AFFAIRE ROTARU c. ROUMANIE (Cour européenne des droits de l’homme) 26075/16

La requête concerne le caractère inadéquat des soins médicaux prodigués au requérant pendant sa détention, en particulier l’absence d’une intervention chirurgicale pour traiter la cataracte dont son œil droit était atteint.


QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE ROTARU c. ROUMANIE
(Requête no 26075/16)
ARRÊT
STRASBOURG
30 août 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Rotaru c. Roumanie,

La Cour européenne des droits de l’homme (quatrième section), siégeant en un comité composé de :

Yonko Grozev, président,
Iulia Antoanella Motoc,
Pere Pastor Vilanova, juges,
et de Crina Kaufman, greffière adjointe de section f.f.,

Vu :

la requête (no 26075/16) contre la Roumanie et dont un ressortissant de cet État, M. Marian Rotaru (« le requérant »), né en 1958 et résidant à Soreni, a saisi la Cour le 19 avril 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement roumain (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme O. F. Ezer, du ministère des Affaires étrangères,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juillet 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête concerne le caractère inadéquat des soins médicaux prodigués au requérant pendant sa détention, en particulier l’absence d’une intervention chirurgicale pour traiter la cataracte dont son œil droit était atteint.

2. Placé en détention le 27 mars 2014, en exécution d’une peine de prison, le requérant fut détenu jusqu’au 22 avril 2019, successivement dans plusieurs prisons, dont celles de Craiova, Târgu-Jiu et Gherla.

3. À partir de la fin du mois d’avril 2014, le requérant signala aux autorités de la prison de Craiova qu’il ressentait des troubles de la vision et demanda à consulter un ophtalmologue. Le 26 mai 2014, il fut transféré à la prison de Târgu-Jiu, où il put consulter un médecin le 28 juillet 2014. Il y fut hospitalisé le 4 novembre 2014.

4. Par un jugement définitif du 3 février 2016, le tribunal de première instance de Târgu-Jiu ordonna à la direction de la prison de Târgu-Jiu d’accorder au requérant « les soins médicaux requis par son état de santé ». Le tribunal nota, sur la base des documents médicaux produits devant lui, que le requérant était atteint d’une cataracte avancée et qu’en l’absence d’intervention chirurgicale il risquait de perdre la vision de l’œil droit. Le tribunal jugea également que :

« Dans la présente affaire, même si le requérant a été hospitalisé et consulté [par un médecin] à plusieurs reprises, étant donné que l’évolution de la cataracte a été défavorable pendant toute la période de 2014 à 2015, l’État n’a rien fait pour assurer la protection de la santé du requérant, sa maladie ayant évolué au point qu’elle pourrait le rendre aveugle.

Par ailleurs, […] dans des situations similaires, l’État a pu trouver des moyens pour couvrir le coût des implants ou des interventions chirurgicales, alors que les conditions et les droits des personnes qui en ont bénéficié étaient les mêmes que ceux du requérant, avec pour seule différence la notoriété des premiers, qui s’est avérée décisive. »

5. Ainsi qu’il ressort d’une lettre du 26 mars 2019 du directeur de l’Administration Nationale des Prisons, pendant sa détention, jusqu’en mars 2019, le requérant avait été hospitalisé douze fois, y compris à l’hôpital pénitencier de Dej et de Bucarest-Rahova, en vue de l’établissement de la conduite thérapeutique à suivre, « afin de résoudre son problème ophtalmologique » et « en vue de pratiquer l’intervention chirurgicale ophtalmologique ». D’après cette lettre, les 26 septembre et 21 décembre 2016, un ophtalmologue recommanda une intervention chirurgicale pour soigner la cataracte du requérant. Cette recommandation médicale fut réitérée en juin 2017, en juin 2018 et en février 2019, la dernière fois lors d’une hospitalisation à l’hôpital pénitencier de Dej, où un médecin constata à nouveau que l’affection était dans un état « avancé ». Selon l’hôpital pénitencier de Dej « le traitement de la cataracte [était] uniquement chirurgical ». Puisque cet hôpital ne pratiquait pas des opérations de cataracte, le requérant fut informé que l’intervention chirurgicale ne pouvait se faire que dans un hôpital public, sous condition que le requérant s’acquittât du coût de l’implant de cristallin.

6. Le 20 novembre 2018, le requérant signa une déclaration acceptant de s’acquitter des frais que devait occasionner cette intervention chirurgicale. Toutefois, alors qu’il se trouva hospitalisé en 2019 pendant 35 jours, il ne put prouver qu’il disposait des ressources nécessaires pour l’opération, dont le montant ne lui fut pas précisé.

7. L’opération ne fut finalement pas effectuée pendant la durée de sa privation de liberté, de sorte que le requérant subit une « baisse significative » de l’acuité visuelle, lui causant une incapacité de travail certifiée à partir de mars 2016. Le requérant déclare même avoir perdu la vision de son œil droit. D’après le Gouvernement, le requérant aurait consenti à plusieurs reprises de reporter cette intervention chirurgicale, mais aucune précision n’est avancée à cet égard.

APPRÉCIATION DE LA COUR

SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

8. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

9. Les principes généraux en matière de qualité de soins médicaux dispensées aux personnes détenues ont été résumés, entre autres, dans Osman c. Royaume-Uni, 28 octobre 1998, § 116, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VIII, Blokhin c. Russie [GC], no 47152/06, §§ 136-140, 23 mars 2016, et, plus récemment, N.G. c. Russie, no 61744/11, § 86, 19 juin 2018).

10. Au vu de ces principes, la Cour doit examiner si le requérant, bien que détenu, a eu accès aux soins médicaux courants que les autorités se sont engagées à fournir aux personnes atteintes de la même affection (V.D. c. Roumanie, no 7078/02, § 93, 16 février 2010).

11. En l’espèce, la Cour note que tout au long de son incarcération, le requérant a fait l’objet de plusieurs examens médicaux effectués par le personnel médical des prisons où il a été successivement détenu et dans plusieurs cliniques ophtalmologiques. Les médecins spécialistes l’ayant consulté ont souligné la nécessité d’une intervention chirurgicale pour soigner la cataracte. Le requérant a fait plusieurs séjours à l’hôpital précisément « en vue de résoudre son problème ophtalmologique » et « en vue de pratiquer l’intervention chirurgicale ophtalmologique prescrite » (voir le paragraphe 5 ci-dessus et comparer avec Xiros c. Grèce, no 1033/07, §§ 85‑90, 9 septembre 2010, où le requérant a subi plusieurs opérations pour limiter la dégradation de sa vue, et il a été opéré y compris pour un traitement de la cataracte).

12. Le Gouvernement n’a pas expliqué pourquoi l’intéressé a dû attendre quatre mois pour pouvoir consulter un spécialiste ni pourquoi il a fallu aux autorités trois mois de plus pour l’hospitaliser (paragraphe 3 ci-dessus) (voir Slyusarev c. Russie, no 60333/00, § 43, 20 avril 2010, pour deux mois et demi d’attente pour une consultation par un spécialiste). De plus, le Gouvernement n’a pas expliqué de manière convaincante pourquoi l’intervention chirurgicale indiquée pour soigner la cataracte du requérant n’a pas pu être pratiquée au cours des quatre années suivantes, de 2015 à avril 2019, date de sa remise en liberté et ce, malgré une décision de justice définitive rendue par le tribunal de première instance de Târgu-Jiu ordonnant aux autorités d’accorder au requérant « les soins médicaux requis par son état de santé » (paragraphe 4 ci-dessus).

13. L’argument du Gouvernement selon lequel le requérant aurait disposé de certaines sommes d’argent qu’il a utilisées pour acheter des biens et couvrir le coût de conversations téléphoniques ne saurait remettre en cause cette conclusion, d’autant plus que les autorités n’ont jamais opposé au requérant ce motif, lui indiquant, au contraire, qu’il ne disposait pas des ressources nécessaires (voir paragraphes 5 et 6 ci-dessus).

14. Enfin, la Cour estime que le consentement prétendument donné par le requérant pour reporter à plusieurs reprises l’intervention chirurgicale ne saurait exonérer les autorités de leurs obligations pendant la période de 2014 à 2019 (Nogin c. Russie, no 58530/08, §§ 90-93, 15 janvier 2015).

15. Dans ces conditions, la Cour ne saurait considérer que, sur ce point précis, les autorités compétentes ont fait ce qu’on pouvait raisonnablement attendre d’elles vu les exigences de l’article 3 de la Convention. Partant, il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.

APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

16. Le requérant demande 1 000 000 euros (EUR) au titre du dommage pour les préjudices matériel et moral prétendument subis, sans soumettre des justificatifs.

17. Le Gouvernement estime ce montant excessif.

18. La Cour note que le préjudice matériel allégué n’a pas été étayé. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. Toutefois, elle octroie au requérant 7 500 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;

3. Dit

a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois, 7 500 EUR (sept mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 août 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Crina Kaufman                          Yonko Grozev
Greffière adjointe f.f.                     Président

Dernière mise à jour le août 30, 2022 par loisdumonde

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