INTRODUCTION. La requête concerne la démolition d’une maison de fortune (gecekondu) érigée illégalement sur un terrain public et l’absence d’indemnisation pour le préjudice que la requérante estime avoir subi. L’intéressée se plaint d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KAYA c. TURQUIE
(Requête no 28106/10)
ARRÊT
STRASBOURG
10 novembre 2020
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kaya c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en un comité composé de :
Aleš Pejchal, président,
Egidijus Kūris,
Carlo Ranzoni, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier adjoint de section,
Vu la requête (no 28106/10) dirigée contre la République de Turquie et dont une ressortissante de cet État, Mme Fatma Kaya (« la requérante ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 22 avril 2010,
Vu la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement turc le 16 avril 2018,
Vu les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 13 octobre 2020,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne la démolition d’une maison de fortune (gecekondu) érigée illégalement sur un terrain public et l’absence d’indemnisation pour le préjudice que la requérante estime avoir subi. L’intéressée se plaint d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
EN FAIT
2. La requérante est née en 1938 et réside à Istanbul. Elle a été représentée par Me R. Halis, avocat.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
4. Le 5 juin 1978, le mari de la requérante acheta à un particulier une maison de fortune de 130 m2. Cette maison avait été bâtie en 1959 sans permis de construire sur un terrain appartenant à l’État dans un quartier composé de constructions dont beaucoup étaient des habitations de fortune érigées sans permis. Elle se trouvait dans une zone relevant de la mairie de quartier de Zeytinburnu, à Istanbul.
5. L’adresse de l’habitation était la suivante : no 56, 57e rue, quartier de Yeşiltepe, Istanbul. La requérante a produit devant la Cour des quittances de paiement de taxes d’habitation, de taxes foncières et de taxes sur l’environnement.
6. Le 17 juin 1983, le mari de la requérante déposa à la préfecture et à la mairie d’Istanbul une demande d’amnistie à l’égard d’une construction non conforme à la législation relative à l’urbanisme, dans laquelle il indiquait que le premier paiement de la taxe foncière relative à l’habitation concernée datait de 1960.
7. Le 5 avril 1984, le mari de la requérante décéda.
I. La décision d’expropriation et le recours en annulation de cette décision
8. La maison de la requérante se trouvant selon le plan local d’urbanisme sur une route, l’intéressée demanda le 2 février 1989 à la mairie de Zeytinburnu de modifier ce plan. Elle sollicita également la délivrance d’un titre de propriété.
9. Le 13 août 1990, la mairie de Zeytinburnu rejeta cette demande.
10. Le 12 février 1996, la mairie de Zeytinburnu informa la requérante qu’elle allait être expropriée de sa maison et qu’à cet égard une indemnité pour la valeur des matériaux (enkaz bedeli) avait été virée sur un compte bancaire à son nom. Elle précisa que la requérante devait démolir son habitation dans un délai de quinze jours, à défaut de quoi ce serait la mairie qui procéderait à la démolition.
11. La requérante saisit le tribunal administratif d’Istanbul d’un recours en annulation de la décision relative à son éviction de sa maison et à la démolition de celle-ci.
12. Le 30 octobre 1996, le tribunal administratif lui donna gain de cause et annula l’acte attaqué. Il observa notamment que la municipalité devait, avant de procéder à l’expulsion, attribuer une autre maison à l’intéressée en contrepartie de celle qui devait être démolie.
13. Le 20 mai 1998, le Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif. Il nota que, avant de mettre à exécution la décision de démolition de la maison, l’administration devait vérifier si la requérante remplissait les conditions d’obtention d’un certificat d’attribution d’un titre de propriété (tapu tahsis belgesi) sur le fondement de la loi no 2981.
14. Le 3 février 2000, il rejeta un recours en rectification de l’arrêt.
II. La première décision de démolition et le recours en annulation de cette décision
15. Le 13 septembre 2001, la mairie de Zeytinburnu décida de faire évacuer la maison de la requérante, qualifiée de taudis, et d’attribuer à l’intéressée un logement d’une valeur de 9 656 183 180 anciennes livres turques (TRL).
16. La requérante saisit le tribunal administratif d’Istanbul d’un recours en annulation de cette décision. Elle soutenait que l’administration persistait à méconnaître les dispositions de la loi no 2981.
17. Le 20 novembre 2002, le tribunal, donnant une nouvelle fois gain de cause à la requérante, annula la décision attaquée. Il rappela que l’administration était tenue de se conformer au jugement qu’il avait rendu le 30 octobre 1996 et qu’elle devait attribuer à la requérante un logement conforme aux critères légaux. Or le logement proposé par la mairie de Zeytinburnu était un local qui se trouvait dans l’immeuble de service de la mairie et qui était grevé d’une hypothèque au profit de tiers. De l’avis du tribunal, il ne répondait donc pas aux critères établis par la loi.
18. L’administration se pourvut en cassation contre ce jugement.
19. Le 7 juin 2004, le Conseil d’État confirma le jugement attaqué.
20. Le 23 mars 2005, il rejeta un recours en rectification de l’arrêt.
III. La seconde décision de démolition et le recours en annulation de cette décision
21. Entretemps, le 3 décembre 2002, la mairie de Zeytinburnu avait adopté une nouvelle décision de démolition de l’habitation de la requérante, cette fois-ci pour des motifs différents, à savoir que la maison n’avait pas été construite dans le respect de la législation, qu’elle présentait un danger du point de vue technique et qu’elle n’était pas conforme à la législation relative à l’urbanisme.
22. La requérante saisit à nouveau le tribunal administratif, afin d’obtenir l’annulation de cette décision.
23. Le 28 mai 2004, après avoir ordonné une expertise, le tribunal administratif d’Istanbul débouta la requérante de sa demande au motif que la construction de la maison n’avait pas été effectuée dans les règles de l’art et que de ce fait, le bâtiment, qui n’avait pas été édifié conformément aux normes en vigueur et à la réglementation relative à l’urbanisme, était devenu instable et dangereux au fil du temps.
24. Le 4 août 2006, l’administration fit procéder à la démolition de la maison de la requérante.
25. Le 19 juin 2007, le Conseil d’État confirma le jugement du tribunal administratif.
26. Le 3 octobre 2006, la requérante déposa à la mairie de Zeytinburnu une demande de logement.
27. Le 13 octobre 2006, la mairie rejeta cette demande au motif qu’elle n’avait pas de logement ni de terrain constructible disponibles.
IV. Le recours en indemnisation introduit par la requérante
28. La requérante saisit le tribunal de grande instance de Zeytinburnu d’un recours en indemnisation. Elle demandait une maison équivalente à la sienne, démolie sur ordre de la municipalité, ou, à défaut, une indemnisation pour le préjudice qu’elle estimait avoir subi pour l’expropriation de fait dont elle considérait avoir fait l’objet.
29. Le tribunal ordonna une expertise judiciaire.
30. Le 13 juillet 2007, les experts estimèrent la valeur de la maison, qui avait entretemps été détruite, à 24 334 nouvelles livres turques (TRY).
31. Le 18 octobre 2007, l’administration présenta son mémoire en défense. Elle y soutenait que le certificat d’attribution d’un titre de propriété ne conférait pas le droit d’intenter une action en indemnisation pour expropriation de fait mais qu’il fallait pour engager une telle action détenir un titre de propriété en bonne et due forme, ce qui, selon elle, n’était pas le cas de la demanderesse.
32. Le 29 novembre 2007, le tribunal de grande instance débouta la requérante de sa demande, au motif qu’une personne qui n’était pas propriétaire d’un bien immobilier inscrit au registre foncier ne pouvait pas prétendre à une indemnité pour expropriation de fait.
33. La requérante porta l’affaire devant la Cour de cassation. Le 9 juillet 2009, celle-ci confirma le jugement attaqué.
34. Le 22 février 2010, la Cour de cassation rejeta un recours en rectification de l’arrêt.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Les textes relatifs aux constructions non autorisées
A. La Constitution
35. Les dispositions de la Constitution pertinentes en matière d’environnement et de logement se lisent ainsi :
Article 56
« Toute personne a droit à vivre dans un environnement sain et équilibré.
L’État et les citoyens ont le devoir d’améliorer l’environnement, d’en préserver la salubrité et d’en empêcher la pollution.
En vue de garantir à chacun des conditions de vie saines d’un point de vue tant physique que psychologique, (…) l’État instaure des institutions sanitaires et réglemente leurs prestations de services.
L’État mène à bien cette mission en recourant aux institutions sanitaires et sociales des secteurs privé et public, et en assurant le contrôle de ces institutions. (…) »
Article 57
« L’État prend les mesures propres à répondre aux besoins de logement, dans le cadre d’une planification tenant compte des particularités des villes et des conditions environnementales, et il agit en faveur des programmes de logements collectifs. »
Article 65
« L’État mène à bien les missions que la Constitution lui assigne en matière sociale et économique, dans les limites de ses ressources financières et en veillant à préserver la stabilité de l’économie. »
B. Les bidonvilles et la législation y relative
36. À l’époque des faits, les principales dispositions légales turques relatives à la lutte contre le développement des bidonvilles étaient les suivantes :
– Selon l’article 15 § 2, alinéa 19, de la loi no 1580 du 3 avril 1930 sur les municipalités, celles-ci étaient tenues d’empêcher et d’interdire toute installation ou construction contraire aux dispositions légales ou réglementaires, établie sans permis ou portant atteinte à la salubrité, à l’ordre et à la quiétude de la ville.
– La loi no 775 du 20 juillet 1966 énonçait en son article 18 qu’à compter de son entrée en vigueur, tout bâtiment non autorisé, qu’il soit en phase de construction ou déjà habité, serait immédiatement détruit sans qu’une décision préalable ne soit nécessaire. La mise en œuvre de cette mesure incombait aux autorités administratives, lesquelles pouvaient avoir recours aux forces de l’ordre et aux autres moyens de l’État. L’article 21 prévoyait que, sous certaines conditions, les habitants des baraquements réalisés avant l’entrée en vigueur de la loi pourraient acquérir le terrain qu’ils occupaient et bénéficier de crédits avantageux pour financer la construction de bâtiments conformes aux normes et aux plans d’urbanisme. Les agglomérations où les dispositions de l’article 21 étaient applicables étaient déclarées « zones de réhabilitation et d’éradication des taudis » et gérées conformément à un plan d’action.
– En vertu de la loi no 1990 du 6 mai 1976 portant modification de la loi no 775, les constructions irrégulières érigées avant le 1er novembre 1976 relevaient également du champ d’application de l’article 21 de la loi no 775.
37. La loi no 2981 du 24 février 1984 concernant les constructions non conformes à la législation relative aux bidonvilles et à l’aménagement urbain prévoyait également des mesures à prendre pour la conservation, la régularisation, la réhabilitation et la destruction des bâtiments irréguliers érigés jusqu’en 1984.
38. L’article 10 de cette loi était ainsi libellé en sa partie pertinente en l’espèce :
« Le certificat d’attribution d’un titre de propriété constitue le fondement du titre de propriété à délivrer au titulaire du droit après l’adoption d’un plan d’urbanisme modificatif (…) »
39. Les dispositions relatives aux biens publics de l’article 18 § 2 de la loi no 3402 du 21 juin 1987 sur le cadastre se lisaient ainsi :
« La prescription acquisitive ne joue pas pour les biens appartenant à la collectivité, (…) les forêts et les lieux se trouvant à la disposition de l’État et affectés à l’usage public, ni pour les biens immobiliers qui, d’après les lois les concernant, reviennent à l’État, que ces biens soient inscrits au registre foncier ou non. »
40. La loi no 4706 du 29 juin 2001 portant consolidation de l’économie turque, telle que modifiée par la loi no 4916 du 3 juillet 2003, a autorisé sous certaines conditions la vente à des particuliers de biens immobiliers appartenant au Trésor public. Selon l’article 4 §§ 6 et 7 de cette loi, les terrains qui appartenaient au Trésor public et sur lesquels se trouvaient des constructions réalisées avant le 31 décembre 2000 devaient être cédés à titre gratuit aux municipalités dont ils dépendaient, afin d’être vendus à des conditions préférentielles aux propriétaires des constructions ou à leurs ayants droit : ceux-ci pourraient acquérir ces terrains en versant un acompte correspondant au quart de leur valeur marchande et en s’acquittant ensuite du reliquat par des versements mensuels pouvant être étalés sur trois ans. Les municipalités devaient établir les plans d’occupation des sols ainsi que les plans d’application concernant les biens qui leur étaient transférés en vertu de la loi susmentionnée.
41. Selon la jurisprudence bien établie de la Cour de cassation, le certificat d’attribution d’un titre de propriété n’est pas un titre de propriété, mais un titre de possession. Il ne permet pas en lui-même à son détenteur de faire inscrire à son nom le bien concerné au registre foncier : il faut pour cela qu’un plan d’urbanisme modificatif ait été adopté et que le terrain y ait été répertorié comme parcelle individuelle (voir, en ce sens, plusieurs arrêts de la 14e chambre civile de la Cour de cassation : arrêt du 30 novembre 1999 (E. 1999/8088 – K. 1999/8570), arrêt du 13 décembre 2001 (E. 2001/8291 – K. 2001/8770), arrêt du 30 avril 2002 (E. 2002/1791 – K. 2002/3357), et arrêt du 3 novembre 2003 (E. 2003/5180 – K. 2003/7689)).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1 À LA CONVENTION
42. La requérante voit dans le fait que les autorités aient fait procéder à la démolition de sa maison sans l’indemniser une atteinte à son droit au respect de ses biens. Elle invoque l’article 1 du Protocole noo1 à la Convention, qui est ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les États de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
43. Le Gouvernement soulève plusieurs exceptions d’irrecevabilité, dont la requérante conteste la pertinence.
1. Sur l’épuisement des voies de recours internes
44. Le Gouvernement soutient que, avant de saisir la Cour, la requérante aurait dû former devant le Conseil d’État une demande de rectification de l’arrêt du 19 juin 2007.
45. La Cour note que le recours en rectification d’un arrêt est une voie de recours extraordinaire. Eu égard aux règles de droit international généralement reconnues, il n’est pas nécessaire que pareil recours ait été exercé pour que les exigences de l’article 35 de la Convention puissent être jugées remplies (Sarıdaş c. Turquie, no 6341/10, § 31, 7 juillet 2015, Gök et autres c. Turquie, nos 71867/01, 71869/01, 73319/01 et 74858/01, §§ 47-48, 27 juillet 2006, voir aussi Tüm Haber Sen et Çınar c. Turquie (déc.), no 28602/95, 13 novembre 2003, et Karaduman c. Turquie, no 16278/90, décision de la Commission du 3 mai 1993). Il s’ensuit que cet argument du Gouvernement ne peut être retenu.
46. Le Gouvernement soutient également que la requérante aurait dû intenter un recours de plein contentieux contre la décision de démolition de sa maison.
47. La Cour observe que la requérante a saisi les juridictions nationales, dans un premier temps, d’un recours en annulation, puis, dans un second temps, d’un recours en indemnisation. Elle considère dès lors que l’intéressée a épuisé les voies de recours disponibles. Par conséquent, l’exception du Gouvernement ne saurait être retenue.
2. Sur le respect du délai de six mois
48. Le Gouvernement soutient que la requérante n’a pas saisi la Cour dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive : selon lui, le recours en indemnisation pour expropriation de fait n’était pas, dans les circonstances de la cause, la voie de recours adéquate et ne pouvait dès lors pas interrompre le cours du délai de six mois.
49. La Cour considère que la voie de recours exercée par la requérante était, dans les circonstances de la cause, un moyen en principe efficace de faire valoir ses droits et que, dans ces conditions, l’intéressée l’a saisie dans un délai de six mois à compter de la date de la décision interne définitive au sens de l’article 35 § 1 de la Convention, à savoir le 22 février 2010, date de l’arrêt de la Cour de cassation. Il s’ensuit que l’exception formulée à cet égard par le Gouvernement doit également être rejetée.
3. Sur l’incompatibilité ratione materiae
50. Le Gouvernement plaide que la doléance de la requérante concerne un simple espoir de se voir reconnaître un droit de propriété que l’intéressée était dans l’impossibilité d’exercer effectivement. Il estime que pareil espoir ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 et que, dès lors, la requête doit être déclarée irrecevable pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.
51. La Cour estime que cette exception est étroitement liée à la substance du grief que la requérante formule sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, de sorte qu’il y a lieu de la joindre au fond.
52. Constatant par ailleurs que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité, elle le déclare recevable.
B. Sur le fond
53. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1, la requérante se plaint d’une atteinte à son droit au respect de ses biens. À cet égard, elle expose que sa maison a été démolie et qu’elle-même a été de fait expropriée de son terrain. Elle indique qu’elle habitait cette maison depuis 1978, que le propriétaire précédent, qui l’avait construite, y avait habité dès 1959 et que tant ce propriétaire que son mari et elle-même se sont acquittés des taxes y afférentes. Au regard de la durée de la possession, elle affirme avoir acquis sur ce bien un droit de propriété et pouvoir bénéficier par conséquent de la protection de l’article 1 du Protocole no 1.
54. Le Gouvernement répète que la requérante n’était pas titulaire d’un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Il reconnaît qu’il a été déclaré, et qu’il semble avoir été reconnu par les juridictions nationales, que la requérante était en possession d’un certificat d’attribution d’un titre de propriété, mais il souligne qu’il ne se trouve ni dans les données de la mairie ni dans les éléments du dossier aucune information ni aucun document indiquant que l’intéressée ait effectivement obtenu un tel certificat. Il ajoute qu’à supposer même que tel eût été le cas, elle n’aurait pas pour autant détenu un titre de propriété. Il soutient par ailleurs que la démolition de la maison, laquelle avait été érigée en contravention à la réglementation et au plan d’urbanisme, poursuivait un but légitime d’intérêt général étant donné que le bâtiment se trouvait sur une route et s’était dégradé au fil du temps au point qu’il était devenu inhabitable. Il argue à cet égard que l’ingérence litigieuse était proportionnée au but poursuivi et que la requérante pouvait toujours demander à bénéficier des dispositions de la loi no 2981.
55. La Cour observe que nul ne conteste que le terrain sur lequel était édifiée la maison de la requérante appartenait à la ville d’Istanbul ni que la construction avait été érigée en violation de la réglementation applicable en matière d’urbanisme. Elle note en revanche que les parties ont des vues divergentes quant à la question de savoir si l’intéressée était ou non titulaire d’un bien susceptible de relever de la protection de l’article 1 du Protocole no 1. Leur différend porte sur la valeur juridique du certificat d’attribution d’un titre de propriété. La requérante estime que les autorités auraient dû lui délivrer un titre de propriété sur le fondement de ce certificat. Le Gouvernement considère quant à lui qu’il n’a pas été démontré que l’intéressée possédât pareil certificat, et qu’en tout état de cause les conditions d’attribution d’un titre de propriété sur le fondement de ce certificat n’étaient pas réunies. La Cour est donc appelée à déterminer si la situation juridique de la requérante était de nature à relever du champ d’application de l’article 1 du Protocole no 1.
56. À cet égard, la Cour rappelle que la notion de « bien » évoquée à l’article 1 du Protocole no 1 a une portée autonome qui ne se limite pas à la propriété de biens corporels et qui est indépendante des qualifications formelles du droit interne : certains autres droits et intérêts constituant des actifs peuvent aussi passer pour des « droits patrimoniaux » et donc pour des « biens » aux fins de cette disposition.
57. Bien que l’article 1 du Protocole no 1 ne vaille que pour les biens actuels et ne crée aucun droit d’en acquérir, dans certaines circonstances, l’« espérance légitime » d’obtenir une valeur patrimoniale peut également bénéficier de la protection de cette disposition (Béláné Nagy c. Hongrie [GC], no 53080/13, § 74, CEDH 2016).
58. L’« espérance légitime » de pouvoir continuer à jouir d’un « bien » doit reposer sur une base suffisante en droit interne ; tel est le cas par exemple lorsqu’elle est confirmée par une jurisprudence bien établie des tribunaux ou lorsqu’elle est fondée sur une disposition législative ou sur un acte légal concernant l’intérêt patrimonial en question (Kopecký c. Slovaquie [GC], noo44912/98, § 52, CEDH 2004‑IX, Depalle c. France [GC], noo34044/02, § 63, CEDH 2010, et Saghinadze et autres c. Géorgie, no 18768/05, § 103, 27 mai 2010). Dès lors que cela est acquis, la notion d’« espérance légitime » peut entrer en jeu (Maurice c. France [GC], no 11810/03, § 63, CEDH 2005-IX).
59. En revanche, l’espoir de voir reconnaître un droit de propriété que l’on est dans l’impossibilité d’exercer effectivement ne peut être considéré comme un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
60. Dans chaque affaire, il importe d’examiner si les circonstances, considérées dans leur ensemble, ont rendu le requérant titulaire d’un intérêt substantiel protégé par l’article 1 du Protocole no 1 (Iatridis c. Grèce [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 1999‑II, et Depalle, précité, § 63).
61. Dans l’affaire Saghinadze et autres précitée (§§ 104‑108), la Cour a qualifié de « bien » le droit d’utiliser une maison, en notant que ce droit avait été exercé de bonne foi et avec la tolérance des autorités pendant plus de dix ans, malgré l’absence d’un titre de propriété régulièrement enregistré.
62. Dans l’affaire Depalle (arrêt précité, §§ 65-68), elle a estimé que le fait que les lois internes d’un État ne reconnaissent pas un intérêt particulier comme un « droit », et notamment comme un « droit de propriété », ne fait pas obstacle à ce que l’intérêt en question puisse néanmoins, dans certaines circonstances, passer pour un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1, et elle a conclu à l’applicabilité de cette disposition au cas d’espèce en soulignant notamment que le temps écoulé avait fait naître, au bénéfice du requérant, un intérêt patrimonial suffisamment reconnu et important à jouir d’une maison érigée sur une parcelle appartenant au domaine public maritime.
63. Dans l’arrêt Hamer c. Belgique (no 21861/03, § 76, 27 novembre 2007), elle a considéré que l’intérêt de continuer à jouir d’une maison de vacances érigée sans permis pouvait passer pour un « bien ». Elle a relevé que la requérante avait payé des impôts relatifs à cette maison, que la réaction des autorités s’était fait attendre pendant vingt-sept ans et que la tolérance de celles-ci avait encore perduré pendant dix ans après la constatation de l’infraction.
64. Plus récemment, dans l’affaire Keriman Tekin et autres c. Turquie, (no 22035/10, §§ 40 à 47, 15 novembre 2016), elle a estimé qu’une maison érigée sans permis constituait un bien dès lors notamment que les requérants avaient pu en jouir pendant un certain temps sans avoir jamais été inquiétés en raison de cette illégalité.
65. En l’espèce, en ce qui concerne d’abord le terrain sur lequel la maison avait été construite, la Cour note que la requérante ne pouvait espérer acquérir un droit de propriété par le jeu de la prescription acquisitive puisque ce terrain, qui était situé sur une route dans le plan d’urbanisme, appartenait au domaine public. L’intéressée ne saurait donc se prévaloir sur ce point de la longue période d’occupation qui s’est écoulée jusqu’à son éviction. Il s’ensuit que cette partie de la requête est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention au sens de l’article 35 § 3 et doit être rejetée, en application de l’article 35 § 4.
66. Cela étant, une autre considération s’impose pour ce qui est de l’habitation de la requérante. En effet, indépendamment de la question des conditions d’octroi d’un titre de propriété sur le fondement du certificat d’attribution, une construction irrégulière sur le domaine public peut constituer un bien au sens de l’article 1 du Protocole no 1 dans certains cas (voir, en ce sens, Öneryıldız c. Turquie [GC], no 48939/99, §§ 127-129, CEDH 2004‑XII, et Hamer, précité, § 76). Dans l’arrêt Öneryıldız (précité), qui concernait la destruction, à la suite de l’explosion d’un site industriel public, d’une maison de fortune construite sans permis et occupée sans titre par le requérant, la Cour a conclu à la violation du droit au respect des biens, compte tenu de la tolérance des autorités face à la construction illégale et de ce que, cette tolérance laissant la population dans l’incertitude quant à l’application des lois contre les agglomérations illégales, le requérant n’avait pas de raison de penser que la situation concernant son habitation risquait de changer du jour au lendemain.
67. La Cour observe qu’en l’espèce, selon les affirmations de la requérante, non contestées par le Gouvernement, la construction litigieuse, qui datait de 1959, a existé pendant environ quarante-sept ans avant d’être démolie.
68. Alors même que les autorités étaient informées de cette situation et pouvaient procéder à tout moment à la destruction de l’habitation – étant donné que celle-ci avait été érigée en violation de la réglementation turque applicable en matière d’urbanisme – elles ne semblent pas avoir entrepris ni envisagé une quelconque mesure de cet ordre avant 1996 (paragraphe 10 ci-dessus). Pendant une très longue période, elles ont laissé la requérante et ses proches vivre dans leur maison en toute tranquillité, dans l’environnement social et familial qu’ils avaient créé. Or le constat des manquements à la législation urbanistique relève incontestablement de la responsabilité des autorités, de même que l’affectation des moyens qui sont nécessaires pour ce faire. De surcroît, le Gouvernement n’a pas nié que la requérante se soit acquittée des taxes afférentes à ce bien ni qu’elle y ait bénéficié de services publics payants.
69. Force est donc de constater que, pendant une très longue période, les autorités ont toléré la situation dans laquelle se trouvait la requérante. Aussi la Cour considère-t-elle qu’après avoir joui pendant aussi longtemps de la maison, avec la tolérance des autorités, la requérante avait acquis un intérêt patrimonial suffisamment important et reconnu pour constituer un intérêt substantiel et donc un « bien » au sens de l’article 1 du Protocole no 1. Cette disposition est dès lors applicable à ce volet du grief (voir, dans le même sens, Anat et autres c. Turquie, no 37899/04, § 59, 26 avril 2011).
70. En 1996, la mairie de Zeytinburnu a décidé d’exproprier la requérante de son bien en contrepartie d’une indemnisation qui représentait seulement la valeur des matériaux (enkaz bedeli) de la maison. Cette décision a été censurée par les juridictions administratives. Le tribunal administratif a jugé que la municipalité devait attribuer une autre maison à la requérante avant de l’exproprier et, par voie de conséquence, avant de procéder à la démolition de celle où elle habitait (paragraphe 12 ci-dessus). Le Conseil d’État a confirmé cette décision en précisant que la municipalité devait au préalable statuer sur la question de savoir si la requérante remplissait les conditions d’obtention d’un certificat d’attribution d’un titre de propriété sur le fondement de la loi no 2981.
71. Par une décision prise en 2001, la mairie a ensuite attribué un logement à la requérante. Cette décision a également été censurée par les juridictions administratives, au motif que le logement attribué ne répondait pas aux critères légaux. Le tribunal administratif a notamment rappelé à l’administration qu’elle était tenue d’exécuter le jugement qu’il avait rendu le 30 octobre 1996 et d’allouer à la requérante un logement conforme aux critères établis par la loi. Le Conseil d’État a confirmé cette décision en toutes ses dispositions.
72. Malgré les décisions de justice rendues en faveur de la requérante, la municipalité a adopté une nouvelle décision de démolition, cette fois-ci pour un autre motif, à savoir que la maison était devenue inhabitable en raison de sa vétusté. Elle a donc fait procéder à la démolition (paragraphe 24 ci-dessus), après que le jugement du tribunal administratif d’Istanbul eut été rendu (paragraphe 23 ci-dessus), sans même attendre que ce jugement devienne définitif à l’issue de l’adoption de l’arrêt du Conseil d’État.
73. Cette situation s’analyse incontestablement en une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit au respect de ses biens. Cette ingérence était prévue par la loi (la loi sur l’urbanisme et la loi no 2981) et elle avait pour but de réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général, puisqu’il s’agissait de remettre la situation en conformité avec le plan d’urbanisme et d’assurer la salubrité publique (Saliba c. Malte, no 4251/02, § 35, 8 novembre 2005, Hamer, précité, § 77, et Anat, précité, § 60).
74. À cet égard, il faut rechercher s’il a été maintenu un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l’individu. La recherche de pareil équilibre se reflète dans la structure de l’article 1 du Protocole no 1 tout entier, et donc aussi dans le second alinéa de cet article : il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Chassagnou et autres c. France, 29 avril 1999 [GC], nos 25088/94, 28331/95 et 28443/95, § 75, CEDH 1999‑III). Cet équilibre est rompu si la personne concernée a eu à subir une charge spéciale et exorbitante.
75. Par ailleurs, la Cour a souvent rappelé que dans la mise en œuvre de politiques d’aménagement du territoire et de protection de l’environnement, où l’intérêt général de la communauté occupe une place prééminente, l’État jouit d’une marge d’appréciation plus grande que lorsque sont en jeu des droits exclusivement civils (Depalle, précité, § 84).
76. Dans la présente affaire, la maison en cause avait été érigée en violation des règles d’aménagement du territoire et la situation administrative n’avait pas été régularisée avant la démolition du bâtiment. Cela étant, il ressort des décisions des juridictions administratives que la requérante aurait dû bénéficier d’une indemnisation. À cet égard, il se dégage clairement du jugement du tribunal administratif que l’administration aurait dû attribuer à la requérante un logement répondant aux critères légaux. Ce jugement a été confirmé par le Conseil d’État (paragraphes 17, 19 et 20 ci-dessus). Or, en dépit de ces décisions de justice, les tribunaux judiciaires ont débouté la requérante de sa demande d’indemnisation (paragraphes 32-34 ci-dessus).
77. Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le refus des autorités d’indemniser la requérante pour le préjudice matériel qu’elles lui avaient causé a fait peser sur l’intéressée une charge spéciale et exorbitante, de sorte que le juste équilibre devant régner entre les intérêts de la requérante et ceux de la communauté a été rompu.
78. Partant, la Cour rejette l’exception préliminaire que le Gouvernement a soulevée pour inapplicabilité ratione materiae de l’article 1 du Protocole no 1, et conclut à la violation de cette disposition.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
79. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
80. La requérante réclame 100 000 euros (EUR) pour préjudice matériel et 100 000 EUR pour préjudice moral.
81. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
82. En ce qui concerne le préjudice matériel, la Cour rappelle qu’elle a déjà dit dans l’arrêt Kaynar et autres c. Turquie (nos 21104/06 et 2 autres, §§ 64 à 78, 7 mai 2019) qu’un recours introduit devant la commission d’indemnisation dans un délai d’un mois à compter de la date de la notification de son arrêt était susceptible de donner lieu à une indemnisation par l’administration et que ce recours représentait un moyen approprié de redresser la violation constatée sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.
83. Estimant que le droit national permettait à présent d’effacer les conséquences de la violation constatée, elle a considéré qu’il n’était pas nécessaire qu’elle se prononce sur la demande présentée par les requérants pour préjudice matériel. Elle a décidé, en conséquence, de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention pour autant qu’elle concerne la demande relative au dommage matériel.
84. Dans la présente affaire, eu égard à l’absence de documents pouvant permettre de calculer de manière précise le préjudice matériel subi par la requérante, la Cour n’aperçoit aucune raison de parvenir à une conclusion différente. En conséquence, elle décide de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention pour autant qu’elle concerne le préjudice matériel.
85. En revanche, elle considère qu’il y a lieu d’octroyer à la requérante 5 000 EUR pour préjudice moral.
B. Frais et dépens
86. La requérante demande 20 000 EUR au titre des frais et dépens. Elle produit plusieurs reçus relatifs à des frais de procédure et des frais de traduction dont le total ne correspond pas à ce montant et ne s’en approche pas.
87. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande, qu’il estime excessive et infondée.
88. La Cour rappelle que selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. Prenant en compte les documents présentés et sa jurisprudence en la matière, elle alloue à la requérante 1 000 EUR tous chefs de préjudice confondus.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond l’exception préliminaire du Gouvernement relative à l’applicabilité ratione materiae de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention, et la rejette ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
4. Décide de rayer du rôle la partie de l’affaire relative à la question de l’article 41 de la Convention pour autant qu’elle concerne la demande de réparation du dommage matériel résultant de la violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention ;
5. Dit,
a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur, au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 novembre 2020, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Aleš Pejchal
Greffier adjoint Président
Dernière mise à jour le décembre 4, 2020 par loisdumonde
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