La requête concerne le risque pour les requérants, des ressortissants tadjiks de confession islamique, d’être expulsés de Turquie vers le Tadjikistan, où ils subiraient des mauvais traitements en raison de leurs croyances religieuses et de leur affiliation présumée à l’État islamique (ISIS).
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE M.N. ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 40462/16)
ARRÊT
Art 3 • Expulsion • Possible renvoi vers le Tadjikistan de ressortissants tadjiks de confession islamique sans motifs sérieux et avérés d’un risque de traitements contraires à l’art 3 en raison de leur arrestation en Turquie dans une école coranique non enregistrée • Aucune procédure pénale contre les requérants • Acceptation par les juridictions nationales de leur qualité d’étudiants de l’école et de leur absence de lien avec l’État islamique ou une organisation illégale ou terroriste • Pas de risque de persécution en raison d’une quelconque activité politique ou sociale précédente dans le pays d’origine
Art 13 (+ Art 3) • Examen implicite et rudimentaire par les juridictions nationales du risque en cas de renvoi en raison des conditions de l’arrestation sans conséquence sur l’effectivité du recours compte tenu du faible degré de pertinence du risque allégué
STRASBOURG
21 juin 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire M.N. et autres c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambrecomposée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Saadet Yüksel,
Diana Sârcu, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
la requête (no 40462/16) dirigée contre la République de Turquie et dont sept ressortissants de Tadjikistan, M.M. M.N., O.K., I.A., N.K., M.U., K.A. et U.K. (« les requérants »), ont saisi la Cour le 15 juillet 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »), assortie d’une demande tendant à ce que leur expulsion du territoire turc soit suspendue en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 2, 3, 9 et 13 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,
la décision de ne pas dévoiler l’identité des requérants,
la mesure provisoire indiquée au gouvernement défendeur le 15 juillet 2016 en vertu de l’article 39 du règlement de la Cour dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant elle, selon laquelle les requérants ne devaient pas être expulsés vers le Tadjikistan ou un autre pays pendant la durée de la procédure,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 31 mai 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. La requête concerne le risque pour les requérants, des ressortissants tadjiks de confession islamique, d’être expulsés de Turquie vers le Tadjikistan, où ils subiraient des mauvais traitements en raison de leurs croyances religieuses et de leur affiliation présumée à l’État islamique (ISIS).
EN FAIT
2. Le requérant M.N., ressortissant tadjik né le 25 avril 1993, entra en Turquie le 6 mai 2014 par l’aéroport Atatürk à Istanbul.
Le requérant O.K., ressortissant tadjik né le 10 septembre 1993, entra en Turquie le 3 avril 2015 par la porte d’Istanbul.
Le requérant I.A., ressortissant tadjik et né le 21 mars 1977, entra en Turquie le 3 juillet 2013 par l’aéroport Atatürk à Istanbul.
Le requérant N.K., ressortissant tadjik né le 3 novembre 1992, entra en Turquie le 16 novembre 2014 par l’aéroport Sabiha Gökçen à Istanbul.
Le requérant M.U., ressortissant tadjik né le 30 mars 1993, entra en Turquie le 2 août 2013 par l’aéroport Atatürk d’Istanbul.
Le requérant K.A., ressortissant tadjik né le 8 mars 1995, entra en Turquie le 19 septembre 2013 par l’aéroport Atatürk d’Istanbul.
Le requérant U.K., ressortissant tadjik né le 5 mai 1996, entra en Turquie le 11 mars 2015 par l’aéroport Atatürk d’Istanbul.
Les requérants ont été représentés par Me E. Kafadar, avocat à Istanbul.
3. Le Gouvernement a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, directeur du service des droits de l’homme auprès du ministre de la Justice de Turquie.
4. Le 17 octobre 2015 à 23 h 30, à la demande de la section anti-terroriste de la Direction de sécurité d’Istanbul, les agents de la police d’Istanbul procédèrent à une perquisition dans un appartement à Pendik (Istanbul) où se trouvaient les requérants. Ils découvrirent quatorze personnes dans l’appartement. Au cours de la perquisition, les policiers ne trouvèrent aucune preuve de la participation des requérants à un quelconque délit. Les quatorze personnes, parmi lesquelles se trouvaient les requérants, furent arrêtées et emmenées soit au commissariat central de Şehit Adil Gözalıcı de Pendik, soit au département des mineurs de Pendik, afin que les procédures nécessaires puissent être engagées.
5. Le 19 octobre 2015, les requérants furent transférés au centre de renvoi des étrangers de Kumkapı car ils n’étaient pas en possession de visas valables.
6. L’opération de police du 17 octobre 2015 fut rapportée par un certain nombre de médias, y compris une chaine de télévision et des quotidiens à grand tirage, qui relatèrent que la police d’Istanbul avait effectué une descente dans des maisons à Pendik car elle avait reçu des renseignements indiquant que des établissements religieux avaient été installés illégalement à certaines adresses dans cet arrondissement et que des étrangers originaires du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan qui y vivaient étaient peut-être des membres de l’État islamique d’Irak et d’Al-Sham (ISIS). Il était supposé que ces personnes pouvaient être déguisées en étudiants en religion et que certaines avaient pu se rendre en Syrie pour rejoindre les forces de l’ISIS dans ce pays.
7. Le 19 octobre 2015, la direction départementale de l’immigration près la préfecture d’Istanbul émit un ordre d’expulsion et de rétention administrative à l’égard de chacun des requérants. Selon cet ordre signé par le préfet adjoint d’Istanbul, les requérants devaient être expulsés de la Turquie en vertu de l’article 54 (1) (b), (d) et (e) de la loi no 6458 (loi sur les étrangers et la protection internationale) au motif qu’ils étaient membres d’une organisation terroriste, qu’ils représentaient une menace pour la sécurité publique et qu’ils n’avaient pas de visa valable. Ils devaient aussi être placés pendant un mois en rétention administrative en attente de leur expulsion et conduits dans les quarante-huit heures au centre d’éloignement des étrangers puisqu’ils risquaient de prendre la fuite en cas d’élargissement.
8. Le 3 novembre 2015, les requérants M.N., K.A., I.A., U.K., O.K. et M.U. déposèrent une opposition auprès du tribunal d’instance d’Istanbul contre les ordres de rétention émis à leur égard. Dans ce cadre, ils firent valoir qu’ils n’étaient membres d’aucune organisation illégale et qu’aucune enquête pénale n’avait été ouverte à leur encontre pour un tel motif. L’opération de police et leur arrestation auraient eu pour origine une erreur commise par la police. Ils déclarèrent également que leur détention avait été illégale étant donné qu’ils n’avaient pas été informés des raisons de cette mesure et qu’ils n’avaient pas été en mesure de la contester. Le 23 décembre 2012, le requérant N.K. introduisit une opposition contre l’ordre de détention émis à son encontre, avançant des arguments identiques à ceux présentés par les autres requérants.
9. Par des décisions du 11 novembre et du 25 décembre 2015, le tribunal d’instance d’Istanbul ordonna la libération des requérants du centre d’éloignement des étrangers de Kumkapı. Dans sa décision du 11 novembre 2015, il releva qu’aucun élément démontrant leur participation à une quelconque infraction n’avait été trouvé dans l’appartement où M.M. M.N., K.A., I.A., U.K., O.K. et M.U. avaient été arrêtés et qu’ils avaient été remis en liberté après avoir été interrogés par la police judiciaire. Il considéra que, de ce fait, les motifs pour lesquels leur rétention administrative avait été ordonnée étaient en contradiction avec les décisions prises par la police judiciaire. Il donna donc une suite favorable à la demande de mise en liberté des requérants. Quant au requérant N.K., il nota, dans sa décision du 25 décembre 2015, que ce dernier avait été détenu au centre d’éloignement des étrangers de Kumkapı au motif qu’il n’avait pas de visa valable, mais que cela ne constituait pas une raison légitime de le priver de sa liberté.
10. Les 11 novembre et 28 novembre 2015, les requérants furent libérés du centre d’éloignement des étrangers de Kumkapı. Ils étaient tenus de résider à des adresses désignées et de se présenter dans ce même centre tous les sept jours pour signature.
11. Les 17 et 18 décembre 2015, les requérants introduisirent des recours distincts devant le tribunal administratif d’Istanbul, demandant l’annulation des arrêtés d’expulsion pris à leur égard. Dans leurs recours, ils faisaient valoir qu’à la suite de l’opération de police du 17 octobre 2015 et de sa couverture médiatique, ils avaient été publiquement exposés à tort comme des membres d’ISIS et que, par conséquent, leur vie et leur intégrité physique seraient en danger au Tadjikistan. Ils soutenaient que la liberté de religion et la liberté d’expression n’étaient pas respectées au Tadjikistan et que la torture par des agents de l’État était généralisée. Ils faisaient valoir que la situation des droits de l’homme dans le pays avait été documentée par un certain nombre d’organisations non gouvernementales. Ils affirmaient enfin que des fonctionnaires du consulat du Tadjikistan à Istanbul s’étaient rendus fréquemment au centre d’éloignement des étrangers de Kumkapı et qu’ils avaient été contraints par l’administration à les rencontrer.
12. Le 28 avril 2016, le tribunal administratif d’Istanbul rejeta les recours introduits par les requérants. Dans les jugements similaires qu’il rendit concernant chacun des requérants, il releva d’abord que ces derniers n’avaient pas démontré qu’il existait des motifs sérieux de croire qu’ils seraient soumis à de mauvais traitements s’ils étaient expulsés vers le Tadjikistan. En particulier, ils n’auraient pas explicitement indiqué le type de persécution qu’ils risquaient de subir, ni fourni d’éléments de preuve à l’appui de leurs allégations qui seraient d’ailleurs restées de portée générale. Le tribunal administratif rappela également qu’en vertu de la Convention de Genève, un ressortissant étranger dont on pouvait raisonnablement croire qu’il représentait un danger pour la sécurité du pays dans lequel il se trouvait ne pouvait pas bénéficier du principe de non-refoulement. Il considéra que même dans l’hypothèse où les requérants risquaient d’être persécutés au Tadjikistan, ils ne pouvaient pas se prévaloir d’un droit au non-refoulement vers ce pays puisqu’il avait été établi qu’ils représentaient une menace pour la sécurité publique en Turquie. À cet égard, il nota que l’établissement religieux où les requérants avaient été arrêtés n’avait pas été créé selon les voies légales. Il en conclut que, si les requérants n’avaient pas été condamnés au pénal en tant que dirigeants, membres ou soutiens d’une organisation criminelle, les ordres d’expulsion n’étaient pas contraires à la loi car les requérants avaient été arrêtés dans des établissements religieux illégaux.
13. Le 30 mai 2016, les requérants déposèrent des recours individuels et des demandes de mesures provisoires auprès de la Cour constitutionnelle, priant celle-ci d’empêcher leur expulsion vers le Tadjikistan. Ils faisaient valoir qu’ils seraient soumis à des mauvais traitements s’ils étaient expulsés vers leur pays d’origine. Ils réitérèrent leur thèse selon laquelle ils avaient été identifiés à tort comme des membres d’ISIS par les autorités turques et les médias et qu’ils étaient donc devenus des cibles des autorités tadjikes, qui les persécuteraient en cas de retour au Tadjikistan.
14. Le 31 mai 2016, la Cour constitutionnelle rejeta les demandes de mesures provisoires formées par les requérants, observant qu’ils n’avaient pas présenté de renseignements et de documents à l’appui de leur affirmation selon laquelle leur vie et leur intégrité physique et morale seraient en danger au Tadjikistan en raison de leurs convictions religieuses. Elle nota également que les organisations internationales spécialisées dans le suivi de la situation des droits de l’homme dans divers pays ne signalaient pas dans leurs rapports sur le Tadjikistan que toutes les personnes ayant certaines croyances religieuses étaient systématiquement soumises à la torture ou à d’autres mauvais traitements dans ce pays.
15. Par une décision du 27 janvier 2021, la Cour constitutionnelle déclara irrecevables les demandes des requérants. Après avoir rappelé sa jurisprudence selon laquelle l’interdiction de la torture et des traitements ou peines inhumains pouvaient être invoquée en cas d’expulsion ou de renvoi vers les pays à risque, elle souligna aussi, dans les termes suivants, le caractère absolu de l’interdiction des mauvais traitements :
« (L’article 17 de la Constitution) ne prévoit aucune exception à l’obligation (négative) qui incombe à l’État de ne pas infliger de mauvais traitements. L’article 15 de la Constitution, qui autorise la suspension des droits et libertés fondamentaux en temps de guerre, de mobilisation, de loi martiale ou d’urgence, stipule qu’il ne peut être porté atteinte à l’intégrité matérielle et morale de chacun. Cela indique clairement que l’interdiction des mauvais traitements est absolue ».
16. Quant à l’obligation positive de l’État découlant de l’interdiction des mauvais traitements que les personnes expulsées risquent de subir dans leur pays de destination, la Cour constitutionnelle dit ceci :
« Lorsque les articles 5, 16 et 17 de la Constitution sont interprétés conjointement aux dispositions pertinentes du droit international et notamment de la Convention de Genève, à laquelle la Turquie est partie, il faut admettre que la protection de l’intégrité morale et physique des étrangers qui peuvent être soumis à des mauvais traitements dans les pays où ils sont envoyés fait partie des obligations positives de l’État.
Dans le cadre de l’obligation positive susmentionnée, la personne à expulser devrait avoir la possibilité de s’opposer effectivement à la décision d’expulsion de manière à pouvoir lui assurer une protection réelle contre les risques qu’elle peut encourir dans son pays. Dans le cas contraire, il ne sera pas possible de parler d’une protection réelle accordée à un étranger qui dit être exposé à des risques de mauvais traitements en cas d’expulsion et qui dispose de moyens plus limités que l’État pour prouver cette affirmation.
Par conséquent, il ne fait aucun doute que l’obligation positive d’offrir une protection contre les mauvais traitements comprend des garanties procédurales qui permettent à tout étranger qui a fait l’objet d’une décision d’expulsion de faire examiner ses allégations et de soumettre cette décision à un contrôle équitable.
Dans ces conditions, s’il est allégué que l’interdiction des mauvais traitements serait violée dans le pays vers lequel l’étranger serait envoyé à la suite d’une procédure d’expulsion, il convient que les autorités administratives et judiciaires examinent en détail s’il existe un risque réel d’une telle violation dans le pays en question. Dans le cadre des garanties procédurales susmentionnées, les décisions d’expulsion prises par les autorités administratives devraient être soumises au contrôle d’un organe judiciaire indépendant, dans le cadre duquel elles ne seraient pas exécutées et la participation effective des parties au processus judiciaire serait assurée.
L’obligation de protection contre les mauvais traitements n’exige pas que chaque procédure d’expulsion fasse l’objet d’une enquête telle que décrite ci-dessus. Pour que cette obligation prenne naissance, il faut tout d’abord que les requérants formulent une allégation défendable (débattable / discutable / méritant une enquête / soulevant un doute raisonnable). En conséquence, les requérants doivent préciser, de manière raisonnable, le risque de mauvais traitements qui selon eux existe dans le pays vers lequel ils doivent être renvoyés ; (le cas échéant) fournir des informations et des documents à l’appui de cette allégation ; ces allégations doivent présenter un certain degré de gravité. Toutefois, étant donné que la présentation de l’allégation défendable peut varier selon la nature du cas d’espèce, une appréciation distincte doit être faite dans chaque cas. »
17. Quant à l’application de ces principes aux demandes des requérants, la Cour constitutionnelle se prononça dans les termes suivants :
« (…) Dans les dossiers qu’ils ont déposés auprès de la Cour constitutionnelle dans le cadre de leurs demandes individuelles, les auteurs de celles-ci n’ont pas fourni de renseignements spécifiques sur eux-mêmes qui seraient utiles pour l’appréciation et l’instruction, ni donné d’explications concrètes sur les conditions qui les auraient forcés à quitter leur pays et sur le type de problèmes qu’ils y auraient rencontrés, ni présenté non plus de documents s’y rapportant (si tant est qu’il en existe). D’autre part, dans les recours en annulation déposés devant le tribunal administratif, il a été observé que les demandeurs n’avaient pas fourni d’explication adéquate à l’appui de leurs prétentions ni de renseignements ou documents concrets aux autorités juridictionnelles. Il n’y a pas lieu de s’écarter des appréciations faites par les tribunaux administratifs et des conclusions auxquelles ils sont parvenus.
Il convient de noter que, même s’il fallait considérer que dans les pays d’origine de certains requérants, des violations des droits de l’homme surviennent en raison d’une instabilité politique ou de troubles civils, la règle selon laquelle les autorités publiques doivent se renseigner d’office sur les conditions des pays de destination ne dispense pas les requérants de leur obligation d’apporter des explications à cet égard.
En effet, lorsqu’elle a examiné les demandes de mesures provisoires formulées par les requérants, la Cour constitutionnelle avait déjà constaté que les procédures d’expulsion ne mettaient pas en danger l’intégrité matérielle ou morale des demandeurs. Les demandeurs n’ont présenté aucun nouveau renseignement ou document susceptible d’affecter le bien-fondé de leur requête et d’exiger une décision différente de celles prises concernant leurs demandes de mesures provisoires. »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. Le 11 avril 2014, la loi sur les étrangers et la protection internationale (loi no 6458) est entrée en vigueur. Ses articles 52 à 60 concernent la procédure d’éloignement des étrangers du territoire turc, le contrôle juridictionnel des mesures d’éloignement et la rétention en attente d’éloignement. Les dispositions pertinentes pour la présente affaire, en vigueur à l’époque des faits, sont les suivantes :
« Expulsion
Article 52 – (1) Les étrangers peuvent être expulsés vers leur pays d’origine, un pays de transit ou un pays tiers par une décision d’expulsion.
Décisions d’expulsion
Article 53 – (1) La décision d’expulsion est prise sur instruction de la Direction générale (de l’immigration) ou d’office par les préfectures.
(2) La décision et ses motifs sont notifiés à l’étranger en question, ou à son représentant légal ou son avocat. Si la personne visée par la décision d’expulsion n’est pas représentée par un avocat, les conséquences de la décision ainsi que les procédures et les délais de recours sont notifiés à elle ainsi qu’à son représentant légal.
(3) L’étranger ou son représentant légal ou son avocat peut faire un recours contre la décision d’expulsion devant le tribunal administratif dans les quinze jours suivant la date de notification. La personne qui introduit un recours contre la décision doit également en informer l’autorité qui l’a prise.
Il est statué dans un délai de quinze jours sur les recours introduits devant le tribunal. La décision que rend le tribunal sur la question est définitive. Sans préjudice de son consentement, l’étranger n’est pas expulsé dans le délai de recours contre la décision d’expulsion ou en cas de recours, jusqu’au prononcé de la décision du tribunal.
Personnes à l’égard desquelles une décision d’expulsion sera prise
Article 54 – (1) Une décision d’expulsion doit être prise à l’égard des étrangers cités ci-dessous :
(…)
(b) les étrangers qui sont des dirigeants, membres ou soutiens d’une organisation terroriste ou d’une organisation criminelle à but lucratif ;
(…)
(d) les étrangers qui constituent une menace pour l’ordre et la sécurité publics, ou la santé publique,
(…)
(e) les étrangers qui ont dépassé de plus de dix jours la durée de validité de leur visa ou de leur exemption de visa ou dont le visa a été annulé ;
(…)
Centres de renvoi
Article 58 – (1) Les étrangers qui sont mis en rétention administrative sont placés dans des centres de renvoi.
(…) »
19. Les articles 17 et 23 de la loi no 5683 sur le séjour et les déplacements des étrangers en Turquie (« la loi no 5683 »), qui a été abrogée par l’article 124 § 1 de la loi no 6458, se lisaient comme suit :
« Article 17 – Les étrangers qui se sont réfugiés en Turquie pour des raisons politiques ne peuvent résider que dans les lieux désignés par le ministère de l’Intérieur.
(. .. )
Article 23- Les étrangers qui ont reçu l’ordre de quitter la Turquie mais n’ont pu le faire en raison de l’impossibilité d’obtenir un passeport ou pour toute autre raison, ne peuvent résider que dans un lieu qui sera désigné par le ministère de l’Intérieur. »
EN DROIT
I. sur l’exception PRÉLIMINAIRE et la recevabilité
20. Dans ses observations du 19 avril 2017, le Gouvernement excipait d’un non-épuisement des voies de recours internes, en faisant observer que la Cour constitutionnelle, bien qu’elle eût rejeté la demande de mesure provisoire déposée par les requérants, n’avait pas encore statué sur le fond de leur requête.
21. Les parties ont informé la Cour que la Cour constitutionnelle avait rendu son arrêt concernant les requérants le 27 janvier 2021.
22. La Cour rappelle que l’obligation pour un requérant d’épuiser les voies de recours internes s’apprécie en principe à la date d’introduction de la requête devant la Cour (Baumann c. France, no 33592/96, § 47, CEDH 2001‑V (extraits)). Néanmoins, la Cour tolère que le dernier échelon d’un recours soit atteint après le dépôt de la requête mais avant qu’elle ne se prononce sur la recevabilité de celle-ci (Karoussiotis c. Portugal, no 23205/08, § 57, CEDH 2011 (extraits), Stanka Mirković et autres c. Monténégro, nos 33781/15 et 3 autres, § 48, 7 mars 2017, et Azzolina et autres c. Italie, nos 28923/09 et 67599/10, § 105, 26 octobre 2017), ce qui est le cas en l’espèce. Par conséquent, la Cour rejette l’exception soulevée par le Gouvernement.
23. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2, 3 et 9 DE LA CONVENTION, PRIS ISOLEMENT OU COMBINES AVEC L’ARTICLE 13
24. Invoquant les articles 2, 3 et 9 de la Convention, les requérants soutiennent que leur renvoi au Tadjikistan les exposerait à un risque réel d’atteinte à leur vie ou de mauvais traitements en raison de leurs convictions religieuses.
Les requérants se plaignent aussi, sur le terrain de l’article 6 de la Convention, de ne pas avoir disposé d’un recours interne effectif leur permettant de contester leur éventuelle expulsion.
25. La Cour estime plus approprié d’examiner les griefs des requérants sous l’angle de l’article 3 de la Convention, pris isolément ou combiné avec son article 13 (N.A. c. Royaume Uni, no 25904/07, § 95, 17 juillet 2008, et Said c. Pays-Bas, no 2345/02, § 37, CEDH 2005-VI).
Les articles 3 et 13 de la Convention sont ainsi libellés :
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 13
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
26. Le Gouvernement s’oppose à ces thèses et soutient que les requérants ne sont pas parvenus à établir effectivement l’existence de risques de mauvais traitement en cas de retour dans leur pays d’origine.
A. Observations des parties
1. Les requérants
27. Les requérants font observer, comme ils l’avaient fait devant les instances nationales, qu’ils ont été arrêtés dans une école coranique (Kuran kursu) à Pendik (Istanbul), que la police y a effectué à tort une perquisition, que cette intervention a attiré l’attention du public parce qu’elle a été relatée par la presse sous le titre « Opération de grande envergure contre l’État islamique », et qu’ainsi ils sont devenus les cibles des services de renseignement du Tadjikistan. En particulier, à la suite de l’annonce de l’arrestation des ressortissants de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan par Habertürk TV, le journal Vatan et le journal Hürriyet, qui ont une large diffusion et une grande audience en Turquie, sous des titres tels que « Un camp d’ISIS à Pendik », « Descente dans un camp de djihadistes d’ISIS à Pendik », des fonctionnaires du consulat du Tadjikistan se seraient immédiatement rendus au centre de rapatriement de Kumkapı où les requérants étaient détenus, et auraient collecté des renseignements au sujet de ces derniers. Les requérants affirment avoir été fichés par la police turque comme des terroristes potentiels. Étant donné que les entretiens entre les fonctionnaires du consulat et leurs ressortissants qui sont placés en rétention administrative sont autorisés par l’article 59/1 (c) de la loi no 6458, ils disent avoir été exposés aux pressions des fonctionnaires du consulat pendant la durée de leur rétention.
28. Les requérants soulignent qu’ils ont été arrêtés dans un lieu appelé medrese, qu’ils étaient plutôt jeunes et en âge d’être scolarisés (à l’exception d’I.A., dont l’apparence physique laisserait penser qu’il est un religieux) et qu’ils étaient venus en Turquie pour obtenir une éducation religieuse qu’ils ne pouvaient pas recevoir dans leur pays. Ils soutiennent qu’au Tadjikistan, les parents qui envoient leurs enfants à l’étranger pour recevoir une éducation religieuse étaient punis dans le cadre de la « Loi sur la responsabilité des parents », entrée en vigueur en août 2011, que le président Imam All Rahman avait appelé les jeunes Tadjiks qui recevaient une éducation religieuse à l’étranger à retourner dans leur pays en 2007, que les personnes qui n’avaient pas obéi à cette invitation ont été punies quand elles sont retournées au Tadjikistan et que les personnes qui recevaient une éducation religieuse à l’étranger, sauf dans les lieux spécifiés par le Gouvernement, ont été repérées et soumises à des traitements cruels.
29. Les requérants soutiennent aussi que, parce qu’ils étaient qualifiés de terroristes par la presse, ils seraient soumis à l’emprisonnement, à la torture, à des peines ou traitements inhumains ou dégradants s’ils étaient expulsés vers le Tadjikistan dans de telles circonstances. Or, la législation nationale turque (article 55 § 1 (a) de la loi no 6458) et la Convention assurent que lorsqu’il existe des indices sérieux de croire qu’une personne expulsable sera soumise à la peine de mort, à la torture, à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, cette personne ne sera pas expulsée.
2. Le Gouvernement
30. Le Gouvernement soutient que lors de la procédure devant les juridictions nationales, les requérants ne sont pas parvenus à démontrer par des éléments concrets qu’ils risqueraient d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention en cas d’expulsion vers le Tadjikistan. Ils n’auraient pas explicitement indiqué le type de persécution qu’ils risquaient de subir dans ce pays et ils n’auraient pas fourni suffisamment d’informations ou de documents susceptibles de démontrer l’existence d’indices sérieux en ce sens. Or, le Gouvernement rappelle que, même lorsque les sources disponibles décrivent une situation générale difficile dans un pays, il incombe aux requérants de corroborer par d’autres preuves qu’ils seraient exposés, dans leur cas particulier, à un risque réel de subir des traitements contraires à l’article 3, en cas d’expulsion vers ce pays.
31. Par ailleurs, le Gouvernement fait observer que le tribunal administratif qui a statué sur cette affaire a dit que le lieu où les requérants avaient été arrêtés n’avait pas été créé légalement et qu’il constituait donc une menace pour la sécurité nationale, et que, même si les requérants n’étaient pas membres d’une organisation terroriste, ils constituaient une menace pour la sécurité nationale étant donné qu’ils avaient été surpris dans un appartement qui faisait l’objet d’une perquisition effectuée dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
32. Le Gouvernement souligne que, lorsqu’il lui en est fait la demande individuellement, la Cour constitutionnelle a le pouvoir d’ordonner le sursis à l’exécution des ordres d’expulsion, à titre de mesure provisoire. En effet, la Cour constitutionnelle aurait ordonné une mesure provisoire dans le cadre d’un grand nombre de demandes. Le Gouvernement explique aussi que l’introduction d’une demande individuelle auprès de la Cour constitutionnelle n’a pas d’incidence sur l’exécution des procédures et des décisions qui font l’objet de cette demande. Toutefois, lorsque la mise en œuvre d’une procédure ou d’une décision entraîne un risque sérieux de violation des droits constitutionnels d’un individu, la Cour constitutionnelle serait habilitée, en vertu de la loi no 6216, à ordonner une mesure provisoire afin de prévenir ce risque. Dans ce sens, une mesure provisoire serait un recours extraordinaire qui ne peut être ordonné que dans la mesure où la mise en œuvre d’une procédure ou d’une décision peut présenter un risque réel ou grave pour le droit à la vie ou l’intégrité physique ou morale de l’individu (arrêt de la Cour constitutionnelle du 21 janvier 2015, no 2013/9673, § 45).
B. L’appréciation de la Cour
1. Principes généraux
33. À titre préliminaire, la Cour tient à souligner qu’elle se garde de sous-estimer les difficultés qui sont liées au phénomène du flux croissant de migrants et de demandeurs d’asile et qui impliquent des complications particulières en termes d’immigration irrégulière pour des États contractants situés aux frontières de l’Europe, notamment ceux qui ont des frontières terrestres ou maritimes avec les pays dans lesquels sévit la guerre civile. Cette dernière peut avoir pour effet d’attirer sur le territoire des États contractants des personnes désireuses de prendre parti dans le conflit, c’est-à-dire des belligérants potentiels, dont la présence et les activités présenteraient également un danger éventuel pour l’ordre public de l’État hôte. Toutefois, la Cour ne peut que réitérer sa jurisprudence bien établie, selon laquelle, vu le caractère absolu de l’article 3 de la Convention, de tels facteurs ne peuvent exonérer les États contractants de leurs obligations au regard de cette disposition (voir, par exemple, F.G. c. Suède [GC], no 43611/11, § 127, 23 mars 2016, et Babajanov c. Turquie, no 49867/08, § 43, 10 mai 2016).
34. De manière générale, la Cour rappelle que les États contractants ont le droit, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux de traités, y compris la Convention, de contrôler l’entrée, le séjour et l’éloignement des non nationaux. Cependant, l’éloignement forcé d’un étranger par un État contractant peut soulever un problème au regard de l’article 3, et donc engager la responsabilité de l’État en cause au titre de la Convention, lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que l’intéressé, si on le renvoie vers le pays de destination, y courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3. Dans ce cas, l’article 3 implique l’obligation de ne pas éloigner la personne en question vers ce pays (F.G. c Suède [GC], précité, § 111, et A.M. c. France, no 12148/18, § 113, 29 avril 2019).
35. Dans les affaires mettant en cause l’éloignement forcé d’un demandeur d’asile, il n’appartient pas à la Cour d’examiner elle-même les demandes d’asile ou de contrôler la manière dont les États remplissent leurs obligations découlant de la Convention relative au statut des réfugiés. Sa préoccupation essentielle est de savoir s’il existe des garanties effectives qui protègent le requérant contre un refoulement arbitraire, direct ou indirect, vers le pays qu’il a fui. En effet, ce sont les autorités internes qui sont responsables au premier chef de la mise en œuvre et de la sanction des droits et libertés garantis et qui sont, à ce titre, tenues d’examiner les craintes exprimées par les requérants et d’évaluer les risques qu’ils encourent en cas de renvoi dans le pays de destination au regard de l’article 3 de la Convention (M.A. c. Belgique, no 19656/18, § 78, 27 octobre 2020).
36. La Cour doit néanmoins vérifier que l’appréciation effectuée par les autorités de l’État contractant concerné est adéquate et suffisamment étayée par les données internes et par celles provenant d’autres sources fiables et objectives, comme d’autres États contractants ou des États tiers, des agences des Nations unies et des organisations non gouvernementales réputées pour leur sérieux (voir notamment, N.A. c. Royaume Uni, précité, § 119, F.G. c. Suède [GC], précité, § 117, et M.S. c. Slovaquie et Ukraine, no 17189/11, § 114, 11 juin 2020).
37. Pour apprécier l’existence d’un risque réel de mauvais traitements dans les affaires d’éloignement forcé, la Cour se doit d’appliquer des critères rigoureux (Chahal c. Royaume Uni, 15 novembre 1996, § 96, Recueil 1996‑V, Saadi [GC], no 37201/06, § 128, CEDH 2008, et X. c. Suisse, no 16744/14, § 61, 26 janvier 2017). Concernant la charge de la preuve, la Cour rappelle qu’il appartient en principe au requérant de produire des éléments susceptibles d’établir qu’il existe des raisons sérieuses de penser que, si la mesure incriminée était mise à exécution, il serait exposé à un risque réel de se voir infliger des traitements contraires à l’article 3. Lorsque de tels éléments sont produits, il incombe alors au Gouvernement de dissiper les doutes éventuels à ce sujet (Saadi [GC], précité, § 129-132, F.G. c. Suède [GC], précité, § 120, et M.A. c. Belgique, précité, § 79).
38. La Cour rappelle que l’obligation d’établir la réalité des faits pertinents de la cause pendant la procédure d’examen de la demande d’asile pèse à la fois sur le demandeur d’asile et sur les autorités nationales compétentes. Lorsqu’il a été porté à la connaissance des autorités nationales que le demandeur fait vraisemblablement partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, celles‑ci doivent chercher à évaluer d’office le risque personnellement encouru par l’intéressé (M.A. c. Belgique, précité, §§ 80‑81).
39. Pour vérifier l’existence d’un risque de mauvais traitements, la Cour doit examiner les conséquences prévisibles du renvoi du requérant dans le pays de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres au cas de l’intéressé. La première étape de cette démarche consiste à examiner si l’existence d’un groupe systématiquement exposé à des mauvais traitements a été établie, question qui relève du volet de l’analyse du risque consacré à la « situation générale ». Les requérants qui appartiendraient à un groupe vulnérable ciblé doivent évoquer non pas la situation générale mais l’existence d’une pratique ou d’un risque accru de mauvais traitements visant le groupe auquel ils disent appartenir. L’étape suivante consiste pour eux à établir qu’ils appartiennent chacun au groupe concerné, sans qu’ils aient besoin de faire état d’autres circonstances individuelles ou caractéristiques distinctives. Ainsi, dans les affaires où un requérant allègue faire partie d’un groupe systématiquement exposé à une pratique de mauvais traitements, la Cour considère que la protection de l’article 3 de la Convention entre en jeu lorsque l’intéressé démontre qu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence de la pratique en question et à son appartenance au groupe visé (Khasanov et Rakhmanov c. Russie [GC], nos 28492/15 et 49975/15, § 99, 29 avril 2022, J.K. et autres c. Suède [GC], no 59166/12, § 104, 23 août 2016, A.M. c. France, précité, § 119, D et autres c. Roumanie, no 75953/16, § 63, 14 janvier 2020, et M.A. c. Belgique, précité, § 81).
40. Cela étant dit, en ce qui concerne l’évaluation de la situation générale régnant dans un pays donné, les autorités nationales qui examinent une demande de protection internationale ont pleinement accès aux informations. Pour cette raison, la situation générale dans un autre pays doit être établie d’office par les autorités nationales compétentes en matière d’immigration (J.K. et autres c. Suède, précité, § 98 ; voir également F.G. c. Suède [GC], précité, § 126, et M.A. c. Belgique, précité, § 82).
41. Pour déterminer s’il existe des motifs sérieux et avérés de croire à l’existence d’un risque réel de traitements contraires à l’article 3, la Cour s’appuie sur l’ensemble des données qu’on lui fournit ou, au besoin, qu’elle se procure d’office. Pour ce qui est de l’appréciation des éléments de preuve, il est établi dans la jurisprudence de la Cour que l’existence du risque doit s’apprécier principalement par référence aux circonstances dont l’État en cause avait ou devait avoir connaissance au moment de l’éloignement (Hirsi Jamaa et autres c. Italie [GC], no 27765/09, § 61, J.K. et autres c. Suède [GC], précité, § 87, X. c. Suisse, précité, § 62, et N.A. c. Finlande, no 25244/18, § 74, 14 novembre 2019).
42. Par ailleurs, la portée de l’obligation que l’article 13 fait peser sur les États contractants varie en fonction du grief du requérant. Toutefois, dans tous les cas, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit (Kudła c. Pologne [GC], no 30210/96, § 157, CEDH 2000 XI, et M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], no 30696/09, § 288, CEDH 2011). Lorsque l’article 3 est en jeu, l’effectivité requiert en outre que l’intéressé dispose d’un recours de plein droit suspensif (Gebremedhin [Gaberamadhien] c. France, no 25389/05, § 66, CEDH 2007 II, Hirsi Jamaa et autres [GC], précité, § 200, et D et autres, précité, § 128). L’effectivité implique également l’existence d’un recours d’une certaine qualité. L’article 13 exige en effet un contrôle attentif, un examen indépendant et rigoureux de tout grief tiré de l’existence d’un risque réel de traitement contraire à l’article 3 (M.S.S. c. Belgique et Grèce [GC], précité §§ 293 et 387).
2. Application de ces principes au cas d’espèce
a) De manière générale
43. La Cour rappelle en premier lieu, comme l’avait fait la Cour constitutionnelle, que le caractère absolu de l’article 3 de la Convention fait obstacle à ce que les États contractants soient exonérés de leurs obligations découlant de cette disposition, y compris de l’obligation de ne pas éloigner une personne vers un pays lorsqu’il y a des motifs sérieux et avérés de croire que celle-ci courra un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 si on la renvoie vers ce pays. Elle estime à cet égard que les considérations exposées dans les décisions rendues le 28 avril 2016 par le tribunal administratif d’Istanbul, selon lesquelles même dans l’hypothèse où les requérants risqueraient d’être persécutés au Tadjikistan, ils ne pouvaient pas se prévaloir d’un droit au non-refoulement vers ce pays parce qu’ils présentaient une menace pour la sécurité publique en Turquie ne sont pas compatibles avec la jurisprudence de la Cour précitée en la matière (voir ci‑dessus § 33).
44. La Cour constate ensuite qu’au plan national, le tribunal administratif s’est prononcé au sujet des risques que les requérants alléguaient courir en cas de retour au Tadjikistan en se contentant de constater que ceux-ci n’avaient pas démontré qu’il existait des motifs sérieux de croire qu’ils seraient soumis à de mauvais traitements dans leur pays. Le tribunal administratif a considéré que les requérants n’avaient pas explicitement précisé le type de persécution qu’ils risquaient de subir et qu’ils n’avaient pas fourni d’éléments de preuve à l’appui de leurs allégations, lesquelles restaient, d’ailleurs, de portée générale. La Cour constitutionnelle, quant à elle, n’a pas repris le motif retenu par le tribunal administratif selon lequel les requérants constituaient une menace pour la sécurité publique en Turquie, mais elle a estimé que les requérants n’avaient pas fourni de renseignements spécifiques sur eux-mêmes qui auraient été utiles pour apprécier leur situation, qu’ils n’avaient pas donné d’explications concrètes sur les conditions qui les auraient forcés à quitter leur pays et sur le type de problèmes qu’ils y avaient rencontrés, et n’avaient pas fourni de documents s’y rapportant. La Cour note que les deux juridictions nationales ne se sont pas clairement prononcées sur le risque qui aurait été déduit des conditions d’arrestation des requérants en Turquie susceptibles de conduire les autorités tadjikes à les soupçonner d’avoir des liens avec une organisation terroriste.
45. Afin d’opérer son contrôle européen sur l’appréciation livrée par les instances nationales, la Cour, après avoir rappelé brièvement l’état des droits de l’homme au Tadjikistan, examinera les risques auxquels les requérants disent être exposés, du point de vue, d’une part, de leur situation dans leur pays et, d’autre part, de leur arrestation en Turquie.
46. La Cour rappelle avoir déjà constaté dans le cadre des affaires précédentes que les personnes soupçonnées de faire partie de l’opposition ou des mouvements, groupes ou partis de tendance islamiste (notamment du Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan) ainsi que les personnes accusées d’être liées à des extrémistes islamistes, pouvaient être particulièrement exposées à des traitements contraires à l’article 3 de la Convention, qui seraient largement répandus dans le pays comme moyens d’interrogatoire ou de répression. Si les rapports émanant d’États ou d’organisations internationales et non gouvernementales font état de représailles contre les personnes ne respectant pas les consignes gouvernementales en matière d’éducation religieuse des enfants de moins de 18 ans, il n’en est pas ainsi des adultes pratiquant et étudiant la religion musulmane individuellement ou en communauté, sauf s’ils appartiennent aux groupes islamistes extrémistes (Gaforov c. Russie, no 25404/09, §§ 101‑140, 21 octobre 2010, Azimov c. Russie, no 67474/11, §§ 102-143, 18 avril 2013).
b) Sur les risques auxquels les requérants disent être exposés en raison de leur situation dans leur pays d’origine
47. La Cour note à cet égard que les requérants ne font état d’aucune activité politique qu’ils auraient menée au Tadjikistan avant de venir en Turquie et qui serait considérée par les autorités de ce pays comme illégale. Les requérants n’allèguent d’ailleurs pas qu’ils étaient membres d’un mouvement ou d’une organisation réputé(e) illégal(e) ou contestataire au Tadjikistan. La Cour observe sur ce point que les requérants ne font état non plus d’aucune enquête pénale dirigée contre eux au Tadjikistan. En outre, il ne ressort pas du dossier que les autorités du Tadjikistan aient lancé des avis de recherche contre eux pour une quelconque activité illégale effectuées au Tadjikistan. Ces autorités n’ont pas cherché non plus à faire rentrer les requérants au Tadjikistan par la contrainte ou par la menace.
48. La Cour observe également qu’aucun élément du dossier n’indique que les requérants aient eu du mal à obtenir leur passeport au Tadjikistan. Ils ont pu quitter leur pays régulièrement et se sont rendus en Turquie munis d’un visa d’entrée ordinaire.
49. Les allégations des requérants sur les problèmes qu’ils auraient rencontrés dans leur pays d’origine avant de venir en Turquie sont qu’ils ne pouvaient pas faire d’études coraniques à leur guise. Or les rapports des organisations internationales ne signalent aucune persécution ayant pour origine des cours coraniques dispensés aux adultes, pourvu que les établissements concernés n’aient pas de connections avec des groupes extrémistes islamiques.
50. Par conséquent, la Cour estime, à l’instar des instances nationales, que les requérants ne sont pas parvenus à établir qu’ils courraient un risque d’être persécutés, en cas de retour au Tadjikistan, en raison d’une quelconque activité politique ou sociale à laquelle ils se seraient livrés dans leur pays d’origine.
c) Sur les risques auxquels les requérants disent être exposés du fait des conditions de leur arrestation en Turquie
51. La Cour examine, en second lieu, les allégations des requérants selon lesquelles, en raison des fausses informations diffusées dans la presse au sujet de leur arrestation et des motifs invoqués dans l’arrêté d’expulsion pris à leur encontre, les autorités tadjikes pourraient croire qu’ils ont un lien avec l’État islamique. Les requérants en prennent pour preuve le fait que des fonctionnaires du consulat du Tadjikistan à Istanbul sont venus au centre de rétention de Kumkapı pour s’enquérir de leur situation. Ils estiment qu’en raison de ces soupçons, ils risquent d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention s’ils étaient renvoyés au Tadjikistan dans le cadre d’une procédure d’expulsion.
52. La Cour observe que les juridictions nationales n’ont examiné qu’implicitement et de manière rudimentaire les allégations des requérants quant aux risques qu’ils auraient encourus en cas de renvoi au Tadjikistan en raison des conditions de leur arrestation en Turquie. Le tribunal administratif s’est contenté de dire qu’il n’était pas établi de manière générale qu’ils étaient membres d’un groupe illégal. La Cour constitutionnelle a relevé que leur croyance religieuse ne les exposait à aucun risque particulier dans leur pays. Toutefois, ces quelques défaillances dans l’examen effectué par les instances nationales ne suffisent pas en soi pour conclure à une violation de l’article 3 combiné avec l’article 13 de la Convention, compte tenu du faible degré de pertinence du risque allégué par les requérants dans les circonstances particulières de la présente affaire.
53. En effet, quant à la couverture médiatique de l’arrestation des requérants dans une école coranique non enregistrée, la Cour observe que certains médias ont présenté l’opération et les perquisitions menées par la police d’Istanbul dans cette école comme une action visant des milieux présumés proches de l’État islamique. Toutefois, au cours de ces campagnes médiatiques, il a été fait usage certes de titres à sensation, mais aussi de termes très généraux faisant état d’un nombre approximatif d’adultes et de mineurs qui s’étaient trouvés sur place et avaient été appréhendés par la police. Les noms ou l’identité des requérants n’étaient pas mentionnés. Les informations publiées dans ces médias n’ont pas été reprises par les autorités officielles et n’ont en aucun cas fait apparaître une éventuelle responsabilité pénale des requérants. D’ailleurs, les agents de police ont noté dans le procès-verbal de la perquisition qu’aucun élément relatif à une quelconque délit n’avait été retrouvé sur les lieux. Il en ressort que les autorités pénales turques chargées de l’affaire ont accepté la version des faits des requérants, à savoir qu’ils étudiaient le Coran dans une medrese (école religieuse) non enregistrée, et qu’ils n’avaient aucun lien avec l’État islamique ou toute autre organisation islamiste.
54. Quant à l’ordre d’expulsion des requérants, qui avait notamment pour motif la menace que leur présence en Turquie pouvait constituer pour la sécurité publique, la Cour relève que le tribunal administratif n’a pas admis que les requérants pussent faire partie d’une organisation illégale ou terroriste telle que l’État islamique. Il a simplement considéré que leur présence pouvait poser un problème pour la sécurité publique en Turquie au motif qu’il s’agissait d’étudiants dans un établissement qui n’avait pas été déclaré aux autorités turques et qui n’était pas donc soumis au contrôle et à la surveillance de celles-ci. Il a aussi tenu compte du fait que les requérants se trouvaient en situation irrégulière en Turquie, puisque leurs visas d’entrée étaient déjà périmés lorsqu’ils avaient été appréhendés. Il ne peut en être déduit que les requérants étaient considérés par les autorités judiciaires turques comme des militants potentiels de l’État islamique.
55. En ce qui concerne le fait que les agents du consulat de Tadjikistan à Istanbul se sont rendus au centre de rétention, afin de s’entretenir avec les requérants et de s’enquérir de leur situation, la Cour rappelle qu’il est du devoir des agents d’un consulat d’intervenir pour les ressortissants de leur pays lorsque ces derniers sont privés de leur liberté par les autorités du pays hôte. À supposer que lesdits agents eussent été informés des allégations des journaux selon lesquelles les personnes arrêtées étaient proches de l’État islamique, elle estime que les requérants étaient en mesure d’expliquer aux agents du consulat qu’ils n’étaient que de simples étudiants dans ces cours coraniques, comme ils l’ont fait devant les autorités turques. Ces dernières semblaient d’ailleurs convaincues de leur explication puisque, comme il a été expliqué ci-dessus, d’une part, les requérants n’ont fait l’objet d’aucune procédure pénale et que, d’autre part les juridictions administratives n’ont pas considéré qu’ils pouvaient être liés à une organisation terroriste.
56. À la lumière de l’ensemble des considérations exposées ci-dessus, la Cour considère que les requérants n’ont pas démontré qu’il y avait de motifs sérieux et avérés de croire que, s’ils sont renvoyés en Tadjikistan, ils y courront un risque réel d’être soumis à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention.
En conséquence, la Cour estime que la mise à exécution de la décision d’expulsion visant les requérants n’emporterait pas violation de l’article 3 de la Convention, pris isolément ou combiné avec l’article 13.
ARTICLE 39 DU RÈGLEMENT DE LA COUR
57. La Cour rappelle que, en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention, le présent arrêt ne deviendra définitif que a) lorsque les parties auront déclaré ne pas demander le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre ; b) à l’expiration d’un délai de trois mois, si le renvoi de l’affaire devant la Grande Chambre n’a pas été demandé ; ou c) lorsque le collège de la Grande Chambre aura rejeté une demande de renvoi formée en vertu de l’article 43 de la Convention.
58. Elle considère que, jusqu’à l’une de ces échéances et à moins qu’elle ne prenne une nouvelle décision à cet égard, la mesure provisoire indiquée au Gouvernement le 15 juillet 2016 en vertu de l’article 39 du règlement doit continuer de s’appliquer (voir le dispositif de l’arrêt ci-dessous).
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention, pris isolément ou combiné avec son article 13 ;
3. Décide d’indiquer au Gouvernement en vertu de l’article 39 du règlement qu’il reste souhaitable dans l’intérêt du bon déroulement de la procédure que les requérants ne soient pas expulsés jusqu’à ce que le présent arrêt soit devenu définitif ou jusqu’à nouvel avis ;
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juin 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président
__________
Appendix
Liste des requérants
Requête no 40462/16
No | Prénom NOM | Année de naissance | Nationalité | Lieu de résidence |
1. | M. N. | 1993 | tadjike | Istanbul |
2. | K. A. | 1995 | tadjike | Istanbul |
3. | I. A. | 1977 | tadjike | Istanbul |
4. | N. K. | 1992 | tadjike | Istanbul |
5. | U. K. | 1996 | tadjike | Istanbul |
6. | O. K. | 1993 | tadjike | Istanbul |
7. | M. U. | 1993 | tadjike | Istanbul |
Dernière mise à jour le juin 21, 2022 par loisdumonde
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