Stoyanova c. Bulgarie – 56070/18 (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 263
Juin 2022

Stoyanova c. Bulgarie – 56070/18

Arrêt 14.6.2022 [Section IV]

Article 14
Discrimination

Mobile homophobe d’un meurtre ne constituant pas une circonstance aggravante et n’ayant aucune incidence notable sur la peine fixée : violation

En fait – En 2008, trois jeunes hommes agressèrent le fils de la requérante parce qu’ils trouvaient qu’il ressemblait à un homosexuel. Ils le tuèrent en le frappant et en l’étranglant. À plusieurs reprises, ils avaient déjà attaqué d’autres personnes pour la même raison. Deux des agresseurs furent jugés, reconnus coupables de meurtre aggravé – la seule circonstance aggravante prévue par la loi et reconnue en l’espèce par les tribunaux étant la cruauté particulière avec laquelle ils avaient tué la victime – et condamnés à des peines d’emprisonnement, de dix ans pour l’un et de quatre ans et demi pour l’autre. Ces peines étaient inférieures au minimum légal ; la peine plus légère infligée au second agresseur était due au fait qu’il avait moins de dix-huit ans au moment de l’infraction. Le troisième agresseur eut le statut de témoin. Les juridictions internes établirent que l’agression reposait sur un mobile gratuitement homophobe mais ne purent pas explicitement le retenir comme une circonstance aggravante supplémentaire prévue par la loi, car le code pénal bulgare ne l’envisageait pas.

En droit – article 14 combiné avec l’article 2 : La question essentielle est de savoir si le droit pénal bulgare et son application par les juridictions internes en l’espèce ont permis de répondre adéquatement au mobile en cause.

Au regard du code pénal bulgare, un meurtre motivé par une hostilité envers la victime fondée sur son orientation sexuelle réelle ou présumée n’est pas en tant que tel tenu pour un meurtre « aggravé », ni autrement traité comme un crime d’une gravité accrue en raison du mobile discriminatoire particulier qui le sous-tend. Les autorités y ont vu une lacune, qu’elles ont vainement tenté de combler. Ainsi, l’argument avancé par le parquet et par la requérante – qui s’était jointe à la procédure comme auteur de poursuites privées –, selon lequel ce mobile était un mobile de hooligan constitutif d’une circonstance aggravante prévue par le code pénal, a été rejeté par les tribunaux, qui ont estimé que les mobiles des hooligans et ceux des homophobes différaient. Bien qu’il ne lui appartienne pas de dire si cette décision est correcte au regard du droit interne, la Cour, sans vouloir exprimer ni approbation ni désapprobation à cet égard, considère que l’on ne saurait attendre des juridictions nationales qu’elles s’acquittent des obligations positives qui leur incombent en vertu de l’article 14 combiné avec l’article 2 en méconnaissant les exigences de l’article 7, dont l’une commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé.

Si la juridiction de première instance et la cour d’appel ont considéré le mobile homophobe comme une circonstance aggravante individuelle lors du choix des peines parmi l’éventail prévu par la loi, leur raisonnement n’indique pas clairement quel poids elles ont attaché à cet élément dans leur appréciation globale des circonstances atténuantes et aggravantes propres à chacun des deux agresseurs. De plus, dans son analyse de ces éléments, et contrairement aux deux juridictions inférieures, la Cour suprême de cassation n’a même pas mentionné le mobile homophobe de l’agression alors qu’il constituait manifestement un élément clé de l’affaire ; concernant le choix des peines, elle s’est concentrée sur d’autres facteurs, principalement atténuants. On ne peut donc pas dire que le mobile homophobe de l’agression ait eu un effet mesurable à ce niveau de l’analyse. En effet, compte tenu de l’approche habituellement suivie par les juridictions bulgares dans l’appréciation de l’interaction entre circonstances atténuantes et circonstances aggravantes aux fins du choix d’une peine dans l’éventail prévu par la loi, il n’est pas possible en principe d’accorder un poids spécifique à l’un quelconque de ces facteurs.

Sans se prononcer sur l’équité des peines, et bien qu’en définitive on ne puisse pas dire que les peines infligées étaient manifestement disproportionnées à la gravité de l’acte des agresseurs, au sens où la jurisprudence de la Cour entend cette notion, il est préoccupant que, malgré la gravité et la brutalité particulières de l’agression en question, la Cour suprême de cassation (comme la juridiction de première instance, mais à la différence de la cour d’appel) ait estimé que les agresseurs méritaient une clémence particulière et ait fixé des peines bien inférieures au minimum légal, d’autant qu’en droit pénal bulgare cette possibilité est réservée aux situations où même une peine correspondant à ce plancher serait indûment sévère.

En résumé, si les tribunaux ont clairement établi que l’agression en cause était motivée par l’hostilité des agresseurs à l’égard de personnes perçues par eux comme étant homosexuelles, ils n’ont fait découler de ce constat aucune conséquence juridique tangible. Cette lacune s’explique principalement par le fait que le droit pénal ne préparait pas correctement ces juridictions à réagir, et non par la manière dont elles ont traité l’affaire. Il s’ensuit que la réponse de l’État à l’agression litigieuse était insuffisante pour permettre à celui-ci de s’acquitter de son obligation de veiller à ce que les agressions meurtrières motivées par une hostilité envers l’orientation sexuelle réelle ou présumée de la victime donnent lieu à une réaction appropriée.

Conclusion : violation (unanimité)

Article 46 : La violation constatée en l’espèce semble être de nature systémique ; suivant la manière de considérer cette affaire, celle-ci est résultée soit d’une lacune du code pénal bulgare, soit de la façon dont les juridictions bulgares ont interprété et appliqué les dispositions pertinentes de ce code. Il ne lui appartient pas de dire s’il faut des changements quant à l’un ou l’autre aspect pour éviter de futures violations de ce type, mais la Cour estime toutefois que la Bulgarie doit veiller à ce que les agressions violentes (en particulier celles entraînant la mort) motivées par une hostilité envers l’orientation sexuelle réelle ou supposée de la victime soient d’une manière ou d’une autre considérées comme « aggravées » du point de vue du droit pénal, dans le plein respect de l’exigence commandant de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive au détriment de l’accusé.

Article 41 : 7 000 EUR pour préjudice moral.

(Voir aussi Myumyun c. Bulgarie, 67258/13, 3 novembre 2015 ; S.M. c. Croatie [GC], 60561/14, 25 juin 2020 , Résumé juridique ; Sabalić c. Croatie, 50231/13, 14 janvier 2021, Résumé juridique ; Avis consultatif sur l’applicabilité de la prescription aux poursuites, condamnations et sanctions pour des infractions constitutives, en substance, d’actes de torture [GC], demande P16-2021-001, Cour de cassation arménienne, 26 avril 2022, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le juin 14, 2022 par loisdumonde

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