Straume c. Lettonie – 59402/14 (Cour européenne des droits de l’homme)

Note d’information sur la jurisprudence de la Cour 263
Juin 2022

Straume c. Lettonie – 59402/14

Arrêt 2.6.2022 [Section V]

Article 11
Article 11-1
Liberté d’association

Juridictions internes n’ayant ni appliqué les normes de la Convention ni correctement apprécié les sanctions imposées à une salariée qui était, en sa qualité de représentante d’un syndicat, signataire d’une lettre de réclamations : violation

En fait – La requérante était contrôleur aérien et travaillait au sein de l’entreprise d’état Latvijas Gaisa Satiksme (« LGS »), qui est placée sous la tutelle du ministère des Transports ; elle occupait parallèlement les fonctions de présidente du syndicat professionnel correspondant (« le syndicat »). Une lettre de réclamations fut adressée au ministre des Transports ainsi qu’au représentant de l’état en sa qualité d’actionnaire unique de LGS ; cette lettre était signée des trois membres du comité de direction du syndicat, dont la requérante, et exposait des doléances et des inquiétudes au sujet du travail des contrôleurs aériens. En réponse, la requérante fit l’objet d’un certain nombre de mesures, notamment un contrôle médical, une enquête disciplinaire, une suspension d’activité, l’interdiction de se rendre sur son lieu de travail, la cessation du versement de son salaire et l’imposition d’une obligation de rester inactive. Les autres mesures prises visaient notamment à compromettre le statut de l’intéressée en tant que présidente du comité de direction du syndicat et à exercer des pressions sur les collègues qui n’avaient pas pris leurs distances à son égard.

La requérante engagea sans succès une action civile contre LGS, contestant les mesures que l’entreprise avait prises contre elle. En première instance, LGS forma une demande reconventionnelle tendant à obtenir la résiliation du contrat de travail de l’intéressée, et cette demande fut accueillie. Les débats comme le prononcé du jugement sommaire se tinrent lors d’une audience à huis clos. La requérante exerça son droit de recours jusqu’à la Cour suprême, en vain.

En droit – Article 11 :

a) La disposition applicable

La requérante se plaignait principalement d’avoir été sanctionnée pour avoir mené une activité syndicale et elle reprochait aux juridictions internes d’avoir arbitrairement ignoré l’élément syndical du litige. Eu égard aux circonstances de l’espèce et à la nature du grief de la requérante, la question de savoir si les conséquences négatives subies par celle-ci ont effectivement résulté de son activité de représentation syndicale doit être examinée sous l’angle de l’article 11, interprété à la lumière de l’article 10.

b) Sur le point de savoir s’il y a eu une ingérence

Lorsqu’elle a envoyé la lettre du syndicat, la requérante a agi en qualité de représentante de celui-ci et elle a ainsi exercé son droit à la liberté d’association. De plus, la majorité des préjudices imposés à la requérante ont expressément visé à sanctionner l’envoi de cette lettre, étaient étroitement liés aux mesures susmentionnées ou, compte tenu du contexte, ne pouvaient être compris que comme une riposte aux activités syndicales de la requérante. Par conséquent, il y a eu ingérence dans l’exercice par l’intéressée de son droit à la liberté d’association.

c) Sur le point de savoir si l’ingérence était justifiée

La Cour part du principe que l’ingérence en cause reposait sur une base légale et elle admet qu’elle visait à protéger les droits et libertés d’autrui, en l’occurrence ceux de l’employeur. Le Gouvernement affirme avoir aussi cherché à protéger les droits et libertés de la population en général ainsi que la sécurité publique, et la Cour analyse cet argument en posant la question de savoir si l’ingérence en question était nécessaire dans une société démocratique.

Pour ce qui est de la nécessité de l’ingérence, la Cour doit en particulier déterminer si les juridictions internes ont ménagé un juste équilibre entre, d’une part, le droit de la requérante à la liberté d’association et, d’autre part, la protection des intérêts de l’employeur.

La Cour ne juge pas nécessaire d’examiner le type de questions qui se trouvent au cœur de sa jurisprudence en matière de lanceurs d’alerte, la présente affaire concernant la liberté d’expression d’un représentant syndical. En l’espèce, le but de l’expression n’était pas de porter des comportements illicites à l’attention du public mais de défendre les intérêts socio-économiques des membres du syndicat et de mettre en avant certains problèmes de sécurité. Il convient de rappeler que la lettre litigieuse a été adressée aux agents de l’État qui exerçaient la tutelle de LGS, une entreprise d’État, et que cette lettre n’a pas été rendue publique. Cette affaire doit également être distinguée des situations dans lesquelles des salariés expriment leur opinion personnelle, les actes et les déclarations visant à servir les intérêts de l’ensemble des membres d’un syndicat appelant un niveau de protection particulièrement élevé.

i) Le contexte dans lequel les déclarations ont été faites

La lettre en question traitait de divers problèmes et pratiques socio-économiques qui étaient considérés comme ayant une incidence négative sur les salariés de LGS et sur l’exécution de leurs missions en tant que contrôleurs aériens et qui avaient déjà été portés à l’attention de leur employeur. Par cette lettre, ces préoccupations liées au travail ont été relayées auprès de l’institution publique qui détenait l’employeur et assurait sa tutelle. La rédaction de la lettre s’est inscrite dans le cadre des efforts déployés par le syndicat pour exprimer des revendications par lesquelles il entendait améliorer la situation de ses adhérents et sauvegarder l’exercice de leurs fonctions. Dès lors, la requérante a représenté le syndicat dans l’exercice d’une activité syndicale légitime. Il s’agissait d’ailleurs d’un élément essentiel de la liberté syndicale, visant à persuader l’employeur d’entendre ce que le syndicat avait à dire au nom de ses adhérents.

ii) La nature des déclarations

Non seulement les juridictions internes n’ont pas tenu compte du fait que la lettre avait été écrite par un représentant syndical, mais elles ont aussi ignoré le contexte syndical lorsqu’elles en ont analysé le contenu. Cela les a empêchées d’appliquer les normes pertinentes et d’apprécier correctement les faits en question, ce qui a conduit à des conclusions contradictoires.

Selon le Gouvernement, cette lettre contenait des déclarations relatives à des risques pour la sécurité du trafic aérien, ce qui aurait dépassé le cadre des intérêts légitimes des syndicats. Toutefois, après avoir décrit diverses défaillances dans l’organisation du travail des contrôleurs aériens, notamment des heures supplémentaires non enregistrées, la lettre soutenait que ces défaillances pouvaient engendrer de l’épuisement et une démoralisation pour les salariés, provoquer le départ de cadres et entraîner une baisse de la qualité de la formation. Elle en concluait que cette situation pouvait par voie de conséquence nuire à la sécurité des vols et à la viabilité de LGS.

Tirer des conclusions de faits existants vise généralement à véhiculer des opinions et cela s’apparente donc davantage à l’expression de jugements de valeur. De plus, en l’espèce, ces conclusions pouvaient être considérées comme une appréciation professionnelle de l’impact potentiel des défaillances constatées. Or pour conclure que la requérante avait diffusé des « informations mensongères » et une « opinion mensongère », les juridictions internes ont examiné les déclarations relatives aux conséquences potentielles en se bornant à vérifier si celles-ci s’étaient déjà produites. Parallèlement, elles se sont abstenues de vérifier l’exposé des faits sur lesquels ces conclusions étaient fondées et elles n’ont pas recherché si les défaillances alléguées existaient véritablement, et plus particulièrement si la formation des contrôleurs aériens avait été assurée sur la base d’heures supplémentaires non enregistrées. Par conséquent, les juridictions internes n’ont pas correctement vérifié si l’existence des faits mentionnés dans la lettre avait été démontrée et si les opinions qui y étaient exprimées reposaient sur une base factuelle suffisante.

Les déclarations contenues dans la lettre n’étaient pas dépourvues de fondement factuel et elles ne constituaient pas une attaque gratuite contre le conseil d’administration de LGS. Elles décrivaient des préoccupations d’ordre professionnel et elles poursuivaient le but légitime de protéger les intérêts professionnels des membres du syndicat ainsi que l’accomplissement effectif de leur travail. Elles n’ont pas dépassé les limites de la critique admissible. Si les salariés ont un devoir de loyauté, de réserve et de discrétion envers leur employeur, on ne saurait invoquer ce devoir pour priver les syndicats et leurs représentants de la substance même de leur droit de défendre les intérêts de leurs membres.

iii) Le préjudice subi par l’employeur et par d’autres personnes

La lettre a été envoyée uniquement aux agents de l’État qui assuraient la tutelle de l’employeur, une entreprise d’état, et elle n’a été ni publiée ni rendue publique d’une autre manière. L’actionnaire public d’une entreprise d’état telle que LGS avait le droit d’être informé de questions touchant à la situation socio-économique et au bien-être du personnel et susceptibles d’influer sur la qualité et la sécurité du service rendu. En fait, traiter les questions soulevées dans la lettre ne pouvait que servir les intérêts de l’employeur et du public, compte tenu en particulier des infractions potentielles à la réglementation en matière de santé et de sécurité dans un environnement dans lequel la sécurité revêtait une importance cruciale.

Le travail des contrôleurs aériens est, par essence, lié à la sécurité publique. On ne saurait toutefois conclure que les préjudices imposés à la requérante pour avoir cherché à protéger les intérêts professionnels des membres du syndicat et à sauvegarder l’exercice de leurs missions poursuivaient le but légitime de protéger les droits et libertés de la population en général ou la sécurité publique, comme le soutient le Gouvernement.

iv) La nature et la gravité des sanctions et autres répercussions

Les répercussions se sont révélées d’une rigueur exceptionnelle et manifestement incompatible avec l’exercice d’une activité syndicale légitime. En occultant le contexte syndical, les juridictions internes ont ignoré la position de la requérante en tant que représentante syndicale et l’ont rendue personnellement responsable de la décision du syndicat de communiquer les griefs de ses adhérents à l’actionnaire de l’employeur. De plus, ces sanctions ont revêtu un caractère particulièrement punitif compte tenu du secteur dans lequel la requérante travaillait. LGS étant l’unique employeur de contrôleurs aériens civils en Lettonie, le licenciement de la requérante a mis un terme à sa carrière de contrôleur aérien dans ce pays, ce qui a produit des conséquences indéniables sur sa vie privée et professionnelle.

Les préjudices imposés à la requérante étaient en eux-mêmes de nature à produire un effet dissuasif sur les membres du syndicat. Le conseil d’administration de LGS a néanmoins pris d’autres mesures visant les adhérents du syndicat, par exemple en les sommant de signer des déclarations sous la menace d’une suspension, en les poussant à prendre leurs distances par rapport à la lettre du syndicat et à la requérante, et en appelant à un changement à la tête du syndicat, ce qui était clairement destiné à exercer des pressions sur eux.

Dans l’ensemble, on ne peut pas dire que les juridictions internes aient appliqué des normes conformes aux principes découlant de l’article 11, lu à la lumière de l’article 10, ou qu’elles se soient fondées sur une appréciation acceptable des faits pertinents. Dès lors, les préjudices imposés à la requérante n’étaient pas nécessaires dans une société démocratique.

Conclusion : violation (unanimité).

La Cour dit aussi a, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 6 dans le cadre de l’action civile engagée par la requérante en ce que cette procédure a méconnu les droits à la fois à une audience publique et au prononcé public des jugements.

Article 41 : 25 000 EUR pour dommage matériel et préjudice moral.

(Voir aussi Palomo Sánchez et autres c. Espagne [GC], 28955/06 et al., 12 septembre 2011, Résumé juridique ; Szima c. Hongrie, 29723/11, 9 octobre 2012, Résumé juridique ; Vellutini et Michel c. France, 32820/09, 6 octobre 2011, Résumé juridique)

Dernière mise à jour le juin 2, 2022 par loisdumonde

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