comité a considéré que la Belgique avait compétence pour garantir les droits d’une enfant vivant au Maroc qui avait été séparée du couple belgo-marocain qui l’avait recueillie dans le cadre de la kafala.

8.7 En l’espèce, le Comité note que l’État partie ne conteste pas avoir été informé par les auteurs de la situation d’extrême vulnérabilité des enfants, qui étaient détenus dans des camps de réfugiés dans une zone de conflit. Les conditions de détention ont été signalées internationalement comme étant déplorables, et ont été portées à la connaissance des autorités de l’État partie par diverses plaintes présentées par les auteurs au niveau national. Ces conditions créaient un risque imminent de préjudice irréparable pour la vie, l’intégrité physique et mentale et le développement des enfants. Le Comité note que le contrôle effectif sur les camps était exercé par un acteur non étatique qui avait fait savoir publiquement qu’il n’avait ni les moyens ni la volonté de prendre en charge les enfants et les femmes détenus dans les camps et qu’il attendait des pays de nationalité des personnes concernées qu’ils les rapatrient. Le Comité note que la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne a également recommandé que les pays d’origine des combattants étrangers prennent des mesures immédiates en vue de rapatrier ces enfants dès que possible.

8.8 Dans le contexte particulier de la présente communication, le Comité considère qu’en tant qu’État de nationalité des enfants détenus dans ces camps, l’État partie a la capacité et le pouvoir de protéger les droits des enfants en question, en prenant des mesures pour rapatrier les enfants ou d’autres mesures consulaires. Ce contexte comprend les relations de l’État avec les autorités kurdes, la volonté de ces dernières de coopérer et le fait que, depuis mars 2019, l’État partie a déjà rapatrié au moins 17 enfants français qui étaient détenus dans des camps – dans le Kurdistan syrien, ce qui montre qu’il a la capacité de procéder à de tels rapatriements, ce qui démontre la capacité et le pouvoir de l’État partie de rapatrier ces enfants.

8.9 Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut que les enfants faisant l’objet de la présente communication relèvent effectivement de la juridiction de l’État partie (…) ».

107. Dans une décision du 8 février 2022, le Comité s’est prononcé sur le fond des communications précitées. Il a conclu que « le fait que l’État partie n’ait pas protégé les enfants victimes constitue une violation de leurs droits en vertu des articles 3 et 37 a) de la Convention [paragraphe 106 ci-dessus] et que le manquement de l’État partie à protéger les enfants victimes contre une menace imminente et prévisible à leurs vies constituerait une violation du paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention » (point 6.11). Il a recommandé à l’État français de :

« a) De manière urgente, donner une réponse officielle à chaque demande de rapatriement (…) ; b) de garantir que toute procédure visant à examiner ces demandes de rapatriement (…) soit conforme à la Convention, y compris la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant comme une considération primordiale (…) ; c) de prendre les mesures positives et urgentes, agissant de bonne foi, pour effectuer le rapatriement des enfants victimes ; d) de soutenir la réintégration et la réinstallation de chaque enfant rapatrié ; e) Dans l’intervalle, de prendre des mesures supplémentaires pour atténuer les risques pour la vie, la survie et le développement des enfants victimes pendant qu’ils restent dans le nord-est de la Syrie ».

108. L’article 10 de la CIDE, relatif au regroupement familial, est ainsi libellé :

« 1. Conformément à l’obligation incombant aux États parties en vertu du paragraphe 1 de l’article 9, toute demande faite par un enfant ou ses parents en vue d’entrer dans un État partie ou de le quitter aux fins de réunification familiale est considérée par les États parties dans un esprit positif, avec humanité et diligence. Les États parties veillent en outre à ce que la présentation d’une telle demande n’entraîne pas de conséquences fâcheuses pour les auteurs de la demande et les membres de leur famille.

2. Un enfant dont les parents résident dans des États différents a le droit d’entretenir, sauf circonstances exceptionnelles, des relations personnelles et des contacts directs réguliers avec ses deux parents. À cette fin, et conformément à l’obligation incombant aux États parties en vertu du paragraphe 2 de l’article 9, les États parties respectent le droit qu’ont l’enfant et ses parents de quitter tout pays, y compris le leur, et de revenir dans leur propre pays. Le droit de quitter tout pays ne peut faire l’objet que des restrictions prescrites par la loi qui sont nécessaires pour protéger la sécurité nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui, et qui sont compatibles avec les autres droits reconnus dans la présente Convention. »

109. En ses parties pertinentes, l’Observation générale conjointe no 4 (2017) du Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille et no 23 (2017) du Comité des droits de l’enfant sur les obligations des États en matière de droits de l’homme des enfants dans le contexte des migrations internationales dans les pays d’origine, de transit, de destination et de retour (CMW/C/GC/4‑CRC/C/GC/23) indique ce qui suit :

« 17. (…) dans le contexte de l’évaluation de l’intérêt supérieur et dans le cadre des procédures de détermination de l’intérêt supérieur, les droits suivants devraient être garantis aux enfants :

a) Le droit d’avoir accès au territoire, qu’ils aient ou non des documents et quels que soient les documents en leur possession, et le droit d’être dirigés vers les autorités chargées d’évaluer leurs besoins en matière de protection de leurs droits, les garanties de procédure leur étant assurées ; (…)

e) Le droit d’avoir un accès effectif à la communication avec les agents consulaires et à l’assistance consulaire et de bénéficier d’une protection consulaire qui tienne compte des besoins de l’enfant et soit fondée sur les droits ;

(…)

27. La protection du droit à un milieu familial exige souvent des États non seulement qu’ils s’abstiennent de prendre des mesures qui pourraient entraîner la séparation d’une famille ou d’autres atteintes arbitraires au droit à la vie de famille, mais aussi qu’ils prennent des mesures positives visant à maintenir l’unité familiale, y compris le regroupement des membres de la famille qui ont été séparés. Dans son observation générale no 14 (2013) sur le droit de l’enfant à ce que son intérêt supérieur soit une considération primordiale, le Comité des droits de l’enfant indique que le terme « parents » doit être interprété au sens large et inclure les parents biologiques, les parents adoptifs ou les parents d’accueil ou, s’il y a lieu, les membres de la famille élargie ou de la communauté, comme prévu par la coutume locale. »

E. Les résolutions du Conseil de sécurité des Nations Unies

110. Depuis les attentats du 11 septembre 2011, le Conseil de sécurité a adopté un grand nombre de résolutions relatives au terrorisme en vertu du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Plusieurs de ces résolutions soulignent l’obligation des États de faciliter les poursuites, la réinsertion et la réintégration des combattants terroristes étrangers et la nécessité d’une coopération judiciaire internationale renforcée à cet égard.

111. Dans la résolution 1373 (2001), le Conseil de sécurité décide que tous les États doivent « Veiller à ce que toutes personnes qui participent au financement, à l’organisation, à la préparation ou à la perpétration d’actes de terrorisme ou qui y apportent un appui soient traduites en justice (…) ».

112. La résolution 2178 (2014) adoptée le 24 septembre 2014, en ses points 4 et 6, est ainsi libellée :

« 4. Demande aux États membres de coopérer, conformément à leurs obligations, au regard du droit international, à l’action menée pour écarter la menace que représentent les combattants terroristes étrangers, (…) s’agissant des combattants terroristes étrangers qui retournent dans leur pays de départ, en élaborant et appliquant des stratégies de poursuites, de réinsertion et de réintégration ;

6. Rappelle que, dans sa résolution 1373 (2001), il a décidé que tous les États Membres devaient veiller à ce que toute personne qui participe au financement, à l’organisation, à la préparation ou à la perpétration d’actes de terrorisme ou qui y apporte un appui soit traduite en justice, et décide que tous les États doivent veiller à ce que la qualification des infractions pénales dans leur législation et leur réglementation internes permette, proportionnellement à la gravité de l’infraction, d’engager des poursuites et de réprimer [leurs nationaux qui se rendent ou tentent de se rendre dans un État dans le dessein de préparer ou commettre des actes de terrorisme, qui fournissent ou collectent des fonds et organisent des voyages de personnes dans ce but]. »

113. Dans la résolution 2396 (2017) adoptée le 21 décembre 2017, le Conseil de sécurité exhorte les États Membres à redoubler d’efforts pour écarter la menace que représentent les combattants terroristes étrangers (mesures de contrôle des frontières, de justice pénale, de mise en commun d’informations notamment) et leur demande de prendre les dispositions qui s’imposent contre les personnes soupçonnées d’être des terroristes et les membres de leur famille qui les accompagnent, lorsqu’ils entrent sur leur territoire, en envisageant notamment des poursuites, la réadaptation et la réinsertion dans le respect du droit interne et du droit international. Le point 31 est ainsi libellé :

« Souligne que les femmes et les enfants associés aux combattants terroristes étrangers revenant d’un conflit ou se réinstallant peuvent avoir joué de nombreux rôles différents et notamment avoir appuyé, facilité et commis des actes de terrorisme, et nécessitent une attention particulière pour ce qui est d’élaborer des stratégies concernant les poursuites, la réadaptation et la réinsertion, et qu’il importe d’aider les femmes et les enfants associés aux combattants terroristes étrangers, qui peuvent être victimes de terrorisme, en tenant compte des sensibilités propres à leur sexe et à leur âge ; ».

F. Les principes clés pour la protection, le rapatriement, la poursuite, la réhabilitation et la réintégration des femmes et des enfants qui ont des liens avec des groupes terroristes répertoriés comme tels par l’ONU (Secrétaire général de l’ONU, avril 2019)

114. Le Bureau du contreterrorisme a développé en avril 2019 un ensemble de principes clés pour l’ensemble du système des Nations Unies afin de protéger, rapatrier, traduire en justice, réhabiliter et réintégrer les femmes et enfants ayant des liens avec les groupes terroristes. Ce texte prévoit notamment que les États devraient veiller à ce que leurs ressortissants qui sont membres de la famille de combattants terroristes étrangers présumés et ne font pas l’objet de charges graves soient rapatriés à des fins de poursuites, de réadaptation et/ou de réintégration.

G. Autres éléments de droit international

115. Dans une affaire pendante devant le Comité contre la torture des Nations Unies (CAT) portant sur les mêmes faits que ceux des présentes requêtes, le Comité a demandé à la France de prendre « les mesures consulaires nécessaires en vue de fournir aux intéressés, femmes et enfants, toute autorisation administrative, d’identité et de voyage nécessaires à leur rapatriement, gouvernemental ou assuré par une organisation humanitaire ou de secours » ainsi que « toute autre mesure utile et raisonnablement en son pouvoir aux fins de protéger activement leur intégrité physique et psychologique, y inclus l’accès aux soins médicaux [dont] ils ont besoin » (Communication 922/2019, (24 mars 2020), G/SO 229/31 FRA (35)). Le CAT a décidé de mesures similaires à l’encontre de la Belgique (Communication 993/2020 (6 mars 2020) G/SO 229/31 BEL (3)).

116. À la suite de sa visite en France du 14 au 23 mai 2018, la Rapporteure spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste a publié un rapport (A/HRC/40/52/Add.4, 8 mai 2019) indiquant ce qui suit :

« 47. (…) du fait de son manque d’initiative en ce qui concerne la situation et le statut de ces ressortissants français, la France n’assume pas sa responsabilité envers ses citoyens, y compris mineurs, qui sont détenus dans des conditions très difficiles et dont bon nombre doivent recevoir, en vertu du droit international, un traitement spécial en raison de leur âge, de leur indigence et de leur vulnérabilité. La Rapporteuse spéciale rappelle à la France les normes énoncées dans l’additif aux principes directeurs relatifs aux combattants terroristes étrangers (Principes directeurs de Madrid) publié en 2018, à savoir la nécessité de tenir compte du sexe, de l’âge et de l’intérêt supérieur de l’enfant et de résoudre le problème des combattants étrangers tout en garantissant le respect des droits de l’homme. (…) [La France] est en outre en position de force pour aider les femmes et les enfants associés à des combattants étrangers et qui pourraient être victimes de terrorisme ou de traite. La Rapporteuse spéciale réaffirme l’importance du rôle de prévention que joue une assistance consulaire efficace face au risque de violations flagrantes des droits de l’homme, et fait observer que les procédures de protection diplomatique n’ont qu’un caractère correctif limité. (…)

« 61. Les autorités sont vivement encouragées à mettre en place une protection juridique et diplomatique active pour les ressortissants français se trouvant dans des zones de conflit à l’étranger, en particulier des enfants. Elles devraient notamment prendre des mesures positives pour appuyer la détermination de la nationalité et intervenir lorsque des ressortissants français en détention risquent d’être victimes de violations graves des droits de l’homme, notamment d’actes de torture, d’exécutions extrajudiciaires, de violences sexuelles ou de la peine de mort. L’adoption de mesures pratiques en vue de la réadaptation et de la réintégration des personnes qui étaient parties combattre à l’étranger et, le cas échéant, des membres de leur famille est conforme à l’esprit de solidarité et de coopération internationales demandé par le Conseil de sécurité dans ses résolutions 2178 (2014) et 2396 (2017), en plus d’être dans l’intérêt de la paix et de la sécurité internationales à long terme.

62. La Rapporteuse spéciale invite instamment le Gouvernement à se consacrer en priorité aux modalités de rapatriement des enfants (…) »

117. Dans un communiqué du 22 juin 2020, comme elle l’avait fait lors de 41e session du Conseil des droits de l’homme de l’ONU en juin 2019, la Haut-Commissaire aux droits de l’homme a exhorté les États « à aider leurs ressortissants bloqués dans les camps syriens », à les rapatrier, les réintégrer et, s’il y a lieu, les juger. Elle a regretté que plusieurs centaines de personnes, et notamment des femmes et enfants, restent empêchés de retourner dans leur propre pays. Appelant les États à leur responsabilité, elle a regretté que certains avaient choisi la voie de la déchéance de nationalité et que d’autres avaient dressé des obstacles afin de ralentir le processus de protection consulaire offerte aux ressortissants.

118. Lors de la réunion du Conseil de sécurité du 24 août 2020, le Secrétaire Général des Nations Unies a appelé les États à appliquer le droit international et à rapatrier leurs ressortissants retenus en Syrie pour éviter le risque d’une menace terroriste sur leur territoire. Il a réitéré cet appel dans son rapport sur les Activités menées par le système des Nations Unies pour appliquer la Stratégie antiterroriste mondiale des Nations Unies (A/75/729, 29 janvier 2021, § 74). Au cours d’un discours du 29 janvier 2021, le Secrétaire général adjoint au Bureau des Nations Unies contre le terrorisme a rapporté que près de mille enfants avaient été rapatriés depuis les camps sans que les craintes liées au risque sécuritaire se soient avérées fondées (S/2021/192, annexe, p. 4).

119. Dans des déclarations des 29 mars 2021, 21 mai 2019 (UNICEF/UN029014) et 4 novembre 2019, la directrice générale d’UNICEF a déclaré que les enfants sont victimes de circonstances absolument tragiques et de violations flagrantes de leurs droits dans les camps. Elle a exhorté les États membres à s’acquitter de leur responsabilité de protéger les mineurs, en particulier à assurer leur retour et leur réintégration dans leur pays d’origine.

120. Dans une tribune du 8 février 2021, des experts indépendants des droits de l’homme des Nations Unies ont exhorté les cinquante-sept États dont les ressortissants sont détenus dans les camps à les rapatrier sans délai, s’inquiétant de la détérioration de la situation sécuritaire et humanitaire. Ils estiment que le maintien en détention, « pour des motifs peu clairs », de femmes et d’enfants dans les camps est un sujet de grave préoccupation et indique que des milliers de personnes détenues seraient exposées à la violence, à l’exploitation, aux abus et à la privation dans des conditions et des traitements qui pourraient bien équivaloir à la torture ou à d’autres traitements dégradants.

121. Au cours d’une conférence de presse le 1er mars 2021, le président de la Commission d’enquête des nations Unies sur la Syrie a indiqué que la situation des enfants dans les camps était inacceptable, et il a demandé aux États membres, tout en reconnaissant que cela était compliqué, de rapatrier les enfants de citoyenneté européenne.

H. Dispositions pertinentes du droit international humanitaire (DIH)

122. Le conflit en Syrie est généralement qualifié de conflit armé non international auquel s’applique l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève. Cette disposition a force obligatoire à l’égard des groupes armés non étatiques comme les SDF (CICR, Commentaire de la première Convention de Genève, Article 3, paragraphe 505, 2020). Elle prévoit que les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités ou qui ont été mises hors du combat doivent être traitées avec humanité : sont prohibées, en tout temps et en tout lieu, les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle et les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements inhumains et dégradants (article 3 alinéa 1 a) et c)) ; par ailleurs, les blessés et les malades seront recueillis et soignés (article 3 alinéa 2, voir également les paragraphes 550 et suivants du Commentaire précité sur les obligations fondamentales énoncées à l’article 3).

123. Les Conventions de Genève contiennent un Article 1 commun selon lequel les Hautes parties contractantes « s’engagent à respecter et à faire respecter les dispositions [des Conventions et des Protocoles additionnels] en toutes circonstances ». Dans son avis consultatif sur les Conséquences juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé du 9 juillet 2004, la CIJ a souligné « l’obligation de chaque État partie (…), qu’il soit partie ou non à un conflit déterminé, de faire respecter les prescriptions des instruments concernés » (§ 158). La nature de l’obligation de faire respecter le DIH n’est pas expressément définie à ce jour. Selon le Commentaire de l’Article 1, cette obligation a également une dimension externe : « (…) les États, qu’ils soient neutres, alliés ou ennemis, doivent faire tout ce qui est raisonnablement en leur pouvoir afin de faire respecter les Conventions par d’autres États parties à un conflit » (paragraphe 153). Elle comprend une obligation négative, « ne pas encourager la commission de violations des Conventions par les parties à un conflit, ni les aider ou les assister », et une obligation positive, « faire tout ce qui est raisonnablement en leur pouvoir afin de prévenir et faire cesser ces violations » (paragraphe 154).

124. Aux termes de la règle 144 de l’étude commentée du CICR sur le droit international humanitaire coutumier :

« Les États ne peuvent pas encourager les parties à un conflit armé à commettre des violations du droit international humanitaire. Ils doivent dans la mesure du possible exercer leur influence pour faire cesser les violations du droit international humanitaire. »

Le commentaire de cette disposition précise que les États ont souvent recours à des protestations diplomatiques et à des mesures collectives pour tenter de faire cesser les violations du droit international humanitaire et renvoie à une publication énumérant d’autres mesures possibles pour faire respecter le DIH dont les pressions politiques, les mesures coercitives, les mesures prises en coopération avec les organisations internationales et les contributions à des actions humanitaires.

III. LE CONSEIL DE L’EUROPE

A. Les travaux préparatoires et le rapport explicatif (STE no 46) du Protocole no 4

125. L’article 3 du Protocole no 4, intitulé « Interdiction de l’expulsion des nationaux » interdit l’expulsion d’un individu du territoire de l’État dont il est le ressortissant (paragraphe 1) et lui reconnaît le droit d’entrer sur ce territoire (paragraphe 2). Selon le recueil des travaux préparatoires du Protocole no 4 (Strasbourg, 1976, p. 128), le projet de deuxième protocole avait pour objet « d’inclure dans la liste des droits que protègent la Convention et le premier protocole additionnel certains droits civils et politiques qui n’y figurent pas encore, mais dont le projet de Pacte international des Nations Unies relatifs aux droits civils et politiques prévoit la reconnaissance. Ces droits sont les suivants : (…) – interdiction de l’exil arbitraire et droit d’entrer dans son propre pays (article 12 paragraphe 2 du projet de pacte) ».

126. S’agissant du premier paragraphe, le rapport explicatif indique que la prohibition concerne l’expulsion des nationaux, le terme expulsion, « compris dans un sens générique que lui reconnait le langage courant (chasser d’un endroit) » ayant été préféré à celui d’« exil », susceptible de donner lieu à des difficultés d’interprétation (§ 21). Les travaux préparatoires enseignent que la prohibition de l’exil devait revêtir un caractère absolu dans le cadre du Conseil de l’Europe, à la différence du cadre plus vaste de l’ONU, et qu’il devait en conséquence en être de même s’agissant du droit d’entrer, en l’absence de possibilité d’un exil non arbitraire (Recueil des travaux préparatoires précité, p. 129).

127. Le rapport explicatif précise que l’article 3 § 1 n’interdit pas l’extradition (§ 21). De plus, le bénéfice de cette disposition ne saurait être invoqué par un individu pour se soustraire à certaines obligations comme celles du service militaire (ibidem). Il ressort également de ce rapport que la proposition qui avait été faite par le Comité d’experts en charge de la rédaction du projet de Protocole de préciser que l’État ne pouvait pas priver un de ses ressortissants de sa nationalité afin de pouvoir l’expulser n’a pas été retenue en raison du caractère délicat de la question de la légitimité des privations de nationalité (§ 23). Enfin, le choix des mots « État dont il est le ressortissant » dans les deux paragraphes de l’article 3 a été préféré à l’expression « son propre pays » en raison de son sens juridique plus précis (ibidem) et pour éviter la confusion entre l’exil des nationaux et l’expulsion des étrangers (Recueil des travaux préparatoires précité, pp. 129-130).

128. S’agissant du second paragraphe, le rapport explicatif est ainsi rédigé :

« 25. Le Comité a apporté deux modifications à la formule proposée par l’Assemblée.

26. La première modification vient de ce que l’expression « Nul ne peut être privé du droit de » a été substituée aux mots « Toute personne est libre de ».

Cette expression s’inspire de celle que l’on trouve à l’article 12, paragraphe 4, du projet de Pacte international adopté par la 3ème Commission de l’Assemblée Générale des Nations Unies.

Cette formule a paru mieux correspondre que l’autre à une double préoccupation du Comité :

a) D’une part, la disposition du paragraphe 2 n’a pas pour effet de supprimer l’obligation, pour les nationaux qui veulent pénétrer sur le territoire de l’État dont ils sont les ressortissants, de prouver éventuellement leur qualité de ressortissants.

(L’État n’est pas tenu d’admettre l’entrée sur son territoire d’un individu qui se prétend ressortissant sans faire la preuve de cette qualité.)

b) D’autre part, des mesures de caractère temporaire telles que la quarantaine ne doivent pas être considérées comme constitutives d’un refus d’entrée.

27. La deuxième modification est purement rédactionnelle. Le Comité a préféré l’expression « entrer sur le territoire de l’État » aux mots « entrer dans l’État ».

28. Le Comité a estimé qu’il ne convenait pas d’insérer dans ce paragraphe le terme « arbitrairement » que l’on trouve à l’article 12, paragraphe 4, du projet des Nations Unies.

Il a été entendu toutefois que le droit pour un individu d’entrer sur le territoire de l’État dont il est le ressortissant ne pourrait être interprété comme conférant à cet individu un droit absolu à demeurer sur le territoire. Par exemple, un délinquant qui, après avoir été extradé par l’État dont il est le ressortissant, se serait évadé d’une prison de l’État requérant n’aurait pas un droit inconditionnel de trouver refuge dans son pays. De même, un militaire en service sur le territoire d’un État autre que celui dont il est le ressortissant n’aurait pas le droit d’obtenir d’être rapatrié pour rester dans son pays.

29. Le Comité est convenu que la disposition du paragraphe 2 ne pourrait être invoquée qu’à l’égard de l’État dont est ressortissant l’individu victime de la violation de cette disposition. »

B. Textes de l’Assemblée parlementaire et du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe (APCE et CM)

129. Les passages pertinents de la recommandation 2169 (2020) de l’APCE, intitulée « Obligations internationales relatives au rapatriement des enfants des zones de guerre et de conflits » qui a été adoptée le 30 janvier 2020, se lisent ainsi :

«1. L’Assemblée souligne la gravité de la situation des enfants en Syrie et en Irak dont le parents, considérés comme ayant fait allégeance à Daech, sont ressortissants des États membres du Conseil de l’Europe. Elle déplore les conditions de vie de ces enfants : abandonnés dans des camps et des centres de détention sordides, ils manquent de nourriture, de refuge contre les éléments, d’accès à l’eau potable, de services médicaux et d’éducation, et ils sont exposés aux violences et aux abus, au trafic et à l’exploitation, ainsi qu’à des taux élevés de maladie et de mortalité.

2. L’Assemblée estime que l’approche respectueuse des droits humains adoptée par le Conseil de l’Europe est essentielle pour lutter efficacement contre le terrorisme. Le fait d’abandonner les enfants bloqués en Syrie et en Irak, dans des zones caractérisées par la guerre, les conflits et leurs conséquences, laisse ces enfants exposés à de graves violations de leurs droits ainsi qu’à un risque de radicalisation. Faire le choix de leur rapatriement, de leur rétablissement et de leur (ré)intégration est un investissement sur l’édification d’une société prospère et résiliente. (…)

4. Dans cette situation d’urgence, l’Assemblée appelle le Comité des Ministres :

4.1 à veiller à ce que l’action menée par le Conseil de l’Europe contre le terrorisme, lorsqu’elle porte sur des questions relatives à l’enfance, privilégie l’intérêt supérieur de l’enfant (…) ; »

130. Dans sa réponse à la recommandation 2169, adoptée le 8 décembre 2020 (1391e réunion des délégués des Ministres), le CM partage les préoccupations de l’Assemblée à l’égard de la situation des enfants qui « devraient prima facie être considérés comme des victimes ».

131. Dans la résolution 2321 (2020), adoptée également le 30 janvier 2020, l’APCE se dit convaincue que le rapatriement, la réadaptation et la (ré)intégration des enfants retenues dans les camps en Irak et en Syrie est une obligation relevant des droits humains et un devoir humanitaire, et qu’elle constitue aussi une contribution essentielle à la sécurité nationale des pays concernés (§ 6). Elle invite en conséquence les États membres à prendre toutes les mesures qui s’imposent pour assurer le rapatriement immédiat de tous les enfants dont les parents, considérés comme ayant fait allégeance à Daech, sont ressortissants de leur État, à rapatrier les enfants en compagnie de leur mère ou de la personne qui en a principalement la charge, sauf si cette mesure n’est pas conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant, à dispenser une aide d’urgence à l’ensemble des enfants dans les camps et à sensibiliser l’opinion publique à la situation des enfants concernés afin d’atténuer les inquiétudes sur le plan de la sécurité nationale.

132. Dans une déclaration, adoptée le 16 mars 2021, la Commission des questions sociales, de la santé et du développement durable de l’APCE considère que les États membres « peuvent exercer leur juridiction sur les camps syriens et doivent s’assurer que ces enfants européens, situés en Syrie et en Irak, sont traités et protégés conformément aux engagements internationaux ». Elle affirme qu’il « relève de la responsabilité morale de l’Assemblée parlementaire de faire en sorte que ces enfants ne sont pas oubliés » et appelle les États membres à mobiliser d’urgence les moyens nécessaires au retour des enfants.

IV. LE DROIT DE L’UNION EUROPÉENNE

A. La protection consulaire des citoyens européens

133. Selon les articles 20 § 2 c) et 23 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), les citoyens européens bénéficient, sur le territoire d’un pays tiers où l’État membre dont ils sont ressortissants n’est pas représenté, de la protection des autorités diplomatiques et consulaires de tout État membre dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État. L’article 46 du titre V « Citoyenneté » de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (La Charte) souligne également ce droit :

Article 46-Protection consulaire et diplomatique

« Tout citoyen de l’Union bénéficie, sur le territoire d’un pays tiers où l’État membre dont il est ressortissant n’est pas représenté, de la protection des autorités diplomatiques et consulaires de tout État membre dans les mêmes conditions que les ressortissants de cet État. »

134. La directive UE 2015/637 du Conseil établissant les mesures de coordination et de coopération nécessaires pour faciliter la protection consulaire des citoyens de l’Union non représentés dans des pays tiers et abrogeant la décision 95/553/CE vise à assurer l’effectivité des dispositions du TFUE et de la Charte précitées. Elle précise les conditions de la protection consulaire des citoyens concernés ainsi que les mesures de coordination et de coopération entre les autorités diplomatiques et consulaires des États membres et avec l’Union européenne.

135. Le préambule de la directive souligne que le droit fondamental reconnu à l’article 46 de la Charte est « une expression de la solidarité européenne et qu’il confère une dimension extérieure au concept de citoyenneté de l’Union et renforçant l’identité de l’Union dans les pays tiers ». La directive prévoit que la protection offerte par les ambassades ou consulats d’autres États membres comprend des mesures d’assistance dans les situations d’arrestation ou détention ainsi qu’à l’égard de victimes d’un crime ou d’un délit, d’accident ou maladie grave, de décès, de besoin d’aide et de rapatriement en situation d’urgence et de besoin de titres de voyage provisoires (article 9). Elle organise la procédure à suivre lorsqu’un État membre reçoit une demande de protection consulaire d’un citoyen non représenté, précise le rôle des délégations de l’Union et du Service européen pour l’action extérieure qui coopèrent avec les ambassades et les consulats des États membres afin de contribuer à la coordination au niveau local et en situation de crise et clarifie la répartition des frais relatifs à l’aide fournie (articles 10 à 15).

136. Dans un arrêt Van Duyn 4 décembre 1974 (41-74), la CJCE a jugé au point 22 ce qui suit :

« (…) un principe de droit international, que le traité CEE ne peut pas être censé méconnaître dans les rapports entre les États membres, s’oppose à ce qu’un État refuse à ses propres ressortissants le droit d’avoir accès à son territoire et d’y séjourner ; »

B. Les Résolutions du Parlement européen (PE)

137. Dans la Résolution sur les droits de l’enfant (2019/2876 (RSP), adoptée le 26 novembre 2019, le PE se déclare profondément préoccupé par la situation humanitaire des enfants de combattants étrangers détenus au nord-est de la Syrie. Il prie les États membres de rapatrier tous les enfants européens, en tenant compte de leur situation familiale propre et de leur intérêt supérieur, et de leur fournir le soutien nécessaire à leur réhabilitation et leur réintégration. Il déplore l’inaction des États membres de l’Union à cet égard et l’absence de coordination au niveau de l’Union. Dans la résolution sur le conflit syrien, dix ans après le soulèvement (2021/2576(RSP)), adoptée le 11 mars 2021, le PE fait part de ses inquiétudes face à la détérioration de la situation humanitaire, sanitaire et sécuritaire dans les camps du nord-est de la Syrie, « notamment dans les camps d’Al-Hol et de Roj, qui restent des foyers de radicalisation ». Il estime que les ressortissants de l’Union soupçonnés d’appartenir à des organisations terroristes et détenus dans ces camps doivent être jugés devant un tribunal et invite les États membres à rapatrier tous les enfants européens, en tenant compte de leur situation familiale propre et de l’intérêt supérieur de l’enfant.

V. LE DROIT ET LA PRATIQUE COMPARÉS

138. Selon les données du rapport de droit comparé précité relatif aux politiques et décisions des tribunaux relatives à la question du rapatriement des ressortissants de dix États membres du Conseil de l’Europe (Allemagne, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Danemark, Finlande, Norvège, Pays-Bas, Fédération de Russie, Royaume-Uni, Türkiye), ces États ont des approches variées. Les juridictions internes saisies de cette question ont considéré que le droit international et le droit international humanitaire (compétence personnelle, protection consulaire, droit d’entrer dans l’État de nationalité, assistance humanitaire) ne créent pas d’obligation pour les États de rapatrier leurs ressortissants. En revanche, certaines juridictions ont jugé que leur droit interne garantissait aux enfants et aux personnes en situation de détresse extrême un droit au retour, à apprécier cependant au regard de la large marge d’appréciation des États en matière de sécurité nationale et de conduite des relations internationales.

139. Le 6 novembre 2019, la cour administrative supérieure de Berlin-Brandebourg a confirmé une décision faisant injonction aux autorités nationales d’accorder la protection consulaire à une femme et ses trois enfants mineurs détenus dans le camp d’Al-Hol et de les rapatrier. Elle a tenu compte de la situation humanitaire catastrophique du camp et s’est fondée sur les droits au respect de la vie et à l’intégrité physique garantis par la Loi fondamentale combinés avec le devoir de protection de l’État découlant de ces droits. Elle a précisé qu’il y a violation du droit à une telle protection si les autorités ne prennent aucune mesure ou si celles qu’elles adoptent sont manifestement inappropriées pour atteindre cet objectif de protection. Elle a également indiqué que les enfants devaient être rapatriés avec leur mère, et que le droit d’entrer sur le territoire national garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4 pouvait impliquer que l’État délivre des documents de voyage aux personnes demandant le retour. Dans des affaires similaires cependant, la même cour a rejeté des demandes de retour concernant des femmes et des enfants détenus dans le camp de Roj au motif que la vie ou l’intégrité physique de ces derniers n’étaient pas menacées dans ce camp.

140. Dans plusieurs décisions de première instance rendues en 2019, les juridictions belges ont considéré que l’article 78-6o du code consulaire, garantissant l’assistance consulaire aux personnes en situation de détresse extrême, créait un droit subjectif de protection dans le chef des enfants. Elles ont tenu compte de l’engagement unilatéral pris par le gouvernement belge en 2017 de rapatrier les enfants de moins de dix ans. Pour les enfants de plus de dix ans, elles ont indiqué que l’État belge devait prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant lorsqu’il exerce le pouvoir discrétionnaire que lui réserve le code consulaire. Elles ont également ordonné le rapatriement des mères de ces enfants mineurs, malgré l’article 83-2o du code consulaire qui exclut de toute protection les personnes qui se sont rendues dans une région où sévit un conflit armé, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant et du droit au respect de la vie familiale. Ces décisions de première instance ont toutefois été infirmées en appel.

141. Saisies d’une demande de retour de vingt-trois femmes détenues avec leurs enfants dans les camps d’Al-Hol et de Roj, les juridictions civiles néerlandaises, et en dernier ressort, la Cour suprême, dans un arrêt du 26 juin 2020, ont jugé que l’État pouvait être tenu par une obligation de diligence envers les enfants, qui ne sont pas responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent, compte tenu des conditions déplorables de vie dans les camps. S’agissant de leurs mères, elles ont considéré qu’il appartenait aux autorités locales kurdes de décider si leur retour avec leur enfant était souhaitable. Ces juridictions ont cependant estimé que l’État n’avait pas dépassé sa large marge d’appréciation en s’abstenant de poursuivre activement le rapatriement des femmes et des enfants. La cour d’appel de la Haye a ainsi indiqué qu’un tribunal civil devrait faire preuve d’une grande déférence à l’égard de la mise en balance effectuée par l’État entre les intérêts de la sécurité nationale et ceux des requérants ; il ne devrait procéder à des évaluations politiques que dans les cas où l’État n’aurait pas pu parvenir à sa décision de manière raisonnable. Par ailleurs, par un jugement du 8 janvier 2019, le tribunal régional de Rotterdam a ordonné aux autorités néerlandaises de prendre toutes les mesures nécessaires pour que le mandat d’arrêt émis à l’encontre d’une femme détenue au camp d’Ain Issa soit portée à la connaissance des autorités locales afin qu’elle soit transférée au Kurdistan irakien, puis prise en charge par les autorités consulaires néerlandaises de cette région et transférée aux Pays-Bas pour y être jugée ; cette femme a été rapatriée avec son enfant.

142. Des décisions de rapatriement ont été également prises par la Bosnie-Herzégovine, le Danemark, la Finlande et la Norvège. Ces pays ainsi que l’Allemagne, la Belgique, les Pays-Bas et la Russie ont procédé et continuent de procéder à des rapatriements (voir sur ce point l’intervention de la Clinique des droits de l’homme, paragraphe 236 ci-dessous). En revanche, le Royaume-Uni a refusé de rapatrier ses ressortissants, à l’exception de quelques enfants, et a prononcé des déchéances de nationalité à l’encontre de plusieurs personnes parties rejoindre Daech ; dans l’affaire R (Begum), la Cour suprême a refusé que l’intéressée entre au Royaume-Uni pour contester la décision de lui retirer sa nationalité ([2021] UKSC 7 ; voir, également, sur les législations des États membres du Conseil de l’Europe relatives à la déchéance de nationalité d’individus condamnés pour des infractions terroristes et/ou soupçonnés de mener des activités terroristes, la Résolution 2263 (2019) de l’APCE adoptée le 25 janvier 2019 et intitulée « La déchéance de nationalité comme mesure de lutte contre le terrorisme : une approche compatible avec les droits de l’homme ? », point 5).

EN DROIT

I. SUR LA JONCTION DES REQUÊTES

143. Les deux requêtes étant similaires en fait et en droit, la Cour décide de les joindre, comme le lui permet l’article 42 § 1 de son règlement.

II. SUR LE LOCUS STANDI ET LA QUALITÉ DE VICTIME DES REQUÉRANTS

144. Dans leurs formulaires de requête, les requérants précisent qu’ils agissent au nom et pour le compte de leurs filles et de leurs petits-enfants respectifs car ces derniers sont dans l’incapacité matérielle de présenter eux-mêmes une requête devant la Cour.

145. Le Gouvernement estime que les requérants n’ont pas qualité pour agir au nom de leurs enfants et petits-enfants, s’agissant des griefs tirés des articles 3 de la Convention et 3 § 2 du Protocole no 4, et introduire les requêtes devant la Cour à cet égard. Ces dernières seraient dès lors en partie irrecevables pour incompatibilité ratione personae avec l’article 34 de la Convention, qui est ainsi libellé :

« La Cour peut être saisie d’une requête par toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus dans la Convention ou ses Protocoles. Les Hautes Parties contractantes s’engagent à n’entraver par aucune mesure l’exercice efficace de ce droit. »

146. Le Gouvernement soutient que les requérants n’ont pas reçu d’instructions précises et explicites de la part de leurs filles, qui se prétendent victimes aux fins de l’article 34, et au nom desquelles ils entendent agir devant la Cour. Outre leur localisation, qui serait incertaine, il avance que leur intention réelle d’être rapatriées n’est pas évidente. L’absence de contact récent avec elles, couplée à la survie de cellules de Daech dans la région, hostiles au retour des mères, et susceptible de fortement influencer leur position, ne permettrait pas de matérialiser, aujourd’hui, leur désir de retour.

147. Les requérants rétorquent que, comme la jurisprudence de la Cour l’admet dans des cas exceptionnels, ils peuvent agir au nom et pour le compte de leurs proches qui sont les victimes directes des violations alléguées de la Convention et du Protocole 4. Ils soulignent que ces dernières sont incarcérées hors du territoire national, dans l’incapacité de communiquer librement avec l’extérieur et d’avoir accès à un avocat. À l’audience, l’avocate des requérants a précisé qu’elle s’était déplacée à deux reprises dans la zone concernée, en août 2020 et février 2021, sans réussir à entrer dans les camps. Les requérants ajoutent qu’en tant que parents et grands-parents des victimes directes, ils partagent avec elles les mêmes intérêts, leurs filles ayant pu, autant que possible, exprimer cette convergence d’intérêts. Enfin, ils rappellent que les juridictions internes ont admis sans réserve leur capacité à agir.

148. La Cour rappelle qu’un tiers peut, dans des circonstances exceptionnelles, agir au nom et pour le compte d’une personne vulnérable s’il y a un risque que les droits de la victime directe soient privés d’une protection effective et en l’absence de conflits d’intérêts entre cette victime et le requérant auteur de la requête (Lambert et autres c. France ([GC], no 46043/14, § 102, CEDH 2015 (extraits)).

149. La Cour rappelle également, que, sur le terrain de la représentation, si la requête n’est pas introduite par la victime elle-même, l’article 45 § 3 du règlement impose de produire un pouvoir écrit dûment signé (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, §§ 52 et 53, CEDH 2012). Il est essentiel pour le représentant de démontrer qu’il a reçu des instructions précises et explicites de la part de la victime alléguée au nom de laquelle il entend agir devant la Cour. La Cour a admis cependant que des requêtes introduites par des particuliers au nom d’une ou de victimes de violations alléguées des articles 2, 3 et 8 de la Convention subies de la part des autorités nationales peuvent être déclarées recevables alors même qu’aucun type de pouvoir valable n’avait été présenté ; dans de telles situations, une attention particulière est accordée aux facteurs de vulnérabilité, propres à empêcher certaines victimes de soumettre leur cause à la Cour, et aux liens entre la victime et la personne auteure de la requête (Lambert et autres, précité, §§ 91 et 92 ; voir aussi Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, §§ 102 et 103, CEDH 2014).

150. En l’espèce, la Cour considère que les requérants J.D. et A.D. peuvent se prétendre victimes de la violation alléguée de l’article 8 (paragraphe 3 ci-dessus), au sens de l’article 34 de la Convention. En revanche, ni eux ni les requérants H.F. et M.F. ne sauraient prétendre à une telle qualité s’agissant des autres violations alléguées devant la Cour. Ce sont en effet leurs filles et leurs petits-enfants qui sont les victimes directes des circonstances qui se trouvent au cœur des principales doléances portées devant la Cour, à savoir les griefs tirés des articles 3 et 3 § 2 du Protocole no 4, étant noté par ailleurs que le grief tiré de l’article 13 de la Convention est soulevé en combinaison avec la deuxième disposition.

151. Sans préjuger de la question de la juridiction de la France sous l’angle de l’article 1 de la Convention, ni de celle de la recevabilité et du fond des requêtes, et faisant application des critères énoncés dans l’arrêt Lambert, la Cour constate que les proches des requérants se trouvent dans une situation qui ne leur permet pas de présenter directement les requêtes devant la Cour. Le risque qu’ils soient privés d’une protection effective des droits qu’ils tirent de la Convention et du Protocole no 4 est donc avéré dans les circonstances de l’espèce. Elle relève par ailleurs l’absence de conflit d’intérêts entre les requérants et les victimes directes. Outre les liens familiaux étroits, les uns et les autres partagent le même objectif : permettre un retour en France. Enfin, dès lors que les circonstances exactes dans lesquelles L. et M. sont retenues dans les camps ne sont pas connues (paragraphes 36, 42 et 147 ci-dessus), celles-ci peuvent passer pour avoir exprimé, dans la mesure du possible, leur volonté de retour en France avec leurs enfants, et consenti à ce que les requérants agissent en leur nom (paragraphes 33, 34, 41 et 42 ci-dessus).

152. Eu égard à ce qui précède, et notant que la qualité pour agir des requérants n’a jamais été mise en cause par les juridictions internes (mutatis mutandis, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu, précité, § 110, Association Innocence en Danger et Association Enfance et Partage c. France, nos 15343/15 et 16806/15, § 130, 4 juin 2020), la Cour estime qu’il existe des circonstances exceptionnelles permettant de leur reconnaître cette qualité en tant que représentants de leurs filles et petits-enfants s’agissant des griefs tirés des articles 3 de la Convention et 3 § 2 du Protocole no 4 pris isolément et combiné avec l’article 13. En conséquence, l’exception du Gouvernement relative à l’absence de locus standi des requérants doit être rejetée.

III. SUR L’OBJET DU LITIGE ET LA QUALIFICATION DES GRIEFS

153. La Cour estime qu’il est nécessaire de clarifier les contours de l’objet du litige ainsi que l’angle de l’examen des griefs.

154. Dans leurs requêtes, invoquant les articles 3 et 8 de la Convention ainsi que l’article 3 § 2 du Protocole no 4 pris isolément et combiné avec l’article 13 de la Convention, les requérants allèguent que le refus de rapatrier leurs proches a exposé ces derniers à des traitements inhumains, a violé leur droit d’entrer sur le territoire national sans qu’ils aient pu bénéficier d’une voie de recours effective à cet égard, et a porté atteinte au droit au respect de leur vie familiale.

155. De l’avis de la Cour, et sans préjudice de l’appréciation à laquelle elle se livrera sur le point de savoir si les proches des requérants relèvent de la juridiction de l’État défendeur, ces requêtes doivent être examinées sous le seul angle des articles 3 de la Convention et 3 § 2 du Protocole no 4, cette approche permettant de couvrir l’ensemble des questions soulevées par les requérants. La Cour juge opportun de saisir l’occasion fournie par les présentes affaires pour examiner la portée de l’article 3 § 2 du Protocole no 4, y compris au regard des droits procéduraux des intéressés et/ou des obligations procédurales correspondantes de l’État dans le contexte d’un refus de rapatriement. Le grief tiré de l’absence de recours interne effectif au sens de l’article 13 étant absorbé dans cette analyse, il n’appelle pas un examen séparé.

IV. SUR LA QUESTION DE LA JURIDICTION AU TITRE DE L’ARTICLE 1 DE LA CONVENTION

A. Thèses des parties

1. Le Gouvernement

156. Le Gouvernement soutient que les proches des requérants ne relèvent pas de la juridiction de la France au sens de l’article 1 de la Convention. Les faits des espèces ne se rapporteraient à aucune des circonstances exceptionnelles permettant de conclure à un exercice par l’État de sa juridiction, sauf à créer de nouveaux titres de juridiction et élargir le champ d’application de la Convention d’une manière que les États n’ont pas entendu lui conférer (Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, §§ 64 et 65, CEDH 2001‑XII).

a) Sur l’exercice d’une juridiction extraterritoriale dans le nord-est de la Syrie

157. S’appuyant sur les principes rappelés par la Cour dans l’arrêt Géorgie c. Russie (II) ([GC] (fond), no 38263/08, § 136, 21 janvier 2021), le Gouvernement soutient que la France n’exerce aucun contrôle effectif sur le nord-est syrien dès lors que les camps qui y sont installés se trouvent hors de l’espace juridique de la Convention, d’une part, et que les autorités qui les administrent ne se trouvent pas dans un rapport de dépendance vis-à-vis d’elle d’autre part. La France n’est que l’un des membres de la coalition internationale qui a conclu un partenariat avec les FDS, lequel n’a ni pour objet ni pour effet l’occupation de la région ; elle n’exercerait donc aucun contrôle militaire de la région. Par ailleurs, ni ce partenariat ni les contacts très ponctuels qu’elle entretient avec les FDS dans le cadre de la lutte contre Daech n’auraient pour effet de faire de ces dernières une « administration locale subordonnée ». Les autorités kurdes de la région ne seraient pas non plus dépendantes du soutien économique, diplomatique ou politique de la France, et leur appareil politique, judiciaire ou législatif ne présenterait aucun élément d’intégration avec elle.

b) Sur le lien juridictionnel découlant de l’ouverture des procédures

158. Le Gouvernement soutient que les situations en cause ne concernent pas des circonstances particulières d’ordre procédural susceptibles, selon la jurisprudence de la Cour (M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC], no 3599/18, §§ 107 et 108, 5 mai 2020, Hanan c. Allemagne ([GC], no 4871/16, §§ 133 à 142, 16 février 2021), de justifier l’application de la Convention en raison d’événements qui ont eu lieu en dehors du territoire d’un État contractant. Les procédures engagées devant le juge des référés ne correspondraient à aucune des hypothèses envisagées par la Cour à ce sujet et ne pourraient en tout état de cause faire naître un lien juridictionnel que si le respect des droits procéduraux issus de l’article 6 ou de l’article 2 étaient en jeu (Markovic et autres précité, Güzelyurtlu et autres c. Chypre et Turquie [GC], no 36925/07, 29 janvier 2019). Il en est de même des procédures pénales ouvertes à l’encontre de L. et de M. qui n’ont pas de lien avec les violations alléguées devant la Cour. Considérer le contraire reviendrait, s’agissant de l’engagement d’une procédure devant le juge interne, à établir une forme de juridiction universelle créée artificiellement par sa seule saisine ou, s’agissant de l’ouverture d’une enquête ou d’une procédure par ce juge, à dissuader les États d’ouvrir des enquêtes relatives à des crimes graves commis à l’étranger sur le fondement de dispositions relatives à la compétence universelle ou du principe de la personnalité active ou passive (Hanan, précité, § 135).

c) Sur la présence d’autres circonstances de nature à établir la juridiction de la France

159. Le Gouvernement conteste toute possibilité de déduire de la capacité à agir de la France, matérialisée par les rapatriements opérés au bénéfice des enfants, qu’il qualifie de rapatriements humanitaires, la reconnaissance d’un lien juridictionnel. Premièrement, la Cour a rappelé que l’élément déterminant permettant d’établir « l’autorité et le contrôle d’un agent de l’État » sur des individus à l’extérieur de ses frontières est l’exercice d’un pouvoir et d’un contrôle physiques sur les personnes en question (Géorgie c. Russie (II), précité, § 130). Elle a également rejeté une conception causale de la juridiction (M.N., précité, § 112, Géorgie c. Russie (II), précité, § 124). Elle a enfin considéré que la Convention ne régit pas les actes d’un État tiers, ni ne prétend exiger des parties contractantes qu’elles imposent ses normes à pareil État (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 86, série A no 161). Deuxièmement, une telle reconnaissance serait source de difficultés sérieuses. La capacité à agir d’un État est difficile à évaluer, compte tenu des obstacles juridiques et matériels rencontrés pour effectuer ce type d’opération. Elle implique des négociations complexes et de longs mois de préparation, l’envoi d’agents dans des zones dangereuses où Daech reste présent et actif, y compris dans les camps, un exercice difficile de localisation des personnes retenues, des opérations dans les aéroports opérationnels les plus proches (Qamishli et Deir ez-Zor) contrôlés par le régime syrien avec lequel la France n’entretient plus de relation diplomatique et la prise en compte de l’hostilité de certaines personnes retenues qui empêchent le rapatriement des enfants. Imposer une obligation de rapatriement rendrait les opérations plus prévisibles et aiderait les combattants de Daech à préparer des attentats contre les agents français ou européens. Regrettant la « vue très simplificatrice » des requérants à propos du nord-est syrien, le Gouvernement avertit qu’une juridiction fondée sur la capacité d’action des États aboutirait à la création d’une juridiction « à la carte » à hauteur de la capacité d’agir des États, relative et évolutive, qui serait source d’une grande insécurité juridique pour eux. Cette insécurité découlerait également de la difficulté pour la Cour de porter une appréciation sur la conduite des relations internationales par les États.

Cette analyse ne générerait pas de risque que les proches des requérants se trouvent dans un « vide juridique », les FDS étant tenues de respecter les obligations qui leur incombent en vertu du droit international humanitaire.

160. La nationalité et le lien de rattachement des proches des requérants avec la France ne créeraient en outre aucun titre de juridiction à l’égard de celle-ci. En premier lieu, la compétence personnelle de l’État sur ses ressortissants à l’étranger n’engloberait pas la « doctrine générale de rapatriement » prétendument élaborée, selon les requérants, par les autorités françaises, car elle suppose l’utilisation de mécanismes strictement encadrés par le droit international inapplicables dans les présentes affaires : la protection diplomatique est inopérante puisqu’elle n’est possible qu’entre deux États souverains, et la protection consulaire ne peut être exercée en l’absence de représentation consulaire de la France en Syrie ou d’un autre poste consulaire dans ce pays. L’interprétation donnée par les requérants de la notion de compétence personnelle reviendrait à confondre celle-ci et celle de juridiction au sens de l’article 1 de la Convention. Le Gouvernement conteste l’analyse qu’ils font de l’affaire Güzelyurtlu et autres précitée et de l’affaire Gray c. Allemagne (no 49278/09, 22 mai 2014). Dans ces affaires, la Cour n’aurait pas, contrairement à ce qu’ils disent (paragraphe 166 ci-dessous), considéré la compétence personnelle comme un titre de juridiction. Elle aurait par ailleurs confirmé son refus de faire coïncider compétence et juridiction dans les arrêts Hanan et Géorgie c. Russie (II) précités. Garantir les droits protégés par la Convention à un individu à raison de sa nationalité reviendrait à faire tomber sous la juridiction de l’État l’ensemble de ses ressortissants situés à l’étranger, en l’occurrence, 2, 5 millions de Français, dès lors que cet État ne serait pas intervenu pour les rapatrier ou les protéger, et créerait une obligation générale d’assistance à leur égard contraire au droit international et au système de la Convention. À l’audience, le Gouvernement a souligné qu’une telle reconnaissance serait également source d’inquiétudes pour le fonctionnement de la Cour : elle pourrait entraîner un flux de requêtes et poser des problèmes d’exécution des arrêts dont la mise en œuvre dépendrait d’autorités étrangères. Il a également fait part de sa crainte que le critère de la nationalité présente un risque particulier au regard des débats qui ont pu avoir lieu dans certains États sur le retrait de nationalité, et qu’il entraîne une discrimination quant aux droits garantis par la Convention sur des territoires étrangers entre des personnes selon leur nationalité et la capacité à agir de leur État.

En second lieu, la jurisprudence de la Cour ne ferait pas du lien de rattachement un titre de juridiction (M.N., § 109) et, en tout état de cause, ce lien serait cassé, les filles des requérants ayant fait le choix de rejoindre une organisation terroriste, ou inexistant, s’agissant de leurs petits- enfants nés en Syrie.

d) Sur le droit d’entrer sur le territoire de l’État dont on est le ressortissant

161. Dans ses observations écrites, le Gouvernement reconnaît que le droit d’entrer sur le territoire de l’État dont on est le ressortissant garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4 est susceptible, par sa nature, de recevoir une application extraterritoriale. À l’audience, il a plaidé que l’article 1 a vocation à s’appliquer à l’intégralité des droits et libertés garantis par la Convention et ses Protocoles.

2. Les requérants

162. Les requérants admettent que la France n’exerce de contrôle effectif ni sur le territoire ni sur les individus concernés dès lors qu’ils ne sont pas « aux mains » des agents de l’État au sens de la jurisprudence Al‑Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, §§ 131-142, CEDH 2011).

163. Ils plaident cependant pour une interprétation de l’article 1 de la Convention qui se situerait dans la ligne de la jurisprudence selon laquelle les obligations découlant de la Convention s’imposeraient aux actes d’un État partie accomplis sur le territoire national mais qui produisent des effets au bénéfice de personnes situées hors de celui-ci, c’est-à-dire ne se trouvant pas sous son contrôle physique. De cette approche, il découle qu’un État peut exercer son autorité et son contrôle en déclenchant une enquête pénale (Güzelyurtlu et autres précité), en refusant l’entrée sur le territoire national (jurisprudence citée au paragraphe 210 ci-dessous et Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, CEDH 2012) ou en soumettant des personnes à la juridiction de ses tribunaux (Sejdovic c. Italie [GC], no 56581/00, CEDH 2006‑II, Stephens c. Malte (no 1), no 11956/07, 21 avril 2009). Une telle approche pourrait être suivie dans les présentes affaires, en application des critères d’exercice de la juridiction extraterritoriale qui auraient été reformulés par la Cour dans la décision M.N. précitée. Ces critères, la « nature du lien entre et les requérants et l’État défendeur » d’une part, et le point de savoir si ce dernier « a effectivement exercé son autorité ou son contrôle sur eux » d’autre part (§ 113), seraient remplis, ce qui devrait amener la Cour à reconnaître la juridiction de la France.

a) Sur le lien de nationalité

164. Les requérants avancent que L., M. et leurs enfants sont liés à la France par un lien de droit, le lien de nationalité, et des liens de fait, une vie familiale préexistante sur le territoire national, qui fondent, d’après le droit international public, sa compétence et son aptitude à les protéger alors qu’ils sont détenus hors du territoire national et demandent à y (r)entrer. En tant qu’État de nationalité, la France serait compétente pour régir leur situation, et en conséquence tenue de les protéger y compris hors de ses frontières (paragraphe 65 ci-dessus). Les requérants s’appuient sur la décision de la Commission dans l’affaire Chypre c. Turquie qui indiquerait que « les ressortissants d’un État (…) relèvent partiellement de sa juridiction où qu’ils se trouvent » (26 mai 1975, no 6780/74) et sur les décisions des comités onusiens (paragraphes 106 et 115 ci-dessus). L’État défendeur serait au demeurant le seul compétent pour régir leur situation car ils ne sont soumis à la compétence territoriale d’aucun autre État, ce qui limiterait la portée de l’interprétation de l’article 1 qu’ils défendent sans remettre en cause les principes développés à ce jour par la Cour.

b) Sur l’exercice d’une juridiction extraterritoriale dans le nord-est de la Syrie

165. En plus du lien de nationalité, facteur de rattachement à la France, cette dernière exercerait, selon les requérants, un contrôle de la situation juridique de leurs proches. Ces derniers ne se trouveraient pas entièrement sous le contrôle des FDS mais seraient dépendants des décisions prises par les autorités françaises – et donc sous leur contrôle – qui ont démontré avoir exercé leur autorité et leur compétence en ouvrant des procédures à leur égard d’une part, et en rapatriant des enfants français d’autre part. Leur situation ne serait pas comparable à celle, plus classique, de ressortissants détenus par un autre État dans le but d’être jugés et qui se plaindraient d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la part de cet État. En effet, les autorités détentrices, les FDS, affirment publiquement qu’elles ne jugeront pas les ressortissantes étrangères et demandent aux États de nationalité de prendre leurs responsabilités. L. et M. font par ailleurs l’objet de procédures en France et ont exprimé leur souhait de rentrer pour être jugées, tout comme leurs parents. L’ensemble des parties prenantes, y compris les alliés militaires, en particulier les États-Unis, s’accorderaient sur la nécessité d’un retour sur le territoire national. C’est donc bien la décision de la France de ne pas les rapatrier, motivée par des considérations purement électorales, qui est à l’origine du maintien de L., M. et leurs enfants dans une situation contraire à l’article 3 et qui les empêche de revenir.

166. Les requérants considèrent qu’il est paradoxal qu’un État soit autorisé, en vertu du droit international public, à agir sur une situation qui se déroule hors de ses frontières, et qu’il soit, en même temps, libéré de toute responsabilité au regard de la Convention lorsqu’il décide d’agir ou de ne pas agir vis-à-vis de cette situation. Le lien entre la « compétence » au sens du droit international et la « juridiction » aux fins de l’article 1 serait le fondement de l’exercice par l’État de sa juridiction extraterritoriale dans les affaires relatives à l’ouverture d’une enquête pénale sur un décès survenu hors de sa juridiction ratione loci ; l’élément déterminant la juridiction serait l’exercice par l’État de sa compétence pénale, c’est-à-dire la compétence personnelle que le droit international public lui reconnaît (Güzelyurtlu et autres et Gray précités; paragraphe 160 ci-dessus).

167. À l’audience, les requérants ont plaidé que les liens de rattachement de leurs proches à l’État défendeur et le contrôle qu’il a exercé sur eux en décidant de ne pas les rapatrier confirment à eux seuls le lien de juridiction au sens de l’article 1.

c) Sur le droit d’entrer sur le territoire de l’État dont on est le ressortissant

168. L’exercice du droit de ne pas être privé du droit d’entrer sur le territoire de l’État dont on est ressortissant, tel que garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4, impliquerait, par essence, une application extraterritoriale. Si cette interdiction ne pouvait être invoquée que lorsque la personne se trouve déjà sur le territoire, la garantie offerte par cette disposition serait théorique et illusoire.

B. Observations des tiers intervenants

1. Les gouvernements belge, britannique, danois, espagnol, néerlandais, norvégien et suédois

169. S’appuyant sur les décisions Banković et autres et M.N. et autres précitées, les gouvernements intervenants soutiennent que les griefs des requérants sont irrecevables car les filles et petits-enfants de ces derniers ne relèvent pas de la « juridiction » de la France au sens de l’article 1 de la Convention.

170. L’ensemble des gouvernements intervenants considère que la France n’exerce aucun contrôle effectif sur le nord-est de la Syrie, ni du fait de sa participation à la coalition internationale, ni en raison de l’exercice d’une autorité ou d’un contrôle de ses agents sur les autorités kurdes, les camps et les proches des requérants qui s’y trouvent retenus.

171. À l’audience, les représentants des gouvernements tiers ont souligné que la nationalité française des personnes retenues dans les camps ne peut pas déclencher la juridiction extraterritoriale de la France. Les ressortissants d’un État se trouvant à l’étranger ne sont sous sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention que si les circonstances exceptionnelles de contrôle ou d’autorité énoncées par la Cour dans sa jurisprudence sont réunies, sauf à étendre d’une manière indue le champ des obligations de l’État à l’égard de ses nationaux à l’étranger et l’espace juridique de la Convention. Un lien juridictionnel fondé sur la nationalité créerait en outre, et en contradiction avec la Convention, une discrimination entre nationaux et non nationaux. Admettre un tel lien est en tout état de cause incompatible avec le droit international, qui limite la compétence de l’État de nationalité hors de son territoire, et aboutirait dans les présentes affaires à exiger de la France qu’elle prenne des mesures de protection proactives pour soustraire ses ressortissants retenus dans les camps en Syrie des traitements prohibés par l’article 3 alors même qu’elle n’est pas tenue de garantir, en ce lieu, le respect de cette disposition.

172. Dans leurs observations écrites, les gouvernements britannique, danois, néerlandais et norvégien avaient déjà fait valoir que la « juridiction » de la France ne pouvait être établie du fait des répercussions éventuelles, sur le droit garanti par l’article 3 de la Convention, du refus de prendre des mesures de rapatriement à l’égard de L., M. et leurs enfants. La jurisprudence de la Cour relative aux extraditions ou aux expulsions ne peut, selon eux, être d’aucun appui à cet égard pour les raisons rappelées dans la décision M.N. et autres précitée (§ 120). Les Pays-Bas avaient précisé que la jurisprudence Soering ne constituait pas une exception au principe de territorialité mais une obligation positive de l’État lié par la Convention sur son territoire.

173. Se référant à la décision M.N. et autres, précitée, § 112, les gouvernements intervenants rappellent l’absence de conception causale de la juridiction. De cette décision, ils déduisent également, s’agissant des procédures ouvertes et engagées en France, que seules des obligations de nature procédurale pourraient le cas échéant relever de cet État (Markovic et Güzelyurtlu et autres précités) qui n’exerce pas sa juridiction s’agissant des griefs matériels présentés devant la Cour. Le Danemark souligne que les circonstances des affaires sont différentes de celles de l’affaire Güzelyurtlu et autres : si la simple ouverture d’une information judiciaire à l’encontre des filles des requérants qui ne sont pas revenues en France ni n’ont été arrêtées suffisait à déclencher un lien juridictionnel, cela aurait pour conséquence, d’une part, de déclencher la protection de la Convention à leur égard alors qu’une telle application ne serait pas admise pour les autres ressortissants se trouvant à l’étranger, et, d’autre part, de dissuader les États de poursuivre leurs ressortissants impliqués dans des actes de terrorisme malgré leurs obligations internationales en la matière.

174. Le gouvernement danois réfute toute reconnaissance d’une application extraterritoriale par nature de l’article 3 § 2 du Protocole no 4. L’admettre reviendrait à considérer que tout ressortissant d’un État contractant se trouvant sur le territoire d’un autre État relève de la juridiction du premier au sens de la Convention. Le Royaume-Uni partage ce point de vue. Il indique que cette disposition, qui concerne «l’expulsion des nationaux», ne fait naître aucun lien juridictionnel extraterritorial, a fortiori en l’absence de toute mesure prise pour empêcher d’entrer sur le territoire : L. et M. sont parties de leur propre chef et ne peuvent pas exiger de leur pays qu’il soit tenu à des obligations positives à leur égard ; à supposer même que cette disposition soit par essence de nature extraterritoriale, elles ne relèvent pas de la juridiction de la France aux fins d’autres articles de la Convention.

175. Le gouvernement norvégien informe enfin des rapatriements qu’il a accepté de négocier, uniquement en vertu de considérations humanitaires, et non au titre d’une quelconque obligation juridique sous l’angle de la Convention. Il considère, comme les autres gouvernements tiers, que ces rapatriements n’ont aucune incidence sur l’établissement d’une juridiction au sens de l’article 1 dès lors que celle-ci ne peut être établie sur le seul fondement de la possibilité d’agir de l’État. Une telle interprétation serait conforme au principe de sécurité juridique en droit international (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 150, 8 novembre 2016).

2. La Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe

176. La Commissaire aux droits de l’homme avance que le lien étroit des ressortissants retenus dans les camps avec leurs États de nationalité et l’influence déterminante que ces États ont sur leur situation, en décidant de les rapatrier ou non, établissent une forme d’« autorité ou de contrôle » au sens de la décision M.N. et autres précitée (§ 113), et en conséquence un exercice de juridiction aux fins de l’article 1 de la Convention.

3. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et le Défenseur des droits

177. Selon la CNCDH, la France exerce un contrôle sur la situation des ressortissants français retenus dans les camps syriens car elle décide de leur maintien dans ces lieux. Se prévalant d’articles parus dans la presse concernant un plan de rapatriement collectif des djihadistes français et de leurs enfants prévu pour le premier trimestre 2019, non mis en œuvre, et finalement qualifié par le ministre de l’Intérieur d’« hypothèse » de travail parmi d’autres hypothèses, elle en déduit que le non-rapatriement est le fruit d’un arbitrage politique et d’une décision souveraine des autorités françaises. Elle observe au surplus que ces autorités ont pu, à plusieurs reprises, avec la collaboration des gardes kurdes qui contrôlent les camps, procéder à des rapatriements. Elle en conclut que les ressortissants français qui y sont retenus relèvent de la juridiction de la France.

178. Le Défenseur des droits estime que la juridiction de la France est établie à plusieurs égards. Il soutient, premièrement, que la France exerce une influence décisive sur les FDS qui contrôlent les camps. Citant des communiqués de presse du MEAE et de l’Élysée du 30 mars 2018 selon lesquels la France « œuvre pour la stabilisation des zones libérées de Daech dans le nord de la Syrie » ainsi que pour la structuration d’une « gouvernance » dans cette zone, il fait valoir qu’elle a mis en place un partenariat militaire et diplomatique avec les FDS. Il se réfère également aux communiqués de presse relatant les rapatriements (paragraphes 26 et 27 ci-dessus) et à un communiqué du 19 avril 2019 de la présidence de la République relatant la réception d’une délégation des FDS durant laquelle « [le président] les a assurés de la poursuite du soutien actif de la France dans la lutte contre Daech, qui continue de représenter une menace pour la sécurité collective, et notamment dans la gestion des combattants terroristes faits prisonniers et de leurs familles ». Le Défenseur considère, deuxièmement, que la demande de retour des enfants et de leurs mères relève nécessairement de la juridiction de la France. Troisièmement, il estime qu’en refusant le rapatriement, les autorités font perdurer une situation qui met la vie des personnes retenues dans les camps en danger. Enfin, il estime qu’un lien juridictionnel découle de l’ouverture de procédures judiciaires en France, ce qui implique de garantir le respect des droits protégés par l’article 6 de la Convention.

4. Les Rapporteures spéciales des Nations Unies (La Rapporteure spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, la Rapporteure spéciale sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires et la Rapporteure spéciale des Nations Unies sur la traite des personnes, en particulier les femmes et les enfants)

179. Les deux premières Rapporteures spéciales estiment que les personnes retenues dans le nord-est de la Syrie relèvent de la juridiction des États de nationalité car ils ont la capacité d’influencer directement sur certains de leurs droits dans les camps par la mise en application de leurs lois, par exemple en délivrant des documents d’identité ou en autorisant du personnel médical à procéder à des vérifications de filiation. Elles soulignent que les États de nationalité sont les mieux placés, et les seuls, pour assurer la protection de leurs ressortissants, en particulier des enfants, et se réfèrent à cet égard à l’Observation générale no 36 adopté par le CDH sur l’article 6 du PIDCP qui précise, au paragraphe 63, qu’« un État partie a l’obligation de respecter et de garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire, et à toutes les personnes relevant de sa compétence, c’est-à-dire à toutes les personnes dont la jouissance du droit à la vie dépend de son pouvoir ou de son contrôle effectif, les droits reconnus à l’article 6. Cela inclut les personnes se trouvant à l’extérieur de tout territoire effectivement contrôlé par l’État mais qui sont affectées par ses activités militaires ou autres de manière directe et raisonnablement prévisible » (CCPR/C/GC/36, 3 septembre 2019).

180. Les États qui exercent un contrôle de facto sur les droits fondamentaux de leurs ressortissants dans les camps en Syrie seraient tenus de prévenir la violation de ces droits. La question de savoir si un État exerce un tel contrôle est une question de fait ; les facteurs d’appréciation incluraient le lien étroit entre les actes de l’État et la violation alléguée, le degré et l’étendue de la coopération, de l’engagement et de la communication avec les autorités détenant les enfants et leurs tuteurs, la mesure dans laquelle l’État d’origine peut mettre fin à la violation des droits de ses ressortissants et la mesure dans laquelle un autre État ou un acteur non étatique peut le soutenir à cette fin.

181. La Rapporteure spéciale des Nations Unies sur la traite des personnes soutient que les États membres du Conseil de l’Europe sont responsables de la protection, y compris en dehors de leur territoire, des victimes et des victimes potentielles de la traite (paragraphe 233 ci-dessous) lorsqu’elles risquent de subir de graves violations des droits de l’homme ou lorsque leur vie est menacée.

5. Reprieve

182. Selon Reprieve, l’absence de reconnaissance d’un lien juridictionnel entre les résidents des camps du nord-est de la Syrie et leur État de nationalité, et d’une responsabilité des États contractants vis-à-vis de leurs nationaux, exposent ces derniers à des violations graves des droits de l’homme et les laissent dans un vide juridique total.

6. Le Centre des droits de l’homme de l’université de Gand

183. L’intervenant considère que la capacité de protection de la France et le lien patent de nationalité sont suffisants à entraîner la juridiction de cet État, au vu en particulier de l’impossibilité pour les parents de protéger eux-mêmes leurs enfants et de l’incapacité ou la réticence de l’« État » territorial d’exercer son autorité sur ces derniers et de les prendre en charge. Ne pas admettre de lien juridictionnel dans ces circonstances créerait un vide inacceptable dans la protection des droits de l’homme. D’après l’intervenant, la juridiction de l’État défendeur découle également de l’application extraterritoriale inhérente à la nature du droit d’entrer dans le pays dont on est le ressortissant garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no4.

C. Appréciation de la Cour

1. Les principes applicables

184. La Cour a établi un certain nombre de principes dans sa jurisprudence relative à l’article 1. Ainsi, aux termes de cette disposition, l’engagement des États contractants se borne à « reconnaître » (en anglais « to secure ») aux personnes relevant de leur « juridiction » les droits et libertés énumérés. La « juridiction » au sens de l’article 1 est une condition sine qua non. Elle doit avoir été exercée pour qu’un État contractant puisse être tenu pour responsable des actes ou omissions à lui imputables qui sont à l’origine d’une allégation de violation des droits et libertés énoncés dans la Convention (Catan et autres c. République de Moldova et Russie [GC], nos 43370/04 et 2 autres, § 103, CEDH 2012 (extraits), et la jurisprudence y citée). La notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention doit être comprise comme reflétant la conception de cette notion en droit international public (Ukraine c. Russie (Crimée) (déc.) [GC], nos 20958/14 et 38334/18, § 344, 16 décembre 2020).

185. En ce qui concerne le sens à donner à la notion de « juridiction » au sens de l’article 1 de la Convention, la Cour a souligné que, du point de vue du droit international public, la compétence juridictionnelle d’un État est principalement territoriale. Elle est présumée s’exercer normalement sur l’ensemble du territoire de l’État concerné. Conformément à l’article 31 § 1 de la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969, la Cour a interprété les termes « relevant de leur juridiction » en prenant comme point de départ le sens ordinaire devant être attribué à ces termes et en tenant compte du contexte ainsi que de l’objet et du but de la Convention. Or, si le droit international n’exclut pas un exercice extraterritorial de sa juridiction par un État, les éléments ordinairement cités pour fonder pareil exercice (nationalité, pavillon, notamment) sont en règle générale définis et limités par les droits territoriaux souverains des autres États concernés. Cela étant, la Cour a reconnu que, par exception au principe de territorialité, des actes des États parties accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire pouvaient s’analyser en l’exercice par eux de leur juridiction au sens de l’article 1 de la Convention. Dans chaque cas, c’est au regard des faits particuliers de l’affaire qu’a été appréciée l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant de conclure à un exercice extraterritorial par l’État concerné de sa juridiction (M.N. et autres, précité, §§ 98-99 et 101-102 et la jurisprudence y citée, et Géorgie c. Russie (II), précité, § 82).

186. La Cour a reconnu dans sa jurisprudence que, par exception au principe de territorialité, la juridiction d’un État contractant au sens de l’article 1 peut s’étendre aux actes de ses organes qui déploient leurs effets en dehors de son territoire. Premièrement, la juridiction de l’État peut naître des actes des agents diplomatiques ou consulaires présents en territoire étranger conformément aux règles du droit international dès lors que ces agents exercent une autorité et un contrôle sur autrui. Deuxièmement, la Cour a conclu à l’exercice extraterritorial de sa juridiction par l’État contractant qui, en vertu du consentement, de l’invitation ou de l’acquiescement du gouvernement local, assume l’ensemble ou certaines des prérogatives de puissance publique normalement exercées par celui-ci. Par conséquent, dès lors que, conformément à une règle de droit international coutumière, conventionnelle ou autre, ses organes assument des fonctions exécutives ou judiciaires sur un territoire autre que le sien, un État contractant peut être tenu pour responsable des violations de la Convention commises dans l’exercice de ces fonctions, pourvu que les faits en question soient imputables à lui et non à l’État territorial. En outre, dans certaines circonstances, le recours à la force par des agents d’un État opérant hors de son territoire peut faire passer sous la juridiction de cet État, au sens de l’article 1, toute personne se retrouvant ainsi sous le contrôle de ceux-ci. Il est clair que dès l’instant où l’État, par le biais de ses agents, exerce son contrôle et son autorité sur un individu, et par voie de conséquence sa juridiction, il pèse sur lui en vertu de l’article 1 une obligation de reconnaître à celui-ci les droits et libertés définis au titre I de la Convention qui concernent son cas. En ce sens, dès lors, les droits découlant de la Convention peuvent être « fractionnés et adaptés » (Al‑Skeini et autres, précité, §§ 133-137 et la jurisprudence y citée, et Géorgie c. Russie (II), précité, §§ 114 et 115).

187. Le principe voulant que la juridiction de l’État contractant au sens de l’article 1 soit limitée à son propre territoire connaît une exception lorsque, à la suite d’une action militaire – légale ou non –, l’État exerce un contrôle effectif sur une zone située en dehors de son territoire (ibidem, § 115). L’obligation d’assurer dans une telle zone le respect des droits et libertés garantis par la Convention découle du fait de ce contrôle, qu’il s’exerce directement, par l’intermédiaire des forces armées de l’État ou par le biais d’une administration locale subordonnée. L’article 1 fait obligation à l’État contractant de reconnaître sur le territoire en question la totalité des droits matériels énoncés dans la Convention et dans les Protocoles additionnels qu’il a ratifiés, et les violations de ces droits lui sont imputables (Al-Skeini et autres, précité § 138, et la jurisprudence y citée).

188. Enfin des circonstances particulières d’ordre procédural ont pu justifier l’application de la Convention en raison d’événements qui ont eu lieu en dehors du territoire de l’État défendeur (M.N. et autres, précité, § 107). Dans l’affaire M.N. et autres précitée, la Cour a précisé que le simple fait pour un requérant d’engager une procédure dans un État partie avec lequel il n’a aucun lien de rattachement ne pouvait suffire à établir la juridiction de cet État à son égard. Elle a considéré qu’en décider autrement aboutirait à consacrer une application quasi-universelle de la Convention sur la base du choix unilatéral de tout individu, où qu’il se trouve dans le monde, et donc à créer une obligation illimitée pour les États parties d’autoriser l’entrée sur le territoire de toute personne qui risquerait de subir un traitement contraire à la Convention en dehors de leur juridiction (§ 123 et la référence citée). En revanche, même si le caractère extraterritorial des faits éventuellement à l’origine de l’action peut avoir des conséquences sur l’applicabilité de l’article 6 de la Convention et sur le résultat final de la procédure, il ne peut en aucun cas en avoir sur la compétence ratione loci et ratione personae de l’État en question. En raison de l’existence d’une procédure civile devant les juridictions nationales, l’État est tenu par l’article 1 de la Convention de garantir dans le cadre de cette procédure le respect des droits protégés par l’article 6. S’agissant d’un grief tiré de cette disposition, la Cour estime qu’à partir du moment où une personne introduit une action civile devant les juridictions d’un État, il existe indiscutablement un « lien juridictionnel » au sens de l’article 1 de la Convention, et ce sans préjuger de l’issue de la procédure (Markovic et autres, précité, § 54, M.N. et autres, précité, §§ 107 et 122). En outre, la Cour rappelle que si les autorités d’enquête ou les organes judiciaires d’un État contractant ouvrent au sujet d’un décès qui s’est produit en dehors de la juridiction dudit État leur propre enquête pénale ou leurs propres poursuites en vertu de leur droit interne (par exemple sur le fondement de dispositions relatives à la compétence universelle ou du principe de la personnalité active ou passive), l’ouverture de ladite enquête ou de ladite procédure peut suffire à établir un lien juridictionnel aux fins de l’article 1 entre l’État en question et les proches de la victime qui saisissent ultérieurement la Cour. Cela étant, même en l’absence d’une telle enquête ou procédure, un lien juridictionnel peut être établi. Bien que l’obligation procédurale découlant de l’article 2 n’entre en jeu en principe que pour l’État sous la juridiction duquel la victime se trouvait au moment de son décès, des « circonstances propres » à l’espèce peuvent justifier de s’écarter de cette approche (Güzelyurtlu et autres, précité, §§ 188, 190 et 192 à 196).

2. Application en l’espèce

a) Remarques liminaires sur la portée de l’appréciation de la Cour

189. Au vu des observations des requérants qui suggèrent d’appliquer de manière spécifique les critères d’exercice de la juridiction extraterritoriale tels qu’énoncés dans l’affaire M.N. et autres, la Cour doit examiner si l’on peut considérer que du fait, d’une part, du lien de nationalité qui rattache leurs proches à l’État défendeur et, d’autre part, de la décision de ce dernier de ne pas les rapatrier, et donc de ne pas exercer sa compétence diplomatique ou consulaire à leur égard, ils sont susceptibles de relever de sa juridiction aux fins des articles 3 et 3 § 2 du Protocole no 4. Dans cette perspective, la présente affaire l’amène à se pencher sur la possibilité qu’elle a admis que l’obligation de l’État au titre de l’article 1 de reconnaître les droits découlant de la Convention soit « fractionnée et adaptée » (paragraphe 186 ci-dessus). De plus, c’est la première fois qu’elle est appelée à se prononcer sur l’existence d’un lien juridictionnel entre un État et ses « ressortissants » à l’égard d’un grief tiré de l’article 3 § 2 du Protocole no 4. Les rares affaires qu’elle a examinées sur le terrain de cette disposition portaient sur la compatibilité de mesures de bannissement de membres des familles royales ou le défaut de délivrance de documents de voyage avec le droit d’entrer (paragraphes 207 et 210 ci-dessous).

190. Comme la Cour l’a récemment rappelé dans l’affaire Géorgie c. Russie (II), précité, § 82, sa jurisprudence reconnaît un certain nombre de circonstances exceptionnelles susceptibles d’emporter exercice par l’État contractant de sa juridiction à l’extérieur de ses propres frontières. Dans chaque cas, c’est au regard des faits particuliers de la cause qu’il faut apprécier l’existence de pareilles circonstances exigeant et justifiant que la Cour conclue à un exercice extraterritorial de sa juridiction par l’État. Dans la présente espèce, pour déterminer si la Convention et ses Protocoles additionnels trouvent à s’appliquer, la Cour se prononcera successivement sur chacun des aspects suivants : le « contrôle » de la France sur la zone dans laquelle les proches des requérants sont détenus, le lien juridictionnel découlant de l’ouverture des procédures, et, enfin, le lien de rattachement à l’État (nationalité et compétence diplomatique ou consulaire) au regard de chacune des dispositions en jeu.

b) Sur le contrôle de la France sur la zone

191. La Cour relève, d’une part, que la présence militaire française au sein de la coalition internationale est peu importante (paragraphe 12 ci-dessus) et que les pièces des dossiers n’établissent pas que les soldats français mènent des opérations dans les camps d’Al-Hol ou de Roj. Rien aux dossiers n’indique que l’administration locale, en particulier les FDS qui contrôlent les camps, serait subordonnée aux autorités françaises parce qu’elle bénéficierait de leur part d’un soutien militaire ou d’autre nature décisif susceptible d’emporter l’exercice par la France de sa juridiction extraterritoriale sur la zone en question. La Cour constate, d’autre part, que si L., M. et leurs enfants sont jusqu’à preuve du contraire sous le contrôle des FDS, l’État français, dont l’ambassade en Syrie est fermée depuis 2012, n’a pas engagé d’actions à leur égard par le biais d’agents ou de militaires présents sur le territoire syrien et n’exerce, par conséquent, aucun « contrôle » sur eux (comparer avec Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni (déc.), no 61498/08, § 88, 30 juin 2009 et, a contrario, Hassan et autres c. France, nos 46695/10 et 54588/10, § 39, 4 décembre 2014).

192. La Cour conclut, ce qui n’est du reste pas contesté par les parties, que la France n’exerce pas de « contrôle effectif » sur le territoire du nord-est syrien ni d’« autorité » ou de « contrôle » sur les proches des requérants retenus dans les camps de cette région.

c) Sur le lien juridictionnel découlant de l’ouverture des procédures

193. Si les requérants soutiennent que l’ouverture des procédures pénales en France à l’encontre de leurs filles ainsi que l’engagement à leur initiative des procédures devant le juge des référés traduisent l’exercice de la compétence personnelle de l’État et, partant, un titre de juridiction au sens de l’article 1 de la Convention, la Cour ne considère pas cet argument valable pour les raisons suivantes.

194. Premièrement, à la différence des affaires Güzelyurtlu et autres et Gray sur lesquelles ils s’appuient pour souligner la compétence pénale des États exercée à l’étranger (Hanan, précité, § 133) et qui concernent une initiative de ces États se situant dans le cadre de leurs obligations procédurales sous l’angle de l’article 2 de la Convention (M.N. et autres, précité, § 122), les procédures pénales engagées par les autorités françaises à l’encontre de L. et M. pour participation à une association de malfaiteurs à caractère terroriste ne portent pas sur les violations alléguées devant la Cour. Ces procédures n’ont donc pas d’impact sur le point de savoir si les faits dénoncés par les requérants sur le terrain des articles 3 et 3 § 2 du Protocole no 4 relèvent de la juridiction de la France. À ce sujet, la Cour prend note des préoccupations exprimées par le Gouvernement et les gouvernements intervenants qui craignent qu’une interprétation contraire reviendrait à dissuader les États d’ouvrir des enquêtes sur le fondement de leur droit interne ou sur celui de leurs obligations internationales s’agissant des personnes impliquées dans des actes de terrorisme s’ils étaient tenus, sur cette seule base, de leur garantir les droits protégés par la Convention alors qu’elles ne sont pas sous leur « contrôle » effectif (mutatis mutandis, Hanan, § 135).

195. Deuxièmement, la Cour considère que l’engagement de procédures par les requérants devant les juridictions internes ne suffit pas, en soi, à établir la juridiction de la France à l’égard de leurs proches. À cet égard, elle rappelle que dans l’affaire M.N. et autres, elle a considéré que le simple fait pour les requérants, ressortissants syriens qui s’étaient vu refuser des visas pour rejoindre la Belgique, d’engager une procédure dans cet État, ne constituait pas une circonstance exceptionnelle suffisante pour déclencher un lien juridictionnel s’agissant de leur grief matériel formulé au titre de l’article 3 de la Convention, contrairement à la situation des ressortissants belges cherchant à bénéficier de la protection de leur ambassade (§§ 118 et 121 à 123). En l’espèce, elle considère qu’il y a lieu de s’en tenir au critère de la teneur du grief (voir, également, Markovic, précité, §§ 4 et 49-51 et Abdul Wahab Khan (déc.), no 11987/11, § 28, 28 janvier 2014) et de confirmer que l’engagement de procédures au niveau national n’a pas d’incidence directe sur la question de savoir si les griefs matériels des requérants relèvent de la juridiction de la France au sens de l’article 1 de la Convention. La Cour en conclut que le seul engagement des procédures au niveau national n’a pas constitué une circonstance suffisante pour déclencher un lien juridictionnel extraterritorial entre les proches des requérants et la France, au sens de l’article 1 de la Convention, s’agissant des article 3 de la Convention et 3 § 2 du Protocole no 4 invoqués dans les présentes requêtes.

196. Eu égard à ce qui précède, et en l’absence, dans la présente affaire, d’autres circonstances d’ordre procédural de nature à créer un lien juridictionnel avec la Convention, la Cour considère que l’engagement des procédures au niveau national tant par les autorités françaises que par les requérants n’entraîne pas la juridiction de la France et, partant, l’application de la Convention.

d) Sur l’existence d’un lien de rattachement à l’État

197. La Cour doit encore examiner si des circonstances exceptionnelles tenant au lien de nationalité qui unit les proches des requérants à l’État défendeur ainsi qu’à la compétence diplomatique alléguée de ce dernier à leur égard pour les protéger des traitements subis dans les camps du nord-est syrien et les en sortir emportent sa compétence ratione loci pour examiner les requêtes.

i. Article 3

198. La Cour estime que les requérants ne sauraient soutenir que la nationalité française de leurs proches constitue un facteur de rattachement suffisant à l’État pour établir un lien juridictionnel entre eux et cet État car une telle position reviendrait à exiger de ce dernier le respect de l’article 3 de la Convention en dépit du fait qu’il n’exerce aucun « contrôle », au sens de sa jurisprudence, dans les camps du nord-est de la Syrie où seraient infligés les mauvais traitements dénoncés (comparer avec M.N.et autres, précité, § 118, et Chypre c. Turquie, décision de la Commission précitée, § 8).

199. Par ailleurs, la Cour considère que la seule invocation par les requérants de la capacité opérationnelle de rapatriement de la France, au titre de l’exercice normal de sa compétence personnelle fondée sur la nationalité au sens du droit international public ou au titre d’une forme de contrôle ou d’autorité qu’elle n’aurait pas exercée, à tort, dans le cas de leurs proches, ne suffit pas à caractériser l’existence d’une circonstance exceptionnelle de nature à déclencher un lien juridictionnel extraterritorial. Comme le soulignent le Gouvernement et les gouvernements intervenants, il ne saurait être soutenu, pour les motifs suivants, que le refus d’intervenir de l’État français constituerait une omission qui fonde l’exercice de sa juridiction à l’égard du grief tiré de l’article 3 de la Convention.

200. Premièrement, la seule circonstance que des décisions prises au niveau national ont eu un impact sur la situation de personnes résidant à l’étranger n’est pas de nature à établir la juridiction de l’État concerné à leur égard en dehors de son territoire (M.N. et autres, précité, § 112).

201. Deuxièmement, si les requérants soutiennent que le refus de rapatrier leurs proches a été opposé en toute connaissance de cause de leur situation et que les opérations de rapatriements effectuées par la France entre 2019 et 2021 démontrent l’exercice d’un contrôle et d’une autorité sur ses ressortissants détenus dans les camps syriens, la Cour relève que ni le droit interne (paragraphes 80 à 83 ci‑dessus) ni le droit international, qu’il s’agisse du droit coutumier relatif à la protection diplomatique et consulaire (paragraphes 89 à 94 ci-dessus) ou des résolutions du Conseil de sécurité (paragraphes 111 à 113 ci-dessus), n’impose à l’État d’agir en faveur de ses ressortissants et de les rapatrier. En outre, elle rappelle que la Convention ne garantit pas le droit à une protection diplomatique ou consulaire (M. et autres c. Italie et Bulgarie, no 40020/03, § 127, 31 juillet 2012, Mediterraneum joint-venture et 10 autres requêtes c. Italie (déc.), no 351/05, 29 avril 2008).

202. Troisièmement, à supposer qu’il faille admettre, comme les requérants, que la situation dans laquelle se trouvent leurs proches ne relève pas des situations classiques en matière de protection diplomatique et consulaire, définies et limitées par les droits territoriaux souverains des États de résidence, et que seule la France vers laquelle ils se sont tournés est susceptible de leur porter assistance, la Cour considère que ces circonstances ne sont pas de nature à établir la juridiction de cet État à leur égard. En effet, et malgré la volonté affichée des autorités locales non étatiques que les États rapatrient leurs ressortissants, la France doit négocier avec elles le principe et les conditions de toute opération qu’elle déciderait d’entreprendre. Il lui revient par ailleurs d’organiser la mise en œuvre d’une telle opération, qui se déroulera inévitablement en Syrie.

203. En définitive, la Cour est d’avis que les requérants ne peuvent pas valablement soutenir que la seule décision des autorités françaises de ne pas rapatrier leurs proches a pour résultat de les placer dans le champ d’application de la juridiction de l’État français s’agissant des traitements subis dans les camps syriens sous contrôle kurde. Une telle extension du champ d’application de la Convention ne trouve aucun appui dans la jurisprudence (voir, mutatis mutandis, Abdul Wahab Khan, précité, § 27).

ii. Article 3 § 2 du Protocole no 4

204. Les requérants soutiennent que la qualité de national de L., M. et de leurs enfants constitue, avec l’application extraterritoriale par nature de l’article 3 § 2 du Protocole no 4, un critère de rattachement suffisant à l’État défendeur, à tout le moins aux fins de cette disposition, laquelle dispose :

« Nul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire de l’État dont il est le ressortissant. »

205. La Cour relève que le droit d’entrer garanti par cette disposition concerne spécifiquement les « ressortissants » de cet État à l’exclusion des étrangers. Il diffère en cela du principe qui se dégage de l’énoncé de l’article 1 qui accorde le bénéfice de la Convention à toute personne qu’elle qu’en soit la nationalité. Il va de soi dès lors que la nationalité française de L. et M., et leur souhait de rentrer en France, en toute connaissance de cause, après y avoir vécu toute leur vie, pour rejoindre leur famille qui y réside constituent des éléments de rattachement juridiques et factuels forts à l’État défendeur aux fins de l’article 3 § 2 du Protocole no 4. La Cour considère néanmoins que le fait que l’article 3 du Protocole no 4 ne s’applique qu’aux nationaux ne peut passer pour une circonstance suffisante aux fins d’établir la juridiction de la France au sens de l’article 1 de la Convention.

206. Si la nationalité constitue un élément ordinairement pris en compte pour fonder l’exercice extraterritorial de sa juridiction par un État (Bankovic, précité, § 59), elle ne saurait constituer un titre de juridiction autonome. En effet, la protection des proches des requérants par la France passe en l’espèce, comme l’ont indiqué les juridictions internes, par l’engagement de négociations avec les autorités kurdes qui les détiennent, voire une intervention sur le territoire qu’elles administrent.

207. La Cour constate, par ailleurs, que la décision de refus opposée aux requérants n’a pas privé formellement leurs proches du droit d’entrer sur le territoire ni ne les a empêchés de le faire. Ils ne sont pas vus privés du droit d’entrer parce que l’État défendeur n’aurait pas procédé aux formalités requises par le droit interne et les réglementations internationales pour garantir leur entrée sur le territoire ou qu’il n’aurait pas délivré les documents de voyage nécessaires pour qu’ils franchissent la frontière et assurer leur retour (voir, par exemple, Marangos c. Chypre, no 31106/96, décision de la Commission du 20 mai 1997, Momcilovic c. Croatie (déc.), no 59138/00, 29 août 2002). Cette décision ne relève donc pas de l’exercice par l’État de ses prérogatives classiques de puissance publique à la frontière, qui suffirait à attraire les proches des requérants, de nationalité française, sous la juridiction territoriale de la France, laquelle commence à la ligne frontalière (N.D. et N.T. c. Espagne [GC], nos 8675/15 et 8697/15, § 109, 13 février 2020). La Cour se réfère ici en particulier à la position du Gouvernement qui, dans ses observations écrites sur le grief tiré de l’article 3 § 2 du Protocole no 4 et à l’audience, a indiqué que si les proches des requérants se présentaient à la frontière, ils ne seraient pas refoulés et pourraient entrer sur le territoire national (paragraphe 218 ci-dessous).

208. Pour autant, la question se pose de savoir si leur situation extra-frontalière peut avoir des conséquences sur la compétence ratione loci et ratione personae de l’État français. Pour y répondre, la Cour doit tenir compte du fait que la disposition concernée fait partie d’un traité pour la protection effective des droits de l’homme, et que la Convention doit se lire comme un tout et s’interpréter de manière à promouvoir sa cohérence interne et l’harmonie entre ses diverses dispositions. Elle doit également prêter attention au but et au sens de l’article 3 § 2 du Protocole no 4, lesquels doivent eux-mêmes s’analyser en vertu du principe, solidement ancré dans sa jurisprudence, selon lequel la Convention doit être interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires (voir, parmi beaucoup d’autres, Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, § 24, série A no 32, N.D. et N.T., précité, § 171).

209. Or, comme le rappellent les parties, l’article 3 § 2 du Protocole no 4 suppose par nature la possibilité que le droit garanti s’applique à la relation existante entre un État partie et ses ressortissants si ces derniers se trouvent hors de son territoire ou d’un territoire sur lequel il exerce un contrôle effectif. En effet, limiter l’invocabilité du droit d’entrer garanti par cette disposition aux ressortissants se trouvant déjà sur le territoire de cet État ou sous son contrôle effectif reviendrait à le rendre inopérant dès lors que l’article 3 § 2 du Protocole no 4 n’offrirait dans ce cas aucune protection réelle du droit d’entrer pour ceux qui, d’un point de vue pratique, auraient le plus besoin de cette protection, c’est-à-dire les personnes qui veulent entrer ou revenir sur le territoire de l’État de nationalité. Tant l’objet que la portée de ce droit supposent qu’il puisse bénéficier aux ressortissants de l’État partie qui se trouvent en dehors de sa juridiction. Ainsi, ni le libellé de l’article 3 § 2 du Protocole no 4, ni les travaux préparatoires de ce Protocole qui s’inspirent des autres sources de droit international, en particulier de l’article 12 § 4 du PIDCP, ne limitent le droit d’entrer aux ressortissants qui se trouvent déjà sous la juridiction de l’État de nationalité (voir le § 19 de l’Observation générale no 27, paragraphe 97 ci-dessus).

210. La Cour souligne également que la mondialisation croissante place les États face à de nouveaux défis au regard du droit d’entrer sur le territoire national. Une longue période s’est écoulée depuis la rédaction du Protocole no 4. La prohibition absolue de l’expulsion des nationaux, et le droit absolu d’entrer correspondant qui en résulte, trouvent leur origine dans la volonté d’interdire définitivement l’exil, qui apparaissait comme incompatible avec les principes démocratiques modernes. Ce fondement historique est reflété par la jurisprudence datée de la Commission et de la Cour saisies de griefs relatifs à la compatibilité de mesures de bannissement des membres de maisons royales avec le droit d’entrer garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4 (Victor-Emmanuel De Savoie c. Italie ((radiation), no 53360/99, 24 avril 2003, Association « Regele Mihai » c. Roumanie no 26916/95, décision de la Commission du 4 septembre 1995, Habsburg-Lothringen c. Autriche, no 15344/89, décision de la Commission du 14 décembre 1989). Depuis cette époque, la mobilité internationale n’a cessé de s’intensifier, dans un monde de plus en plus interconnecté, où de nombreux ressortissants s’installent ou voyagent à l’étranger. Dès lors, l’interprétation des dispositions de l’article 3 du Protocole no 4 doit se faire à la lumière de ce contexte, qui pose de nouveaux défis aux États en termes de sécurité et de défense dans le domaine de la protection diplomatique et consulaire, du droit international humanitaire et de la coopération internationale.

211. Les travaux de la Commission du droit international montrent les évolutions du débat sur l’utilité de la protection diplomatique en tant qu’instrument de protection des droits de l’homme (paragraphes 91 et 92 ci-dessus). Le droit d’entrer se trouve au cœur de problématiques liées à la lutte contre le terrorisme et à la sécurité nationale, comme le montrent notamment l’adoption de législations concernant le contrôle et la prise en charge des retours sur le territoire national des personnes parties à des fins de terrorisme (paragraphes 71 à 75 ci-dessus et 231 ci-dessous). Si l’article 3 § 2 du Protocole no 4 devait s’appliquer seulement aux ressortissants qui se trouvent à la frontière nationale ou dépourvus de documents de voyage, il se verrait privé d’effet utile à l’égard des phénomènes contemporains précités.

212. Dans ce contexte, il ne peut être exclu que certaines circonstances tenant à la situation de la personne qui prétend entrer sur le territoire de l’État dont elle est la ressortissante en se fondant sur les droits qu’elle tire de l’article 3 § 2 du Protocole no 4, puissent faire naître un lien juridictionnel avec cet État aux fins de l’article 1 de la Convention. La Cour considère toutefois qu’elle n’a pas à déterminer in abstracto ces circonstances car elles dépendront nécessairement des spécificités de chaque cause et peuvent varier considérablement d’une affaire à l’autre.

213. Dans la présente espèce, elle estime que doivent être prises en compte, outre le lien de rattachement juridique entre l’État et ses nationaux, les circonstances particulières suivantes qui sont liées à la situation des camps du nord-est syrien. Premièrement, les requérants ont effectué plusieurs demandes officielles de retour et d’assistance auprès des autorités nationales aux fins d’enjoindre à l’État défendeur de remplir leurs proches du droit qu’ils tirent de cette disposition (paragraphes 44, 45, 48 et 54 ci-dessus). Deuxièmement, ces demandes ont été formulées sur le fondement des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe, alors que la vie et l’intégrité physique de leurs proches étaient menacées de manière réelle et immédiate tant du point de vue des conditions de vie et de sécurité dans les camps, considérées comme incompatibles avec le respect de la dignité humaine (paragraphes 17, 24 et 25 ci-dessus et paragraphes 230, 232, 238 et 239 ci-dessous), que de la situation d’extrême vulnérabilité dans laquelle ils se trouvaient, compte tenu de leur âge, s’agissant des enfants (Khan c. France, no 12267/16, § 74, 28 février 2019, X et autres c. Bulgarie [GC], no 22457/16, § 197, 2 février 2021), et de leur santé. Troisièmement, compte tenu des modalités et de la durée de leur détention, les intéressés ne sont pas en mesure de quitter les camps ou un autre endroit où ils seraient détenus au secret pour rejoindre le territoire national sans l’assistance des autorités françaises, se trouvant dans l’impossibilité matérielle de rejoindre la frontière française ou une autre frontière étatique de laquelle ils seraient remis à ces autorités (paragraphes 25 ci-dessous et 232 ci-dessus). La Cour note, enfin, que les autorités kurdes ont indiqué leur volonté de remettre les femmes détenues de nationalité française et leurs enfants aux autorités nationales (paragraphes 26 et 29 ci-dessus et paragraphes 240 et 268 ci-dessous).

214. Dans ces conditions, la Cour conclut qu’il existe des circonstances propres à établir la juridiction de la France au sens de l’article 1 à l’égard du grief tiré de l’article 3 § 2 du Protocole no 4.

e) Conclusion

215. En résumé, la Cour considère que les proches des requérants ne relèvent pas de la juridiction de la France à l’égard du grief tiré de l’article 3 de la Convention. En conséquence, le grief tiré de cette disposition est incompatible avec les dispositions de la Convention et, dès lors, irrecevable conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

216. La Cour estime en revanche que la juridiction de la France est établie au titre de la violation alléguée de l’article 3 § 2 du Protocole no 4. Par conséquent, les proches des requérants se trouvent sous la juridiction de l’État défendeur aux fins de cette disposition et au sens de l’article 1 de la Convention. Quand elle appréciera ce grief sur le fond, la Cour déterminera l’étendue et la portée des obligations pesant sur la France au titre de l’article 3 § 2 du Protocole no 4 dans les circonstances de l’espèce.

V. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 § 2 DU PROTOCOLE No 4

217. Les requérants soutiennent que leurs proches sont arbitrairement privés du droit d’entrer sur le territoire national du fait de l’inaction des autorités françaises. Ils considèrent que ces dernières doivent les rapatrier afin de protéger effectivement leur droit au retour en France.

Aux termes de l’article 3 du Protocole no 4[1] :

« 1. Nul ne peut être expulsé, par voie de mesure individuelle ou collective, du territoire de l’État dont il est le ressortissant.

2. Nul ne peut être privé du droit d’entrer sur le territoire de l’État dont il est le ressortissant. »

A. Sur la recevabilité

218. La Cour observe que le Gouvernement pose la question de savoir si la situation des proches des requérants entre dans le champ d’application de l’article 3 § 2 du Protocole no 4, étant donné que cette disposition ne s’applique pas à la situation de personnes souhaitant revenir dans leur pays mais qui en sont empêchées pour des raisons matérielles. Elle ne s’appliquerait que lorsqu’un ressortissant se présente pour entrer dans son pays et ne créerait donc pas d’obligation positive pour les États, en particulier d’organiser le rapatriement de leurs ressortissants. À l’audience, il a réitéré que les proches des requérants ne font l’objet d’aucune interdiction de se rendre en France et qu’ils ne seraient pas refoulés à la frontière s’ils s’y présentaient, précisant que de nombreux ressortissants français ayant quitté le nord-est syrien ont pu, dans le cadre du « protocole Cazeneuve », un accord de coopération policière entre la France et la Türkiye, rejoindre la France depuis le territoire turc. Le Gouvernement n’a cependant pas formulé d’exception d’irrecevabilité du grief pour incompatibilité ratione materiae, concluant que « la France n’a jamais porté atteinte à l’article 3 du Protocole no 4 ». L’absence d’une telle exception ne dispense pas en principe la Cour de s’assurer qu’elle est compétente pour connaître du grief tiré de l’article 3 § 2 du Protocole no 4 (Blečić c. Croatie [GC], no 59532/00, § 67, CEDH 2006‑III). Toutefois, dès lors qu’elle a reconnu que l’État défendeur a exercé sa juridiction extraterritoriale dans les circonstances particulières de l’espèce (paragraphes 213 et 214 ci-dessus), la Cour abordera la question du champ d’application de cette disposition à l’occasion de son examen au fond de l’affaire.

219. À la lumière des arguments des parties, la Cour considère que le grief soulève sous l’angle de la Convention d’importantes questions de droit et de fait qui appellent un examen au fond. Il s’ensuit que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été constaté. Dès lors, il convient de le déclarer recevable.

B. Sur le fond

1. Arguments des parties

a) Les requérants

220. Les requérants déduisent de la formulation de l’article 3 § 2 du Protocole no 4, des travaux préparatoires et de l’interprétation qu’ont retenue les instances internationales de l’article 12 § 4 du PIDCP dont il s’inspire explicitement que cette disposition consacre un véritable « droit d’entrer sur le territoire national » soumis au contrôle de la Cour.

221. Ils soutiennent ensuite que la France prive leurs proches de leur droit d’entrer sur le territoire national par son abstention d’agir. Une privation du droit d’entrer ne résulterait pas uniquement de mesures prises par l’État au niveau législatif, administratif ou judiciaire pour « priver » ou « empêcher » d’entrer sur le territoire, comme une condamnation à l’exil, la déchéance de nationalité, le refoulement à la frontière, la confiscation de documents de voyage ou le refus de les délivrer. L’affaire C.B. c. Allemagne (no 22012/93, décision de la Commission du 11 janvier 1994, non publiée) fait référence à une mesure de privation plus ou moins formelle, ce qui indiquerait a priori qu’une privation du droit d’entrer peut résulter à la fois d’actions de l’État, formelles, mais également d’inactions. Quant à la jurisprudence internationale, la CIADH et le CDH auraient considéré qu’une abstention de l’État peut constituer une privation du droit d’entrer (paragraphes 100 et 102 ci-dessus). Pour les requérants, si l’impossibilité d’entrer sur le territoire de leurs filles et de leurs petits-enfants résulte de leur détention par les FDS, la France ne saurait être considérée comme totalement étrangère à cette situation. Ils soulignent que c’est contre leur gré que les FDS les détiennent et qu’ils se retrouvent, de fait, bannis du territoire national.

222. S’appuyant sur la jurisprudence relative aux obligations de l’État au titre de l’article 1 de la Convention (Ilaşcu et autres c. Moldova et Russie [GC], no 48787/99, § 33, CEDH 2004‑VII) et sur le principe d’effectivité de la garantie des droits mis en œuvre à l’égard des articles 3 et 4 de la Convention, les requérants font valoir que l’article 3 § 2 du Protocole no 4 renfermerait, de la même manière, des obligations positives à la charge de l’État pour assurer la protection et pour garantir le droit d’entrer sur le territoire national. Selon eux, la France aurait en l’espèce manqué à son obligation positive de prendre les mesures nécessaires pour garantir le droit d’entrer sur le sol français de L., M. et leurs enfants alors qu’ils se trouvaient dans l’impossibilité matérielle de retourner sur le territoire national, qu’elle connaissait leur situation et qu’ils avaient formulé des demandes de rapatriement. Ils considèrent le rapatriement comme le seul moyen possible de garantir l’effectivité du droit de rentrer. Une telle mesure ne constituerait pas un fardeau excessif pour l’État pour les raisons suivantes : la majorité des parties prenantes aux affaires est en faveur d’un tel retour, la situation sécuritaire n’a jamais empêché les rapatriements, la France a la capacité matérielle et logistique – il s’agirait d’affréter un avion et une dizaine d’agents -, d’autres États ont rapatrié leurs ressortissants et des partenariats peuvent être mis en place.

223. La position des autorités françaises reposerait sur des considérations uniquement politiques, qui ne tiendraient pas compte de la balance des intérêts en cause et du caractère absolu du droit d’entrer qui doit jouer dans l’évaluation de la marge d’appréciation laissée à l’État pour la réalisation de son obligation positive. La condamnation radicale et inconditionnelle de l’exil, et donc de l’expulsion des nationaux, à l’origine du Protocole no 4, confère, selon les requérants, au droit d’entrer sur le territoire de l’État de nationalité le même caractère absolu. Le fait d’avoir quitté volontairement son pays serait indifférent : le droit de revenir sur le sol national ne saurait être empêché ni par le droit en vigueur ni par la pratique de l’État. Dès lors, la décision de ne pas rapatrier L., M. et leurs enfants serait arbitraire, puisqu’elle serait injuste, imprévisible et inappropriée dès lors que d’autres ressortissants français ont été rapatriés sans qu’il soit possible d’établir sur quels critères ces rapatriements reposaient. La judiciarisation de L. et de M. et l’absence d’intention des FDS de les juger révèleraient, à leurs yeux, l’inconsistance de la position des autorités françaises.

224. Les requérants déplorent l’absence de voies de recours en droit français pour faire valoir leur grief tiré du droit d’entrer sur le territoire national. Ni les recours auprès de l’exécutif ni les voies juridictionnelles n’auraient permis un tel examen car ils n’étaient ni disponibles (faute de réponse des autorités sur le fond des doléances et de l’absence de compétence des autorités juridictionnelles pour les examiner), ni effectifs. Sur ce dernier point, les requérants font valoir que les autorités exécutives n’ont pas répondu à leur demande de rapatriement et que la base légale de leurs décisions implicites de refus est inconnue. À supposer même que cette dernière existerait, sa mise en œuvre serait tout à fait imprévisible, l’État ayant procédé au rapatriement de plusieurs autres ressortissants. Quant aux décisions des juridictions administratives, qui reposent sur la théorie jurisprudentielle des actes de gouvernement, elles seraient également arbitraires dès lors que le juge ne s’est pas interrogé sur la conformité de la mise en œuvre de cette théorie avec les circonstances particulières des espèces et les questions qu’elles soulèvent au regard de la Convention avant de conclure à son incompétence.

b) Le Gouvernement

225. Le Gouvernement considère qu’aucune obligation positive ne découle de l’article 3 § 2 du Protocole no 4. Ce texte, proche de l’article 12 § 4 du PIDCP, aurait été conçu contre l’instauration de règles et de législations, dans les États, visant à interdire le retour de certains nationaux. L’existence d’une obligation positive à cet égard, lorsque les ressortissants d’un État ne sont pas en mesure de revenir sur le territoire national, ne découlerait pas de la décision C.B. précitée et ne trouverait aucun appui dans le rapport explicatif, l’observation générale relative à l’article 12 § 4 précitée ou la jurisprudence internationale. Il serait inconsidéré de créer un nouveau droit de ce type, au mépris des considérations d’ordre public, de la charge qu’une obligation de rapatriement ferait peser sur les États du point de vue matériel et financier et de l’atteinte à la souveraineté de ces derniers qui en découlerait (voir, également, les arguments développés au paragraphe 159 ci-dessus). À l’audience, le Gouvernement a rappelé le pouvoir discrétionnaire des États en matière de protection consulaire et plaidé qu’aucune obligation de rapatriement ne pouvait découler de l’article 3 § 2 du Protocole no 4. La réalisation ponctuelle de rapatriements humanitaires de certains mineurs dans des conditions difficiles ne préjugerait pas de la faisabilité de ces opérations à l’égard d’autres individus et dans un contexte incertain. Si de telles missions devaient avoir pour effet de faire relever la situation des proches des stipulations de l’article 3 § 2 du Protocole no 4, cela ne pourrait avoir qu’un effet dissuasif sur la conduite par les États de telles opérations, de crainte qu’une action humanitaire ne devienne une obligation pour l’avenir. En outre, la judiciarisation des filles des requérants en France ne saurait davantage servir de prétexte à l’établissement d’une obligation positive : à supposer qu’elles fassent l’objet d’un mandat d’arrêt, à dimension internationale, celui-ci ne mettrait nullement à la charge de l’État une obligation de l’exécuter hors des frontières, les officiers de police judicaire n’étant pas compétents pour réaliser des arrestations à l’étranger et la coopération pénale internationale n’étant pas envisageable en l’absence de rétention par un État souverain.

226. Le Gouvernement rappelle la position de la France selon laquelle L. et M. doivent être jugées sur place, les FDS partageant ce point de vue à l’égard des femmes combattantes. Cette politique serait motivée par des considérations de justice et par des impératifs de sécurité et de protection de la population française ; le retour des adultes pourrait permettre à Daech de retrouver une capacité d’action sur le territoire français. Leurs enfants, eux, ont vocation à être rapatriés si elles y consentent et si les conditions le permettent. Le Gouvernement précise que le retour des enfants est conditionné à l’accord des autorités de l’AANES, accord qui n’est pas automatiquement acquis dès lors que ces autorités sont hostiles au traitement différencié des mères et de leurs enfants.

227. Quant au contrôle juridictionnel effectué en l’espèce du refus des autorités françaises de prendre des mesures en vue du retour des proches des requérants, le Gouvernement explique qu’il repose sur le fait que la conduite des relations internationales résulte du programme politique mis en œuvre par le gouvernement à la suite d’élections démocratiques et sur l’existence de souverainetés concurrentes d’autres États. Les demandes litigieuses échappent ainsi au contrôle du juge qui ne peut connaître de la conduite des relations internationales ni enjoindre au Gouvernement des négociations ou des actes sans contrevenir au droit international.

228. L’application de la théorie des actes de gouvernement n’aurait pas empêché le juge administratif de porter une appréciation sur l’ensemble des données communiquées à sa connaissance et de rendre des décisions dénuées d’arbitraire. Comme dans l’affaire Markovic précitée, le juge aurait procédé à un véritable contrôle de la nature des actes demandés pour décider de leur interférence ou non avec l’action diplomatique du gouvernement. Dans la requête no 24384/19, les requérants ont pu présenter leurs arguments, au cours d’une audience et dans leurs mémoires écrits, sur l’existence ou non d’un acte de gouvernement, de sorte qu’ils ont eu un accès à un tribunal bien que limité « puisqu’ils n’ont pu obtenir une décision sur le bien-fondé » (mutatis mutandis, Markovic, précité, § 115). Dans la requête no 44234/20, le Gouvernement précise qu’il n’y a pas eu d’audience car les précédentes affaires similaires avaient abouti à une décision d’incompétence manifeste de la juridiction administrative. Le juge judiciaire a également rejeté la demande des requérants après s’être prononcé sur la conventionalité des actes de gouvernement (paragraphe 58 ci-dessus).

2. Arguments des tiers intervenants

a) Les gouvernements tiers

229. Les gouvernements considèrent que les proches des requérants ne sont pas privés du droit d’entrer sur le territoire, l’article 3 § 2 du Protocole no 4 ne contenant pas d’obligation positive de les rapatrier ou de les aider à rejoindre la frontière, même dans le but de faire avancer les procédures pénales pendantes en France. Ils considèrent qu’une telle approche est conforme avec la décision C.B. précitée, confirmée par la décision Rasul Guliyev contre Azerbaïdjan ((déc.), no 35584/02, 27 mai 2004).

b) La Commissaire aux droits de l’homme

230. La Commissaire aux droits de l’homme souligne l’actualité de ses appels des 25 mai 2019 et 30 janvier 2020 aux États membres pour le rapatriement de leurs ressortissants. Elle fait valoir l’importante détérioration des conditions de vie dans les camps sur les plans sanitaire et sécuritaire au cours des derniers mois et le caractère impératif et urgent de cette mesure, en particulier pour les mineurs, en vue de leur donner une chance de retrouver une vie normale sur le territoire national. Le rapatriement constitue à ses yeux la seule mesure de nature à mettre un terme à la violation continue de leurs droits les plus essentiels. Une approche au cas par cas dans ce domaine ne trouverait aucune justification car tous les enfants sont soumis à un risque imminent d’atteinte irréparable à leur vie, à leur intégrité physique et à leur développement. En outre, et afin de garantir leur intérêt supérieur, les mineurs ne devraient pas être séparés de leur mère au cours des rapatriements, ces dernières pouvant être déférées à la justice de leur pays, comme c’est le cas des ressortissantes françaises sous le coup de mandats d’arrêt émis par des juges antiterroristes.

231. La Commissaire souligne que les femmes détenues ne seront pas poursuivies ni jugées sur place. Leur rapatriement et leur remise aux autorités judiciaires de leur pays de nationalité permettraient aux juges internes de faire aboutir les procédures pénales engagées à leur encontre et de concourir au respect des intérêts des victimes d’actes terroristes. Elle rappelle le devoir des États membres du Conseil de l’Europe de lutter contre le terrorisme, ce qui implique la nécessité de traduire en justice les terroristes et d’atténuer ainsi le risque de menace terroriste. Un nombre croissant d’experts du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, mais aussi de juges antiterroristes, comme en France, s’accorderaient pour considérer que le rapatriement est un enjeu de sécurité à long terme. Pour relever ce défi délicat, la Commissaire souligne que les États peuvent s’appuyer sur le savoir-faire des États qui ont déjà rapatrié, de ceux qui ont mis en place des dispositifs d’encadrement des retours et sur les nombreux outils développés par les organisations internationales notamment par les Nations Unies.

c) Les Rapporteures spéciales des Nations Unies

232. Selon les Rapporteures, le retour des personnes concernées dans le pays d’origine est un impératif qui découle de la situation sur place et des dangers auxquels sont confrontés les femmes et les enfants vulnérables. Il devrait se faire soit directement, soit par l’intermédiaire de partenaires (d’autres États, des acteurs non étatiques et des organisations humanitaires) avec lesquels la coopération doit être renforcée pour identifier les personnes retenues, les faire sortir en toute sécurité des camps, prévoir leur transport aérien et garantir leur assistance humanitaire avant, pendant et après leur transfert. Les rapporteures spéciales sur la lutte antiterroriste et les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires soulignent la responsabilité des États d’origine auxquels il incombe de faire cesser les graves violations des droits de l’homme dont sont victimes leurs ressortissants dans les camps. Leur rapatriement et leur retour seraient les préalables indispensables au respect de leurs obligations internationales de traduire en justice, réhabiliter et réintégrer les femmes et enfants ayant des liens avec les groupes terroristes, et de protéger les enfants. Ils permettraient également de mettre fin à des détentions arbitraires prohibées en toutes circonstances et de manière absolue par le droit international coutumier, alors qu’aucune évaluation n’a été faite des risques et de la légalité de la détention des ressortissants français résidant dans les camps.

233. La rapporteure spéciale sur la traite des êtres humains explique que la traite des femmes et des enfants dans des zones en proie à un conflit armé s’inscrit dans l’idéologie de groupes terroristes et peut servir à alimenter diverses formes d’exploitation, notamment l’exploitation sexuelle, les mariages forcés ou le travail forcé. Dans les camps du nord-est de la Syrie, et comme indiqué notamment par la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne (A/HRC/46/55, 11 mars 2021), certaines femmes seraient victimes de traite ou d’exploitation sexuelle après avoir été forcées ou préparées à rejoindre l’EIIL. S’appuyant sur la jurisprudence pertinente de la Cour en la matière, elle rappelle les obligations positives découlant de l’article 4 de la Convention, et le devoir des États d’identifier les victimes ou potentielles victimes, de les protéger et de ne pas les punir, sans quoi ils se rendent complices de traitements inhumains ou de torture (Rapport du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (2016), A/HRC/31/57, § 41). Ces exigences seraient d’autant plus impératives à l’égard des enfants détenus dans les camps qui font, d’après les informations dont elles disposent, l’objet de discrimination en raison de l’affiliation de leurs parents à l’EIIL et d’une stigmatisation qui favoriserait leur isolement, leur recrutement par des groupes armés et leur exploitation. L’assistance aux victimes de traite dans les camps du nord-est de la Syrie requiert nécessairement leur rapatriement dans leur État de nationalité, en vertu de l’article 8 du Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants ou de l’article 16 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains aux termes duquel « La Partie dont une victime est ressortissante (…) facilite et accepte, en tenant dûment compte des droits, de la sécurité et de la dignité de cette personne, le retour de celle-ci sans retard injustifié ou déraisonnable ».

d) La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) et le Défenseur des droits

234. La CNCDH souligne que le droit français n’a pas suivi l’évolution de certains autres États membres du Conseil de l’Europe, comme l’Espagne, qui ont consacré l’existence d’un droit au recours à l’encontre de décisions pourtant apparentées à des actes de gouvernement, lorsqu’elles mettent en cause les droits fondamentaux des justiciables. Elle estime que l’immunité juridictionnelle dont bénéficie la décision d’un ministre, y compris une abstention d’agir, constitue une atteinte au droit à un recours effectif lorsque cette décision met en cause les droits de l’homme. Les difficultés auxquelles sont confrontées les autorités nationales sur la scène internationale ne devraient pas justifier une incompétence a priori du juge, mais plutôt intervenir dans l’appréciation de la légalité de leurs agissements.

235. Le Défenseur soutient que les limitations au droit d’entrer sur le territoire national devraient être exceptionnelles et il considère qu’il appartient à la Cour de vérifier qu’elles ne sont pas arbitraires selon les critères suivants : l’existence d’une base légale de la décision ou mesure de limitation, l’examen concret par les autorités de la demande des enfants en tenant compte de leur situation, de leur vulnérabilité et de leur intérêt supérieur, l’absence de protection consulaire dans la zone et de perspective quant à l’évolution de leur situation ainsi que l’existence de garanties procédurales afin de faire valoir le droit d’entrée sur le territoire. Il ajoute que les recommandations qu’il avait faites au Gouvernement d’adopter des mesures effectives pour faire cesser la détention des enfants français et de leurs mères dans sa décision du 22 mai 2019 (paragraphe 22 ci-dessus) n’ont pas été suivies d’effet, alors que ces derniers ne disposent pas d’un recours effectif permettant d’obtenir un examen par le juge du grief tiré de l’article 3 § 2 du Protocole no 4.

e) La Clinique des droits de l’homme

236. Selon la Clinique des droits de l’homme, les pratiques relatives au rapatriement observées en Europe et ailleurs peuvent être classées en trois catégories : rapatriement sélectif, différencié ou massif. Les pratiques de la France et de quelques autres États européens (Belgique, Pays-Bas), relèveraient de la première catégorie, pour des raisons d’ordre sécuritaire, logistique ou de juridiction, tandis que d’autres pays (Allemagne, Finlande) auraient opté pour une approche aussi restrictive mais davantage ouverte sur les impératifs humanitaires. Ces pratiques relèveraient également de la deuxième catégorie, puisque la France a rapatrié des enfants particulièrement vulnérables et a refusé le retour des mères qui, selon elle, doivent être jugées sur place. Plusieurs États européens ont adopté la même politique (Belgique, Pays-Bas, Allemagne) mais certains autres, comme la Finlande ou la Norvège, ont opté pour une politique proactive à l’égard des enfants, malgré les réactions négatives de leurs opinions publiques. La Belgique aurait indiqué récemment qu’elle pratiquerait une politique du cas par cas aussi à l’égard des mères belges détenues. Dans la troisième catégorie figurent en premier lieu les États-Unis qui ont procédé au rapatriement de leurs ressortissants détenus en Syrie et en Irak depuis 2019 et ont exhorté les États alliés de la coalition à en faire de même. Le Kosovo, la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine du Nord ont pratiqué un rapatriement massif de leurs ressortissants de Syrie et d’Irak (plus de cent cinquante de leurs citoyens) tout comme la Fédération de Russie, l’Azerbaïdjan et plusieurs pays d’Asie centrale, lesquels seraient responsables de plus de 60 % du total des rapatriements.

237. La Clinique des droits de l’homme estime que « l’opinion publique » constitue l’obstacle majeur que rencontrent les États européens qui souhaitent rapatrier. Elle invite ces États à s’inspirer de l’expérience du Kosovo qui a décidé, en avril 2019, de rapatrier cent dix ressortissants à l’insu du public. En outre, elle soutient que si les considérations d’ordre public sont primordiales, elles sont à mettre en balance avec les profils des ressortissants concernés, extrêmement différents, parmi lesquels figurent des enfants et des personnes objectivement jugées non dangereuses. S’agissant des combattants et des partisans de l’EIIL, la Clinique considère que leur rapatriement est le meilleur moyen pour les services de sécurité de s’assurer qu’ils ont un contrôle sur ces personnes. Elle indique encore que l’argument de l’État défendeur tenant au manque de moyens matériels et financiers pour procéder aux rapatriements n’est pas opérant car l’obligation de protection des citoyens français est une exigence d’ordre constitutionnel qui s’impose aux autorités nationales. De plus, selon elle, la faisabilité de telles opérations est avérée : le nombre de femmes et d’enfants concernés par rapport à la population française est faible, la France dispose de la capacité institutionnelle pour les prendre en charge et elle peut compter sur un soutien international (proposition d’aide des États-Unis en 2019, UNICEF) pour les rapatrier ou les assister dans leur réintégration.

f) Rights and security international

238. RSI souligne le caractère indigne des conditions de détention dans les camps. Outre leur nature (paragraphe 25 ci-dessus), l’organisation déplore concrètement l’installation de tentes en plastique qui ne protègent pas du froid, des intempéries et des incendies ainsi que le manque de nourriture, l’accès à des installations sanitaires rudimentaires ne respectant pas les conditions minimales d’hygiène et l’accès aux soins largement insuffisant au regard des maladies liées à la malnutrition, à la mauvaise qualité de l’eau, aux troubles post-traumatiques et au stress. Elle alerte aussi sur les violences sexuelles subies par les femmes et les enfants et indique que le taux de naissance dans l’Annexe du camp serait de trois enfants pour mille femmes alors qu’aucun homme n’y vit, ce qui soulève de graves questions sur les risques d’abus sexuels. Par ailleurs, RSI considère qu’aucune distinction, s’agissant du rapatriement, ne devrait être faite entre les enfants et leur mère : les enfants dans le camp n’ont que leur mère pour référence et il serait dangereux pour leur développement de les séparer d’elles ; dans le même temps, les cas des femmes ne devraient pas être examinés selon leur seul statut de mère car elles sont soumises à de graves violations de leurs droits elles aussi.

g) Reprieve

239. Se fondant sur son travail de terrain mené depuis 2017, et le suivi en particulier de quarante-trois femmes et enfants de douze États européens détenus dans les camps du nord-est syrien, Reprieve souligne la situation d’extrême vulnérabilité des ressortissants étrangers et le risque en conséquence qu’ils soient confrontés à de très graves violations des droits fondamentaux. L’organisation indique que les personnes détenues vivent dans des conditions qui mettent gravement en péril leur vie et leur dignité en violation des articles 2 et 3 de la Convention. Elles se trouvent en danger réel et immédiat d’être victimes de traite des êtres humains (ou, dans certains cas, de re-traite s’agissant des femmes qui, dès leur arrivée en Syrie, avaient déjà été emmenées dans des maisons contrôlées par les combattants de l’EIIL) et d’exploitation sous toute forme par les recruteurs de l’EIIL ou d’autres groupes criminels présents dans les camps se servant de leur « abandon » par leurs gouvernements pour opérer leurs crimes. Elles risqueraient aussi d’être transférées en Irak où elles pourraient être soumises à la torture et condamnées à la peine de mort. Reprieve déplore la situation de vide juridique dans laquelle les ressortissants étrangers se trouvent du fait du refus de les rapatrier, ce qui accroît leur vulnérabilité, et ce d’autant plus qu’ils n’ont aucun contact avec l’extérieur, qu’ils ne peuvent pas recevoir de l’aide de leur famille en raison des sanctions contre le régime syrien et que les ONG sur place fournissent une aide insuffisante et limitée notamment en ce qui concerne la nourriture et les médicaments.

h) Avocats sans frontières

240. Avocats sans frontières (ASF), qui a mené des missions au Kurdistan irakien et au Rojava en décembre 2020 et février 2021, rappelle que la France a plusieurs fois indiqué qu’elle souhaitait juger ses ressortissants « au plus près du lieu où ils ont commis les crimes ». Or, s’agissant du traitement judiciaire au Rojava, qui n’est pas un État, ASF constate, d’une part, que les tribunaux kurdes n’ont pas les moyens de juger les combattants étrangers ni de rassembler les éléments de preuve suffisants en ce qui concerne les femmes et, d’autre part, que la création d’un tribunal international spécial (ad hoc) par une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU n’est pas envisageable en raison des positions divergentes des États‑Unis, de la France et de la Russie sur ce point. C’est la raison pour laquelle le commandant en chef des FDS a, encore une fois, le 29 mars 2021 appelé les États à rapatrier leurs ressortissants. D’autres voies de judiciarisation ont émergé pour les ressortissants étrangers détenus au Rojava dans les pays limitrophes. En Syrie, où certains combattants locaux de l’EIIL auraient été jugés, la situation des droits de l’homme resterait très problématique. En Irak, pays sur lequel de nombreux pays s’appuient pour juger leurs ressortissants, dont la France, la situation serait également très préoccupante compte tenu des défaillances du système judiciaire : la torture serait omniprésente et tolérée par la justice irakienne, les condamnations à la peine de mort seraient systématiques (onze français auraient été condamnés à cette peine en 2019 par la Cour pénale centrale de Bagdad) et la justice serait secrète, expéditive et dénuée de toute garantie du procès équitable (absence d’instruction, droits de la défense bafoués, accès à l’avocat entravé, défaillance de la protection consulaire, caractère inhumain des conditions de détention).

241. S’agissant du traitement judiciaire en France, ASF rappelle que l’ensemble des ressortissantes françaises détenues dans les camps du nord-est syrien sont judiciarisées et font l’objet d’un mandat d’arrêt international. La justice antiterroriste française bénéficie de moyens spécifiques lui permettant de répondre au changement de nature et d’intensité des enjeux liés au terrorisme : un parquet national anti-terroriste a été créé par la loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice, les forces de l’ordre bénéficient du Fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes, plusieurs procédures peuvent être utilisées lors de la phase de jugement (circuit court, correctionnalisation, cour d’assises). Le système pénitentiaire est lui aussi doté de spécificités permettant la détention provisoire systématique de toute personne revenant de Syrie ainsi qu’une surveillance particulière de la détention après la condamnation.

i) Le Centre des droits de l’homme de l’université de Gand

242. S’appuyant sur les travaux de la CDI (paragraphe 92 ci-dessus), la jurisprudence de la CIJ concernant la protection diplomatique et consulaire (paragraphe 94 ci-dessus), l’article 9 de la directive (EU) 2015/637 (paragraphe 135 ci-dessus) et, de manière plus générale, la prise en compte croissante des droits subjectifs dans la mise en œuvre de la protection diplomatique, le Centre soutient que l’État de nationalité doit exercer sa protection diplomatique et consulaire en faisant tout ce qu’il est raisonnablement possible d’exiger de lui pour soustraire ses ressortissants des camps : si le rapatriement ne devait pas être considéré comme une mesure raisonnable, d’autres formes d’assistance consulaire doivent être tentées, comme la délivrance de documents de voyage, la prise de contact avec des ONG sur place pour qu’elles les aident à se rendre dans l’ambassade la plus proche ou la demande d’assistance à une autre ambassade. Il insiste sur la vulnérabilité des enfants qui doivent être assistés, si possible sans être séparés de leurs parents. Il plaide en faveur d’une obligation positive de l’État de tout faire pour rapatrier ou faciliter l’entrée de ses ressortissants, vu comme le « complément logique » du principe de non-refoulement, aux fins de garantir l’effectivité du droit d’entrer dans son pays lu en combinaison avec les articles 2 et 3 de la Convention. L’État serait tenu par une telle obligation en cas de violation grave des droits fondamentaux et après avoir évalué la situation et la vulnérabilité de ses citoyens. Le fait de s’attendre à ce que cet État agisse découle de la nationalité du requérant et de la lecture des articles 2 et 3 de la Convention combinée avec l’article 3 § 2 du Protocole no 4. Le Centre insiste également sur le caractère absolu du droit d’entrer garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4 et soutient que des considérations liées à la sécurité nationale ne sont pas susceptibles de priver un national du droit d’entrer dans son pays.

3. Appréciation de la Cour

a) Interprétation de l’article 3 § 2 du Protocole no 4

243. La Cour estime nécessaire de préciser, dans le cadre du présent litige, le sens à attribuer à l’article 3 § 2 du Protocole no 4 selon les principes relatifs à l’interprétation de la Convention tels qu’ils ont été rappelés dans l’arrêt Magyar Helsinki Bizottság précité (§§ 118 à 125 ; voir, également, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 134, 21 juin 2016).

244. Selon les termes de l’article 3 § 2 du Protocole no 4, nul ne peut être « privé du droit d’entrer sur le territoire de l’État dont il est le ressortissant ». La Cour constate que les travaux préparatoires du Protocole no 4 confirment que les rédacteurs avaient pour intention d’inclure dans la liste des droits que protègent la Convention et le premier Protocole additionnel certains droits civils et politiques qui n’y figurent pas (paragraphe 125 ci-dessus). L’intitulé du Protocole no 4 à la Convention et son préambule visent d’ailleurs clairement ces autres « droits et libertés ». De plus, le membre de phrase « nul ne peut (…) » implique le principe d’égalité de traitement de tous les citoyens dans l’exercice du droit d’entrer (mutatis mutandis, 44774/98 Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, § 152, CEDH 2005‑XI). Ainsi, l’article 3 § 2 du Protocole no 4 consacre bien un droit d’entrer du ressortissant sur le territoire national, à l’instar des textes équivalents de la DUDH, de la Charte africaine et de la CIDE (paragraphes 95 et 108 ci-dessus).

245. Seuls les ressortissants de l’État concerné peuvent se prévaloir du droit d’entrer ainsi garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4 (Nada, précité, § 164, Nessa et autres c. Finlande (déc.), no 31862/02, 6 mai 2003, « Regele Mihai » c. Roumanie, no 6916/95, décision de la Commission du 14 décembre 1989 et S. c. la République Fédérale d’Allemagne, no 11659/85, décision de la Commission du 17 octobre 1986). L’obligation correspondante de respecter et de garantir ce droit incombe uniquement à l’État dont est ressortissant la personne alléguant être victime de la violation de cette disposition (§ 29 du rapport explicatif, paragraphe 128 ci-dessus).

246. L’article 3 du Protocole no 4 s’intitule « L’interdiction de l’expulsion des nationaux » et le paragraphe premier de cette disposition énonce cette interdiction. On pourrait déduire du contexte qu’en principe, la disposition est limitée, et l’article 3 § 2 aussi, aux cas d’une « expulsion » antérieure, ce qui exclurait son application aux situations dans lesquelles le ressortissant soit a quitté volontairement le territoire national et s’est vu ensuite refuser le droit d’y entrer soit n’y a jamais résidé, comme dans le cas d’enfants nés à l’étranger désirant y entrer pour la première fois. Une telle limitation ne trouve cependant pas d’appui dans l’énoncé de l’article 3 § 2. Par ailleurs, les travaux préparatoires ne révèlent pas d’intention d’écarter les situations précitées : ils indiquent au contraire que la disposition s’inspire des normes du droit international relatives au droit, général, d’entrer dans son pays, et en particulier de l’article 12 § 4 du PIDCP qui inclut les personnes qui n’y sont encore jamais entrées (§ 19 de l’Observation générale no 27, paragraphe 97 ci-dessus).

247. L’article 3 § 1 du Protocole no 4 n’interdit que l’expulsion des nationaux et non leur extradition. Le droit d’entrer sur le territoire de l’État dont on est le ressortissant ne doit ainsi pas être confondu avec le droit de rester sur le territoire, et il ne confère pas un droit absolu à demeurer sur celui‑ci. Par exemple, et selon le rapport explicatif, un délinquant qui, après avoir été extradé par l’État dont il est le ressortissant, se serait évadé d’une prison de l’État requérant n’aurait pas un droit inconditionnel de trouver refuge dans son pays (§ 28, paragraphe 128 ci-dessus).

248. Le droit d’entrer sur le territoire de l’État dont on est le ressortissant est reconnu en des termes qui n’admettent pas d’exception, à la différence de l’article 12 § 4 du PIDCP qui interdit les privations « arbitraires » du droit de rentrer dans son propre pays. Le CDH a précisé qu’une immixtion dans ce droit, même prévue par la loi, est subordonnée à sa conformité aux objectifs du Pacte ainsi qu’à son caractère raisonnable, eu égard aux circonstances particulières, et que « les cas dans lesquels la privation du droit d’une personne d’entrer dans son propre pays pourrait être raisonnable, s’ils existent, sont rares » (paragraphe 97 ci-dessus). Il ressort des travaux préparatoires du Protocole no 4 que le caractère absolu du droit d’entrer sur le territoire découle, historiquement, de la volonté de prohiber, de manière elle aussi absolue l’exil des nationaux. L’article 3 du Protocole no 4 offre ainsi une protection absolue et inconditionnelle contre l’expulsion des nationaux (Slivenko et autres c. Lettonie (déc.) [GC], no 48321/99, § 77, CEDH 2002‑II (extraits). Cela étant, le droit d’entrer sur le territoire national ne peut pas être utilisé pour paralyser les effets d’une décision d’extradition (paragraphe 247 ci-dessus). Par ailleurs, comme l’article 3 § 2 reconnaît ce droit sans le définir, la Cour admet qu’il y a place pour des limitations implicites par le biais, le cas échéant, de mesures dérogatoires simplement temporaires (mutatis mutandis, Mathieu-Mohin et Clerfayt c. Belgique, 2 mars 1987, § 52, série A no 113 et voir, par exemple, l’hypothèse envisagée dans le contexte de la crise sanitaire mondiale provoquée par la pandémie de covid 19, paragraphe 76 ci‑dessus ; voir, également, le § 26 du rapport explicatif, paragraphe 128 ci‑dessus).

249. La Cour note que lors de l’élaboration du Protocole no 4, le Comité d’experts n’a pas décidé si l’article 3 du Protocole no 4 exclut la possibilité pour un État de priver un de ses ressortissants de sa nationalité afin de l’expulser comme étranger ou de l’empêcher de rentrer dans son pays (paragraphe 127 ci-dessus). Cela étant, bien qu’une telle hypothèse ne soit pas en cause dans les présentes espèces, la Cour rappelle qu’elle n’a pas exclu qu’une privation de nationalité puisse poser un problème au regard de cette disposition (Naumov c. Albanie (déc.), no 10513/03, 4 janvier 2005). Elle a par ailleurs précisé l’étendue de son contrôle d’une telle mesure sous l’angle de l’article 8 de la Convention en s’assurant qu’elle ne soit pas arbitraire (K2 c. Royaume-Uni (déc.), no 42387/13, 7 février 2017, Ghoumid et autres, précité, Usmanov c. Russie, no 43936/18, § 54, 22 décembre 2020 et Hashemi et autres c. Azerbaïdjan, nos 1480/16 et 6 autres, § 47, 13 janvier 2022 ; voir, également, sur la possibilité qu’une privation de nationalité puisse constituer une privation arbitraire du droit d’entrer dans son pays garanti par l’article 12 § 4 du PIDCP, § 21 de l’Observation générale no 27, paragraphe 97 ci-dessus).

250. La Cour relève également que le libellé de l’article 3 § 2 du Protocole no 4 se limite à interdire la privation du droit d’entrer sur le territoire national. Il ressort de l’interprétation majoritaire de la portée d’une telle interdiction qu’elle correspond à une obligation négative de l’État qui doit s’abstenir de priver un national de son droit d’entrer sur le territoire (voir les paragraphes 100 et 102 ci-dessus pour les rares exemples en sens contraire). Pris au sens littéral, le champ d’application de l’article 3 § 2 du Protocole no 4 se limite aux seules mesures d’interdiction formelles de retour sur le territoire. Cela étant, la Cour rappelle que dans la décision C.B. précitée, la Commission a précisé que la mesure de privation peut être plus ou moins formelle. Ainsi, comme les requérants le soulignent, il n’est pas exclu que des mesures informelles ou indirectes qui privent de facto le national de la jouissance effective de son droit de rentrer puissent, selon les circonstances, être incompatibles avec cette disposition. La Cour rappelle à cet égard qu’un obstacle de fait peut enfreindre la Convention à l’égal d’un obstacle juridique (Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 26, série A no 18). En outre, elle a déjà souligné que l’exécution d’un engagement assumé en vertu de la Convention appelle parfois des mesures positives de l’État ; en pareil cas, celui-ci ne saurait se borner à demeurer passif et « il n’y a (…) pas lieu de distinguer entre actes et omissions » (mutatis mutandis, Airey, précité, § 25, Marckx c. Belgique, 13 juin 1979, § 31, série A no 31, et De Wilde, Ooms et Versyp c. Belgique (article 50), 10 mars 1972, § 22, série A no 14).

251. Certaines obligations positives inhérentes à l’article 3 § 2 du Protocole no 4 pèsent déjà sur l’État afin de garantir effectivement l’entrée sur le territoire national. Il s’agit de mesures qui découlent traditionnellement de l’obligation pour cet État de délivrer des documents de voyage aux nationaux en vue de leur garantir le passage à la frontière (voir, par exemple, Marangos contre Chypre et Momcilovic contre Croatie précités).

252. La Cour réitère, s’agissant des principes relatifs aux obligations positives, que selon le principe général d’interprétation de l’ensemble des dispositions de la Convention et de ses Protocoles, il est essentiel que la Convention soit interprétée et appliquée d’une manière qui en rende les garanties concrètes et effectives et non pas théoriques et illusoires (Muhammad et Muhammad c. Roumanie [GC], no 80982/12, § 122, 15 octobre 2020 et les références citées au paragraphe 208 ci-dessus). De plus, l’exercice effectif des droits garantis peut, dans certaines circonstances, imposer à l’État de mettre en œuvre des mesures opérationnelles (voir, parmi de nombreux exemples, Kurt c. Autriche [GC], no 62903/15, §§ 157 et suivants, 15 juin 2021). Sans qu’il soit question de remettre en cause le caractère « absolu » du droit d’entrer garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4, qui ne prévoit pas de restrictions explicites, la Cour souligne encore que, s’agissant de la mise en œuvre de ce droit et comme dans d’autres contextes, l’étendue des obligations positives variera inévitablement en fonction de la diversité des situations dans les États contractants et des choix à faire en termes de priorités et de ressources. Ces obligations ne doivent pas être interprétées de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif (mutatis mutandis, Verein gegen Tierfabriken Schweiz (VgT) c. Suisse (no 2) [GC], no 32772/02, § 81, CEDH 2009, Kurt, précité, § 158 et X. et autres, précité, § 182). S’agissant du choix de mesures concrètes particulières, la Cour a dit à maintes reprises que, dans les cas où les États contractants sont tenus de prendre des mesures positives, le choix de celles-ci relève en principe de leur marge d’appréciation. Étant donné la variété des moyens propres à garantir les droits protégés par la Convention, le fait pour l’État concerné de ne pas mettre en œuvre une mesure déterminée prévue par le droit interne ne l’empêche pas de remplir son obligation positive d’une autre manière (Boudaïeva et autres c. Russie, nos 15339/02 et 4 autres, §§ 134 et 135, CEDH 2008 (extraits), Lopes de Sousa Fernandes c. Portugal [GC], no 56080/13, § 216, 19 décembre 2017).

b) Sur l’existence d’un droit au rapatriement

253. Les requérants invitent la Cour à consacrer une interprétation dynamique du droit d’entrer sur le territoire national entraînant une obligation pour l’État d’agir à l’extérieur de son territoire et d’organiser le rapatriement de leurs proches, à l’instar de ce qu’il a déjà fait pour permettre le retour d’autres enfants. Le Gouvernement et les gouvernements tiers soutiennent que le seul souhait non réalisé des proches des requérants d’entrer ou d’être réadmis en France depuis les camps du nord-est de la Syrie ne suffit pas à les priver de retour au sens ordinaire de ce terme. Ces derniers ne se trouvant pas à la frontière, il ne pèserait sur la France aucune obligation de prendre des mesures pour leur permettre d’entrer sur le territoire national. Le Gouvernement fait valoir en outre la complexité et les difficultés des opérations de rapatriement, compte tenu notamment de la situation sécuritaire incertaine et évolutive de la zone en question.

254. Ces arguments soulèvent la question de savoir si l’État français est tenu de faciliter l’exercice du droit d’entrer des intéressés au titre de ses obligations imposées par l’article 3 § 2 du Protocole no 4, et en particulier s’il doit les rapatrier, étant rappelé que ceux-ci se trouvent dans une situation matérielle qui ne leur permet pas de se présenter à la frontière.

255. La Cour réitère en premier lieu que selon sa jurisprudence, la Convention ne garantit aucun droit à une protection diplomatique que devrait exercer un État contractant en faveur de toute personne relevant de sa juridiction (paragraphe 201 ci-dessus).

256. Elle relève, en second lieu, que la Rapporteure des Nations Unies indique que certains instruments internationaux relatifs à la traite des êtres humains, qu’elle dit sévir dans les camps du nord-est de la Syrie, prévoient que les États doivent rapatrier leurs ressortissants victimes d’un tel traitement (paragraphe 233 ci-dessus). Toutefois, la Cour ne considère pas qu’il résulte de ces instruments l’existence d’un droit général des nationaux qui se trouvent dans ces camps à être rapatriés. Les États restent en effet les acteurs de l’assistance consulaire telle qu’elle est réglementée par la Convention de Vienne qui en définit les conditions d’exercice interprétées de la manière suivante : les droits que tirent les ressortissants en difficulté ou détenus à l’étranger des articles 5 et 36 de la Convention de Vienne ne sont opposables qu’à l’« État de résidence » et cette protection résulte en principe d’un dialogue entre ce dernier et les autorités consulaires (de l’État d’envoi) sur place (paragraphe 94 ci-dessus). Les personnes retenues, comme les proches des requérants, dans les camps contrôlés par un groupe armé non étatique et dont l’État de nationalité n’a pas d’agent consulaire en Syrie ne sont donc pas, en principe, éligibles à réclamer un droit à l’assistance consulaire.

257. Certes, la Cour constate que les FDS ont appelé les États concernés à rapatrier leurs ressortissants et démontré leur coopération à l’occasion de plusieurs rapatriements, effectués notamment par la France. Si ces éléments constituent un indice, dont il faut tenir compte, de la faisabilité de certaines opérations d’assistance, la Cour ne considère pas pour autant qu’ils offrent un fondement à un droit au rapatriement des proches des requérants. Il en va de même du droit international relatif à la protection diplomatique en son état actuel, selon lequel tout acte accompli par l’État dans l’exercice de sa protection diplomatique relève de son pouvoir discrétionnaire (paragraphe 89 ci-dessus ; voir également les travaux de la CDI sur l’évolution des pratiques de certains États, lesquelles ne sont cependant pas encore des règles coutumières, paragraphe 92 ci-dessus), et des instruments internationaux pertinents en l’espèce comme le PIDCP (paragraphe 97 ci‑dessus).

258. Enfin, la Cour constate qu’il n’existe aucun consensus au niveau européen à l’appui d’un droit général au rapatriement aux fins d’entrer sur le territoire national au sens de l’article 3 § 2 du Protocole no 4. Il est vrai qu’il ressort des données dont elle dispose que certains États membres, comme la Belgique par exemple (paragraphe 140 ci-dessus) protègent leurs ressortissants mineurs en leur accordant un droit à une assistance consulaire. De plus, le droit de l’Union européenne consacre un droit à une protection consulaire des citoyens européens non représentés qui peut prendre la forme d’un rapatriement en situation d’urgence (paragraphes 133 et 135 ci-dessus). Néanmoins, il reste que les motifs retenus par les États contractants dans leurs décisions prises à l’égard des demandes de rapatriement varient selon les spécificités de leur législation ou des procédures mises en place et ne révèlent pas l’existence d’un consensus en Europe en faveur d’une telle mesure (paragraphes 138 à 142 ci-dessus).

259. Compte tenu de ce qui précède, la Cour constate qu’aucune obligation de droit international conventionnel ou coutumier ne contraint les États à rapatrier leurs ressortissants. Il en résulte que les citoyens français retenus dans les camps du nord-est de la Syrie ne sont pas fondés à réclamer le bénéfice d’un droit général au rapatriement au titre du droit d’entrer sur le territoire national garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4. À cet égard, la Cour prend note des préoccupations du Gouvernement défendeur et des gouvernements tiers sur le risque qu’il y aurait, en consacrant un tel droit, d’aboutir à la reconnaissance d’un droit individuel à la protection diplomatique qui irait à l’encontre du droit international et du pouvoir discrétionnaire des États.

c) Autres obligations découlant de l’article 3 § 2 du Protocole no 4 dans le contexte des affaires examinées

260. Bien que l’article 3 § 2 du Protocole no 4 ne garantisse pas aux nationaux d’un État qui se trouvent en dehors du territoire de celui-ci un droit général au rapatriement (paragraphes 255 à 259 ci-dessus), la Cour rappelle qu’elle a admis plus haut qu’il peut mettre à la charge de l’État concerné certaines obligations positives à l’égard de ses ressortissants afin de rendre l’exercice de leur droit d’entrer concret et effectif (paragraphes 251 et 252 ci-dessus). Tel est le cas par exemple de l’obligation de leur délivrer des documents de voyage pour franchir une frontière. La Cour rappelle en outre que tel qu’il se dégage des travaux préparatoires du Protocole no 4, l’objet du droit d’entrer sur le territoire de l’État dont on est le ressortissant est d’interdire l’exil des nationaux, mesure de bannissement aux très lourdes conséquences prise par le passé à l’égard de certaines catégories de nationaux (paragraphe 126 ci-dessus). Vu sous cet angle, elle considère que l’article 3 § 2 du Protocole no 4 peut faire naître une obligation positive à la charge de l’État lorsque, eu égard aux particularités d’un cas donné, le refus de cet État d’entreprendre toute démarche conduirait le national concerné à se retrouver dans une situation comparable, de facto, à celle d’un exilé.

261. Toutefois, en raison de la nature et de la portée du droit d’entrer protégé par l’article 3 du Protocole no 4 et de l’absence en droit international d’un droit général au rapatriement, pareille exigence imposée au titre de cette disposition doit recevoir une interprétation étroite et n’obliger les États qu’en présence de circonstances exceptionnelles, par exemple lorsque des éléments extraterritoriaux menacent directement l’intégrité physique et la vie d’un enfant placé dans une situation de grande vulnérabilité. En outre, dans l’examen de la question de savoir si un État a respecté son obligation positive de garantir l’exercice effectif du droit d’entrer sur son territoire protégé par l’article 3 § 2 du Protocole no 4 en présence de pareilles circonstances exceptionnelles, le contrôle se limitera à l’existence d’une protection effective contre l’arbitraire dans la manière dont l’État en question s’est acquitté de son obligation positive au titre de cette disposition.

262. La Cour est consciente des approches variées retenues par les États qui cherchent à concilier les nécessités de la conduite de leurs politiques gouvernementales et le respect des obligations juridiques qui leur incombent en vertu du droit national ou international (paragraphes 138 à 142 ci-dessus). Aux fins de l’application de l’article 3 § 2 du Protocole no 4, l’impossibilité pour toute personne d’exercer son droit d’entrer sur le territoire national doit s’apprécier aussi à la lumière de la politique de retour suivie par l’État concerné et ses conséquences. Toutefois, la Cour doit vérifier la compatibilité de l’exercice par l’État de son pouvoir discrétionnaire avec les principes fondamentaux de l’État de droit et de l’interdiction de l’arbitraire qui sous-tendent la Convention dans son ensemble (voir, mutatis mutandis, Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 342, 15 mars 2022, Al-Dulimi et Montana Management Inc, précité, § 145).

263. La Cour doit dès lors rechercher si la situation des proches des requérants est telle qu’il y a lieu de conclure à l’existence de circonstances exceptionnelles en l’espèce (i.) et, dans l’affirmative, se prononcer sur la question de savoir si le processus décisionnel suivi par les autorités françaises était entouré de garanties appropriées contre l’arbitraire (ii.).

i. Sur la présence de circonstances exceptionnelles

264. En ce qui concerne l’existence de circonstances exceptionnelles de nature, le cas échéant, à déclencher en l’espèce l’obligation d’entourer le processus décisionnel de garanties appropriées contre l’arbitraire, la Cour relève les éléments suivants.

265. Premièrement, les camps du nord-est de la Syrie sont placés sous le contrôle d’un groupe armé non étatique, les FDS, soutenues par une coalition d’États, dont la France, et aidées par le CICR et des organisations humanitaires. Cette situation se distingue des contextes classiques de protection diplomatique ou consulaire et des mécanismes de coopération en matière pénale comme l’extradition ou le transfèrement des personnes condamnées, et se rapproche d’une zone de non-droit (paragraphe 25 ci‑dessus ; mutatis mutandis, Medvedyev et autres c. France [GC], no 3394/03, § 81, CEDH 2010). La seule protection dont bénéficient les proches des requérants relève de l’article 3 commun aux quatre Conventions de Genève et du droit international humanitaire coutumier (paragraphes 122 à 124 ci-dessus)

266. Deuxièmement, les conditions générales dans les camps doivent être considérées comme incompatibles avec les normes applicables en vertu du droit international humanitaire, notamment en ce qui concerne la sécurité et les soins de santé ainsi que la protection générale de la dignité de la personne et l’interdiction des traitements inhumains ou dégradants (paragraphe 122 et les références citées au paragraphe 213 ci-dessus). Les autorités locales kurdes, liées par ces normes, sont les responsables directs des conditions de vie dans les camps. Cela étant, selon l’Article 1 commun aux quatre Conventions de Genève, tous les États parties aux instruments en question – y compris les États de nationalité respectifs comme la France – sont tenus de veiller à ce que ces autorités respectent leurs obligations au titre de l’article 3 commun, en faisant tout ce qui est « raisonnablement en leur pouvoir » pour mettre fin aux violations du droit international humanitaire. Cette obligation peut inclure des contributions aux efforts humanitaires (paragraphes 123 et 124 ci-dessus).

267. Troisièmement, à ce jour, aucun tribunal ou autre organe international d’enquête n’a été mis en place pour décider du sort des femmes détenues dans les camps comme L. et M. La création d’un tribunal pénal international ad hoc est reportée sine die. Il ressort aussi des observations d’ASF que l’AANES ne peut ni ne veut juger ces femmes contre lesquelles elle ne dispose d’aucun élément de preuve. Il n’existe donc aucune perspective de jugement de ces femmes au nord-est syrien (voir également les observations de la Commissaire sur ce point, paragraphe 231 ci-dessus). La France, pour sa part, a engagé des procédures pénales à l’encontre des filles des requérants. La Cour ne dispose d’aucune information sur l’état de ces procédures et n’a pas non plus été informée au sujet du point de savoir si elles peuvent se poursuivre en l’absence des personnes mises en cause. Ces procédures relèvent en partie de ses obligations internationales, et du devoir des États d’enquêter sur les personnes parties à des fins de terrorisme et, le cas échéant, de les poursuivre (paragraphes 111 à 113 ci-dessus). Il ressort cependant des observations d’ASF, non contestées par le Gouvernement (paragraphe 75 ci-dessus), que toutes les ressortissantes françaises détenues dans les camps font l’objet de mandats d’arrêts et seraient déférées à leur arrivée sur le territoire national devant des magistrats qui décideraient de la nécessité de leur mise en détention provisoire en fonction des charges qui pèsent sur elles.

268. Quatrièmement, les autorités kurdes ont appelé à plusieurs reprises les États à rapatrier leurs ressortissants (paragraphes 29 et 240 ci-dessus), faisant valoir les conditions de vie dans les camps, leur incapacité à s’organiser pour garantir leur détention et leur jugement, ainsi que les risques pour la sécurité. Elles ont pour ces raisons et à plusieurs reprises indiqué leur volonté de remettre ces personnes aux autorités nationales concernées et ont démontré, dans la pratique, leur coopération à cet égard, notamment avec la France (paragraphe 26 ci-dessus). Il en résulte, comme l’indiquent certains tiers intervenants (paragraphes 231, 232, 233 et 239 ci-dessus), que le maintien des personnes dans les camps pourrait contribuer à l’insécurité de la zone à court, moyen et long terme, dès lors que des membres de Daech y seraient présents et qu’une reconstitution de cette organisation serait en cours.

269. Cinquièmement, plusieurs organisations internationales et régionales, dont les Nations Unies, le Conseil de l’Europe et l’Union européenne ont appelé dans leurs textes et leurs déclarations les États européens à rapatrier leurs ressortissants détenus dans les camps (paragraphes 115 à 121, 129 à 132, 137 et 230 ci-dessus). Le Comité des droits de l’enfant des Nations unies, quant à lui, a par ailleurs affirmé que la France doit assumer une responsabilité concernant la protection des enfants français qui y sont retenus et que son refus de les rapatrier viole le droit à la vie ainsi que le droit à ne pas subir de traitements inhumains et dégradants (paragraphes 106 et 107 ci-dessus). Dans sa décision du 8 février 2022, il a souligné l’importance pour l’État français de veiller à ce que l’intérêt supérieur de l’enfant garanti par l’article 3 de la CIDE soit une considération primordiale dans l’examen d’une demande de rapatriement (paragraphe 107 ci-dessus).

270. Sixièmement, et enfin, la France a officiellement indiqué que les mineurs français en Irak ou en Syrie ont droit à la protection de la République et peuvent être pris en charge et rapatriés (paragraphe 46 ci-dessus, point 9). À cet égard, la Cour note que, selon le gouvernement défendeur, de nombreux ressortissants français ont quitté le nord-est syrien dans le cadre d’un accord de coopération policière entre la France et la Türkiye (le protocole Cazeneuve, paragraphe 218 ci-dessus), mais que cette route des camps en Syrie vers la France n’est ouverte qu’à ceux qui ont pu fuir, et par conséquent, atteindre la frontière turque.

271. Au vu de tout ce qui précède, et compte tenu de la présence d’éléments extraterritoriaux caractérisant l’existence d’un risque d’atteinte à l’intégrité physique et à la vie des proches des requérants, en particulier celles de leurs petits-enfants, la Cour conclut à l’existence de circonstances exceptionnelles en l’espèce. Par conséquent, il lui faut maintenant examiner si le refus opposé par l’État français aux demandes des intéressés a été entouré de garanties appropriées contre l’arbitraire.

ii. Les garanties contre l’arbitraire

272. Au vu des considérations qui précèdent, la Cour considère en effet qu’il revenait aux autorités françaises, au titre de l’article 3 § 2 du Protocole no 4, d’entourer le processus de décision quant aux demandes de retour de garanties appropriées contre l’arbitraire.

273. La Cour est particulièrement consciente des difficultés réelles que les États rencontrent pour protéger leurs populations de la violence terroriste et des préoccupations majeures que représentent les attentats perpétrés dans le contexte actuel. Néanmoins, en tant qu’organe chargé de contrôler le respect par l’État de ses obligations en matière de droits de l’homme découlant de la Convention, elle considère devoir opérer une distinction entre les choix politiques faits dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, lesquels par leur nature même échappent à un tel contrôle, et les autres volets plus concrets de l’action des autorités, lesquels ont une incidence directe sur le respect des droits protégés (Tagayeva et autres c. Russie, nos 26562/07 et 6 autres, § 481, 13 avril 2017).

274. L’examen d’une demande individuelle de retour dans des circonstances exceptionnelles telles que celles précédemment exposées relève en principe de cette dernière catégorie. L’engagement pris par l’État en vertu de l’article 3 § 2 du Protocole no 4 et les droits individuels garantis par cette disposition seraient illusoires si le processus décisionnel concernant cette demande n’était pas entouré de garanties procédurales permettant d’éviter d’exposer les intéressés à l’arbitraire (comparer avec, mutatis mutandis, Ghoumid et autres, précité, §§ 44 et 47, Beghal c. Royaume-Uni, no 4755/16, § 88, 28 février 2019 et K2, précité, §§ 49-50 et 54 à 61).

275. À cet égard, la Cour rappelle que les concepts de légalité et d’État de droit dans une société démocratique requièrent que les mesures qui affectent les droits fondamentaux doivent être soumises à une forme de procédure contradictoire devant un organe indépendant compétent pour examiner les motifs de la décision et les preuves pertinentes, le cas échéant avec des limitations procédurales appropriées pour l’examen d’informations classées secrètes lorsque la sécurité nationale est en jeu (Al-Nashif c. Bulgarie, no 50963/99, § 123, 20 juin 2002, Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, § 213, CEDH 2013, Pişkin c. Turquie, no 33399/18, § 227, 15 décembre 2020 ; comparer K2 précité, § 55). Pareille exigence se retrouve lorsque les impératifs de la protection de la paix et de la sécurité internationale sont en jeu (Al-Dulimi et Montana Management Inc., précité, §§ 145-146).

276. En l’occurrence, la Cour est d’avis que le rejet d’une demande de retour présentée dans le contexte litigieux doit pouvoir faire l’objet d’un examen individuel approprié, par un organe indépendant et détaché des autorités exécutives de l’État, sans pour autant qu’il doive s’agir d’un organe juridictionnel. Cet examen doit permettre d’évaluer les éléments factuels et autres qui ont amené ces autorités à décider qu’il n’y avait pas lieu de faire droit à la demande en question. L’organe indépendant saisi doit ainsi pouvoir contrôler la légalité d’une décision rejetant une telle demande, soit que les autorités compétentes aient refusé d’y faire droit, soit qu’elles se soient efforcées d’y donner suite mais sans résultat. Un tel contrôle devrait permettre aussi au requérant de prendre connaissance, même sommairement, des motifs de la décision et ainsi de vérifier que ceux-ci reposent sur une base factuelle suffisante et raisonnable (mutatis mutandis, Muhammad et Muhammad, précité, § 201 et les références citées dans cet arrêt aux §§ 196 et 198). Lorsque, comme dans les circonstances de l’espèce, la demande de retour est faite au nom de mineurs, ce contrôle doit en particulier permettre de vérifier que les autorités compétentes ont effectivement pris en compte, dans le respect du principe d’égalité s’agissant du droit d’entrer sur le territoire national (paragraphe 244 ci-dessus), l’intérêt supérieur des enfants ainsi que leur particulière vulnérabilité et leurs besoins spécifiques (paragraphe 269 ci-dessus). En somme, il doit exister un mécanisme de contrôle des décisions ne donnant pas suite aux demandes de retour sur le territoire national qui permet de vérifier que les motifs tirés de considérations impérieuses d’intérêt public ou de difficultés d’ordre juridique, diplomatique et matériel que les autorités exécutives pourraient légitimement invoquer sont bien dépourvus d’arbitraire.

d) Application au cas d’espèce

277. La Cour relève que nul ne conteste que les proches des requérants se trouvaient dans une situation qui relevait, au moment de leur demande de rapatriement auprès des autorités françaises, de l’urgence humanitaire et qui requérait un examen individuel de leurs requêtes. Ces dernières visaient la mise en œuvre du droit d’entrer sur le territoire national, garanti par le droit interne en tant que droit à valeur constitutionnelle ainsi que par le Protocole no 4 et, par conséquent, opposable à l’État (paragraphe 76 ci-dessus).

278. Bien qu’ayant pu faire valoir les arguments qu’ils jugeaient utiles à la défense de leurs intérêts et de ceux de leurs proches devant les autorités exécutives et au cours des procédures juridictionnelles qu’ils ont engagées, la Cour estime que les garanties dont ont bénéficié les requérants n’étaient pas appropriées.

279. La Cour relève, premièrement, que les requérants se sont adressés à plusieurs reprises au président de la République et au ministre de l’Europe et des affaires étrangères, y compris avec le concours de leur conseil, en octobre 2018, avril 2019 et juin 2020 pour demander le rapatriement de leurs proches. Or aucune de ces autorités exécutives ne leur a répondu expressément, et le Gouvernement, à l’audience, n’a pas donné d’explication sur les raisons de leur silence. Elle constate que leur avocat n’aura reçu en tout et pour tout qu’un document de politique générale expliquant la position du gouvernement sur les demandes de rapatriement des citoyens français partis en Syrie et en Irak (paragraphe 46 ci-dessus). Pourtant, rien aux dossiers n’indique que les refus opposés aux requérants ne pouvaient faire l’objet de décisions individuelles expresses ou être motivés selon des considérations adaptées aux faits de l’affaire, le cas échéant dans le respect du secret-défense. Malgré les différences de contexte et de nature des mesures en cause, la Cour note en comparaison que les décisions prises au titre du contrôle administratif des retours sur le territoire national de personnes parties dans le but supposé de rejoindre un théâtre d’opérations de groupement terroristes sont motivées par le ministre compétent et susceptibles de recours (paragraphe 78 ci-dessus).

280. En définitive, les requérants n’ont reçu aucune explication du choix qui sous-tend la décision prise par le pouvoir exécutif à leur égard hormis celle, implicite, qui ressort de la mise en œuvre de la politique suivie par la France, qui a pourtant assuré le retour de plusieurs mineurs sur le sol national. Ils n’ont pas non plus obtenu d’information de la part des autorités françaises qui aurait été de nature à contribuer à la transparence du processus décisionnel.

281. La Cour constate, deuxièmement, que la situation qu’elle vient de décrire ne pouvait pas être rectifiée par les procédures engagées devant les juridictions internes. Ces dernières ont en effet décliné leur compétence au motif qu’elles étaient saisies de demandes relatives à des actes non détachables de la conduite des relations internationales de la France, qu’il s’agisse, devant les juridictions administratives, de la requête en référé tendant à ce que le juge enjoigne au ministre d’organiser le rapatriement de L., M. et de leurs enfants, ou de la demande d’annulation de la décision implicite par laquelle ce dernier avait refusé de prendre une telle mesure, et, devant les juridictions judiciaires, de celle tendant au constat d’une voie de fait. En ce qui concerne l’application de la théorie des actes de gouvernement dans les présentes affaires, qui repose sur des fondements constitutionnels, il n’appartient pas à la Cour de s’immiscer dans l’équilibre institutionnel entre le pouvoir exécutif et les juridictions de l’État défendeur ni de porter une appréciation générale sur les hypothèses dans lesquelles elles déclinent leur compétence. Ce qui importe uniquement est de savoir si les intéressés ont eu accès à un contrôle indépendant des décisions implicites de refus de rapatriement prises à leur égard permettant d’examiner s’il existait des raisons légitimes et raisonnables dépourvues d’arbitraire justifiant ces décisions au regard des obligations positives découlant, dans le cas d’espèce et compte tenu des circonstances exceptionnelles exposées ci-dessus, du droit d’entrer sur le territoire national garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4. Or, tel n’a pas été le cas devant le Conseil d’État ou devant le tribunal judiciaire de Paris.

282. La Cour en déduit qu’en l’absence de toute décision formalisée de la part des autorités compétentes du refus de faire droit aux demandes des requérants, l’immunité juridictionnelle qui leur a été opposée par les juridictions internes, alors qu’ils fondaient leur prétention devant elles sur le respect du droit posé par l’article 3 § 2 du Protocole no 4 et les obligations mises à la charge de l’État par cette disposition, les a privés de toute possibilité de contester utilement les motifs qui ont été retenus par ces autorités et de vérifier qu’ils ne reposent sur aucun arbitraire. Elle précise que l’exercice d’un tel contrôle n’implique pas nécessairement que le juge saisi se reconnaisse compétent pour ordonner, le cas échéant, le rapatriement (paragraphe 259 ci-dessus).

283. Il résulte de ce qui précède que l’examen des demandes de retour effectuées par les requérants au nom de leurs proches n’a pas été entouré de garanties appropriées contre l’arbitraire.

284. Partant, il y a eu violation de l’article 3 § 2 du Protocole no 4.

VI. SUR L’APPLICATION DES ARTICLES 41 et 46 DE LA CONVENTION

A. Article 41

285. Aux termes de l’article 41 de la Convention :

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1. Dommage

286. Les requérants demandent pour chaque famille 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi du fait de la situation de leurs proches, de l’impossibilité de maintenir des contacts avec eux, de l’incertitude de l’éventualité de leur retour en France et de l’absence de voie de recours pour y remédier.

287. Le Gouvernement ne formule pas d’observations au sujet de la demande des requérants au titre du préjudice moral.

288. La Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation suffit à compenser le préjudice moral subi par les requérants.

2. Frais et dépens

289. Les requérants de la requête no 24384/19 demandent 6 000 EUR au titre des frais et dépens engagés devant les juridictions internes, correspondant aux honoraires de leur avocate pour la rédaction des requêtes et des mémoires ainsi que leur représentation devant elles. Ils réclament également la somme de 12 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour, couvrant la rédaction par leur avocate de la requête et des observations devant la Chambre, le suivi de la procédure et le dessaisissement en Grande Chambre, sa rédaction des réponses aux questions en vue de l’audience devant la Grande Chambre et du projet de plaidoirie ainsi que sa venue à l’audience. Les requérants de la requête no 44234/20 demandent également 6 000 EUR pour les frais et dépens engagés devant les juridictions internes et 7 200 EUR pour ceux correspondant aux frais engagés dans le cadre de la procédure devant la Cour, comprenant le même travail que celui effectué pour l’autre requête moins les observations devant la Chambre (paragraphe 4 ci-dessus).

290. Le Gouvernement ne formule pas d’observations au sujet de la demande de remboursement présentée par les requérants relativement aux frais et dépens.

291. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable les sommes respectives de 18 000 EUR et 13 200 EUR tous frais confondus et les accorde aux requérants.

3. Intérêts moratoires

292. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

B. Article 46

293. La Cour rappelle qu’en vertu de l’article 46 de la Convention les Hautes Parties contractantes s’engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par elle dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l’exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que l’État défendeur reconnu responsable d’une violation de la Convention ou de ses Protocoles est appelé non seulement à verser aux intéressés les sommes allouées à titre de satisfaction équitable, mais aussi à choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à inscrire dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d’en effacer autant que possible les conséquences (voir, parmi d’autres, Abdi Ibrahim c. Norvège [GC], no 15379/16, § 180, 10 décembre 2021).

294. La Cour rappelle en outre que ses arrêts sont essentiellement déclaratoires par nature et que, en principe, c’est au premier chef à l’État en cause qu’il appartient de choisir, sous la surveillance du Comité des Ministres, les moyens à utiliser dans son ordre juridique interne pour s’acquitter de son obligation au regard de l’article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions et l’esprit de l’arrêt de la Cour. Toutefois, dans certaines circonstances particulières, elle a jugé utile d’indiquer à l’État défendeur le type de mesures, individuelles et/ou générales, qu’il pourrait prendre pour mettre fin au problème à l’origine du constat de violation (ibidem, § 181).

295. En l’espèce, la Cour a constaté que ni les modalités de l’examen des demandes de retour sur le territoire national effectué par l’exécutif ni le contrôle juridictionnel de la décision prise par ce dernier n’ont permis de vérifier l’absence d’arbitraire. Elle considère dès lors qu’il incombe au Gouvernement français de reprendre l’examen de ces demandes dans les plus brefs délais en l’entourant de garanties appropriées contre l’arbitraire (paragraphe 276 ci-dessus).

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

1. Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;

2. Déclare, à l’unanimité, les requêtes irrecevables quant au grief tiré par les requérants de l’article 3 de la Convention ;

3. Déclare, à la majorité, les requêtes recevables quant au grief tiré par les requérants de l’article 3 § 2 du Protocole no 4 au nom de leurs filles et de leurs petits-enfants ;

4. Dit, par quatorze voix contre trois, qu’il y a eu violation de l’article 3 § 2 du Protocole no 4 de la Convention ;

5. Dit, par quinze voix contre deux, que le constat d’une violation fournit en lui-même une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par les requérants ;

6. Dit, par quatorze voix contre trois,

a) que l’État défendeur doit procéder au réexamen des demandes d’entrer sur le territoire national en l’entourant de garanties appropriées contre l’arbitraire ;

b) que l’État défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois, 18 000 EUR (dix-huit mille euros) à H.F. et M.F., et 13 200 EUR (treize mille deux cents euros) à A.D. et J.D, plus tout montant pouvant être dû par eux à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

c) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

7. Rejette, par quinze voix contre deux, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience publique au Palais des droits de l’homme, à Strasbourg, le 14 septembre 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Johan Callewaert                     Robert Spano
Adjoint à la greffière                   Président

__________

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

(a) opinion concordante commune des juges Pavli et Schembri Orland ;

(b) opinion en partie dissidente commune des juges Yudkivska, Wojtyczek et Roosma ;

(c) opinion en partie dissidente du juge Ktistakis à laquelle se rallie le juge Pavli.

R.S.
J.C.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES PAVLI ET SCHEMBRI ORLAND

(Traduction)

1. La présente affaire concerne deux femmes françaises et leurs enfants mineurs qui ont de fait été exilés de leur propre pays dans des conditions d’extrême précarité. L’arrêt de la Cour apporte d’importantes contributions à notre jurisprudence peu abondante concernant le droit d’entrer et de ne pas être expulsé du territoire de l’État dont on est ressortissant, tel qu’il est garanti par l’article 3 du Protocole no 4 à la Convention. Si nous nous sommes joints au constat de violation auquel est parvenu la majorité, ainsi qu’à de larges parties de sa motivation, nous ne pouvons souscrire à l’approche fortement procéduraliste de certains aspects de son analyse. Nous pensons également que les faits de l’espèce justifient une conclusion plus énergique quant à la nature de la violation de la Convention qui a été constatée, laquelle revêt, selon nous, un caractère tant matériel que procédural.

2. La Grande Chambre estime que l’article 3 § 2 du Protocole no 4 ne garantit pas aux nationaux d’un État, qui se trouvent en dehors du territoire de celui-ci et ne sont pas en mesure d’y retourner librement, un droit général au rapatriement. Dans certaines circonstances exceptionnelles, cependant, notamment en cas de risque sérieux d’atteinte à l’intégrité physique et à la vie des nationaux concernés (paragraphe 271 de l’arrêt), le « refus de [l’]État d’entreprendre toute démarche » afin de faciliter l’exercice par les intéressés de leur droit au retour peut s’analyser en un exil de fait interdit par cette disposition de la Convention (paragraphe 260 de l’arrêt). En pareil cas, il en découle pour l’État concerné certaines obligations positives afin de rendre concret l’exercice par ses ressortissants de leur droit d’entrer sur son territoire – en substance un droit au retour.

En quoi consistent ces obligations positives ? La majorité est plutôt circonspecte dans l’énonciation de ces « autres obligations » : « le contrôle [de la Cour] se limitera à l’existence d’une protection effective contre l’arbitraire dans la manière dont l’État en question s’est acquitté de son obligation positive ». Compte tenu de l’absence d’un droit général au rapatriement, pareille exigence « doit recevoir une interprétation étroite » (paragraphe 261 de l’arrêt). Toutefois, « l’exercice par l’État de son pouvoir discrétionnaire [doit être compatible] avec les principes fondamentaux de l’État de droit et de l’interdiction de l’arbitraire ».

C’est peut-être la première fois que la Cour établit l’existence d’obligations positives à la charge de l’État afin de rendre effectif un droit matériel garanti par la Convention sans essayer de définir, au moins en termes généraux, la nature de ces obligations positives (voir par exemple, a contrario, la méthodologie élaborée pour examiner la conformité aux obligations dites Osman de protéger le droit à la vie, au sens de l’article 2 de la Convention, contre des actes commis par des tiers). Selon nous, rendre effectif le droit au retour – quelles que soient les circonstances exceptionnelles dans lesquelles il peut naître – suppose nécessairement des obligations positives de nature tant procédurale que matérielle. Si le « refus (…) d’entreprendre toute démarche » afin de faciliter le rapatriement d’un ressortissant était jugé arbitraire ou injustifié, il faudrait, pour garantir le respect de la disposition pertinente de la Convention, que l’État prenne des mesures raisonnables pour faciliter le retour de l’intéressé, sans quoi l’obligation d’assurer l’effectivité du droit matériel à ne pas être exilé, tel que garanti par la Convention, serait gravement ébranlée. Comme cela a souvent été répété, de grandes injustices ont été perpétrées, tout au long de l’histoire de l’humanité, sur la base de procédures apparemment correctes.

Il apparaît que la nature des obligations positives en jeu en l’espèce peut être définie sans grand effort en s’appuyant sur la jurisprudence constante de la Cour en matière d’obligations positives : on ne peut exiger d’un État ni plus (ni moins) que de prendre de bonne foi des mesures réelles, raisonnables et non discriminatoires afin de faciliter le retour d’un de ses ressortissants, à moins qu’un motif conforme à la Convention ne justifie son refus de le faire. Cela implique qu’il lui faudrait obtenir des informations précises sur la situation dans laquelle le ressortissant en question se trouve, évaluer la faisabilité juridique et pratique de son rapatriement, entreprendre les démarches nécessaires auprès des autorités de l’entité ou de l’État étrangers et des autres acteurs concernés ou, à l’inverse, fournir des raisons convaincantes susceptibles de justifier l’incapacité des autorités nationales, ou leur refus, de procéder au rapatriement de leur ressortissant.

Dans le même temps, il est évident que la protection contre l’arbitraire présente des aspects à la fois matériels et procéduraux ; non seulement le processus décisionnel doit être équitable, mais les motifs invoqués pour justifier l’inaction de l’État doivent être conformes à la Convention. Pour reprendre les termes employés par la Cour, il convient de vérifier que « les motifs (…) que les autorités exécutives pourraient légitimement invoquer sont bien dépourvus d’arbitraire » (paragraphe 276 de l’arrêt).

3. L’approche fortement procédurale adoptée par la majorité apparaît de manière plus évidente dans la norme de contrôle qu’elle choisit d’appliquer : la Cour doit se borner à se prononcer « sur la question de savoir si le processus décisionnel suivi par les autorités françaises était entouré de garanties appropriées contre l’arbitraire » (paragraphe 263 de l’arrêt). L’arrêt n’explique pas pourquoi le seuil d’exigence relativement bas de l’absence d’arbitraire serait le critère approprié dans ce contexte, et cela ne ressort ni du libellé de l’article 3 du Protocole no 4, ni de sa genèse, de son objet ou de son but, ni de toute autre méthode d’interprétation qui pourrait être envisagée, tout au moins en l’absence d’une quelconque justification dans l’arrêt lui‑même.

La prémisse majeure sur laquelle repose l’arrêt est que des obligations positives de faciliter un rapatriement peuvent exceptionnellement naître lorsque l’inaction conduirait à imposer un exil de fait. Il ressort clairement de la genèse de la disposition de la Convention en question que les rédacteurs ne souhaitaient pas permettre aux États de conserver la possibilité d’exiler leurs propres ressortissants et optèrent plutôt pour une interdiction formulée en termes absolus[2] afin de s’écarter clairement d’une pratique sombre qui avait été mise en œuvre au cours de l’histoire et qu’ils voulaient laisser derrière eux. Il s’ensuit que les politiques, actions ou omissions de l’État qui conduisent de facto (voire de jure) à exiler ses propres ressortissants requiert un très haut niveau de justification. En effet, on peut dire que toute restriction (directe ou tacite) apportée à la possibilité pour les ressortissants d’un État d’entrer sur le territoire de celui-ci ne sont acceptables, au regard de l’article 3 du Protocole no 4, que pour de très brèves périodes.

D’où vient alors le critère de l’arbitraire adopté par la majorité de la Grande Chambre ? Il semble que le lien serait la jurisprudence de la Cour relative à la privation de nationalité ou au refus officiel d’accorder une nationalité particulière. La Convention n’énonce toutefois pas expressément un droit à obtenir ou à conserver une nationalité déterminée et, pour autant que la Cour a pu reconnaître un tel droit, elle l’a fait relever du champ d’application du droit au respect de la vie privée et familiale tel que garanti par l’article 8, qui connaît une évolution constante des seuils de gravité requis. En l’absence d’une base textuelle ou d’une réglementation directes, le critère de l’arbitraire appliqué par la Cour dans des affaires concernant la privation de nationalité a été élaboré, en grande partie, en s’appuyant sur les dispositions pertinentes de la Déclaration universelle des droits de l’homme[3] et autres sources de droit international général (voir, entre autres, Genovese c. Malte, no 53124/09, § 30, 11 octobre 2011, et Ghoumid et autres c. France, nos 52273/16 et 4 autres, § 43, 25 juin 2020). Nous ne voyons donc pas de lien suffisant, aux fins de l’adoption d’une norme de contrôle, entre la privation de nationalité et l’imposition d’un exil de fait à des nationaux[4]. Et rien dans notre jurisprudence antérieure relative à l’article 3 du Protocole no 4 ne justifie ce choix.

Une simple obligation de prévenir l’arbitraire – qui revient en d’autres termes à autoriser certaines formes d’exil non arbitraire – s’inscrit mal dans le cadre de l’interdiction presque absolue de l’exil moderne de nationaux. En effet, les travaux préparatoires de l’article 3 montrent clairement que les rédacteurs du quatrième Protocole ont délibérément choisi d’effacer du deuxième paragraphe de la disposition le terme « arbitrairement », qui apparaissait à l’époque dans la disposition correspondante du projet de Pacte international relatif aux droits civils et politiques. L’omission avait pour but de confirmer la « condamnation absolue et inconditionnelle de l’exil » dans le « cercle homogène du Conseil de l’Europe »[5]. La Grande Chambre vient de replacer ce terme dans le second paragraphe de l’article 3. Une cour des droits de l’homme n’est certes pas tenue de rester éternellement attachée à l’intention originelle des rédacteurs à tous égards, mais il lui faut tout de même avoir des raisons impérieuses pour réduire le niveau de protection établi par les auteurs de la Convention, en des termes aussi clairs, il y a quelques décennies.

Si le choix de la majorité s’inscrit dans une optique de résultats – éviter d’« ouvrir des vannes » qui feraient peser sur les États une charge excessive pour faciliter les rapatriements de leurs ressortissants se trouvant dans différentes situations de détresse à l’étranger – il ne semble pas pour autant justifié par des raisons de prudence. Les circonstances exceptionnelles qui font naître des obligations positives dans ce domaine ont été définies avec tant de soin et de parcimonie (à juste titre, d’après nous) que l’adoption du critère de l’arbitraire ne peut que servir à faciliter le refus par les États d’entreprendre des démarches même lorsque leur action est justifiée pour garantir l’exercice effectif par leurs ressortissants de leur droit d’entrer sur le territoire national. Les vannes peuvent être contrôlées au niveau du mécanisme de déclenchement, associé aux restrictions traditionnelles inhérentes à la nature des obligations positives.

4. Pour en venir à l’étape suivante de l’analyse, à quoi pourrait ressembler un exil non arbitraire ? Sur quels motifs conformes à la Convention un État pourrait-il malgré tout s’appuyer pour justifier une politique ou un refus de faciliter un rapatriement alors même que des circonstances exceptionnelles devraient faire naître en principe une obligation positive ?

Malgré son optique essentiellement procédurale, l’arrêt répond à la question comme suit : « il doit exister un mécanisme de contrôle des décisions ne donnant pas suite aux demandes de retour sur le territoire national qui permet de vérifier que les motifs tirés de considérations impérieuses d’intérêt public ou de difficultés d’ordre juridique, diplomatique et matériel que les autorités exécutives pourraient légitimement invoquer sont bien dépourvus d’arbitraire » (paragraphe 276, italiques ajoutés). Ces motifs doivent reposer sur une base factuelle suffisante et raisonnable (ibidem).

La première série de motifs (considérations impérieuses d’intérêt public) se réfère généralement à l’opportunité d’un rapatriement. En d’autres termes, il s’agit de déterminer si, en dehors des difficultés pratiques dans l’organisation du retour du ressortissant, le rapatriement de l’intéressé devrait être empêché à raison de menaces supposées envers des intérêts nationaux. Compte tenu de la clarté de la formulation de l’article 3, pareille interdiction requiert, d’après nous, un niveau de justification exceptionnellement élevé. Si l’obligation positive de rapatrier un ressortissant devrait recevoir une interprétation étroite, le refus de rapatriement pour des motifs d’opportunité devrait recevoir une interprétation encore plus étroite. De même, si seules des considérations très impérieuses de détresse individuelle peuvent en premier lieu faire naître une obligation positive à la charge de l’État, tout intérêt contraire qui militerait contre une telle démarche doit être encore plus fort pour l’emporter.

À l’inverse, les difficultés juridiques, diplomatiques ou matérielles se réfèrent à la faisabilité d’assurer en toute sécurité le rapatriement du ressortissant qui encourt un risque. Cette partie de l’appréciation ne devrait pas présenter de difficultés jurisprudentielles particulières pour la Cour, même si sa complexité ne fait aucun doute dans des situations telles que celle où se trouvent les membres des familles des requérants dans le cas d’espèce. Comme cela a déjà été mentionné, notre jurisprudence constante considère qu’il s’agit d’obligations de moyens plus que de résultats : déployer des efforts raisonnables de bonne foi est généralement suffisant pour satisfaire aux exigences de la Convention.

5. Il y a une question évidente à laquelle l’arrêt ne répond pas : les États européens du vingt-et-unième siècle peuvent-ils choisir d’exiler effectivement leurs propres ressortissants soupçonnés de participation à des activités terroristes, voire les membres de leurs familles, y compris de très jeunes enfants ? Cette question devra être tranchée une autre fois. Le problème revêt pourtant une urgence encore plus grande à l’égard de mineurs dans une situation particulièrement vulnérable qui les expose à un risque direct d’atteinte à l’intégrité physique et à la vie et relève de « circonstances exceptionnelles » qui font naître en l’espèce des obligations positives à la charge de l’État (paragraphe 271 de l’arrêt). En limitant son contrôle à la protection contre l’arbitraire procédural, la Cour n’a pas réussi à établir les obligations matérielles qui imposent à l’État de protéger ses propres ressortissants mineurs en prenant des mesures de bonne foi pour mettre fin à leur situation d’exil de fait[6].

Dans le cadre des critères procéduraux qu’elle s’est elle-même imposé, la majorité conclut que l’application par les juridictions françaises de la doctrine de l’acte d’État a « privé [les requérants] de toute possibilité de contester utilement les motifs qui ont été retenus par [les] autorités [compétentes] et de vérifier qu’ils ne reposent sur aucun arbitraire » (paragraphe 282 de l’arrêt).

La Cour aurait dû aller plus loin, selon nous, en appelant un chat un chat. Le dossier dont disposait la Grande Chambre contenait des indices sérieux et cohérents que la politique française de l’examen au « cas par cas » des demandes de rapatriement s’appliquait, peut-être, aux petits-enfants des requérants mais pas à leurs filles adultes. Rien ne montre que le rapatriement des mères a été sérieusement envisagé par les autorités françaises, au moins jusqu’à la fin de l’été 2022 (voir le paragraphe 28 de l’arrêt pour une mise à jour concernant le retour du premier groupe de femmes françaises adultes qui étaient détenues dans les camps syriens). Il en résulte que le possible refus de la part des mères, ou des autorités kurdes, de laisser leurs enfants rentrer en France sans elles aurait également condamné ces enfants à grandir dans les conditions infernales des camps syriens pendant plusieurs mois voire années.

Durant la procédure qui s’est déroulée à Strasbourg, le gouvernement défendeur a essayé de justifier son inaction par des motifs supplémentaires relatifs aux difficultés pratiques d’assurer en général le retour de personnes détenues en Syrie. Cela ne change toutefois pas le fait que les raisons principales de son inaction, en ce qui concerne les adultes, avaient trait à l’opportunité des rapatriements (voir, en particulier, les paragraphes 46 points 6) et 9), 226 et 270, première phrase, de l’arrêt). Le gouvernement français n’a pas démontré que les filles des requérants étaient vraiment bienvenues dans leur pays, il n’a en aucune manière motivé au niveau national son refus d’agir, et il n’a pas prouvé durant la procédure qui s’est déroulée à Strasbourg qu’il a procédé à quelque moment que ce soit à une appréciation sérieuse et individualisée de la faisabilité du rapatriement des filles des requérants.

Le gouvernement défendeur a avancé certains arguments généraux concernant les risques qui seraient encourus si on autorisait les membres français des familles des combattants de Daech détenus dans des camps syriens à revenir dans leur pays. Il n’a toutefois produit aucun fait ou argument relatif aux menaces spécifiques que ces personnes en particulier (c’est-à-dire les filles des requérants) pouvaient représenter pour la sécurité nationale de la France, vraisemblablement à raison de la nécessité de préserver la confidentialité des procédures pénales actuellement dirigées contre elles. Quels que soient les mérites de ce dernier argument, le choix du Gouvernement signifie que ces considérations n’ont joué aucun rôle dans l’arrêt rendu aujourd’hui. On ne voit pas non plus comment une telle argumentation s’accorde avec les obligations pesant sur la France, en vertu du droit international, de prévenir la radicalisation en tant que mesure de lutte contre le terrorisme (paragraphe 269 de l’arrêt et les références qui y sont citées). En tout état de cause, le Gouvernement a indiqué qu’il n’empêcherait pas les proches des requérants d’entrer en France s’ils arrivaient, d’une manière ou d’une autre, à rejoindre une frontière française ou à revenir par la Türkiye en application du protocole Cazeneuve (paragraphe 270 de l’arrêt) – une position qui tend à affaiblir tout argument tiré de la sécurité nationale pour s’opposer à leur rapatriement. Dans ces circonstances, l’inaction des autorités françaises a soumis les proches des requérants à une forme d’exil de fait.

6. Malgré nos réticences à l’égard des aspects susmentionnés de l’arrêt rendu aujourd’hui, rien dans la présente opinion séparée n’est destiné à en minimiser l’importance globale. La Cour a saisi l’occasion pour apporter d’importantes précisions sur la question de la compétence, les circonstances dans lesquelles des obligations positives peuvent naître relativement au rapatriement de nationaux, et d’autres aspects nouveaux de l’article 3 du Protocole no 4 à la Convention. Affirmer que l’acte d’État ou les doctrines similaires ne peuvent empêcher la justiciabilité et la protection nationale adéquate des droits fondamentaux garantis par la Convention revêt une importance cruciale.

En décembre 2017, le conseil municipal de Rome a voté la révocation symbolique du bannissement extrajudiciaire du poète romain Ovide sur les rives de la mer Noire, prononcé sur ordre personnel de l’empereur Auguste – un ancêtre de la doctrine de l’acte d’État. Il y a près de soixante ans, et presque deux mille ans après les malheurs d’Ovide, les rédacteurs du Protocole no 4 à la Convention ont essayé d’éradiquer la pratique brutale de l’exil forcé de nationaux. La menace très réelle que le terrorisme fait peser sur les nations européennes a fait resurgir le spectre du bannissement parmi nous. L’un des défis majeurs de notre époque est de savoir si nous pouvons vaincre ce fléau sans empoisonner notre corps politique.

 

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE COMMUNE AUX JUGES YUDKIVSKA, WOJTYCZEK ET ROOSMA

(Traduction)

1. Nous souscrivons au constat selon lequel, en l’espèce, les filles et petits-enfants des requérants ne relèvent pas de la juridiction de la France relativement au grief fondé sur l’article 3 de la Convention. Nous souscrivons également à une bonne partie de la motivation de l’arrêt relativement à l’article 3 § 2 du Protocole no 4. Nous acceptons, en particulier, que l’obligation de l’État au titre de l’article 1 de reconnaître les droits découlant de la Convention doive être « fractionnée et adaptée », et souscrivons à l’interprétation selon laquelle l’article 3 § 2 du Protocole no 4 suppose par nature la possibilité que le droit garanti s’applique à la relation existante entre un État partie et ses ressortissants si ces derniers se trouvent hors de son territoire ou d’un territoire sur lequel il exerce un contrôle effectif. Nous admettons par ailleurs que l’article 3 § 2 du Protocole no 4 comporte certaines obligations positives.

2. Notre désaccord avec la majorité porte sur le champ d’application du droit garanti par l’article 3 § 2 du Protocole no 4. Nous sommes d’avis que la demande de rapatriement des membres de leur famille formulée par les requérants ne relève pas de cette disposition et qu’elle est donc incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et de ses protocoles. Cette disposition n’étant pas applicable, elle ne peut pas avoir été violée.

3. Nous devons souligner, à ce stade, que nous ne fermons nullement les yeux sur la situation déplorable dans laquelle se trouvent les proches des requérants dans les camps du nord-est syrien. Il existe suffisamment de preuves que les conditions de vie dans ces camps sont difficiles et dangereuses et il semble que leurs habitants aient peu d’espoir de pouvoir en partir dans un avenir prévisible.

4. Si cette situation appelle une solution politique et des efforts humanitaires, nous ne sommes pas convaincus qu’elle justifie une interprétation de la portée du droit d’entrer dans son pays aussi extensive que celle envisagée par la majorité. En outre, indépendamment de l’extension, selon nous injustifiée, du droit d’entrer, les conséquences pratiques du droit dégagé de l’article 3 § 2 du Protocole no 4 sont vraisemblablement très limitées et ont peu de chance d’offrir une aide réaliste aux personnes se trouvant dans une situation comparable à celle dans laquelle se trouvent les proches des requérants. Nous doutons également que le présent arrêt clarifie réellement le sens de l’article 3 § 2 du Protocole no 4. Il semble au contraire laisser entendre qu’il peut y avoir des circonstances exceptionnelles dans lesquelles cette disposition pourrait trouver une application inattendue.

5. Premièrement, les raisons sur la base desquelles la majorité établit, au paragraphe 213 de l’arrêt, la juridiction de la France nous semblent bien peu convaincantes. Il apparaît arbitraire de laisser penser que le lien juridictionnel existe à l’égard des personnes détenues dans les camps syriens dont des membres de la famille ont adressé aux autorités françaises des demandes de rapatriement, mais pas à l’égard des autres. Les considérations liées à la vulnérabilité particulière des personnes concernées ou au risque sérieux qui pèse sur leur vie ou leur bien-être – en tant qu’exceptions pour établir la juridiction – apparaissent plus pertinentes pour une analyse sous l’angle de l’article 3 de la Convention que sur le terrain du Protocole no 4 à la Convention. Le fait qu’il ne soit pas possible de rejoindre la frontière française sans l’aide des autorités françaises et que les autorités kurdes aient accepté de coopérer n’est absolument pas pertinent : un tel modèle de juridiction fondé sur la capacité (ni spatial ni personnel) porte atteinte à la notion dans son ensemble. L’idée proposée par la majorité repose sur le potentiel de la France à placer les membres des familles des requérants sous son contrôle effectif, et non sur une autorité ou un contrôle existants.

6. Quant à la question de la compatibilité ratione personae avec la Convention, le droit consacré par l’article 3 § 2 du Protocole no 4 est en effet formulé comme une obligation négative de l’État. Nous admettons certes que certaines obligations positives en découlent intrinsèquement afin de garantir un exercice concret et effectif du droit d’entrer dans son pays. Ces obligations positives ne sauraient toutefois s’analyser en une obligation de supprimer toute difficulté factuelle à laquelle une personne serait confrontée dans l’exercice de ce droit. Certaines obligations positives, telle l’obligation de délivrer des documents de voyage, peuvent être considérées comme découlant intrinsèquement du droit en question : en refusant la délivrance d’un document de voyage, l’État lui-même empêcherait son ressortissant – intentionnellement ou par inadvertance – d’entrer sur son territoire.

7. Tel n’est toutefois pas le cas en l’espèce. Les autorités françaises ont confirmé que si les proches des requérants se présentaient à la frontière française, ils ne seraient pas refoulés et pourraient entrer sur le territoire national. Il n’a pas non plus été argué que le retour des filles et petits-enfants des requérants a été empêché faute de documents de voyage ou pour des raisons imputables aux autorités françaises.

8. Au paragraphe 243 de l’arrêt, il est fait référence, concernant les principes relatifs à l’interprétation de la Convention, aux affaires Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie ([GC], no 18030/11, §§ 118-125, 8 novembre 2016) et Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse ([GC], no 5809/08, § 134, 21 juin 2016). Dans cette dernière affaire, la Cour a rappelé le principe selon lequel les dispositions de la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer en dehors du contexte général dans lequel elles s’inscrivent. En dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public (ibidem). Après une analyse attentive des obligations découlant pour les États du droit international, une conclusion est tirée au paragraphe 259 de l’arrêt, selon laquelle « aucune obligation de droit international conventionnel ou coutumier ne contraint les États à rapatrier leurs ressortissants ». S’il est largement admis que les dispositions de la Convention doivent être interprétées et appliquées d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives, et non théoriques et illusoires (Soering c. Royaume-Uni, 7 juillet 1989, § 87, série A no 161), ce principe ne signifie pas qu’il faille chercher à élargir la portée des droits garantis par la Convention.

9. Le fait qu’au cours des dernières décennies l’exil ait pu sembler une mesure du passé ne signifie pas que cette disposition ait perdu tout son sens et doive être réinventée. Ces dernières années, dans certains pays, le niveau de protection des droits de l’homme a été abaissé, parfois à un degré assez considérable. Dans ce contexte, la prévention de violations qui, jusqu’à récemment, semblaient appartenir au passé pourrait bien être une chose noble. La découverte de nouveaux territoires pour les droits peut parfois être justifiée voire inévitable dans les domaines des avancées scientifiques, mais nous ne sommes pas convaincus que l’augmentation incontestée de la mobilité internationale justifie ou exige de manière décisive une obligation accrue pour les États de protéger leurs ressortissants à l’étranger. Si le droit international n’exclut pas un exercice extraterritorial de sa juridiction par un État, les éléments ordinairement cités pour fonder pareil exercice (nationalité, pavillon, relations diplomatiques et consulaires, effet, protection, personnalité passive et universalité, notamment) sont en règle générale « définis et limités par les droits territoriaux souverains des autres États concernés » (M.N. et autres c. Belgique (déc.) [GC], no 3599/18, § 99, 5 mai 2020, et Banković et autres c. Belgique et autres (déc.) [GC], no 52207/99, § 59, CEDH 2001‑XII). En particulier, comme la Cour l’a observé dans l’arrêt Banković et autres (précité, § 60), « la possibilité pour un État d’exercer sa juridiction sur ses propres ressortissants à l’étranger est subordonnée à la compétence territoriale de cet État et d’autres (Higgins, « Problems and Process » (1994), p. 73 ; et Nguyen Quoc Dinh, Droit international public, 6è édition 1999 (Daillier et Pellet), p. 500) ». En « fractionnant et adaptant » les droits découlant de la Convention, il convient en outre de garder ce principe à l’esprit, ainsi que l’existence d’exemples récents d’États envahissant des États étrangers sous le prétexte réel ou imaginaire de protéger leurs ressortissants ou compatriotes en dehors de leur territoire national, et causant ainsi un préjudice majeur à la situation générale des droits de l’homme.

10. La capacité opérationnelle des différents États à agir dans des situations telles que celle de l’espèce diffère et évolue dans le temps. Transformer les efforts humanitaires des États en obligations juridiques risquerait de créer incertitude et inégalité, et pourrait même se révéler contre‑productif.

11. Nous trouvons également préoccupante la référence à la catastrophe humanitaire comme fondement pour étendre les obligations juridiques de l’État à l’égard de ses seuls ressortissants. Les considérations et raisons humanitaires énumérées par la majorité aux paragraphes 265 à 270 de l’arrêt sont, une fois encore, bien plus pertinentes aux fins de l’article 3 de la Convention que du Protocole no 4. Mais au-delà de cela, l’obligation de faire tout ce qui est possible « pour mettre fin aux violations du droit international humanitaire » (paragraphes 124 et 266 de l’arrêt) ne peut être aussi manifestement discriminatoire sur le fondement de la seule nationalité. Si la France ou tout autre État a la capacité de « mettre fin » à ce désastre humanitaire, l’article 1 commun aux quatre Conventions de Genève l’oblige à le faire indépendamment de la nationalité des victimes.

12. À cet égard, rappelons le fameux concept d’Hannah Arendt selon lequel la citoyenneté est la source de tous les droits, qu’elle décrit comme le « droit d’avoir des droits ». Ce concept a été inspiré par son expérience personnelle de réfugiée apatride pendant un certain nombre d’années. Après l’apparition des mécanismes de protection des droits de l’homme, elle a toutefois expliqué, dans son ouvrage Les origines du totalitarisme, que « c’est l’humanité elle-même qui devrait garantir le droit d’avoir des droits, ou le droit de tout individu d’appartenir à l’humanité ». Les filles et petits-enfants des requérants ont un droit à la vie et à l’intégrité physique parce que ce sont des êtres humains, et non parce qu’ils sont nés Français. Et si des considérations humanitaires incitent un État à intervenir, le caractère universel des droits de l’homme exclut qu’une telle intervention soit limitée aux seuls ressortissants de cet État.

13. En ce qui concerne les garanties appropriées contre l’arbitraire, sur lesquelles l’arrêt semble se concentrer, nous doutons que la motivation soit suffisamment claire et que l’application des principes qui y sont consacrés apporte un bénéfice réel aux personnes se trouvant dans une situation similaire à celle des proches des requérants.

14. Le présent arrêt a cherché son inspiration dans des principes élaborés dans le contexte d’autres dispositions de la Convention et dans des situations pour le moins différentes. Si en elle-même cette technique peut se justifier par le peu de jurisprudence relative à l’article 3 § 2 du Protocole no 4 et la nécessité de la développer, nous doutons que les éléments choisis représentent des arguments forts à l’appui de la motivation de l’arrêt. Nous pouvons ainsi douter que les aspects opérationnels des actions des autorités examinées sous l’angle de l’article 2 (obligation de l’État de prévenir les menaces pour la vie), développés dans le contexte de la lutte contre le terrorisme (paragraphe 273 de l’arrêt), présentent de nombreuses similitudes avec le cadre de la présente affaire. L’arrêt s’appuie par ailleurs (au paragraphe 276) sur celui rendu dans l’affaire Muhammad et Muhammad c. Roumanie ([GC], no 80982/12, 15 octobre 2020), qui concernait un grief fondé sur l’article 1 du Protocole no 7. Or, ce dernier, contrairement à l’article 3 § 2 du Protocole no 4, consacre un droit procédural avec certaines exigences plutôt spécifiques énoncées dans le texte de la disposition en question. En ce qui concerne les affaires relatives à l’article 8 citées au paragraphe 274 de l’arrêt, il convient d’observer que la formulation de cette disposition est elle aussi plutôt différente de celle de l’article 3 § 2 du Protocole no 4. En bref, s’il n’est pas inhabituel de chercher l’inspiration pour l’interprétation d’une disposition de la Convention dans d’autres dispositions, c’est aller trop loin, selon nous, que de voir dans l’article 3 § 2 du Protocole no 4 – comme le fait la majorité en l’espèce – des exigences aussi importantes sur la base de dispositions de la Convention assez différentes.

15. Pour les raisons exposées ci-dessus, nous doutons que l’article 3 § 2 du Protocole no 4 – une garantie contre la privation du droit d’entrer dans son pays – puisse être interprété comme englobant un droit procédural au rapatriement comportant certains éléments matériels.

16. En effet, les termes employés dans l’arrêt – l’obligation d’entourer le processus décisionnel concernant la demande de rapatriement de garanties appropriées contre l’arbitraire – semble avant tout se référer à une obligation procédurale pesant sur l’État. En y regardant de plus près, toutefois, il apparaît que c’est un organe indépendant qui doit contrôler la légalité des décisions par lesquelles l’autorité compétente refuse de faire droit à une demande de rapatriement et que ce contrôle devrait permettre au requérant de prendre connaissance, même sommairement, des motifs de la décision et ainsi de vérifier que ceux-ci reposent sur une base factuelle suffisante et raisonnable. En outre, dans le cas de mineurs, le contrôle doit en particulier permettre de vérifier que les autorités compétentes ont effectivement pris en compte l’intérêt supérieur des enfants. Ainsi, en exigeant un contrôle indépendant et plutôt étendu, selon les lignes directrices énoncées par la Cour, celle-ci semble en fait établir des critères permettant d’apprécier si les États se sont conformés aux obligations correspondant au droit matériel à être rapatrié : toute décision de refus de rapatriement doit reposer sur une base factuelle suffisante et raisonnable et, dans le cas où des enfants sont impliqués, leur intérêt supérieur doit avoir été effectivement pris en compte. En d’autres termes, une décision de refus de rapatriement qui ne repose pas sur une base factuelle suffisante et raisonnable ou ne prend pas en compte l’intérêt supérieur des enfants semble emporter violation de l’article 3 § 2 du Protocole no 4. Il s’agit, pour nous, d’une analyse de la proportionnalité qui est bien plus exigeante que le simple fait de s’assurer que le processus décisionnel est entouré de garanties appropriées contre l’arbitraire. Il semble également qu’il s’agisse d’un droit matériel au rapatriement, même si celui-ci est pour l’instant limité.

17. Pour le cas où l’interprétation correcte du présent arrêt devrait être plus limitée et qu’aucune exigence de proportionnalité n’y aurait été énoncée – on peut en effet trouver un indice en ce sens au paragraphe 282 de l’arrêt, où il est précisé que l’exercice d’un contrôle indépendant n’implique pas nécessairement que le juge saisi se reconnaisse compétent pour ordonner, le cas échéant, le rapatriement – on peut se demander quelle est la valeur pratique d’un tel contrôle et si le processus décisionnel, qui est entouré de garanties appropriées contre l’arbitraire, est de nature à garantir un exercice concret et effectif du droit à entrer dans son pays, au sens large qui lui est attribué par l’arrêt.

18. Enfin, la clarté de l’arrêt n’est pas renforcée par les circonstances limitées dans lesquelles les obligations de fonder un refus de rapatriement sur des raisons suffisantes et raisonnables et de prendre effectivement en compte l’intérêt supérieur des enfants entrent en jeu : ces obligations ne sont à la charge de l’État que si des circonstances exceptionnelles existent (paragraphe 271 de l’arrêt). En d’autres termes, les demandes de rapatriement formulées dans des circonstances qui ne sont pas exceptionnelles ne semblent pas appeler les mêmes garanties. L’arrêt ne précise pas dans quelle procédure l’existence ou non de circonstances exceptionnelles doit être établie.

 

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DU JUGE KTISTAKIS, À LAQUELLE SE RALLIE LE JUGE PAVLI

(Traduction)

J’ai voté contre les points 5 et 7 du dispositif, dans lequel la majorité dit que le constat d’une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour tout dommage moral pouvant avoir été subi par les requérants (article 41 de la Convention).

La présente affaire a permis à la Grande Chambre de développer et de clarifier sa jurisprudence sporadique concernant le droit d’entrer et de ne pas être expulsé du territoire de l’État dont on est ressortissant, tel qu’il est garanti par l’article 3 du Protocole no 4. Plus précisément, c’est au minimum l’absence de protection effective contre l’arbitraire qui caractérise principalement cette affaire (voir, entre autres, les paragraphes 283 et 295 de l’arrêt). Les requérants ont certainement éprouvé de la détresse en raison de cet arbitraire qui a duré et s’est poursuivi même après l’audience devant la Grande Chambre, lorsque les autorités françaises ont organisé le retour sur le territoire national d’un groupe de trente-cinq mineurs de nationalité française et de seize mères, dont les filles et petits-enfants des requérants ne faisaient pas partie (paragraphe 28 de l’arrêt). Partant, de mon point de vue, le constat de violation ne peut à lui seul offrir une satisfaction équitable.

__________

[1] Le Protocole n°4 est entré en vigueur le 2 mai 1968. À ce jour, quarante-deux États l’ont ratifié : Albanie, Allemagne, Andorre, Arménie, Autriche, Azerbaïdjan, Belgique, Bosnie-Herzégovine, Bulgarie, Chypre, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, France, Géorgie, Hongrie, Irlande, Islande, Italie, Lettonie, Liechtenstein, Lituanie, Luxembourg, Macédoine du Nord, Malte, Monaco, Monténégro, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République de Moldova, République slovaque, République tchèque, Roumanie, Saint-Marin, Serbie, Slovénie, Suède et Ukraine.

[2] S’il peut être raisonnable de voir quelques limitations implicites à l’interdiction absolue, pareilles exceptions n’ont jusqu’à présent été jugées, ou présumées, justifiées que lorsqu’il s’agissait de mesures temporaires fondées sur des justifications d’intérêt général très impérieuses (paragraphe 248 in fine de l’arrêt).
[3] L’article 15 de la DUDH est libellé comme suit :

« 1. Tout individu a droit à une nationalité.

2. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité, ni du droit de changer de nationalité. »
[4] Le fait que certains États aient utilisé ou envisagé d’utiliser la privation de nationalité comme une alternative au refus de rapatrier des membres des familles de combattants de Daech (paragraphe 249 de l’arrêt) ne change rien à cette conclusion. La distinction repose sur des racines historiques fortes : par exemple, les citoyens de la Rome antique faisaient parfois l’objet d’un bannissement sans pour autant perdre formellement leur nationalité romaine ou les droits qui y étaient liés.
[5] Voir le Recueil des travaux préparatoires du Protocole no 4 à la Convention, pp. 73 et 113, consultable sur : https://www.echr.coe.int/LibraryDocs/Travaux/ECHRTravaux-P4-BIL2907919.pdf. La version définitive de l’article 12 § 4 du PIDCP est libellé comme suit : « Nul ne peut être arbitrairement privé du droit d’entrer dans son propre pays ».
[6] Voir la décision du 8 février 2022, citée au paragraphe 107 de l’arrêt, dans laquelle le Comité des droits de l’enfant de l’ONU a conclu que « le fait que l’État partie n’ait pas protégé les enfants victimes constitue une violation de leurs droits en vertu des articles 3 et 37 a) de la [Convention relative aux droits de l’enfant] et que le manquement de l’État partie à protéger les enfants victimes contre une menace imminente et prévisible à leurs vies constituerait une violation du paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention » (point 6.11).

Dernière mise à jour le septembre 15, 2022 par loisdumonde

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