L’affaire concerne la reconnaissance judiciaire de paternité de la fille du requérant et notamment la question de savoir si, à raison de la différence de traitement alléguée, le requérant a été victime d’une discrimination par rapport à la mère de l’enfant. Elle concerne également la durée de la procédure litigieuse.
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE PAPARRIGOPOULOS c. GRÈCE
(Requête no 61657/16)
ARRÊT
Art 14 (+ Art 8) • Discrimination • Impossibilité pour le père d’une enfant née hors mariage d’exercer l’autorité parentale sans le consentement de la mère, malgré la filiation établie par un test ADN • Différence de traitement disproportionnée entre les pères et les mères d’enfants nés hors mariage et d’enfants nés d’un mariage
Art 8 • Obligations positives • Durée de procédure de neuf ans et quatre mois, pour trois instances, non raisonnable
STRASBOURG
30 juin 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Paparrigopoulos c. Grèce,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en une Chambre composée de :
Marko Bošnjak, président,
Péter Paczolay,
Krzysztof Wojtyczek,
Alena Poláčková,
Raffaele Sabato,
Ioannis Ktistakis,
Davor Derenčinović, juges,
et de Renata Degener, greffière de section,
Vu :
la requête (no 61657/16) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet État, M. Ioannis Dorotheos Paparrigopoulos (« le requérant ») a saisi la Cour le 20 octobre 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter à la connaissance du gouvernement grec (« le Gouvernement ») les griefs relatifs aux articles 8 et 14 de la Convention et de déclarer irrecevable le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention (équité de la procédure),
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mai 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne la reconnaissance judiciaire de paternité de la fille du requérant et notamment la question de savoir si, à raison de la différence de traitement alléguée, le requérant a été victime d’une discrimination par rapport à la mère de l’enfant. Elle concerne également la durée de la procédure litigieuse.
EN FAIT
2. Le requérant est né en 1959 et réside à Chalandri. Il a été assisté de Me N. Davrados, avocat à Athènes.
3. Le Gouvernement a été représenté par la déléguée de son agent, G. Papadaki, assesseure auprès du Conseil Juridique de l’État.
4. Le 18 janvier 2007, E.K. introduisit une action en recherche de paternité. Elle affirmait que le requérant était le père de sa fille, A.K., née en 2002. Le requérant soutient que sa relation avec E.K. n’avait duré que quelques jours.
5. Une audience devant le tribunal de première instance d’Athènes fut fixée au 8 octobre 2007.
6. Par une mise en demeure du 6 septembre 2007, le requérant invita E.K. à se présenter le lendemain afin qu’un test ADN permettant de vérifier sa paternité fût pratiqué. Il précisa que si le test ADN confirmait qu’il était le père, il avait l’intention de reconnaitre la paternité d’A.K. devant notaire, le 27 septembre 2007.
7. Par une mise en demeure du même jour, E.K. répondit qu’elle avait elle aussi l’intention de régler le litige hors du cadre judiciaire et qu’elle avait déjà proposé au requérant un test ADN. Elle proposa d’effectuer ce test le 1er novembre 2007 et d’ajourner l’audience devant le tribunal de première instance d’Athènes.
8. Le 9 janvier 2008, le tribunal de première instance d’Athènes ordonna une expertise, à savoir un test ADN (décision no 115/2007).
9. Le 20 mars 2008, grâce au test ADN, le lien de filiation entre A.K. et le requérant fut établie.
10. Par une mise en demeure du 7 mai 2008, le requérant invita E.K. à se présenter le 15 mai 2008 devant notaire afin de procéder à la reconnaissance de A.K. Il ressort du dossier que E.K. ne s’y est pas présentée.
11. Par l’arrêt no 709/2010 rendu en janvier 2010, le tribunal de première instance d’Athènes reconnut que le requérant était le père de A.K. Le requérant fit appel.
12. Par l’arrêt no 2705/2011 du 2 juin 2011, la cour d’appel d’Athènes débouta le requérant. En particulier, elle rejeta notamment la thèse du requérant selon laquelle, après avoir pris connaissance des résultats du test ADN, il avait manifesté auprès de E.K. son intention de reconnaitre volontairement A.K. Elle estima qu’E.K. avait le droit de faire régler dans un cadre judiciaire la question de la filiation d’A.K. Elle ajouta que le requérant s’était opposé à la recherche de paternité pendant la première audience devant le tribunal de première instance.
13. Le requérant se pourvut en cassation. Il soutint qu’E.K. n’avait plus d’intérêt légitime à continuer la procédure à partir du moment où, suite aux résultats du test ADN, il avait consenti à la reconnaissance d’A.K. et l’avait invitée par des mises en demeure à donner son consentement. Il ajouta que les prétentions d’E.K. étaient abusives car il avait déjà consenti à la reconnaissance d’A.K.
14. Par l’arrêt no 334/2016 rendu le 25 avril 2016, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. La haute juridiction civile considéra que le fait que le requérant avait consenti ne constituait pas un élément de l’intérêt légitime d’E.K., qui avait un intérêt à ce que la question de la paternité soit réglée. Quant à la thèse du requérant selon laquelle les prétentions d’E.K. étaient abusives, elle nota que celles-ci n’avaient aucune répercussion négative sur les intérêts du requérant.
15. Parallèlement, le 2 juillet 2009, le requérant introduisit une action devant le tribunal de première instance d’Athènes. Il demanda à ce que E.K. soit enjointe de manifester sa volonté (να καταδικαστεί σε δήλωση βουλήσεως) de consentir devant notaire à la reconnaissance volontaire de son lien de filiation avec A.K. Il soutint que selon le droit pertinent, la mère ne pouvait refuser son consentement que lorsqu’elle doutait du lien de filiation entre le père et l’enfant. Il ajouta que l’autorité parentale n’était « complète » que dans le cas d’un lien de filiation volontairement reconnu et indiqua que, conformément à l’article 1515 du code civil, dans le cas d’une reconnaissance judiciaire, à laquelle le père s’était opposé, ce dernier n’exercerait aucune autorité parentale, sauf accord entre les parents à cet effet.
16. Par l’arrêt no 711/2010 rendu en janvier 2010, le tribunal de première instance d’Athènes rejeta l’action.
17. Le 19 avril 2010, le requérant fit appel.
18. Par l’arrêt no 2706/2011 rendu le 2 juin 2011, la cour d’appel d’Athènes rejeta l’appel. Elle considéra que le consentement de la mère de l’enfant à la reconnaissance volontaire par le père était facultative et que la mère ne pouvait être obligée d’y consentir. Le requérant se pourvut en cassation.
19. Par l’arrêt no 335/2016 rendu le 25 avril 2016, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. La haute juridiction civile jugea notamment que « l’obligation de manifester sa volonté conformément à l’article 949 du code de procédure civile » n’était pas applicable dans les affaires relevant du droit familial. Elle ajouta que lorsque la mère de l’enfant est en vie et jouit de sa capacité juridique, et qu’elle refuse de consentir, la seule possibilité pour le père est d’introduire une action en reconnaissance de paternité conformément à l’article 1479 du code civil.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENT
20. L’article 4 de la Convention européenne du Conseil de l’Europe, du 15 octobre 1975 (signée et ratifiée par la Grèce) sur le statut juridique des enfants nés hors mariage prévoit ce qui suit :
« La reconnaissance volontaire de paternité ne peut faire l’objet d’une opposition ou d’une contestation, lorsque ces procédures sont prévues par la législation interne, que dans le cas où la personne qui veut reconnaître ou qui a reconnu l’enfant n’en est pas biologiquement le père. »
21. Les articles pertinents du code civil se lisaient ainsi au moment des faits :
Article 1475
Reconnaissance volontaire (de l’enfant)
« Le père peut reconnaître comme étant le sien un enfant né hors mariage, pourvu que la mère y consente. »
Article 1476
« La reconnaissance par le père (…) se fait par déclaration devant notaire ou par testament. Le consentement de la mère, conformément à l’article précédent, est fourni par déclaration devant notaire. Les déclarations de reconnaissance et de consentement se font en personne et sans conditions ni délais. Elles sont irrévocables. »
Article 1479
« 1. La mère a le droit de demander, par une action en justice, la reconnaissance du lien de paternité entre son enfant né hors mariage et le père (de ce dernier). L’enfant a le même droit. Lorsque la mère refuse de donner le consentement prévu au premier alinéa de l’article 1475, le père a également droit à la reconnaissance judiciaire (…) »
Article 1515
Enfants de parents non mariés
« L’autorité parentale (γονική μέριμνα) sur un enfant mineur qui est né et demeuré de parents non mariés, appartient à sa mère. En cas de reconnaissance (de l’enfant), le père acquiert l’autorité parentale, mais il ne peut l’exercer que s’il existe un accord entre les parents au sens de l’article 1513 ou si la mère a cessé d’exercer la garde parentale ou n’est pas en mesure de l’exercer pour des raisons légales ou concrètes.
À la demande du père, le tribunal peut dans tout autre cas lui confier également l’exercice de l’autorité parentale ou d’une partie de celle-ci, si l’intérêt de l’enfant l’impose.
En cas d’opposition du père à une reconnaissance judiciaire, celui-ci n’exerce pas l’autorité parentale ni ne se substitue à la mère dans son exercice, sauf accord entre les parents au sens de l’article 1513. Le tribunal peut, si l’intérêt de l’enfant l’impose, en décider autrement à la demande du père, si la mère a cessé d’exercer la garde parentale ou n’est pas en mesure de l’exercer pour des raisons légales ou concrètes, ou s’il existe un accord des parents. »
22. L’article 1515 du code civil a été modifié comme suit par la loi no 4800/2021 :
Article 1515
Enfants de parents non mariés
« L’autorité parentale de l’enfant mineur qui est né et demeure de parents non mariés, appartient à sa mère. Quand l’enfant est reconnu volontairement ou par une procédure judiciaire introduite par le père, (ce dernier) acquiert également l’autorité parentale, qu’il exerce avec la mère. Si les parents n’habitent pas ensemble, les articles 1513 et 1514 s’appliquent (…).
En cas de reconnaissance judiciaire, lors de laquelle le père s’est opposé, il n’exerce pas l’autorité parentale ni remplace la mère dans son exercice, sauf accord des parents.
Le tribunal peut, si l’intérêt de l’enfant l’impose, en décider autrement à la demande du père. »
23. L’article 949 du code de procédure civile se lit comme suit :
Article 949
« Lorsqu’une personne est obligée de manifester sa volonté, cette déclaration est réputée intervenue dès que la décision (du tribunal) est devenue définitive. (…) »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 14 DE LA CONVENTION COMBINÉ AVEC L’ARTICLE 8
24. Le requérant se plaint d’une violation de l’article 8 de la Convention, pris isolément et combiné avec l’article 14. Il se plaint que le fait qu’il ne lui a pas été possible de procéder à la reconnaissance de sa fille de manière volontaire a eu pour conséquence sa « responsabilité parentale limitée ». Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour examinera l’affaire sous l’angle de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8. Ces articles se lisent ainsi :
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Article 14
« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (…) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »
A. Sur la recevabilité
25. En premier lieu, le Gouvernement plaide que le requérant n’a pas la qualité de victime étant donné que le régime de l’autorité parentale est le même, qu’il s’agisse d’une reconnaissance de paternité volontaire ou judiciaire.
26. En deuxième lieu, le Gouvernement argue que le requérant n’a pas épuisé les voies de recours internes puisqu’il n’a pas introduit d’action en reconnaissance de paternité et qu’il a choisi de ne pas s’opposer à la mère dans le cadre de la procédure introduite par elle. Il ajoute que le requérant n’a pas soulevé ses griefs devant les juridictions internes.
27. Le requérant rétorque qu’il a la qualité de victime car il a été directement lésé par la législation et les décisions internes. Il ajoute qu’il a épuisé les voies des recours internes et que les recours mentionnés par le Gouvernement n’étaient pas des recours effectifs à épuiser. Il estime qu’une action en reconnaissance de paternité était vouée à l’échec. Il considère que, l’objet de l’affaire, à savoir la reconnaissance de la paternité, étant également celui de l’action introduite par E.K., le tribunal compétent, s’il avait été saisi d’une nouvelle demande par le requérant, aurait rejeté celle-ci comme étant irrecevable puisque l’affaire était déjà pendante devant les juridictions internes. Il ajoute que s’il a contredit la mère dans le cadre de la procédure introduite par elle, c’était afin de savoir s’il était le père de l’enfant, étant donné que sa relation avec la mère n’avait duré que quelques jours. Selon lui, l’introduction par lui d’une action en reconnaissance de paternité n’aurait pas privé la procédure en cause de son caractère « litigieux ». Dès lors, l’article 1515 § 3 trouverait application.
28. La Cour considère que, dans les circonstances particulières de l’espèce, les exceptions du Gouvernement sont si étroitement liées à la substance du grief qu’il y a lieu de les joindre au fond.
29. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
30. Le requérant plaide que la législation interne permet à la mère d’un enfant né hors mariage de refuser son consentement à la reconnaissance volontaire de l’enfant même pour des motifs autres que le fait que la personne qui sollicite la reconnaissance n’est pas le père, ce qui est selon lui contraire à l’article 4 de la Convention européenne sur le statut juridique des enfants nés hors mariage. Il ajoute que les juridictions internes confient l’autorité parentale presque toujours à la mère. Il ajoute qu’en l’espèce, il était titulaire d’un droit « suspendu » ou « inactif » car l’autorité parentale ne pouvait être activée que s’il y avait un accord des parents ou si l’autorité parentale de la mère avait cessé. Il dit que le père qui a reconnu l’enfant jouit d’un droit de visite ou du droit d’être informé de toute action du parent qui exerce l’autorité parentale (la mère) mais que le rôle du père est, comme il ressort à l’évidence des observations du Gouvernement, secondaire par rapport à celui de la mère.
31. Le requérant ajoute que l’ingérence en cause ne sert aucun but légitime, qu’elle n’est pas nécessaire dans une société démocratique et qu’elle est disproportionnée. Il estime que, pour protéger l’enfant et la mère, il faut attribuer les mêmes droits aux deux parents et confier aux tribunaux la possibilité d’examiner a posteriori l’intérêt supérieur de l’enfant. Il dit que, en effet, la législation interne crée une discrimination entre les pères d’enfants nés hors mariage et les pères d’enfants nés d’un mariage. Il relève que l’exercice conjoint de l’autorité parentale par les deux parents est toujours dans l’intérêt supérieur de l’enfant. Il ajoute que le Gouvernement ne justifie par aucun motif cette situation problématique et que la différence de traitement demeure dépourvue de justification objective et raisonnable. En même temps, selon lui, la limitation de ses droits introduit une discrimination fondée sur le sexe au profit de la mère.
32. Le Gouvernement rétorque que dans le cas d’une reconnaissance judiciaire de paternité, le père acquiert l’autorité parentale mais ne l’exerce pas et ne remplace pas la mère. Il explique que, la reconnaissance de l’enfant étant le résultat d’un « combat judiciaire » mené par le père, il était considéré dangereux pour l’intérêt de l’enfant de reconnaitre à ce dernier le pouvoir d’exercer l’autorité parentale « automatiquement », comme dans les cas où le père ne s’oppose pas. Il dit que l’article 1515 § 3 du code civil ne reconnait au père la possibilité de demander à exercer l’autorité parentale que dans l’un des cas suivants : si l’autorité parentale de la mère a cessé, si la mère n’est pas en mesure de l’exercer pour des raisons légales ou concrètes ou s’il existe un accord entre les parents. Il en conclut que, dans tous les cas de reconnaissance (volontaire ou judiciaire, avec ou sans contestation), le père acquiert l’autorité parentale mais ne peut l’exercer que dans les conditions prévues par la loi. Il ajoute que l’exercice de l’autorité parentale ne devait répondre à un régime différent de celui des enfants nés d’un mariage parce que les parents n’habitent pas ensemble et qu’il est difficile d’exercer l’autorité parentale en commun car souvent les parents n’ont pas de bonnes relations entre eux.
33. Le Gouvernement argue qu’en l’espèce le requérant avait dit, devant le tribunal de première instance d’Athènes, qu’il doutait être le père de l’enfant, ce qui a conduit à ordonner une expertise. Il estime que la mise en demeure du 6 septembre 2007, par laquelle le requérant avait invité E.K. à se présenter le lendemain afin qu’un test ADN permettant de vérifier sa paternité fût pratiqué, était une déclaration « sous conditions » et ne remplissait pas les conditions d’une reconnaissance volontaire. Il ajoute que les démarches tendant à la reconnaissance volontaire n’ont pas abouti car le requérant avait nié être le père et n’avait manifesté son intention de ne reconnaitre l’enfant qu’après le résultat de l’expertise. Dès lors, selon le Gouvernement, il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention en l’espèce.
34. Le Gouvernement plaide en outre que lorsqu’il s’agit d’enfants nés hors mariage, il existe en effet en droit interne un « avantage » pour la mère. Or, cette différence tient selon lui non pas au sexe mais au fait que le lien entre la mère et l’enfant, qui constitue une vie familiale protégée par l’article 8 de la Convention, n’est pas le même que celui qui unit le père à l’enfant. Le Gouvernement dit que ce dernier lien dépend d’une série de facteurs, à savoir « la cohabitation, la nature de la relation entre les parents, l’intérêt que nourrit le père envers l’enfant (…) et sa reconnaissance par le père ». Il fait valoir, en tout état de cause, que « l’avantage » pour la mère peut être écarté si les parents sont d’accord ou par une décision judiciaire. Qui plus est, l’article 4 de la Convention européenne sur le statut juridique des enfants nés hors mariage n’a selon lui aucune incidence sur l’affaire.
2. L’appréciation de la Cour
35. Les principes généraux en l’espèce sont exposés dans l’arrêt Zaunegger c. Allemagne, no 22028/04, §§42-56 et 60-61, 3 décembre 2009).
36. La Cour relève que la législation interne a soumis le père célibataire d’un enfant naturel à une différence de traitement vis-à-vis tant de la mère que du père marié ou divorcé. En particulier, conformément à l’article 1515 du code civil, en cas de reconnaissance judiciaire, un accord des parents est exigé pour que les pères célibataires puissent exercer l’autorité parentale. Le tribunal peut, si l’intérêt de l’enfant l’impose, en décider autrement à la demande du père, mais seulement si l’autorité parentale de la mère a cessé ou si elle n’est pas en mesure de l’exercer pour des raisons légales ou concrètes ou s’il existe un accord entre les parents.
37. Sur ce point, le Gouvernement plaide que les situations respectives de la mère et du père ne sont pas comparables car, en premier lieu, la reconnaissance de l’enfant étant le résultat d’un « combat judiciaire » mené par le père, il a été considéré dangereux pour l’intérêt de l’enfant de reconnaitre au père le pouvoir d’exercer l’autorité parentale « automatiquement ». En deuxième lieu, il argue que l’exercice de l’autorité parentale ne devait répondre à un régime différent de celui des enfants nés d’un mariage parce que les parents n’habitent pas ensemble et qu’il est difficile d’exercer l’autorité parentale en commun car souvent les parents n’ont pas de bonnes relations entre eux. En troisième lieu, toujours selon le Gouvernement, la différence de traitement tient non pas au sexe mais au fait que le lien entre la mère et l’enfant n’est pas le même que celui qui unit le père à l’enfant.
38. La Cour observe qu’en l’espèce, une fois la filiation avec A.K. établie par un test ADN, le requérant a cherché à faire reconnaître sa paternité. Or, la législation interne ne lui permettait pas d’exercer l’autorité parentale, même dans le cas où cela aurait été conforme à l’intérêt supérieur de l’enfant. En même temps, il n’a pas pu obtenir une décision judiciaire susceptible de pallier un refus de la mère de consentir au partage de l’autorité parentale, alors même que cette dernière ne niait pas le lien de filiation entre requérant et A.K.
39. La Cour n’est pas convaincue par la thèse du Gouvernement selon laquelle le lien entre la mère et l’enfant n’est pas le même que celui qui unit le père à l’enfant. Si tel peut bien évidemment être le cas dans certains cas concrets, elle considère qu’en l’espèce cet argument ne permet pas de priver, de manière automatique, le requérant de l’exercice de l’autorité parentale. À ce propos, elle note que l’article 1515 du code civil a été modifié en 2021 et prévoit dorénavant la possibilité pour les tribunaux d’attribuer l’exercice de l’autorité parentale également au père d’un enfant né hors mariage, à la demande de celui-ci et si l’intérêt de l’enfant l’impose. Ainsi, l’autorité parentale n’est plus attribuée, de manière automatique, uniquement à la mère.
40. Tout en gardant à l’esprit que les autorités jouissent d’une grande latitude en matière d’autorité parentale (voir Sommerfeld c. Allemagne [GC], no 31871/96, § 63, CEDH 2003‑VIII (extraits)), la Cour rappelle qu’elle a déjà constaté que la majorité des États membres semblent partir du principe que l’attribution de l’autorité parentale doit reposer sur l’intérêt supérieur de l’enfant et qu’elle doit être soumise au contrôle des juridictions internes en cas de conflit entre les parents (Zaunegger, précité, § 60).
41. La Cour considère que le Gouvernement n’a pas suffisamment expliqué pourquoi, à l’époque des faits, il était nécessaire que le droit interne prévoie cette différence de traitement entre les pères et les mères d’enfants nés hors mariage et d’enfants nés d’un mariage.
42. En ce qui concerne la discrimination alléguée, la Cour conclut de ce qui précède qu’il n’y a pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre l’absence de possibilité pour le requérant d’exercer l’autorité parentale et le but poursuivi, à savoir la protection de l’intérêt supérieur des enfants naturels.
43. Partant, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement et conclut qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention, combiné avec l’article 8.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 6, 8 ET 13 DE LA CONVENTION à raison de la durée de la procédure
44. Le requérant se plaint d’une violation des articles 6, 8 et 13 de la Convention à raison de la durée de la procédure litigieuse. Rappelant qu’elle est maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour estime qu’il y a lieu d’examiner les allégations du requérant sous l’angle du seul article 8 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
45. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Les arguments des parties
46. Le requérant soutient que la période à prendre en considération a débuté le 7 mai 2008 et a pris fin le 25 avril 2016. Il argue que sa fille, A.K., était âgée de 5 ans au début de la procédure et de 17 ans à la fin de celle-ci et que, en raison de cette situation litigieuse, il a été éloigné d’elle.
47. Le Gouvernement plaide que la durée de la procédure était raisonnable. En particulier, la procédure ayant abouti à l’arrêt no 709/2010 du tribunal de première instance d’Athènes aurait duré deux ans et moins de trois mois en premier instance, déduction faite de la période allant du 28 mars 2008, date à laquelle l’expertise a été soumise, au 28 janvier 2009, date à laquelle E.K. a demandé la reprise de l’audience. Quant à la procédure ayant abouti à l’arrêt no 711/2010 du tribunal de première instance d’Athènes, celle-ci aurait duré sept mois. En deuxième instance, la procédure aurait duré un an et deux mois (arrêts nos 2706/2011 et 2705/2011) et en troisième instance, moins d’un an, déduction faite de la période allant du 27 avril au 21 décembre 2015 car le requérant avait demandé l’ajournement de l’affaire. Le Gouvernement ajoute que les pourvois en cassation ont été introduits par le requérant avec trois ans de retard, à savoir le 26 septembre 2014.
2. L’appréciation de la Cour
48. Les principes généraux en l’espèce sont exposés dans l’arrêt Anagnostakis et autres c. Grèce (no 46075/16, §§ 66-68, 23 septembre 2021).
49. En particulier, la conduite inefficace, et en particulier retardée, des procédures concernant les relations entre un enfant et un parent peut entraîner un manquement aux obligations positives en vertu de l’article 8 de la Convention (Eberhard et M. c. Slovénie, nos 8673/05 et 9733/05, § 127, 1er décembre 2009, et S.I. c. Slovénie, no 45082/05, § 69, 13 octobre 2011). Il s’ensuit que, dans les affaires concernant la relation d’une personne avec son enfant, il y a une obligation de faire preuve de diligence exceptionnelle compte tenu du risque que l’écoulement du temps pourrait entraîner une décision de fait de l’affaire. Cette obligation, qui est déterminante pour évaluer si une affaire a été entendue dans un délai raisonnable, comme l’exige l’article 6 § 1 de la Convention, fait également partie des exigences procédurales implicites à l’article 8 (voir, par exemple, Süß c. Allemagne, no 40324/98, § 100, 10 novembre 2005, Strömblad c. Suède, no 3684/07, § 80, 5 avril 2012, et Ribić c. Croatie, no 27148/12, § 92, 2 avril 2015).
50. De l’avis de la Cour, cette obligation est renforcée dans les affaires qui, comme la présente, concernent la reconnaissance de paternité. Cependant, la procédure en cause a débuté le 18 janvier 2007, date à laquelle E.K. a introduit une action en recherche de paternité, et a pris fin le 25 avril 2016, date à laquelle la Cour de cassation a rejeté les pourvois introduits par le requérant. Elle a donc duré neuf ans et quatre mois, pour trois instances. Elle note que les arguments présentés par le Gouvernement ne permettent pas d’expliquer un tel retard. Elle rappelle en outre que des retards dans la procédure risquent toujours, en pareil cas, de trancher par un fait accompli le problème en litige. Eu égard à l’obligation positive de faire preuve de diligence exceptionnelle dans des affaires similaires, la Cour conclut que le laps de temps écoulé ne peut pas être considéré comme raisonnable.
51. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
52. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
53. Le requérant demande 70 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi.
54. Le Gouvernement s’oppose à cette demande.
55. La Cour octroie au requérant 9 800 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
56. Le requérant réclame 10 850 EUR au total au titre des frais et dépens, y compris 5 000 EUR au titre de ceux qu’il a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. Il dit que, étant avocat, il a rédigé la requête et les observations lui-même.
57. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter cette demande.
58. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, et en l’absence de justificatifs nécessaires concernant Me N. Davrados, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 1 000 EUR, tous frais confondus, pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
C. Intérêts moratoires
59. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Joint au fond les exceptions tirées par le Gouvernement d’un défaut de qualité de victime et d’épuisement des voies de recours internes, et les rejette ;
2. Déclare la requête recevable ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 8 ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention à raison de la durée de la procédure ;
5. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les griefs formulés sur le terrain des articles 6 et 13 de la Convention ;
6. Dit
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. 9 800 EUR (neuf mille huit cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
ii. 1 000 EUR (mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 30 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Renata Degener Marko Bošnjak
Greffière Président
Dernière mise à jour le juin 30, 2022 par loisdumonde
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