L’affaire concerne la mise en détention provisoire du requérant et la prolongation de celle-ci. L’intéressé, à l’époque des faits, était le président de la branche turque de l’organisation Amnesty International.
DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE TANER KILIÇ (No 2) c. TURQUIE
(Requête no 208/18)
ARRÊT
Art 5 § 1 • Détention provisoire et prolongation irrégulières du requérant, président de la branche turque d’Amnesty International, en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir appartenu à une organisation terroriste armée
Art 5 § 3 • Caractère non raisonnable de la détention provisoire
Art 5 § 5 • Aucun recours permettant d’obtenir une réparation
Art 10 • Liberté d’expression • Mise en détention en raison d’actes directement liés à l’activité de défenseur des droits de l’homme • Ingérence non prévue par la loi
STRASBOURG
31 mai 2022
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Taner Kılıç (no 2) c. Turquie,
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une Chambre composée de :
Jon Fridrik Kjølbro, président,
Carlo Ranzoni,
Egidijus Kūris,
Pauliine Koskelo,
Jovan Ilievski,
Saadet Yüksel,
Diana Sârcu, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu :
la requête (no 208/18) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Taner Kılıç (« le requérant ») a saisi la Cour en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention ») le 6 décembre 2017,
la décision de porter à la connaissance du gouvernement turc (« le Gouvernement ») les griefs concernant les articles 5, 10, 11 et 18 de la Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations communiquées par le gouvernement défendeur et celles communiquées en réplique par le requérant,
les commentaires reçus du Projet de Soutien aux Contentieux des Droits de l’Homme en Turquie (Turkey Human Rights Litigation Support Project), de Human Rights Watch, de la Commission internationale des juristes (International Commission of Jurists) et de l’Association pour la liberté d’expression (İfade Özgürlüǧü Derneǧi) (ci-après « les organisations non gouvernementales intervenantes »), que le président de la section avait autorisées à intervenir dans la procédure écrite,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 mai 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
INTRODUCTION
1. L’affaire concerne la mise en détention provisoire du requérant et la prolongation de celle-ci. L’intéressé, à l’époque des faits, était le président de la branche turque de l’organisation Amnesty International.
EN FAIT
2. Le requérant, né en 1969, était détenu à İzmir lors de l’introduction de la présente requête. Il a été représenté par Me S. Cengiz, avocat.
3. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. Hacı Ali Açıkgül, chef du service des droits de l’homme au ministère de la Justice.
4. Le 21 juillet 2016, au lendemain de la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016, le Représentant permanent de la Turquie auprès du Conseil de l’Europe a notifié au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe un avis de dérogation au titre de l’article 15 de la Convention, dont le texte est reproduit dans l’arrêt Alparslan Altan c. Turquie (no 12778/17, § 66, 16 avril 2019). L’état d’urgence a pris fin le 19 juillet 2018. L’avis de dérogation a été retiré le 8 août 2018. Le Gouvernement soutient qu’il convient d’examiner l’ensemble des griefs soulevés par le requérant à la lumière de cette dérogation.
A. L’arrestation et la mise en détention provisoire du requérant
5. Le 5 juin 2017, dans le cadre d’une instruction pénale ouverte par le parquet d’İzmir relative à l’organisation du nom de FETÖ/PDY (organisation désignée par les autorités turques sous l’appellation « Organisation terroriste Fetullahiste/Structure d’État parallèle »), le juge de paix, à la demande du parquet, ordonna la perquisition du domicile et du bureau du requérant. Pour appuyer cette demande, le parquet produisit notamment un document intitulé « résultat de l’analyse », récapitulant des informations sur les utilisateurs présumés de la messagerie ByLock (paragraphe 7 ci-dessous). Selon ce document, le requérant s’était connecté au serveur de cette messagerie pour la première fois le 27 août 2014. Par ailleurs, toujours à la demande du parquet, le juge de paix prononça également une mesure de restriction de l’accès du suspect et de son avocat au dossier de l’enquête en vertu de l’article 153 § 2 du code de procédure pénale (« le CPP »).
6. Le 6 juin 2017, soupçonné d’être membre de l’organisation en question, le requérant fut arrêté à İzmir.
7. Le 7 juin 2017, un procès-verbal dressé par la section de la lutte contre le crime organisé sur l’utilisation alléguée de la messagerie ByLock fut présenté au requérant, qui avait été interrogé par la police sur ses liens présumés avec FETÖ/PDY et sur l’utilisation qu’il aurait faite de la messagerie en question. L’intéressé nia avoir des liens avec cette organisation et avoir téléchargé ou utilisé ByLock.
Le document relatif à l’utilisation de ByLock par le requérant se présente comme suit :
Résultat de l’analyse (Sorgu Sonucu)
No d’identité nationale | Prénom Nom | No du GSM | No IMEI | Date de premier constat |
… | Taner Kılıç | … | … | 20140827
[27 août 2014] |
Le requérant répondit comme suit à la question relative à la messagerie ByLock :
« Dans la partie pertinente du rapport, le numéro d’identité nationale, les noms et le numéro du GSM sont les miens. Cependant, je n’ai pas d’information sur le numéro IMEI (« International Mobile Station Equipment Identity ») et il convient de le comparer. Je n’ai absolument pas téléchargé ni utilisé la messagerie dite ByLock. Je viens d’apprendre à l’instant que la messagerie ByLock avait été téléchargée sur mon téléphone. Si cette information s’avère véridique, cela a été fait à mon insu. Je pense que l’obtention des informations complémentaires relatives aux dates de l’usage, du contenu et du destinataire permettra d’établir la véracité [de cette information]. Je ne peux pas deviner l’identité de la personne ou des personnes ayant utilisé la messagerie ByLock à partir de mon téléphone avant que les informations susmentionnées soient obtenues. Si la messagerie ByLock, un des moyens de la communication de l’organisation [en question] a été utilisée à partir de mon téléphone, je considère que cela constitue un piège, un complot à mon égard conçu de mauvaise foi en vue de me désigner comme coupable. Il peut s’agir d’un plan secret mis en œuvre de mauvaise foi en vue de désigner plusieurs personnes comme ayant un lien avec l’organisation en question et de créer ainsi une masse de personnes victimes. Cette situation doit être dûment prise en considération par les autorités d’instruction (…) »
8. Le 9 juin 2017, le requérant, assisté par ses avocats, fut entendu par le procureur de la République d’İzmir. Il nia les faits qui lui étaient reprochés, déclarant qu’il était un militant des droits de l’homme, un des fondateurs de la branche nationale d’Amnesty International. Il réaffirma n’avoir jamais téléchargé ou utilisé la messagerie en question, mais admit avoir ouvert un compte auprès de l’établissement bancaire Bank Asya. Il précisa que ce compte servait au paiement des frais de scolarité de son enfant et qu’aucune anormalité ne pouvait être constatée dans l’utilisation de ce compte. Après avoir entendu le requérant, le procureur de la République déféra celui-ci devant le juge de paix, et demanda sa mise en détention provisoire au motif qu’il avait été constaté que l’intéressé avait utilisé ByLock, la messagerie de communication de FETÖ/PDY. Il observa notamment qu’il ressortait du rapport d’expertise relatif à la messagerie ByLock que l’intéressé utilisait la messagerie interne de l’organisation en question et que le numéro IMEI de son téléphone cellulaire et la date du téléchargement étaient déterminés.
9. Le même jour, le requérant fut traduit devant le 3ème juge de paix d’İzmir. Il lui était reproché, entre autres, d’avoir téléchargé la messagerie cryptée ByLock sur sa ligne de téléphone portable et de l’avoir utilisée. Devant le juge, le requérant nia avoir téléchargé et utilisé la messagerie en question. Au terme de son audition, le juge décida de le mettre en détention provisoire. Pour ce faire, il tint compte des éléments suivants : l’existence de forts soupçons pesant sur l’intéressé ; le risque de fuite ; la nature des infractions en cause et le fait que celles-ci figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP – à savoir les infractions dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée. Dans sa décision, le juge se référa aux éléments de preuve suivants : le rapport susmentionné (paragraphe 7 ci-dessus) établissant que la messagerie cryptée ByLock avait été téléchargée sur la ligne de téléphone appartenant au requérant et que cette application avait été utilisée par celui-ci ; l’abonnement de l’intéressé à certaines publications, telles que le quotidien Zaman (prétendument lié à FETÖ/PDY) ; le fait que la sœur du requérant était mariée avec le responsable de publication de ce quotidien ; la scolarisation de ses enfants dans des établissements gérés par l’organisation en question, qui avaient été fermés par des décrets-lois ; les comptes ouverts auprès de l’établissement bancaire Bank Asya, une banque prétendument liée à FETÖ/PDY.
10. Le 15 juin 2017, le requérant forma opposition contre l’ordonnance de mise en détention provisoire prise à son encontre. À l’appui de son recours, il soutint qu’il n’existait aucune preuve concrète pouvant justifier une mesure de détention provisoire et que les conditions nécessaires pour ordonner sa mise en détention provisoire au sens de l’article 100 du CPP n’étaient pas réunies.
11. Le 23 juin 2017, eu égard à l’état des preuves et à la nature de l’infraction reprochée, le 4ème juge de paix d’İzmir rejeta l’opposition formée par le requérant, et ordonna également son maintien en détention provisoire. Il ressort du dossier qu’à cette occasion, le juge ne sollicita pas l’avis du procureur de la République.
12. Le 29 juin 2017, à la demande du parquet d’İzmir, le 6ème juge de paix ordonna le recueil des données relatives aux signaux des antennes-relais (dit « HTS », Historical Traffic Search) du téléphone portable du requérant pour la période entre 2013 et 2016 et l’établissement du numéro IMEI du téléphone ayant utilisé la ligne GSM pertinente.
13. Dans sa décision du 6 juillet 2017, le juge de paix releva que le procureur de la République avait demandé, en vertu de l’article 108 du CPP, l’examen et le maintien de la détention provisoire du requérant. Il releva en outre qu’en application de l’article 6 § 1 (i) du décret-loi d’état d’urgence no 667 il convenait d’examiner cette demande sur la base des éléments du dossier. Après avoir lu la demande du procureur de la République, il ordonna le maintien en détention provisoire du requérant. Pour justifier sa décision, il indiqua que le dossier contenait des preuves démontrant que le suspect avait commis l’infraction reprochée et invoqua le risque de fuite et de récidive. Mentionnant également la nature de l’infraction reprochée et le fait qu’il s’agissait d’une infraction « cataloguée », le juge considéra que la détention était une mesure proportionnée.
14. Le 13 juillet 2017, un rapport fut préparé par un expert en informatique, T.K.P., à la suite d’un examen des images prises du smartphone du requérant. D’après ce rapport, la question de savoir si une personne était l’utilisateur de la messagerie ByLock devait être établi à partir des questions suivantes : a) la messagerie en question est-elle téléchargée sur le téléphone de la personne concernée ? b) existe-t-il des éléments donnant à penser que la messagerie en question déjà téléchargée sur le smartphone de la personne a été effacée ultérieurement ? c) est-il établi par l’intermédiaire des données fournies par l’Autorité des technologies de l’information et de la communication (Bilim Teknolojileri ve İletişim Kurumu « la BTK ») que, pendant la commission d’une infraction, l’utilisateur s’est connecté au serveur de la messagerie via son adresse IP ? d) est-il établi à partir des données émanant du serveur de la messagerie que, pendant la commission d’une infraction, l’utilisateur s’est connecté au serveur de la messagerie en question ? Après avoir examiné toutes les données pertinentes émanant du smartphone du requérant, le rapport concluait qu’il n’existait aucune trace donnant à penser que la messagerie cryptée ByLock avait été téléchargée sur le téléphone appartenant au requérant ou avait été effacée après un éventuel téléchargement.
15. Le 28 juillet 2017, un rapport d’expertise sur les activités bancaires du requérant fut dressé et versé au dossier. Dans le rapport, l’expert jugeait inhabituel que le requérant eût un crédit immobilier auprès d’une autre banque alors que son compte de participation (katılım hesabı) était ouvert auprès de la Banque Asya, estimant que cela signifiait que l’intéressé n’avait pas agi selon ses intérêts économiques. D’après le requérant, le nom de l’expert désigné par les tribunaux ne figurait pas parmi la liste des experts des tribunaux et l’intéressé n’était pas un expert dans le domaine bancaire.
16. Par une décision du 1er août 2017, le juge de paix examina le maintien en détention provisoire du requérant sur la base du dossier et ordonna sa prolongation conformément à la demande du procureur de la République, compte tenu de la nature de l’infraction reprochée, de l’état des preuves et de l’insuffisance des mesures alternatives. Il ressort du dossier que la demande du procureur ne fut pas communiquée au requérant.
B. Les procédures pénales et le maintien en détention provisoire du requérant
1. La première procédure pénale devant la cour d’assises d’İzmir
17. Le 9 août 2017, le parquet d’İzmir déposa devant la cour d’assises d’İzmir un acte d’accusation contre le requérant, à qui il reprochait principalement, au regard de l’article 314 du code pénal combiné avec l’article 7 de la loi sur la lutte antiterroriste, son appartenance à l’organisation FETÖ/PDY (« la première procédure pénale »). Il présenta notamment les preuves à charge suivantes : le rapport établissant que la messagerie cryptée ByLock avait été téléchargée sur la ligne de téléphone appartenant au requérant et que cette application avait été utilisée par celui-ci ; et les activités jugées inhabituelles du compte bancaire ouvert par l’intéressé auprès de l’établissement bancaire Bank Asya.
Le parquet précisa notamment que le requérant avait téléchargé la messagerie ByLock sur son téléphone et qu’il l’avait utilisée pour communiquer avec les membres de l’organisation en question. Il releva également que, bien que les transcriptions des contenus des messages de 3 919 accusés fussent déjà parvenues au parquet, celles relatives au contenu des messages de M. Kılıç n’avaient pas encore versées au dossier. Il nota à cet égard que l’accusé avait cependant admis avoir utilisé le smartphone et la ligne téléphonique en question.
18. Le 14 et 21 août 2017, le requérant présenta deux demandes d’élargissement. Pour ce faire, il s’appuya notamment sur le rapport d’expertise précité (paragraphe 14 ci-dessus) qui concluait à l’absence de trace donnant à penser que la messagerie cryptée ByLock avait été téléchargée sur son téléphone ou avait été effacée après un éventuel téléchargement. Par ailleurs, l’intéressé soutint avoir ouvert un compte bancaire auprès de Bank Asya dans le seul but d’effectuer les paiements des frais de scolarité de sa fille.
19. Le 18 août 2017, l’acte d’accusation du 9 août 2017 fut accepté par la cour d’assises d’İzmir.
20. Le 22 août 2017, après avoir examiné le dossier, la cour d’assises d’İzmir ordonna le maintien en détention provisoire du requérant et rejeta ses demandes d’élargissement. Pour ce faire, elle observa qu’il ressortait des dossiers d’enquête concernant FETÖ/PDY que, lorsqu’ils en avaient l’occasion, les membres de cette organisation prenaient la fuite ; elle considéra donc que, en cas de libération du requérant, il y avait un risque que celui-ci se soustraie à la justice. Elle précisa également qu’il existait un risque d’altération des preuves, l’analyse des preuves matérielles numériques n’ayant pas été achevée et les preuves n’ayant pas été entièrement recueillies. Elle ordonna en outre une expertise détaillée en vue d’établir si la messagerie cryptée ByLock avait été téléchargée ou non sur le smartphone du requérant et demanda aux autorités concernées de lui présenter des informations additionnelles sur les abonnements du requérant aux chaînes privées, sur la scolarité de ses enfants, sur ses activités associatives, etc. Quant au rapport dressé par l’expert informatique, elle releva les autres éléments de preuve relatifs à la messagerie en question et aux activités bancaires du requérant. Il ressort du dossier que la cour d’assises d’İzmir ne sollicita pas l’avis du procureur de la République dans ce processus d’examen des preuves.
21. Le 18 septembre 2017, un deuxième rapport d’expertise préparé par SecureWorks, une société spécialisée dans le domaine de la technologie informatique, fut versé au dossier par les avocats du requérant. Ce rapport concluait qu’il n’existait aucune preuve attestant que l’application ByLock avait été téléchargée sur l’appareil. Se fondant sur les conclusions de ce rapport, le requérant demanda de nouveau sa libération provisoire.
22. À une date non précisée, la BTK adressa à la cour d’assises un rapport HTS concernant des informations relatives aux signaux émanant du portable du requérant.
23. Toujours le 18 septembre 2017, la cour d’assises d’İzmir rejeta la demande de libération provisoire du requérant sur la base du dossier, sans avoir recherché l’avis du procureur de la République. Elle ordonna le maintien en détention provisoire de l’intéressé pour les mêmes motifs que ceux énoncés dans sa décision du 22 août 2017.
24. Le 12 octobre 2017, la cour d’assises d’İzmir examina d’office la détention provisoire du requérant sur la base du dossier et ordonna son maintien en détention pour les mêmes motifs que ceux des précédentes décisions.
25. Le 14 octobre 2017, l’expert en informatique T.K.P. rendit un autre rapport d’expertise en se fondant sur les données fournies par la BTK. Selon ce rapport, les informations transmises par la BTK sur les signaux téléphoniques étaient lacunaires et ne contenaient pas d’élément donnant à penser qu’une connexion au serveur de l’application ByLock avait été établie à partir du smartphone appartenant au requérant. Ce rapport fut également versé au dossier devant la cour d’assises d’İzmir.
26. Les 25-26 octobre 2017, le requérant fut entendu via le système informatique audiovisuel « SEGBİS » (Ses ve Görüntü Bilişim Sistemi) par la cour d’assises d’İzmir. À l’issue de l’audience, la cour d’assises décida de joindre cette procédure pénale à celle ouverte devant la cour d’assises d’Istanbul (paragraphe 30 ci-dessous) en raison de la connexité des deux affaires. Elle ordonna également la poursuite de la procédure pénale devant la cour d’assises d’Istanbul.
Dans ses déclarations devant la cour d’assises d’İzmir, le requérant, invoquant les conclusions des rapports précédemment versés au dossier, contesta les preuves à charge portées contre lui, et soutint n’avoir jamais téléchargé la messagerie ByLock ni utilisé activement son compte bancaire auprès de Bank Asya depuis le 2 janvier 2014. Par ailleurs, il expliqua que l’atelier du 5 juillet 2017 – un des actes qui lui étaient reprochés dans le cadre de la seconde procédure pénale (paragraphe 30 ci-dessous) – avait été organisé après sa mise en détention provisoire. Le 26 octobre 2017, la cour d’assises ordonna le maintien en détention provisoire du requérant en se fondant sur l’existence de preuves concrètes, à savoir le rapport relatif à la messagerie ByLock et le rapport HTS.
27. Le 2 novembre 2017, le requérant forma opposition contre la décision du 26 octobre 2017 de le maintenir en détention provisoire. Pour se faire, il se fondait sur les conclusions des rapports d’expertise du 13 juillet 2017 (paragraphe 14 ci-dessus) et du 18 septembre 2017 (paragraphe 21
ci-dessus). Il soutenait également que les conditions énumérées à l’article 100 du CPP n’étaient pas réunies pour ordonner son maintien en détention provisoire. À cet égard, il exposait que toutes les preuves avaient été recueillies et qu’il n’existait aucun risque de fuite. Il demandait par conséquent – à tout le moins – que des mesures alternatives telles que la libération sous caution fussent prises en considération.
28. Le même jour, après avoir obtenu l’avis du procureur de la République – qui ne fut pas communiqué au requérant –, la cour d’assises d’İzmir rejeta l’opposition du requérant formée contre la décision du 12 octobre 2017 de le maintenir en détention provisoire, considérant que la décision attaquée était conforme à la loi et aux règles de procédure.
29. À de nombreuses reprises, les demandes d’élargissement formulées par le requérant furent rejetées.
2. Deuxième action pénale devant la cour d’assises d’Istanbul et jonction des deux actions pénales
30. Le 4 octobre 2017, le parquet d’Istanbul déposa devant la 35ème cour d’assises d’Istanbul (« la cour d’assises d’Istanbul ») un acte d’accusation contre onze personnes – principalement des militants des droits de l’homme dont le requérant (« la deuxième procédure pénale »). Le parquet reprochait notamment aux accusés d’être membres de plusieurs organisations terroristes, sur le fondement de l’article 314 du code pénal combiné avec l’article 7 de la loi sur la lutte antiterroriste. À cet égard, il citait notamment un « atelier de travail » organisé le 5 juillet 2017 par des membres de différentes organisations non gouvernementales œuvrant dans le domaine des droits de l’homme (« insan hakları alanında faaliyet gösteren muhtelif sivil toplum kuruluşlarının mensubu »). Le parquet se fondait entre autres sur la déposition d’un témoin anonyme, qui avait déclaré que les participants à l’événement en question avaient pris de nombreuses précautions pour éviter la surveillance policière.
Concernant spécifiquement le requérant, il lui était reproché les actes suivants :
– avoir utilisé la messagerie ByLock et avoir commis les autres actes mis à sa charge dans le cadre de la première action pénale (paragraphe 17
ci-dessus) ;
– s’être infiltré au sein d’organisations non gouvernementales en vue d’instrumentaliser des acteurs de la société civile et d’orienter l’opinion publique dans un sens favorable aux objectifs des organisations terroristes ;
– être l’un des instigateurs de l’atelier de travail qui avait eu lieu le 5 juillet 2017 ;
– avoir échangé des messages via l’application WhatsApp sur des activités de protestation relatives à une grève de faim organisée par deux militants ;
– avoir échangé des messages avec un médecin, membre du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, une organisation illégale armée) et connu pour traiter régulièrement des membres blessés de cette organisation ; d’après ces échanges, ce médecin avait exprimé son souhait d’adhérer à Amnesty International ;
– avoir participé au tournage d’une vidéo dans le cadre d’une campagne de sensibilisation intitulée « Hakan Yaman’a ne oldu ? » (« Qu’est-il arrivé à Hakan Yaman ? ») sur le cas d’une personne prétendument victime de violences policières en 2013 ;
– avoir entrepris des activités de sensibilisation relatives aux événements de Gezi (les événements de protestation qui se sont déroulés au parc de Gezi à la suite d’un changement de plan d’urbanisation visant entre autres la démolition de ce parc – pour de plus amples informations, voir Kavala c. Turquie, no 28749/18, §§ 15-22, 10 décembre 2019) et les violations des droits de l’homme prétendument perpétrées après la tentative de coup d’état du 15 juillet 2016.
31. Le 17 octobre 2017, la cour d’assises d’Istanbul accueillit l’acte d’accusation du 6 octobre 2017.
32. Le 25 octobre 2017, la cour d’assises d’Istanbul tint une audience. Elle décida à son tour de joindre l’affaire à celle ouverte devant la cour d’assises d’İzmir (paragraphe 26 ci-dessus).
33. Le 13 novembre 2017, la cour d’assises d’Istanbul se prononça sur une demande du requérant qui déclarait avoir subi de nombreuses restrictions lors de ses entretiens avec ses avocats pendant sa détention. Elle observa que la législation pertinente permettait d’imposer de telles mesures lorsque leur nécessité était dûment établie. Elle ajouta qu’en l’espèce, il n’était pas établi que de telles restrictions avaient été ordonnées ou que leur imposition était nécessaire et décida par conséquent la levée de toute restriction pouvant avoir été ordonnée.
34. Le 22 novembre 2017, la cour d’assises d’Istanbul tint une audience au cours de laquelle elle interrogea le requérant via SEGBIS sur les faits reprochés dans l’acte d’accusation du 4 octobre 2017 (paragraphe 30
ci-dessus). L’intéressé nia toutes les accusations portées à son encontre. Il expliqua que l’atelier de travail organisé par plusieurs organisations non gouvernementales était une formation à destination des défenseurs des droits de l’homme sur la gestion du stress et la protection des données. Par ailleurs, il réitéra ses moyens selon lesquels il n’avait jamais téléchargé ou utilisé la messagerie ByLock. Lors de la même audience, T.K.P, expert en informatique auteur de deux rapports, fut entendu. Il expliqua que, d’après ses analyses sur le téléphone du requérant, celui-ci n’avait ni téléchargé ni utilisé la messagerie en question.
À l’issue de l’audience, la cour d’assises d’Istanbul ordonna le maintien en détention provisoire du requérant (« tutukluluk halinin devamına »). Pour justifier cette décision, elle se fonda sur l’ensemble des preuves relatives aux faits reprochés et sur les données fournies par la BTK. En outre, elle tint compte des éléments suivants : l’existence de forts soupçons pesant sur l’intéressé ; la nature des infractions en cause et le fait que celles-ci figuraient parmi les infractions énumérées à l’article 100 § 3 du CPP – à savoir les infractions dites « cataloguées », pour lesquelles, en cas de fortes présomptions, la détention provisoire de la personne soupçonnée était réputée justifiée ; le risque de fuite. Enfin, elle considéra que le maintien en détention provisoire était une mesure proportionnée et que les mesures alternatives à la détention étaient insuffisantes.
35. Le 5 décembre 2017, l’opposition formée par le requérant contre la décision du 22 novembre 2017 ordonnant son maintien en détention fut rejetée par la 36ème cour d’assises d’Istanbul.
36. Le 22 janvier 2018, un autre rapport établi par T.K.P. fut versé au dossier. Dans ce rapport, il était notamment précisé que le requérant ne s’était pas connecté au serveur de la messagerie ByLock via cette application mais qu’il avait été dirigé vers le serveur de ByLock par l’intermédiaire d’un code créé à cette fin lors de son utilisation des applications « Kıble Pusulası » et « Namaz Vakitleri TR » (des applications concernant la pratique religieuse). Selon le rapport d’expertise, le requérant aurait été victime d’une application-piège appelée Mor Beyin (« cerveau pourpre »), créée et utilisée pour diriger délibérément les utilisateurs de certaines applications – principalement des applications à caractère islamique – vers des serveurs ByLock.
37. Le 31 janvier 2018, la cour d’assises d’Istanbul tint une audience, à l’issue de laquelle elle ordonna la remise en liberté provisoire du requérant, compte tenu de l’état des preuves.
38. Cependant, le même jour, le procureur de la République forma opposition à la décision d’élargissement du requérant.
39. Toujours le même jour, la 36ème cour d’assises d’Istanbul décida d’accueillir l’opposition du procureur de la République, se fondant toujours sur l’utilisation alléguée de la messagerie ByLock par le requérant, sur les activités relatives à son compte bancaire, ainsi que sur l’état des preuves et les charges portées contre lui dans le cadre de la procédure pénale (paragraphe 30 ci-dessus).
40. À différentes dates, le requérant forma plusieurs recours pour obtenir sa remise en liberté provisoire. Ceux-ci furent rejetés à chaque fois par la 35ème cour d’assises d’Istanbul et les oppositions formées par le requérant contre ces décisions furent rejetées par la 36ème cour d’assises d’Istanbul.
41. Le 1er juin 2018, un rapport d’expertise dressé par la direction de sûreté d’Istanbul concernant l’ordinateur personnel du requérant ainsi que les autres preuves matérielles numériques saisies lors de son arrestation fut versé au dossier. Ce rapport faisait état de l’absence d’éléments suspects dans l’ordinateur. Cependant, il était précisé dans le rapport qu’on avait découvert dans le téléphone portable du requérant une vidéo contenant un enregistrement de Fetullah Gülen (chef présumé de l’organisation FETÖ/PDY), ainsi que certaines photos de journalistes travaillant pour le quotidien Zaman.
42. Par ailleurs, le 20 juin 2018, un autre rapport fut établi par deux experts en informatique auprès du service de cybercriminalité de la direction de la sûreté d’Istanbul. Ce rapport, versé au dossier en juin 2018, concluait à l’absence de ByLock dans le téléphone du requérant. La conclusion de ce rapport se lit comme suit :
« Il est établi que l’application intitulée ByLock utilisée par les membres de FETÖ/PYD ne se trouvait ni parmi les applications téléchargées dans l’appareil, ni parmi celles qui ont été effacées. »
43. Le 15 août 2018, la cour d’assises d’Istanbul ordonna la remise en liberté du requérant, assortie d’une interdiction de quitter le territoire turc, eu égard notamment à la durée de détention provisoire et au fait qu’il avait un domicile fixe.
44. Le 21 janvier 2020, un rapport dressé par T.K.P. fut versé au dossier concernant l’origine de la vidéo contenant un enregistrement de Fetullah Gülen retrouvée dans le téléphone portable du requérant. Selon ce rapport, cet enregistrement vidéo avait été envoyé sur le téléphone du requérant en tant que pièce jointe à un message et l’intéressé avait visionné seulement les dix premières secondes.
45. Le 3 juillet 2020, la cour d’assises d’Istanbul rendit un arrêt de 1 008 pages dans lequel elle résumait tout d’abord les mémoires en défense des accusés. À cet égard, il était noté que le requérant avait plaidé son innocence et avait exposé sommairement ce qui suit :
– l’atelier de travail du 5 juillet 2017 était une formation à destination des défenseurs des droits de l’homme sur la gestion du stress et la protection des données ; l’engagement de poursuites pénales contre les organisateurs de cet atelier avait pour but d’intimider les défenseurs des droits de l’homme en Turquie et de criminaliser leurs activités ;
– il était établi par de nombreux rapports d’expertise qu’il n’avait jamais téléchargé la messagerie ByLock et que la connexion du serveur à vingt-trois reprises avait duré seulement quelques secondes ; le contenu des connexions alléguées n’avait jamais été précisé ;
– aucune activité bancaire sortant de l’ordinaire n’avait été constatée sur son compte bancaire auprès de la Bank Asya après l’appel lancé par Fetullah Gülen de verser de l’argent sur les comptes bancaires ouverts auprès de cette banque.
46. La cour d’assises d’Istanbul reconnut, par deux voix contre une, le requérant coupable des faits qui lui étaient reprochés (à savoir l’infraction d’appartenance à une organisation armée terroriste), et le condamna à six ans et trois mois d’emprisonnement. Pour prononcer cette sentence, elle se fonda notamment sur l’utilisation par le requérant de l’application ByLock. Elle observa que l’intéressé s’était connecté à vingt-trois reprises au serveur de ByLock, ce qui avait été confirmé grâce à la vérification des antennes relais, laquelle avait permis l’établissement des communications. Elle se fonda aussi sur les documents numériques relatifs aux événements de Gezi, considérant que les activités du requérant avaient pour but de faire pencher l’opinion publique contre les mesures prises afin de lutter contre les organisations terroristes après la tentative du coup d’état du 15 juillet 2016, perpétrée par les membres de l’organisation FETÖ/PDY. De même, elle cita une vidéo ayant duré 41 secondes du leader de FETÖ/PDY, dans laquelle celui-ci disait que les membres de son organisation pouvaient mentir ou diffamer, lorsqu’il ne restait aucune possibilité de retour en arrière.
Dans son opinion dissidente, le juge minoritaire exprima l’avis que le requérant aurait dû être acquitté des charges portées contre lui, en se référant aux conclusions des rapports d’expertise dressés par T.K.P. En outre, il observa qu’aucun versement sur le compte bancaire en question n’avait été observé après l’appel du leader de l’organisation incriminée et que rien ne donnait à penser que le requérant avait sauvegardé la séquence de la vidéo incriminée dans son smartphone en vue d’une quelconque activité criminelle.
47. Le 26 novembre 2020, la cour régionale judiciaire d’Istanbul (İstanbul Bölge Adliye Mahkemesi) confirma l’arrêt du 3 juillet 2020, considérant qu’il était conforme à la procédure et à la loi.
48. Le requérant forma un pourvoi contre l’arrêt du 26 novembre 2020. La procédure pénale est toujours pendante devant les juridictions nationales.
3. Le recours individuel devant la Cour constitutionnelle
49. Le 17 novembre 2017, le requérant saisit la Cour constitutionnelle d’un recours individuel, invoquant notamment une violation des articles de la Constitution renvoyant aux articles 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 13, 14 et 15 de la Convention. Dans son recours, précisant tout d’abord que sa prétendue utilisation de la messagerie ByLock ne pouvait constituer un élément à justifier sa privation de liberté, il soutenait notamment avoir été placé et maintenu en détention provisoire en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Par conséquent, selon lui, son droit à la liberté et à la sûreté avait été violé. En outre, il alléguait une violation : de son droit à un procès équitable (principes du contradictoire et de l’égalité des armes) et à un recours effectif du fait que l’examen de son opposition à la détention avait été effectué sans tenir d’audience et que l’avis du procureur ne lui avait pas été signifié lors de cet examen ; de son droit à la présomption d’innocence en raison de la décision de le maintenir en détention, laquelle ne se fondait sur aucune preuve ; de son droit à un jugement motivé ainsi que des principes « pas de peine sans loi », de la non-rétroactivité des lois pénales et de la prévisibilité des lois. Il dénonçait également une atteinte à ses droits à la liberté d’expression et d’association, dans la mesure où il avait fait l’objet d’une instruction pénale et d’une mise en détention provisoire en raison de ses activités dans le domaine des droits de l’homme et de son appartenance à nombreuses organisations non gouvernementales, ainsi que de sa qualité de président de la branche turque d’Amnesty International depuis 2014. Se référant à la jurisprudence de la Cour, il soutenait également que l’ouverture d’une instruction pénale et sa détention provisoire étaient susceptibles de lui avoir causé un préjudice à cet égard.
Les 3 avril et 20 juin 2018, l’avocat du requérant soumit à la Cour constitutionnelle deux mémoires additionnels. Dans son mémoire du 3 avril 2018, il alléguait une atteinte à la condition de légalité de la détention, le caractère déraisonnable de la durée de la mesure de détention, une violation des droits à un procès équitable et à la présomption d’innocence en raison de la détention de son client et des décisions relatives à son maintien en détention, une violation du droit à un jugement motivé, une atteinte à l’interdiction des traitements inhumains du fait des conditions de détention et de la privation des droits du requérant et une violation du droit à la liberté d’expression et d’association. Le 20 juillet 2018, l’avocat du requérant présenta des informations actualisées sur la procédure pénale engagée contre son client.
50. Le 25 décembre 2018, la Cour constitutionnelle rejeta le recours individuel introduit par le requérant. Dans sa décision sommaire, après avoir précisé que la requête portait sur une violation alléguée de l’interdiction des mauvais traitements ainsi que sur une atteinte aux droits à la liberté, à un procès équitable, au respect de la vie privée et familiale, à la liberté d’expression et à la liberté de réunion, elle conclut que ces griefs étaient manifestement mal fondés et qu’ils ne remplissaient pas non plus les autres conditions de recevabilité énumérées à la loi no 6216 relative à l’établissement de la Cour constitutionnelle et aux règles de procédure devant celle-ci. Par conséquent, elle rejeta la requête au motif que les conditions de recevabilité n’étaient pas remplies. Cette décision fut signifiée au requérant le 7 janvier 2019.
4. Recours indemnitaire engagé par le requérant
51. Le 14 novembre 2018, le requérant introduisit une action en dommages-intérêts devant la cour d’assises d’İzmir. À cet égard, se fondant sur l’article 141 du code de procédure pénale, il demandait qu’une indemnité lui fût versée au motif qu’il avait été mis en détention provisoire dans des conditions et circonstances non conformes aux lois et que la durée de la détention provisoire était excessive.
52. Par un arrêt du 20 juin 2019, la cour d’assises d’İzmir rejeta le recours du requérant, considérant notamment que la durée de la détention provisoire, à savoir quatorze mois et demi, n’étaient pas excessive, compte tenu des accusations portées contre l’intéressé.
Cette action est toujours pendante devant les juridictions internes.
5. Procédure devant le Groupe de travail sur la détention arbitraire du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme
53. Le Gouvernement a communiqué à la Cour une lettre intitulée « Appel urgent commun UA TUR 7/2017 », qui avait été adressée au gouvernement turc le 4 juillet 2017 et était signée par la vice-présidente du Groupe de travail sur la détention arbitraire du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (« le GTDA »), les rapporteurs spéciaux des Nations unies sur la promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression, sur la liberté de la réunion pacifique et d’association, sur la situation des défenseurs des droits de l’homme et sur l’indépendance des juges et des juristes.
54. Cette lettre avait pour objet l’arrestation et la détention du requérant. Ses auteurs y résumaient les informations qu’ils avaient reçues à propos de la privation de liberté de celui-ci et, sur la base de ces informations, ils interpellaient le Gouvernement en vertu des articles 9, 10 et 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Dans cet appel, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies, en vertu des pouvoirs dont il était investi, invitait le Gouvernement à présenter ses observations sur un certain nombre de points concernant la privation de liberté du requérant.
55. Le Gouvernement indique qu’il a communiqué ses observations sur les points susmentionnés.
56. Il ajoute que le GTDA lui a communiqué une autre lettre intitulée « Appel urgent commun UA TUR 1/2018 », signée par les mêmes signataires du précédent « appel urgent » (paragraphe 53 ci-dessus) et portant également sur la mise en détention provisoire du requérant.
LE CADRE JURIDIQUE INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENTS
57. Pour un exposé du droit interne et des textes internationaux pertinents, voir notamment l’arrêt Kavala, précité, §§ 68-79.
58. Les textes du Conseil de l’Europe et autres instruments internationaux pertinents relatifs à la protection et au rôle des défenseurs des droits de l’homme sont exposés dans l’arrêt Aliyev c. Azerbaïdjan (nos 68762/14 et 71200/14, §§ 88-92, 20 septembre 2018).
EN DROIT
I. Sur l’exception tirée de l’article 35 § 2 b) de la Convention
59. Le Gouvernement soutient que le requérant a soumis ses griefs à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, à savoir le Groupe de travail des Nations unies sur la détention arbitraire (« le GTDA »), au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention. Cette disposition, en ses parties pertinentes, est ainsi libellée :
« (…) 2. La Cour ne retient aucune requête individuelle introduite en application de l’article 34, lorsque :
(…)
b) elle est essentiellement la même qu’une requête précédemment examinée par la Cour ou déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, et si elle ne contient pas de faits nouveaux. »
60. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement. Il soutient tout d’abord que l’objet de la présente requête est différent de celui traité par le GTDA. Il ajoute que, quoi qu’il en soit, le GTDA a été saisi par des tiers et que lui-même n’a introduit aucune requête individuelle devant une quelconque instance internationale. D’après lui, le fait qu’une procédure concernant sa situation ait été ouverte et menée en dehors de son contrôle et de son initiative ne saurait le priver de son droit d’introduire une requête devant la Cour.
61. La Cour rappelle qu’elle a déjà examiné la procédure devant le GTDA et qu’elle a conclu que ce Groupe de travail était bien une « instance internationale d’enquête ou de règlement » au sens de l’article 35 § 2 b) de la Convention (Peraldi c. France (déc.), no 2096/05, 7 avril 2009).
62. En l’occurrence, la Cour note en premier lieu que les lettres adressées par les rapporteurs spéciaux des Nations unies et la vice-présidente du GTDA au sujet de la privation de liberté du requérant s’inscrivent dans le cadre des procédures spéciales mises en œuvre par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations unies. Certes, de tels appels urgents peuvent donner lieu à l’ouverture d’une procédure ordinaire à l’issue de laquelle le GTDA est appelé à rendre un avis sur la question de savoir si la privation de liberté était arbitraire ou non. Cependant, il n’est pas établi que le GTDA ait ouvert une telle procédure (voir, dans le même sens, Kavala c. Turquie, no 28749/18, § 93, 10 décembre 2019).
63. En second lieu, la Cour observe qu’il n’est pas établi non plus que le requérant ou ses proches aient introduit un quelconque recours devant les instances des Nations unies (comparer avec Peraldi, décision précitée, où le frère du requérant avait saisi le GTDA d’une demande d’examen de la situation du requérant et non de sa situation personnelle) ni qu’ils aient activement participé à une quelconque procédure devant elles. À cet égard, elle rappelle que, selon sa jurisprudence, si les personnes qui se plaignent devant les deux institutions ne sont pas les mêmes (Folgerø et autres c. Norvège (déc.), no 15472/02, 14 février 2006), la requête introduite devant la Cour ne peut passer pour être « essentiellement la même qu’une requête (…) déjà soumise » (voir, dans le même sens, Kavala, précité, § 94).
64. Dès lors, il y a lieu de rejeter l’exception soulevée par le Gouvernement au titre de l’article 35 § 2 b) de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 §§ 1, 3, 4 ET 5 DE LA CONVENTION
65. Invoquant l’article 5 § 1 c) et 3 de la Convention, le requérant dénonce les décisions de le mettre en détention provisoire et de prolonger celle-ci. Il allègue qu’aucun élément n’étayait l’existence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction pénale rendant ces mesures nécessaires. Il soutient que son inculpation se fondait principalement sur sa prétendue utilisation de la messagerie ByLock, alors même qu’il ressortait des rapports d’expertise qu’il n’avait ni téléchargé ni utilisé cette application.
Invoquant l’article 5 §§ 1 c) et 3 de la Convention, le requérant soutient également que les décisions judiciaires ayant ordonné et prolongé sa détention provisoire n’étaient pas suffisamment motivées et qu’elles n’étaient fondées sur aucun élément de preuve concret.
Par ailleurs, invoquant l’article 5 § 4 de la Convention, le requérant indique que de nombreuses difficultés (notamment l’absence de notification de l’avis du procureur de la République, l’enregistrement de ses déclarations par le système informatique audiovisuel, l’enregistrement de ses entretiens avec son avocat, l’examen de ses demandes uniquement sur dossier et sans audience, etc.) l’ont empêché de contester effectivement les décisions ayant ordonné et prolongé sa détention provisoire.
Sur le terrain de l’article 5 § 5 de la Convention, il se plaint de l’absence de droit à être indemnisé pour la violation alléguée de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention.
A. Sur la recevabilité
66. Le Gouvernement soulève trois exceptions de non-épuisement des voies de recours internes pour les griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 ainsi que de l’article 5 § 5 de la Convention. Il soutient que l’intéressé pouvait former le recours en indemnisation prévu par l’article 141 § 1 du CPP pour ses griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention.
67. Le Gouvernement souligne notamment que le requérant a introduit un recours en indemnisation sur le fondement de l’article 141 du CPP, qui est toujours pendant devant les juridictions nationales. Il soutient que cette voie de recours constitue une voie de recours effective pour les griefs concernant la régularité d’une détention provisoire, la durée de celle-ci et les restrictions alléguées. Par ailleurs, ce recours constitue à ses yeux un recours en réparation répondant aux exigences de l’article 5 § 5 de la Convention. Il ajoute que le requérant avait également la possibilité d’introduire un recours individuel devant la Cour Constitutionnelle turque (« la CCT ») après que les juridictions ordinaires ont rendu une décision définitive sur son recours.
68. En second lieu, le Gouvernement souligne que le requérant n’a pas explicitement saisi la CCT de doléances concernant l’enregistrement de ses déclarations par le système informatique audiovisuel et l’enregistrement de ses entretiens avec son avocat dans sa requête initiale.
69. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.
1. Sur les griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 5 de la Convention
70. Les principes généraux en matière d’épuisement des voies de recours internes ont été rappelés par la Grande Chambre dans son arrêt Vučković et autres c. Serbie ((exception préliminaire) [GC], nos 17153/11 et 29 autres, §§ 69-77, 25 mars 2014).
71. Pour ce qui est du grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention, la Cour observe que le recours en indemnisation introduit par le requérant en vertu de l’article 141 du CPP visait à obtenir une indemnité en raison de la durée de la détention. Comme le Gouvernement l’a noté, ce recours est toujours pendant devant les juridictions nationales. Cependant, la Cour observe que l’introduction d’un tel recours n’est pas pertinente en l’espèce, dans la mesure où le grief que le requérant tire de l’article 5 § 1 de la Convention concerne l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis l’infraction reprochée. Le requérant a soulevé ce grief en premier lieu devant les juridictions de première instance, à savoir les juges de paix, les cours d’assises d’İzmir et d’Istanbul, puis devant la Cour constitutionnelle. Aucune de ces juridictions n’a, explicitement ou implicitement, reconnu que la privation de liberté subie par le requérant était irrégulière ou contraire à la loi, ou qu’elle n’était pas motivée par des raisons plausibles. Au contraire, les recours formés par l’intéressé afin d’obtenir sa libération ont été maintes fois rejetés. En conséquence, à la lumière des décisions rendues par les juridictions nationales, notamment celle de la Cour constitutionnelle, la Cour estime qu’une action en réparation sur le fondement de l’article 141 § 1 a) du CPP aurait été vouée à l’échec pour ce qui est du grief tiré de l’article 5 § 1 de la Convention (voir, dans le même sens, Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2), [GC], no 14305/17, §§ 210-214, 22 décembre 2020).
72. Quant aux griefs tenant à l’absence de raisons plausibles et à l’insuffisance des motifs (article 5 §§ 1 et 3), la Cour rappelle que, dans une situation où le requérant ne se plaint pas uniquement de la durée de sa détention provisoire mais conteste également l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner un individu d’avoir commis une infraction ou l’absence alléguée de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire au sens de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, la Grande Chambre a déjà conclu qu’« une action en réparation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du CPP ne peut pas être considérée comme une voie de recours effective » (Selahattin Demirtaş no 2, précité, §§ 212-214). Elle ne voit aucune raison de s’écarter de cette conclusion, dans la mesure où le Gouvernement n’a fourni aucune décision interne indiquant que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, un recours tel que prévu à l’article 141 § 1 d) du CPP a pu aboutir pour de tels griefs (Tercan c. Turquie, no 6158/18, § 100, 29 juin 2021). Elle estime également utile de rappeler que le grief du requérant tiré de la durée de sa détention provisoire a été déclaré irrecevable pour non-épuisement des voies des recours internes lors de la communication de la présente affaire.
73. De surcroît, la Cour note que le requérant a présenté ses griefs dans le cadre de son recours constitutionnel. Par une décision sommaire, la Cour constitutionnelle les a déclarés irrecevables dans sa décision du 25 décembre 2018 sans se pencher sur la disposition invoquée par le Gouvernement (paragraphe 50 ci-dessus).
74. La Cour considère que, eu égard au rang et à l’autorité de la Cour constitutionnelle dans le système judiciaire turc, et compte tenu de la conclusion à laquelle la haute juridiction est parvenue concernant ces griefs, un recours indemnitaire fondé sur l’article 141 du CPP n’avait, et n’aurait toujours du reste, aucune chance de prospérer. En conséquence, la Cour estime que le requérant n’était pas tenu d’exercer ce recours indemnitaire (voir, mutatis mutandis, Akgün c. Turquie, no 19699/18, § 116, 20 juillet 2021, avec les références qui y sont citées).
75. La Cour rejette donc l’exception que le Gouvernement présente sur ce point.
2. Sur les griefs tirés de l’article 5 § 4 de la Convention
76. La Cour observe d’emblée que le requérant se plaint d’une atteinte au principe de l’égalité des armes lors de l’examen de ses oppositions formées contre les décisions ordonnant et prolongeant sa détention provisoire. Elle n’estime pas nécessaire de se prononcer sur les exceptions préliminaires du Gouvernement, cette partie de la requête étant irrecevable pour les raisons suivantes.
a) Sur la non-communication de l’avis du procureur de la République
77. En l’espèce, le Gouvernement admet que l’avis du procureur de la République n’a pas été communiqué au requérant lorsque la cour d’assises s’est prononcée sur le maintien en détention de celui-ci le 2 novembre 2017. Cependant, il explique que, en vertu de l’article 3 du décret-loi no 668 instaurant l’état d’urgence, les demandes de mise en liberté présentées par un détenu sont examinées sur dossier au moment de l’examen d’office réalisé tous les trente jours, en application de l’article 108 du CPP. Par conséquent, à ses yeux, la situation dont se plaint le requérant se trouve couverte par la dérogation au titre de l’article 15 de la Convention que les autorités turques ont notifiée le 21 juillet 2016. Dès lors, d’après lui, il faut rechercher si l’absence de notification de l’avis du procureur de la République en l’espèce pouvait se justifier au regard de cette disposition.
78. Le requérant conteste cette thèse.
79. La Cour rappelle tout d’abord que l’article 5 § 4 de la Convention s’applique aux procédures menées devant un tribunal à la suite de l’introduction d’un recours contre la légalité de la détention, c’est-à-dire, d’une part, aux procédures concernant les demandes d’élargissement et, d’autre part, aux procédures relatives aux recours introduits contre les décisions sur la prolongation de la détention (Baş c. Turquie, no 66448/17, § 243, 3 mars 2020). Par conséquent, il n’appartient pas à la Cour de se prononcer, au regard de l’article 5 § 4 de la Convention, sur les décisions adoptées d’office et relatives à la prolongation de la détention du requérant en date des 6 juillet et 1er août 2017 (paragraphes 13 et 16 ci-dessus respectivement). Par ailleurs, quant à l’examen des oppositions en date des 23 juillet, 22 août et 18 septembre 2017 (paragraphes 11, 20 et 24 ci-dessus respectivement), il ressort du dossier que les juges nationaux n’ont pas recherché l’avis du procureur de la République. De même, concernant l’examen effectué le 2 novembre 2017 (paragraphe 28 ci-dessus), le procureur n’a mentionné dans son avis aucun fait nouveau qui n’aurait pas été porté à la connaissance du requérant et qui aurait appelé des commentaires de la part de ce dernier. Quoi qu’il en soit, l’intéressé n’a, pour sa part, pas affirmé qu’il aurait pu apporter, en réplique à l’avis du procureur, des éléments nouveaux et pertinents pour l’examen de la cause (voir, dans le même sens, Baş, précité, § 246).
80. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
b) Sur l’examen des oppositions du requérant sur la seule base du dossier et en l’absence d’audience
81. Le requérant se plaint que sa détention a été examinée sur la seule base du dossier, et allègue que l’absence d’audience n’est pas proportionnée au regard de l’article 15 de la Convention.
82. Le Gouvernement conteste cette thèse.
83. La Cour relève d’abord que la situation critiquée par le requérant – à savoir l’examen de ses oppositions sur la base des éléments du dossier en l’absence d’audience – est le résultat de mesures dérogatoires prises pendant la période d’état d’urgence. En effet, au cours de cette période, le Conseil des ministres, réuni sous la présidence du président de la République et agissant conformément à l’article 121 de la Constitution, a adopté trente-sept décrets-lois (nos 667 à 703). Ces textes apportaient d’importantes limitations aux garanties procédurales reconnues en droit interne aux personnes placées en garde à vue ou en détention provisoire. Parmi ces textes, les décrets-lois nos 667 et 668 autorisaient l’examen de la détention sur la seule base du dossier, sans audience.
84. La Cour rappelle notamment que, dans son arrêt Baş (précité, § 222), elle a conclu que le défaut de comparution d’une personne détenue devant les juges appelés à se prononcer sur sa détention pendant une période de huit mois et dix-huit jours pouvait être raisonnablement considéré comme strictement requis pour la sauvegarde de la sécurité publique. Elle observe qu’en l’espèce, le requérant a comparu devant un juge le 25 octobre 2017 (paragraphe 26 ci-dessus) après sa comparution initiale le 9 juin 2017 (paragraphe 9 ci-dessus). Il s’agit d’une période de quatre mois et seize jours, qui est relativement plus courte que celle en cause dans l’affaire Baş, précité, où la Cour a conclu à la violation de l’article 5 § 4 de la Convention pour une durée d’un an et deux mois. Par ailleurs, après sa comparution le 25 octobre 2017, l’intéressé a de nouveau comparu devant les juges les 31 janvier et 21 juin 2018. Il s’agit certes de périodes longues, à savoir quatre mois et vingt jours pour la première et trois mois et six jours pour la deuxième, qui ne sont pas compatibles avec les exigences de l’article 5 § 4 de la Convention (voir, en ce sens, pour des durées respectives de près de quatre mois, de près de six mois et de près de neuf mois, Erişen et autres c. Turquie, no 7067/06, § 53, 3 avril 2012, Karaosmanoğlu et Özden c. Turquie, no 4807/08, § 77, 17 juin 2014, et Gamze Uludağ c. Turquie, no 21292/07, § 44, 10 décembre 2013). Cependant, au vu des principes qui se dégagent de l’arrêt Baş (précité, § 222) dans l’application de l’article 15 en ce qui concerne la situation difficile du système judiciaire turc au lendemain de la tentative de coup d’État, le défaut de comparution du requérant devant les juges appelés à se prononcer sur leur détention pendant les périodes en question pouvait être raisonnablement considéré comme strictement requis pour la sauvegarde de la sécurité publique.
85. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
c) Sur les autres restrictions alléguées
86. Le requérant indique que de nombreuses restrictions, telles que l’enregistrement de ses déclarations par le système informatique audiovisuel et l’enregistrement de ses entretiens avec son avocat l’ont empêché de contester effectivement les décisions ordonnant et prolongeant sa détention provisoire.
87. Le Gouvernement combat cette thèse.
88. La Cour observe que le requérant prétend de manière vague avoir subi de nombreuses restrictions, telles que l’enregistrement de ses déclarations par le système informatique audiovisuel et l’enregistrement de ses entretiens avec son avocat, sans expliquer comment ces restrictions alléguées l’auraient empêché de contester effectivement les décisions ordonnant et prolongeant sa détention provisoire. De même, dans ses observations présentées à la Cour, il n’a pas fourni de détails sur la réalité et sur l’impact potentiel de ces restrictions. Par ailleurs, la Cour observe que, selon les éléments du dossier, la cour d’assises d’Istanbul s’est prononcée le 13 novembre 2017 sur une demande du requérant qui déclarait avoir subi de nombreuses restrictions au cours de ses entretiens avec ses avocats. Cette juridiction a ordonné la levée de toute restriction éventuelle, considérant notamment qu’il n’était pas établi que de telles restrictions avaient été ordonnées ou que leur imposition était nécessaire (paragraphe 33 ci-dessus). Par conséquent, la Cour estime que ce grief n’est pas suffisamment étayé et qu’il doit être rejeté, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
3. Conclusion
89. Constatant que les griefs tirés de l’article 5 §§ 1, 3 et 5 ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
90. Le requérant conteste d’emblée l’existence d’éléments factuels qui démontreraient l’existence de forts soupçons quant à la commission de l’infraction, au sens de l’article 100 du CPP. Il souligne que l’interprétation de ces termes semblait dépendre du contexte des infractions reprochées, du climat politique au moment où les décisions le concernant étaient prises et de la discrétion des juges appelés à se prononcer sur cette mesure. Par conséquent, l’interprétation et l’application de cette disposition légale invoquées par les autorités internes ont été, selon lui, déraisonnables au point de conférer à sa mise en détention provisoire et à la prolongation de celle-ci un caractère irrégulier et arbitraire.
91. Pour ce qui est des « preuves » invoquées par les autorités nationales, il soutient qu’il n’existait aucun fait ni aucune information susceptible de persuader un observateur objectif qu’il avait commis l’infraction reprochée, ni au moment de sa détention initiale ni ultérieurement pendant la prolongation de celle-ci. Il ajoute que les éléments de preuve présentés par le Gouvernement pour justifier sa mise en détention provisoire sont superficiels et incohérents. Il explique qu’il était évident, dès le début de la privation de sa liberté qu’il n’avait jamais téléchargé la messagerie ByLock. Cet élément de fait a été confirmé ultérieurement par trois rapports d’expertise établis par des experts indépendants. De même, le rapport dressé par deux experts auprès du service de cybercriminalité de la direction de la sûreté d’Istanbul et versé au dossier le 20 juin 2018 concluait qu’il n’y avait pas trace de ByLock dans son smartphone.
92. Par ailleurs, il observe que les juges ont admis comme justification des soupçons pesant sur lui certains éléments, qui pouvaient difficilement être considérés comme étant constitutifs d’une quelconque infraction pénale, tels que son abonnement au quotidien Zaman, les liens maritaux de sa sœur avec M.K., le rédacteur en chef de ce quotidien, la scolarisation de ses enfants dans une école prétendument liée à l’organisation en question ou le fait d’avoir ouvert un compte bancaire auprès de la banque Asya.
93. Pour ce qui est de l’atelier de travail organisé à Büyükada, le requérant affirme qu’il ressort du dossier que cette réunion a été organisée le 2 juillet 2017 par diverses ONG œuvrant dans le domaine des droits de l’homme, à savoir HIVOS (« Humanist Institute for Cooperation with Developing Countries » – Institut humaniste pour la coopération avec les pays en développement,), Citizen’s Assembly (L’Assemblée des citoyens), Women’s Coalition (Coalition des femmes), Amnesty International, Human Rights Agenda, Association for Monitoring Equal Rights (Association de la surveillance des droits égaux) et Right Initiative (Initiative des droits). La réunion aurait été planifiée par les représentants de la plate-forme commune des droits de l’homme. Le requérant déclare qu’il n’était pas impliqué dans la préparation de cet atelier et n’était pas censé y assister non plus. Il soutient que, alors qu’il était détenu dans le cadre de la première action pénale, son nom a été ajouté dans le second acte d’accusation sans aucun motif valable.
94. Le requérant soutient en outre que, alors qu’il a maintes fois contesté les faits cités dans les décisions relatives à sa détention provisoire, les juridictions nationales ont ordonné sa mise en détention provisoire et la prolongation de celle-ci en se basant sur des motifs stéréotypés et sans aucunement répondre à ses thèses.
b) Le Gouvernement
95. Le Gouvernement soutient que les décisions ordonnant et prolongeant la détention provisoire du requérant étaient conformes à la législation nationale. Il note que, le 9 juin 2017, le requérant a été mis en détention provisoire par le juge de paix car il y avait des motifs sérieux de penser qu’il avait commis l’infraction reprochée. Se référant à cet égard aux éléments de preuve cités dans cette décision (paragraphe 9 ci-dessus), il soutient qu’au vu de ces éléments, il y avait suffisamment de motifs raisonnables de soupçonner le requérant d’avoir commis l’infraction reprochée, et qu’il existait suffisamment de faits et d’informations susceptibles de persuader un observateur objectif que le requérant avait bien commis cette infraction.
96. Par ailleurs, le Gouvernement soutient que les décisions ordonnant et prolongeant la détention provisoire du requérant se fondaient sur des motifs « pertinents et suffisants ».
97. Enfin, le Gouvernement estime en outre que la Cour doit aussi tenir compte de sa dérogation notifiée le 21 juillet 2016 au titre de l’article 15 de la Convention. D’après le Gouvernement, l’infraction reprochée au requérant était liée à la déclaration de l’état d’urgence en Turquie et à la tentative de coup d’État qui a entraîné la notification de la dérogation.
c) Les organisations non gouvernementales intervenantes
98. Les organisations non gouvernementales intervenantes allèguent que, comme en témoigne selon elles la présente affaire, la situation concernant les défenseurs des droits de l’homme, les journalistes et les ONG s’aggrave depuis plusieurs années en Turquie, notamment depuis la tentative du coup d’état du 15 juillet 2016.
2. Sur l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction
99. La Cour se réfère aux principes généraux concernant l’interprétation et l’application de l’article 5 § 1 de la Convention dans les cas où il est allégué qu’il n’existe aucune raison plausible de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction, tels qu’établis dans l’arrêt Selahattin Demirtaş (no 2) (précité, §§ 311-321).
100. La Cour observe que le requérant a été arrêté le 6 juin 2017 dans le cadre d’une instruction pénale menée contre une organisation illégale. Le 9 juin 2017, le juge de paix d’İzmir a ordonné la mise en détention provisoire du requérant au motif qu’il existait de « forts soupçons » que l’intéressé ait commis l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste armée, infraction prévue par l’article 314 du code pénal. Ensuite, le requérant a été inculpé pour ce chef le 9 août 2017 puis, le 4 octobre 2017, il a été inculpé de nouveau pour le chef d’appartenance à de nombreuses organisations terroristes armées. Lors de cette deuxième inculpation, de nouveaux faits ont été reprochés au requérant qui ont motivé son maintien en détention, au moins après le 22 novembre 2017 (paragraphes 30 et 34 ci-dessus).
101. La Cour examinera successivement les éléments présentés pour justifier les soupçons pesant sur l’intéressé quant à l’infraction reprochée pendant les différentes phases de la détention provisoire.
a) La mise en détention provisoire et la phase initiale de la détention
102. La Cour observe que, dans sa décision de mise en détention provisoire adoptée le 9 juin 2019 (paragraphe 9 ci-dessus), le juge de paix s’est référé aux éléments de preuve suivants : un rapport établissant que la messagerie cryptée ByLock avait été téléchargée sur le téléphone appartenant au requérant et que cette application avait été utilisée par celui-ci ; ses abonnements à certaines publications, telles que le quotidien Zaman (prétendument lié à l’organisation FETÖ/PDY) ; le fait que la sœur du requérant était mariée avec le responsable de publication de ce quotidien ; la scolarisation de ses enfants dans des établissements gérés par FETÖ/PDY et fermés par les décrets-lois ; les comptes ouverts auprès de l’établissement bancaire Bank Asya, une banque ayant prétendument des liens avec FETÖ/PDY. Par ailleurs, d’après un rapport d’expertise sur les activités bancaires du requérant, il était considéré qu’il n’était pas habituel que le requérant eût un crédit immobilier auprès d’une autre banque alors que son compte de participation était ouvert auprès de la Banque Asya, et que cela signifiait que l’intéressé n’avait pas agi selon ses intérêts économiques (paragraphe 15 ci-dessus).
103. La Cour rappelle que, dans l’arrêt Akgün (précité, §§ 159-185), elle a examiné la question de savoir si l’allégation de l’utilisation active d’une messagerie cryptée à usage non exclusif d’une organisation terroriste, en l’occurrence la messagerie ByLock, était suffisante pour justifier un soupçon plausible d’appartenance à celle-ci et elle a répondu par la négative, alors que le constat quant à l’utilisation de la messagerie ByLock par le requérant dans cette affaire constituait la seule preuve ayant fondé, au moment de sa mise en détention provisoire, la raison de le soupçonner, au sens de l’article 5 § 1 c), d’avoir commis l’infraction d’appartenance à FETÖ/PDY.
104. En l’espèce, contrairement à l’affaire Akgün précité, l’utilisation alléguée de la messagerie en question ne constitue pas la seule base des soupçons pesant sur l’intéressé (comparer avec Akgün, précité, §§ 164-166). Cependant, pour les motifs exposés ci-dessous (paragraphe 105), la Cour considère que l’on ne peut raisonnablement considérer que les éléments suivants constituent un faisceau d’indices démontrant l’appartenance du requérant à une organisation illégale : l’abonnement de l’intéressé à une publication légale à l’époque des faits ; les liens maritaux de sa sœur avec le responsable d’une telle publication ; la scolarisation de ses enfants dans des établissements gérés légalement à l’époque des faits, mais qui ont été fermés ultérieurement par des décrets-lois. Certes, d’après un rapport d’expertise sur les activités bancaires du requérant, il a été considéré que le fait que le requérant avait un crédit immobilier auprès d’une autre banque alors que son compte de participation était ouvert auprès de la Banque Asya et que cela signifiait que l’intéressé n’avait pas agi selon ses intérêts économiques (paragraphe 15 ci-dessus). Cependant, les conclusions de ce rapport, à première vue, ne sont pas de nature à contredire les déclarations du requérant selon lesquelles ce compte avait été ouvert pour le paiement des frais de scolarité de ses enfants et aucune anormalité ne pouvait être constatée dans l’utilisation de ce compte (paragraphe 8 ci-dessus). En particulier, la Cour observe qu’il n’existe pas le moindre élément donnant à penser que le requérant contribuait à financer par le biais de son compte auprès de la banque en question – qui était également une banque légale à l’époque des faits – les activités criminelles d’une organisation illégale.
105. La Cour considère notamment que les autres faits reprochés au requérant, en dehors de sa prétendue utilisation de ByLock, étaient de simples éléments circonstanciels ne permettant pas de soupçonner raisonnablement l’intéressé d’avoir commis l’infraction reprochée. En effet, ces actes bénéficiaient de la présomption de légalité en l’absence d’autre élément de nature à justifier les soupçons en question, tels qu’un lien intellectuel dénotant un élément de responsabilité dans la conduite du suspect (voir, mutatis mutandis, G.I.E.M. S.R.L. et autres c. Italie [GC], nos 1828/06 et 2 autres, §§ 241-247, 28 juin 2018). Ainsi, il ne peut à l’évidence pas y avoir de soupçons raisonnables si les actes ou faits retenus contre un détenu ne constituaient pas un crime au moment où ils se sont produits (Kavala, précité, § 128, avec les références qui y sont citées). Par conséquent, eu égard au contenu du dossier (paragraphes 7–9 ci-dessus), la Cour parvient à la conclusion que l’utilisation alléguée de ByLock a constitué un élément déterminant pour établir la plausibilité des soupçons pesant sur l’intéressé pendant cette phase initiale de sa détention provisoire.
106. Pour ce qui est de l’utilisation alléguée de la messagerie ByLock, la Cour se réfère à ses conclusions dans l’affaire Akgün (arrêt précité,
§§ 167-181) où elle a conclu que, en principe, le simple fait de télécharger ou d’utiliser un moyen de communication crypté ou bien le recours à toute autre forme de protection de la nature privée des messages échangés ne peuvent en soi constituer un élément à même de convaincre un observateur objectif qu’il s’agit d’une activité illégale ou criminelle. En effet, il ressort de cet arrêt que ce n’est que lorsque l’utilisation d’un moyen de communication crypté est appuyée par d’autres éléments relatifs à son usage, tels que le contenu des messages échangés ou le contexte dans lequel ceux-ci ont été échangés, ou bien par d’autres types d’éléments y relatifs, qu’on peut parler de preuves propres à convaincre un observateur objectif de l’existence d’une raison plausible de soupçonner son utilisateur d’être membre d’une organisation criminelle (Akgün, précité, § 173).
107. Or, en l’espèce, les décisions ordonnant et prolongeant la mise en détention provisoire du requérant ne contiennent aucun élément relatif à l’usage de la messagerie en question, tels que, par exemple, le contenu ou le contexte des messages échangés. Par conséquent, la Cour ne voit aucune raison de se départir de la conclusion à laquelle elle est parvenue dans l’affaire Akgün précitée (§ 174).
108. De surcroît, la Cour rappelle qu’il ressort du dossier que l’élément déterminant ayant fondé les soupçons que le requérant avait commis l’infraction d’appartenance à l’organisation FETÖ/PDY est un document sommaire, intitulé le « résultat de l’analyse » (paragraphe 7 ci-dessus), établi par la direction de la sûreté et précisant la date de la première connexion. Or il s’agit là d’un constat brut, sans aucune indication précise expliquant sur quelle base, et surtout à partir de quelles données, les autorités sont parvenues à une telle conclusion. Ce document n’inclut donc pas les données sous-jacentes sur lesquelles il était fondé ni ne renseigne sur la manière dont ces données ont été établies (Akgün, précité, § 178). En outre, nonobstant le fait que de nombreux rapports d’expertise établis ultérieurement font état de ce que l’intéressé n’a jamais téléchargé ni utilisé la messagerie en question (paragraphes 15, 21, 22, 36 et 42 ci-dessus), les juridictions nationales n’ont aucunement tenu compte de ce développement.
109. Pour les raisons exposées ci-dessus, la Cour conclut qu’aucun élément de fait ou d’information de nature à faire naître des soupçons justifiant la mise en détention du requérant n’a été mentionné ou présenté durant la procédure initiale, qui s’est pourtant soldée par l’adoption de cette mesure contre l’intéressé. Elle observe par ailleurs que, jusqu’au dépôt d’un acte d’accusation le 4 octobre 2017, les juges de paix n’ont invoqué aucun fait nouveau ni aucune information nouvelle. Par conséquent, cette conclusion vaut également pour la période entre la mise en détention provisoire du requérant et le dépôt d’un nouvel acte d’accusation le 4 octobre 2017.
b) Le maintien en détention provisoire et la phase subséquente au dépôt de l’acte d’accusation le 4 octobre 2017
110. La Cour observe que, le 4 octobre 2017, une seconde action pénale a été engagée contre le requérant (paragraphe 30 ci-dessus). Il ressort par ailleurs du dossier que cette action a été jointe à l’action pénale ouverte devant la cour d’assises d’İzmir (paragraphes 26 et 32 ci-dessus). Par ailleurs, la prolongation de la détention du requérant après l’audience du 22 novembre 2017 a été ordonnée sur le fondement non seulement des faits reprochés dans le cadre de l’instruction ouverte devant le parquet d’İzmir mais aussi des faits exposés dans l’acte d’accusation du 4 octobre 2017 (paragraphe 34
ci-dessus).
111. La Cour observe également que, après la décision de remettre le requérant en liberté provisoire adoptée le 31 janvier 2018 (paragraphe 36
ci-dessus), la 36ème cour d’assises a accueilli l’opposition du procureur de la République et a annulé la décision précitée. Pour justifier cette décision, elle s’est fondée non seulement sur l’utilisation alléguée de la messagerie ByLock et les activités bancaires du requérant, mais aussi sur les charges portées contre lui dans le cadre de la seconde action pénale (paragraphe 38 ci-dessus).
112. La Cour observe que l’utilisation alléguée de la messagerie ByLock et les autres faits reprochés au requérant ont été examinés ci-dessus (paragraphe 109 ci-dessus) et rappelle avoir conclu que ces éléments n’étaient pas suffisants pour justifier les soupçons pesant sur l’intéressé pendant cette phase initiale de sa détention. Pour ce qui est des faits nouveaux reprochés au requérant dans le cadre de la seconde action pénale, elle relève qu’il s’agit à première vue d’actes pacifiques et légaux ordinaires d’un défenseur des droits de l’homme, à savoir : être l’un des instigateurs d’un « atelier de travail » effectué le 5 juillet 2017 par des membres de différentes organisations non gouvernementales œuvrant dans le domaine des droits de l’homme ; avoir échangé des messages via l’application WhatsApp sur des activités de protestation relatives à une grève de faim organisée par deux militants ; avoir échangé des messages avec un médecin, prétendument membre du PKK, qui avait exprimé son souhait d’adhérer à Amnesty International ; avoir participé au tournage d’une vidéo dans le cadre d’une campagne de sensibilisation sur le cas d’une victime alléguée de violences policières ; enfin, avoir entrepris des activités de sensibilisation relatives aux événements de Gezi et aux violations des droits de l’homme prétendument perpétrées après la tentative du coup d’état du 15 juillet 2016. En l’absence d’autres éléments qui établiraient le caractère délictuel de ces agissements, la Cour ne voit pas comment de tels actes pourraient en soi justifier les soupçons en question. De surcroît, elle se doit de rappeler sa jurisprudence selon laquelle il ne doit pas apparaître que les faits reprochés eux-mêmes aient été liés à l’exercice par le requérant de ses droits garantis par la Convention (voir, mutatis mutandis, Merabishvili c. Géorgie [GC], no 72508/13, § 187, 28 novembre 2017, Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 329, et Kavala, précité, § 129).
113. Au vu de tout ce qui précède, la Cour relève qu’aucun fait ni aucune information de nature à faire naître des soupçons justifiant le maintien en détention du requérant n’ont été exposés ou présentés durant cette phase de la procédure. En conséquence, elle ne voit dans cette seconde phase de la procédure aucun fait ni aucun renseignement propre à convaincre un observateur objectif que l’intéressé avait commis l’infraction reprochée.
c) Conclusion
114. À la lumière de ce qui précède, la Cour conclut que le Gouvernement n’a pas pu démontrer que, à la date de la mise en détention provisoire du requérant ou aux phases subséquentes de la détention provisoire, les éléments de preuve cités par les juges nationaux satisfaisaient au critère de « soupçons plausibles » requis par l’article 5 de la Convention, et pouvaient ainsi convaincre un observateur objectif que le requérant avait pu commettre l’infraction reprochée pour laquelle il avait été détenu.
115. Quant à la notion de « plausibilité » des soupçons sur lesquels doit se fonder la détention pendant l’état d’urgence, la Cour observe d’emblée que le présent grief n’a pas pour objet, au sens strict, une mesure dérogatoire prise pendant la période d’état d’urgence. Les juges nationaux ont décidé de mettre le requérant en détention provisoire et de prolonger celle-ci en invoquant sa prétendue appartenance à une organisation terroriste, en application de l’article 100 du CPP, disposition qui n’a pas subi de modifications pendant la période d’état d’urgence. La mise en détention de l’intéressé a donc été décidée sur le fondement de la législation qui était en vigueur avant la déclaration de l’état d’urgence, législation qui est d’ailleurs toujours applicable (voir, entre autres, Akgün, précité, § 183). Dans ces circonstances, la mesure litigieuse ne peut pas être considérée comme ayant respecté la stricte mesure requise par la situation. Conclure autrement réduirait à néant les conditions minimales de l’article 5 § 1 c) en matière de plausibilité des soupçons motivant des mesures privatives de liberté, et irait à l’encontre du but poursuivi par l’article 5 de la Convention.
116. À la lumière de ces considérations, la Cour estime que, en l’espèce, l’interprétation et l’application des dispositions légales invoquées par les autorités internes ont été déraisonnables au point de conférer à la privation de liberté subie par le requérant un caractère irrégulier et arbitraire.
Il y a donc eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de l’absence de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction, tant à la date de la mise en détention provisoire du requérant qu’après la prolongation de celle-ci.
3. Sur l’absence alléguée de motivation des décisions relatives à la détention provisoire
117. La Cour relève d’emblée que le requérant dénonce, sur le terrain de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, une motivation insuffisante de l’ordonnance de mise en détention du 9 juin 2017 et de la décision rejetant son opposition, ainsi que des décisions relatives à son maintien en détention provisoire tout au long de celle-ci.
118. Maîtresse de la qualification juridique des faits de la cause, la Cour décide d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 5 § 3 de la Convention. À cet égard, elle renvoie aux principes généraux découlant de sa jurisprudence relative à l’article 5 § 3 de la Convention concernant la justification d’une détention, tels qu’ils sont décrits notamment dans les arrêts Buzadji c. République de Moldova [GC], no 23755/07, §§ 87-91, 5 juillet 2016, et Merabishvili, précité, §§ 222-225 ; pour une clarification de tels griefs, voir notamment Tercan, précité, §§ 172-176).
119. En l’occurrence, la Cour a déjà constaté qu’aucun fait ni aucune information de nature à faire naître des soupçons justifiant la détention provisoire du requérant n’avaient été exposés par les juridictions nationales, à aucun moment de la privation de liberté de l’intéressé (paragraphe 116
ci-dessus) et qu’il n’y avait donc pas de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction. Elle rappelle que la persistance de raisons plausibles de soupçonner la personne détenue d’avoir commis une infraction est une condition sine qua non de la régularité du maintien en détention (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 355, avec les références qui y sont citées). En l’absence de telles raisons, la Cour estime qu’il y a également eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention.
120. Dans ces circonstances, il n’est pas nécessaire de rechercher si les autorités nationales compétentes ont avancé des motifs pertinents et suffisants pour légitimer la détention provisoire subie par l’intéressé ou bien si elles ont apporté une « diligence particulière » à la poursuite de la procédure. En outre, il n’est pas établi que le manquement aux exigences décrites ci-dessus pouvait être justifié par la dérogation communiquée par la Turquie au titre de l’article 15 de la Convention.
4. Sur l’absence d’un recours en réparation répondant aux exigences de l’article 5 § 5 de la Convention
121. La Cour rappelle que l’article 5 § 5 se trouve respecté dès lors que l’on peut demander réparation du chef d’une privation de liberté opérée dans des conditions contraires aux paragraphes 1, 2, 3 ou 4. Le droit à réparation énoncé au paragraphe 5 suppose donc qu’une violation de l’un de ces autres paragraphes ait été établie par une autorité nationale ou par les organes de la Convention. À cet égard, la jouissance effective du droit à réparation garanti par cette dernière disposition doit se trouver assurée à un degré suffisant de certitude (Stanev c. Bulgarie [GC], no 36760/06, § 182, CEDH 2012, et N.C. c. Italie [GC], no 24952/94, § 49, CEDH 2002‑X).
122. Réitérant ses thèses présentées dans le cadre de l’épuisement des voies de recours internes (paragraphes 66-67 ci-dessus), le Gouvernement soutient que le requérant disposait de deux recours effectifs en droit turc pour faire valoir ses griefs relatifs aux articles 5 §§ 1, 3 et 4 de la Convention, à savoir le recours prévu à l’article 141 du CPP et le recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Le requérant conteste cette thèse.
123. En l’espèce, la Cour a conclu à une violation de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention. Le requérant est donc en mesure de se prévaloir de l’article 5 § 5 au regard de ses griefs tirés de ces dispositions. Tel n’est pas le cas quant au grief tiré de l’article 5 § 4 de la Convention, qui a été rejeté pour défaut manifeste de fondement (paragraphe 76–78 ci-dessus).
124. La Cour constate ensuite que, comme indiqué dans sa décision Şefik Demir c. Turquie ((déc.), no 51770/07, § 24, 16 octobre 2012), l’article 141 § 1 d) du code de procédure pénale prévoit pour un détenu n’ayant pas obtenu un jugement dans un délai raisonnable la possibilité de demander une indemnisation. Pour ce qui est des autres possibilités d’obtenir une indemnisation, elle se réfère aux paragraphes 72–74 ci-dessus. En particulier, elle rappelle avoir souligné ci-dessus (paragraphe 70) que, dans une situation où le requérant ne se plaint pas uniquement de la durée de sa détention provisoire mais conteste également l’absence alléguée de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis une infraction ou l’absence alléguée de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire au sens de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention, une action en réparation fondée sur l’article 141 § 1 a) et d) du CPP ne peut pas être considérée comme une voie de recours effective. Il convient aussi de rappeler que le Gouvernement n’a produit aucune décision judiciaire concernant l’octroi d’une indemnisation, sur la base de cette disposition du code de procédure pénale, à toute personne se trouvant dans une situation similaire à celle du requérant (Ahmet Hüsrev Altan c. Turquie, no 13252/17, § 190, 13 avril 2021).
125. La Cour estime dès lors que la voie d’indemnisation prévue à l’article 141 du CPP ne saurait constituer un recours en réparation au sens de l’article 5 § 5 de la Convention pour ce qui est des griefs tirés de l’absence de raisons plausibles de soupçonner une personne d’avoir commis une infraction et du défaut de motifs pertinents et suffisants propres à justifier une détention provisoire.
126. La Cour note en outre que le recours individuel du requérant devant la Cour constitutionnelle a été rejeté et qu’il ne s’est donc vu accorder aucune indemnisation par les juridictions nationales (voir, a contrario, Mehmet Hasan Altan c. Turquie, no 13237/17, §§ 175-177, 20 mars 2018 ; voir, dans le même sens, Ahmet Hüsrev Altan, précité, § 191).
127. La Cour ne peut donc que constater qu’avant le présent arrêt, il n’existait aucun recours qui aurait permis au requérant d’obtenir un dédommagement pour les violations de l’article 5 §§ 1 et 3 de la Convention.
128. Il y a donc eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
129. Invoquant la violation des articles 10 et 11 de la Convention, le requérant soutient que sa mise en détention provisoire et la prolongation de celle-ci en raison de sa qualité de dirigeant d’une organisation non gouvernementale constitue une atteinte injustifiée à son droit à la liberté d’expression et d’association.
130. Maîtresse de la qualification des griefs vis-à-vis des articles de la Convention, la Cour décide d’examiner ce grief sous l’angle de l’article 10 de la Convention, le grief principal se résumant à la détention du requérant en raison, selon lui, de sa qualité de dirigeant d’une organisation non gouvernementale et de ses prises de positions en tant que défenseur des droits de l’homme (voir, mutatis mutandis, Steel et autres c. Royaume-Uni, 23 septembre 1998, § 92, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, Taranenko c. Russie, no 19554/05, §§ 68-69, 15 mai 2014, avec les références qui y sont citées ; comparer avec Djavit An c. Turquie, no 20652/92, § 39, CEDH 2003‑III, Navalnyy c. Russie [GC], nos 29580/12 et 4 autres,
§§ 98-103, 15 novembre 2018). L’article 10 de la Convention, en ses parties pertinentes, est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. (…)
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
131. Le Gouvernement soutient que le requérant n’a pas la qualité de victime puisqu’aucune condamnation définitive n’a été prononcée contre lui par les juridictions pénales et qu’il n’existe aucun élément démontrant que les mesures dénoncées en l’espèce ont eu un « effet dissuasif » sur la volonté du requérant d’exprimer son point de vue sur des questions d’intérêt public. Par ailleurs, selon le Gouvernement, le requérant n’a pas été empêché d’exprimer ses opinions ou de mener des activités relatives à des organisations non gouvernementales. Il argue que, pour le même motif, le grief tiré de l’article 10 de la Convention doit être déclaré irrecevable pour
non-épuisement des voies de recours internes. Le requérant conteste cette thèse.
132. La Cour estime que les exceptions formulées par le Gouvernement et contestées par le requérant soulèvent des questions qui sont étroitement liées à l’examen de l’existence d’une ingérence dans l’exercice par le requérant des droits et libertés protégés par l’article 10 de la Convention. Elle décide donc de joindre ces exceptions au fond.
133. Constatant par ailleurs que les griefs soulevés par le requérant ne sont pas manifestement mal fondés au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’ils ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
B. Sur le fond
1. Arguments des parties
a) Le requérant
134. Le requérant soutient que sa mise en détention pour appartenance à une organisation criminelle terroriste à raison de son activité de militant dans le domaine des droits de l’homme constitue à elle seule une atteinte à son droit à la liberté d’expression. Il ajoute que cette privation de liberté l’a empêché de mener des activités en faveur des droits de l’homme et qu’elle a eu sur lui, tout comme sur d’autres défenseurs des droits de l’homme, un effet d’autocensure dans sa pratique professionnelle.
b) Le Gouvernement
135. Le Gouvernement soutient que l’objet des poursuites engagées contre le requérant ne concerne pas les activités de ce dernier en tant que défenseur des droits de l’homme, et que la mise en détention provisoire de l’intéressé ne s’analyse donc pas en une ingérence au sens de l’article 10 de la Convention. Il indique à cet égard que les décisions ordonnant et prolongeant la mise en détention provisoire du requérant se fondaient sur des soupçons d’appartenance à une organisation terroriste.
136. Le Gouvernement estime que, dans l’hypothèse où la Cour conclurait néanmoins à l’existence d’une ingérence, il conviendrait en tout état de cause de considérer que cette ingérence était « prévue par la loi », tournée vers un but légitime et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce but, et qu’elle était donc justifiée.
137. À ce sujet, le Gouvernement soutient que les poursuites pénales engagées contre le requérant étaient prévues par l’article 314 du code pénal. Il ajoute que l’ingérence litigieuse visait plusieurs buts au sens du paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, à savoir la protection de la sécurité nationale ou de la sûreté publique et la défense de l’ordre et la prévention du crime.
138. Sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement explique que les organisations terroristes profitent des possibilités offertes par les systèmes démocratiques pour former de nombreuses structures d’apparence légale afin d’atteindre leurs objectifs. Il estime impossible d’affirmer que les enquêtes pénales menées contre les personnes actives au sein de ces structures ont pour objet l’activité professionnelle de celles-ci. En ce sens, il indique que l’organisation FETÖ/PDY est une organisation terroriste complexe et sui generis, qui mène ses activités sous une apparence de légalité.
c) Les organisations non gouvernementales intervenantes
139. Invoquant l’importance de la liberté d’expression des défenseurs des droits de l’homme, les organisations non gouvernementales intervenantes critiquent les procédures pénales engagées à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme, dont une partie ont été mis en détention provisoire pour des activités pacifiques et légales relatives à la défense des droits de l’homme. Elles précisent que les poursuites engagées à l’encontre des défenseurs des droits de l’homme et le recours à des mesures privatives de liberté ont un effet dissuasif sur la liberté d’expression et sur les activités dans le domaine des droits de l’homme.
140. S’appuyant sur la jurisprudence bien établie de la Cour en matière de liberté d’expression, les ONG intervenantes estiment que la mise en détention provisoire d’un défenseur des droits de l’homme relève de la protection offerte par l’article 10 de la Convention.
141. Les organisations non gouvernementales intervenantes allèguent que, comme en témoigne selon elles la présente affaire, la situation des défenseurs des droits de l’homme, des journalistes et des ONG s’aggrave depuis plusieurs années en Turquie. L’Association pour la liberté d’expression se réfère notamment aux rapports établis par Reporters Sans Frontières, World Press Freedom, et Freedom House, qui constatent une détérioration en matière de démocratie et de libertés individuelles.
2. Appréciation de la Cour
a) Sur l’existence d’une ingérence
142. La Cour relève qu’en l’espèce, les parties sont en désaccord sur l’existence d’une ingérence dans le droit du requérant à la liberté d’expression. Le requérant dit avoir été mis et maintenu en détention provisoire en raison de sa qualité de dirigeant d’une organisation non gouvernementale et de ses prises de positions en tant que défenseur des droits de l’homme. Le Gouvernement assure quant à lui que les raisons de la détention du requérant n’étaient liées à aucune activité de défense des droits de l’homme.
143. La Cour doit d’abord déterminer si la mesure litigieuse, à savoir la privation de liberté du requérant, constituait une ingérence dans l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression. Pour répondre à cette question, il faut préciser la portée de la mesure en la replaçant dans le contexte des faits de la cause. Eu égard aux circonstances de l’espèce et à la nature des allégations formulées, la Cour considère que cette question doit être examinée à la lumière des principes généraux qui se dégagent de sa jurisprudence relative à l’appréciation des éléments de preuve (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 143, 23 juin 2016). Pour ce faire, elle examinera les faits de la cause et l’enchaînement des événements « dans leur intégralité » (ibidem, § 144).
144. D’emblée, la Cour rappelle avoir estimé que certaines circonstances ayant un effet dissuasif sur la liberté d’expression procurent aux intéressés
– non encore frappés d’une condamnation définitive – la qualité de victime d’une ingérence dans l’exercice de cette liberté : par exemple, être sous la menace de poursuites pénales pour d’éventuelles activités dans un domaine considéré comme sensible par l’État ou par une partie de la population (Altuğ Taner Akçam c. Turquie, no 27520/07, §§ 70-75, 25 octobre 2011) ou faire l’objet d’une condamnation au pénal non définitive conforme à la jurisprudence des juridictions nationales (Aktan c. Turquie, no 20863/02, § 27, 23 septembre 2008, Dink c. Turquie, nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, § 105, 14 septembre 2010) ou bien la mise ou le maintien en détention provisoire de journalistes dans le cadre de la procédure pénale engagée contre eux pour des crimes directement liés à leur travail journalistique (voir, entre autres références, Nedim Şener c. Turquie, no 38270/11, §§ 94‑96, 8 juillet 2014, Şık c. Turquie (no 2), no 36493/17, §§ 83‑85, 24 novembre 2020, et Sabuncu et autres, c. Turquie, no 23199/17, §§ 223-227, 10 novembre 2020).
145. Conformément aux instruments internationaux pertinents relatifs à la protection et au rôle des défenseurs des droits de l’homme (paragraphe 58
ci-dessus ; voir aussi Kavala, précité, §§ 74-76), la Cour se doit d’attacher une importance particulière au rôle particulier des défenseurs des droits de l’homme dans la promotion et la défense des droits de l’homme et à leur contribution à la protection des droits de l’homme dans les États membres. Elle rappelle à cet égard qu’il fait partie du travail et des droits d’un défenseur des droits de l’homme d’entreprendre des activités de sensibilisation sur les allégations de violation des droits de l’homme. En menant de telles activités, les défenseurs des droits de l’homme et les activistes et dirigeants des ONG contribuent au développement et à la réalisation de la démocratie et des droits de l’homme, en particulier à travers la sensibilisation du public et la participation à la vie publique, en veillant à la transparence et à la nécessité de rendre compte pour les autorités publiques et de la contribution tout aussi importante des ONG à la vie culturelle et au bien-être social des sociétés démocratiques (voir la Recommandation no CM/Rec(2007)14 sur le statut juridique des organisations non gouvernementales en Europe, adoptée le 10 octobre 2007 lors de la 1006e réunion des Délégués des Ministres, Kavala, précité, § 76).
146. La Cour rappelle également avoir admis que lorsqu’une ONG appelle l’attention de l’opinion sur des sujets d’intérêt public, elle exerce un rôle de « chien de garde public » semblable par son importance à celui de la presse (Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 103, CEDH 2013 (extraits)) et peut donc être qualifiée de « chien de garde » social, fonction qui justifie qu’elle bénéficie en vertu de la Convention d’une protection similaire à celle accordée à la presse (Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 166, 8 novembre 2016, avec les références qui y sont citées).
147. Compte tenu de l’importance des activités dans le domaine des droits de l’homme, la Cour est d’avis que les principes relatifs à la détention des journalistes et des professionnels des médias peuvent s’appliquer mutatis mutandis à la mise et au maintien en détention provisoire de défenseurs des droits de l’homme ou de dirigeants ou militants de telles organisations lorsque la détention provisoire leur a été imposée dans le cadre de procédures pénales engagées pour des infractions directement liées à des activités de défense des droits de l’homme.
148. La Cour observe en l’espèce que, le 5 juin 2017, le requérant a été arrêté dans le cadre d’une instruction pénale ouverte par le parquet d’Istanbul. Il était soupçonné d’appartenir à une organisation illégale. À ce stade de la procédure pénale, les faits reprochés au requérant ne présentaient aucun lien avec ses activités en sa qualité de président de la branche turque d’Amnesty International et en tant que défenseur des droits de l’homme. En effet, il n’a pas été interrogé sur ces activités et aucun fait en lien avec de telles activités ne lui était reproché dans l’acte d’accusation du 9 août 2017 (paragraphe 17 ci-dessus). Par conséquent, la Cour ne voit aucun commencement de preuve de l’existence d’un lien de causalité entre l’exercice par le requérant de sa liberté d’expression et sa privation de liberté pendant cette phase initiale de l’instruction pénale.
149. La Cour examinera ensuite la phase postérieure au dépôt de l’acte d’accusation le 4 octobre 2017 (paragraphe 30 ci-dessus). Dans le cadre de cette seconde action pénale, le requérant était accusé d’appartenir à plusieurs organisations terroristes, non seulement en raison de sa prétendue utilisation de la messagerie ByLock mais aussi pour des faits directement liés à des activités de défense des droits de l’homme (voir aussi paragraphe 112
ci-dessus).
150. La Cour observe notamment que, dans le cadre de cette seconde action pénale, la cour d’assises d’Istanbul a ordonné le 22 novembre 2017 le maintien en détention provisoire du requérant, en se fondant sur l’ensemble des preuves relatives aux faits reprochés à l’intéressé, y compris ceux relatifs à ses activités menées en tant que défenseur des droits de l’homme (paragraphe 34 ci-dessus). Par ailleurs, alors que de nombreux rapports d’expertises n’ont pas confirmé la thèse du parquet selon lequel le requérant était un utilisateur de la messagerie ByLock (paragraphes 14, 21, 22 et 36
ci-dessus), les juges internes ont ordonné la prolongation de la détention de l’intéressé jusqu’au 15 août 2018 en se basant de manière vague sur l’état des preuves, sans établir aucune distinction entre les faits reprochés. En effet, les instances judiciaires qui se sont prononcées en faveur du maintien en détention du requérant ont considéré, sans plus de précisions, qu’il existait des indices sérieux et plausibles de nature à démontrer qu’il s’était livré à des actes relevant du terrorisme.
151. À la lumière de ce qui précède, la Cour ne saurait souscrire à la thèse du Gouvernement selon laquelle la privation de liberté du requérant n’a aucunement porté atteinte à la liberté d’expression du requérant. Elle considère que la mise en détention provisoire de l’intéressé dans le cadre de la seconde procédure pénale dirigée contre lui en raison d’actes directement liés à son activité de défenseur des droits de l’homme s’analyse en une contrainte réelle et effective et constitue par conséquent une « ingérence » dans l’exercice par l’intéressé de son droit à la liberté d’expression. Ce constat amène la Cour à rejeter l’exception du Gouvernement quant à l’absence de qualité de victime du requérant.
152. Pour les mêmes motifs, la Cour rejette aussi l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le Gouvernement quant aux griefs tirés de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Sabuncu et autres, précité, § 227). Il reste donc à déterminer si cette ingérence était justifiée au regard de l’article 10 § 2.
b) Sur le caractère justifié de l’ingérence
153. Pareille ingérence emporte violation de l’article 10 de la Convention, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Il reste donc à déterminer si l’ingérence était « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de ce paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
154. La Cour rappelle que les mots « prévue par la loi », au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, impliquent d’abord que l’ingérence ait une base en droit interne, mais qu’ils ont trait aussi à la qualité de la loi en cause : ils exigent l’accessibilité de celle-ci à la personne concernée, qui de surcroît doit pouvoir en prévoir les conséquences pour elle, et sa compatibilité avec la prééminence du droit. Une loi qui confère un pouvoir d’appréciation ne se heurte pas en soi à cette exigence, à condition que l’étendue et les modalités d’exercice d’un tel pouvoir se trouvent définies avec une netteté suffisante, eu égard au but légitime en jeu, pour fournir à l’individu une protection adéquate contre l’arbitraire (voir, parmi beaucoup d’autres, Sabuncu et autres, précité, § 229, avec les références qui y sont citées).
155. Dans la présente affaire, la privation de liberté du requérant a constitué une ingérence dans l’exercice de ses droits découlant de l’article 10 de la Convention. La Cour a déjà conclu que la détention du requérant n’était pas justifiée par des raisons plausibles de soupçonner qu’il avait commis une infraction au sens de l’article 5 § 1 c) de la Convention, et qu’il y avait donc eu violation de son droit à la liberté et à la sûreté prévu à l’article 5 § 1 (paragraphe 115 ci-dessus). Elle note aussi qu’en vertu de l’article 100 du CPP turc, une personne ne peut être mise en détention provisoire que lorsqu’il existe des éléments factuels donnant lieu à de forts soupçons que cette personne a commis une infraction ; elle estime, à cet égard, que l’absence de raisons plausibles aurait dû impliquer, a fortiori, l’absence de forts soupçons lorsque les autorités nationales ont été invitées à apprécier la régularité de la détention. La Cour rappelle en outre que les alinéas a) à f) de l’article 5 § 1 de la Convention contiennent une liste exhaustive des motifs pour lesquels une personne peut être privée de sa liberté ; pareille mesure n’est pas régulière si elle ne relève pas de l’un de ces motifs (Khlaifia et autres c. Italie [GC], no 16483/12, § 88, 15 décembre 2016).
156. Par ailleurs, les exigences de légalité prévues aux articles 5 et 10 de la Convention visent à protéger l’individu contre l’arbitraire. Il en ressort qu’une mesure de détention qui n’est pas régulière, pourvu qu’elle constitue une ingérence dans l’une des libertés garanties par la Convention, ne saurait être considérée en principe comme une restriction prévue par la loi nationale à cette liberté (Şık c. Turquie (no 2), précité, § 187, avec les références qui y sont citées).
157. Il en résulte que l’ingérence dans l’exercice par le requérant des droits et libertés garantis par l’article 10 § 1 de la Convention ne peut être justifiée au titre de l’article 10 § 2 puisqu’elle n’était pas prévue par la loi (voir Steel et autres c. Royaume‑Uni, 23 septembre 1998, §§ 94 et 110, Recueil 1998-VII, et Ahmet Hüsrev Altan, précité, § 226, avec les références qui y sont citées). La Cour n’a donc pas à rechercher si l’ingérence en cause poursuivait un but légitime et était nécessaire dans une société démocratique.
158. Dès lors, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 18 DE LA CONVENTION
159. Le requérant soutient que la privation de liberté qui lui a été imposée dans la présente affaire a été appliquée dans un but autre que celui envisagé par les articles 5, 10 et 11 de la Convention, au mépris de l’article 18. Cette disposition se lit comme suit :
« Les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. »
A. Arguments des parties
1. Le Gouvernement
160. Le Gouvernement soulève d’emblée une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Il souligne que le requérant n’a pas explicitement présenté ce grief devant la Cour constitutionnelle. Il considère également que l’article 18 de la Convention n’a pas un rôle indépendant et qu’il faut l’appliquer conjointement avec d’autres dispositions de la Convention. Il soutient que les griefs formulés sous l’article 18 de la Convention doivent être déclarés irrecevables pour incompatibilité ratione materiae avec les dispositions de la Convention.
161. Pour ce qui est du fond du grief, le Gouvernement indique que le système de protection des droits et libertés fondamentaux garanti par la Convention repose sur une présomption de bonne foi des autorités des Hautes Parties contractantes. Il déclare qu’il incombe au requérant de démontrer de manière convaincante que le véritable but des autorités n’était pas celui qu’elles proclamaient. Or, tel n’a pas été le cas en l’espèce. En effet, le Gouvernement argue que l’enquête pénale et la procédure en question ont été menées par des autorités judiciaires indépendantes. Il soutient que le requérant a été mis en détention provisoire sur la base des éléments de preuve recueillis et versés au dossier. Il estime que, contrairement à ce qu’affirme le requérant, ces éléments n’étaient nullement liés au fait que l’intéressé militait dans une ONG, et qu’ils étaient suffisants pour justifier les mesures prises à son encontre. En outre, selon lui, le fait que le requérant soit un défenseur des droits de l’homme ne lui confère pas en soi l’immunité pénale. Le Gouvernement considère qu’au vu des circonstances de l’espèce, si la Cour concluait que les autorités avaient utilisé leurs pouvoirs à d’autres fins que les buts officiellement proclamés, toute personne se trouvant dans la situation du requérant serait en mesure de formuler des allégations similaires. Il assure que, dans les faits, il est impossible de poursuivre un suspect ayant le profil du requérant sans conséquences politiques de grande ampleur.
162. Le Gouvernement plaide que l’intéressé n’a présenté aucun élément de preuve permettant de démontrer que la détention provisoire litigieuse avait une intention cachée. Il indique également que la procédure engagée contre le requérant est toujours pendante et que les allégations à cet égard seront vérifiées à l’issue de la procédure.
2. Le requérant
163. Le requérant n’a pas présenté d’observations sur les exceptions du Gouvernement. Quant au fond de son grief, il réitère son allégation selon laquelle sa mise en détention provisoire et la prolongation de celle-ci poursuivaient un but inavoué, à savoir le réduire au silence en tant que militant d’une ONG et défenseur des droits de l’homme, dissuader d’autres personnes de se livrer à de telles activités et paralyser la société civile du pays. Pour appuyer sa thèse, il se réfère à l’arrêt Selahattin Demirtaş (no 2) précité, aux constatations des tierces parties et aux rapports du Conseil de l’Europe, des organes de l’Union européenne et des Nations unies sur la situation des défenseurs des droits de l’homme en Turquie.
3. Les organisations non gouvernementales intervenantes
164. Les organisations non gouvernementales intervenantes allèguent que, comme en témoigne selon elles la présente affaire, la situation des défenseurs des droits de l’homme, des journalistes et des ONG s’aggrave depuis plusieurs années en Turquie.
165. Elles soutiennent qu’il y a violation de l’article 18 de la Convention dès lors qu’un requérant prouve que le but réel des autorités n’était pas le même que celui qu’elles proclamaient. Elles allèguent que, à la suite de la tentative de coup d’État militaire du 15 juillet 2016, le Gouvernement s’est servi abusivement de préoccupations légitimes pour accroître la répression déjà importante qu’il exerçait dans le domaine des droits de l’homme, notamment en mettant les dissidents en détention provisoire. Selon elles, cette situation constitue une violation de l’article 18 de la Convention.
B. Appréciation de la Cour
166. La Cour observe d’emblée que le simple fait qu’une restriction apportée à une liberté ou à un droit protégé par la Convention ne remplit pas toutes les conditions de la clause qui la permet ne soulève pas nécessairement une question sous l’angle de l’article 18. L’examen séparé d’un grief tiré de cette disposition ne se justifie que si l’allégation selon laquelle une restriction a été imposée dans un but non conventionnel se révèle être un aspect fondamental de l’affaire (Merabishvili, précité, § 291, avec les références qui y sont citées, et Navalnyy, précité, §§ 154 et suiv.).
167. La Cour rappelle également que le grief soulevé au regard de l’article 18 est intimement lié aux griefs tirés des articles 5 § 1 et 10 de la Convention. Elle souligne avoir conclu ci-dessus à une violation de l’article 5 § 1 de la Convention à raison de la mise et du maintien en détention du requérant en l’absence de raisons plausibles de le soupçonner d’avoir commis les infractions qui lui étaient reprochées (paragraphe 116 ci‑dessus) et, sur la base des mêmes faits, à une violation de l’article 10 à raison de l’ingérence injustifiée dans l’exercice par l’intéressé de sa liberté d’expression (paragraphe 158 ci-dessus).
168. Toutefois, en l’espèce, les arguments des parties au titre de l’article 18 de la Convention étaient essentiellement les mêmes que leurs arguments au titre des articles 5 et 10 de la Convention (paragraphes 90-97 et 134–141 ci-dessus). En particulier, il convient notamment de constater que, dans le cadre de son examen des griefs du requérant au regard de l’article 10 de la Convention, la Cour a suffisamment tenu compte de la qualité de dirigeant d’une ONG et de défenseur des droits de l’homme du requérant (paragraphe 145 ci-dessus). Dès lors, elle n’a aucune raison de conclure que le grief au titre de l’article 18 représente un aspect fondamental de l’affaire. Eu égard à ce qui précède, elle conclut qu’il ne s’impose pas d’examiner ni la recevabilité ni le bien-fondé de ce grief.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
169. Aux termes de l’article 41 de la Convention :
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
170. Le requérant demande 8 588,20 euros (EUR) pour dommage matériel, correspondant aux pertes de salaires qu’il estime avoir subies au cours de ses quatorze mois et dix jours de détention. Il explique à cet égard qu’il est avocat associé, et qu’il bénéficie à ce titre d’une rémunération mensuelle minimum lorsqu’il exerce son activité. Or, pendant sa détention, il a été privé de cette rémunération. Pour appuyer sa demande, il présente les bulletins de paie des mois de décembre 2016 à juin 2017 concernant son revenu mensuel. Il demande en outre 100 000 EUR à titre de dommage moral.
171. Le Gouvernement rappelle que, selon la jurisprudence de la Cour, celle-ci ne doit octroyer un dédommagement pécuniaire au titre de l’article 41 que lorsqu’elle est convaincue que la perte ou le préjudice dénoncé résulte réellement de la violation qu’elle a constatée, étant donné que l’État ne saurait être tenu de verser des dommages et intérêts pour des pertes dont il n’est pas responsable. Or, il n’existe à ses yeux aucun lien de causalité entre, d’une part, les violations qui pourraient être constatées et, d’autre part, le manque à gagner allégué. Quoi qu’il en soit, le Gouvernement considère que les montants réclamés par le requérant ne sont ni fondés ni justifiés compte tenu de la jurisprudence de la Cour en la matière et que ces demandes doivent être rejetées.
172. Quant au dommage matériel, la Cour considère qu’il incombe à la partie requérante de démontrer que les violations constatées ont entraîné pour elle un préjudice. À cette fin, elle doit produire des justificatifs à l’appui de sa demande. Dans ce contexte, un lien de causalité manifeste doit être établi entre le dommage matériel allégué et la violation constatée. La Cour précise qu’un lien hypothétique entre ces derniers ne suffit pas (Selahattin Demirtaş (no 2), précité, § 447, avec les références qui y sont citées).
173. En l’espèce, la Cour rappelle avoir conclu que les constats de violation de la Convention découlent principalement des décisions ordonnant et prolongeant la détention provisoire du requérant. Il existe donc un lien de causalité entre la détention injustifiée de l’intéressé et la perte alléguée de son revenu. La Cour note également que le Gouvernement ne conteste pas la réalité des bulletins de paie fournis par le requérant, mais formule des objections quant à l’existence d’un lien de causalité, en contestant de manière générale le montant réclamé de ce chef. Par ailleurs, il n’est pas contesté que le requérant travaillait en tant qu’avocat associé dans un cabinet, avec une rémunération mensuelle minimale. La Cour estime donc que l’intéressé a nécessairement subi un préjudice du fait de son maintien en détention injustifiée (voir, mutatis mutandis, Assanidzé c. Géorgie [GC], no 71503/01, § 200, CEDH 2004‑II). Par conséquent, elle décide de lui allouer la somme de 8 500 EUR au titre du dommage matériel.
174. Sur la question du préjudice moral, la Cour considère que les violations de la Convention ont causé au requérant un dommage certain et considérable. En conséquence, statuant en équité, elle décide qu’il y a lieu d’octroyer à l’intéressé 16 000 EUR pour préjudice moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.
B. Frais et dépens
175. Le requérant réclame 25 825,40 EUR au titre des frais et dépens pour couvrir les frais de son représentant dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et de ceux qu’il a engagés aux fins de la procédure menée devant la Cour. À l’appui de sa demande, il fournit un relevé indiquant le temps consacré par son avocat à cette affaire, soit 232 heures. Il précise que le tarif horaire de son représentant s’élève à 125 EUR. Il explique avoir déduit des honoraires de son avocat la somme de 3 174,60 EUR, versée par Amnesty International au titre de l’assistance judiciaire pour l’ensemble de la procédure. Le requérant sollicite en outre 307,05 EUR pour divers frais et il produit les factures afférentes à ceux-ci.
176. Le Gouvernement conteste cette demande et soutient d’une part que le requérant n’a pas prouvé que ces frais avaient été réellement exposés et, d’autre part, qu’ils ne paraissent ni nécessaires, ni raisonnables, ni proportionnés.
177. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 10 000 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû par lui sur cette somme à titre d’impôt.
A. Intérêts moratoires
178. La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Joint au fond, à l’unanimité, les exceptions préliminaires de
non-épuisement des voies de recours internes et de défaut de qualité de victime concernant le grief fondé sur l’article 10 de la Convention et les rejette ;
2. Déclare recevables, à l’unanimité, les griefs concernant l’absence alléguée de raisons plausibles de soupçonner le requérant d’avoir commis une infraction (article 5 § 1 c) de la Convention), l’absence alléguée de motifs pertinents justifiant la mise en détention provisoire (article 5 §§ 1 et 3 de la Convention) et l’absence de recours en réparation (article 5 § 5 de la Convention), ainsi que le grief tiré d’une atteinte au droit à la liberté d’expression (article 10 de la Convention) ;
3. Déclare irrecevable, à l’unanimité, les griefs tirés de l’article 5 § 4 de la Convention ;
4. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention ;
5. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 3 de la Convention ;
6. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 5 § 5 de la Convention ;
7. Dit, à l’unanimité, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
8. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé du grief tiré par le requérant de l’article 18 de la Convention ;
9. Dit, à l’unanimité,
a) que l’État défendeur doit verser au requérant, dans un délai de trois mois à compter de la date à laquelle l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir dans la monnaie de l’État défendeur au taux applicable à la date du règlement :
i. 8 500 EUR (huit mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage matériel ;
ii. 16 000 EUR (seize mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;
iii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par le requérant à titre d’impôt, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
10. Rejette, par cinq voix contre deux, le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 31 mai 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Hasan Bakırcı Jon Fridrik Kjølbro
Greffier Président
____________
Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées des juges E. Kūris, P. Koskelo et S. Yüksel.
J.F.K.
H.B.
Opinion partiellement dissidente des juges KŪRIS ET KOSKELO
(Traduction)
1. Nous exprimons respectueusement notre désaccord avec la conclusion de la majorité selon laquelle il n’y a pas lieu d’examiner les griefs du requérant sous l’angle de l’article 18 de la Convention. C’est pourquoi nous avons voté contre le point 8 du dispositif de l’arrêt et, par voie de conséquence, contre le point 10 également.
2. Nous relevons que le requérant a été privé de sa liberté parce qu’il était accusé d’avoir commis une infraction extrêmement grave (à savoir l’appartenance à une organisation armée terroriste). Le placement initial de l’intéressé en détention et le maintien de celle-ci après le dépôt de l’acte d’accusation ont été ordonnés en l’absence de preuves de nature à faire naître des soupçons plausibles de commission de cette infraction par le requérant. Comme la Cour l’a déjà dit, et comme elle le réaffirme en l’espèce, l’utilisation alléguée de l’application « ByLock » n’est pas suffisante pour faire naître des soupçons plausibles au sens de l’article 5 § 1 c). En l’espèce, l’accusation elle-même était fausse (paragraphe 108 du présent arrêt), et les autres éléments retenus contre le requérant n’étaient manifestement pas susceptibles de prouver la commission d’une infraction telle que l’appartenance à une organisation terroriste. La Cour en conclut à juste titre que les droits du requérant tels que garantis par les articles 5 § 1 et 10 ont été violés. Cependant, eu égard aux circonstances de l’espèce, à la notoriété du requérant et à sa qualité d’éminent défenseur des droits de l’homme, nous estimons que son grief tiré de l’article 18 donne sérieusement à penser que la procédure pénale dirigée contre lui a été détournée pour un but inavoué consistant à le réduire au silence et à produire un effet dissuasif sur ceux qui mènent des activités analogues. C’est pourquoi nous sommes en désaccord avec la majorité pour des motifs similaires à ceux exposés dans l’opinion partiellement dissidente de la juge Koskelo – à laquelle s’est rallié le juge Kūris – jointe à l’arrêt İlker Deniz Yücel (no 27684/17, 25 janvier 2022, non encore définitif à la date de la rédaction de la présente opinion). Compte tenu des circonstances et du contexte de la présente affaire, le grief tiré de l’article 18 aurait dû être considéré comme un aspect fondamental de celle-ci.
3. À cet égard, la circonstance qu’une personne soit privée de sa liberté en l’absence de soupçons raisonnables pesant contre elle ne peut être qualifié de « simple » fait (comparer avec le paragraphe 166 du présent arrêt). Cela vaut à plus forte raison pour M. Kılıç, étant donné sa notoriété en tant que défenseur des droits de l’homme.
4. Même si les arguments étayant les griefs du requérant au titre de l’article 18 de la Convention étaient essentiellement les mêmes que ses arguments au titre des articles 5 et 10 (paragraphe 168 du présent arrêt), la Cour n’aurait pas dû, eu égard aux circonstances de l’espèce, se dispenser de les examiner. Au contraire, elle aurait dû aussi rechercher si la commission, par les autorités, des violations constatées par elle poursuivaient une « intention cachée ». Sans préjuger de ce à quoi pareil examen aurait abouti en l’espèce, mais conscients du nombre élevé d’affaires dirigées contre la Turquie dans lesquelles sont formulés des griefs tirés de l’article 18 dans des circonstances analogues à celles de la présente espèce, nous considérons que la conclusion selon laquelle le grief du requérant au titre de l’article 18 ne mérite pas d’être examiné n’est pas convaincante. Sur ce point, nous renvoyons aux opinions partiellement dissidentes du juge Kūris jointes aux arrêts Sabuncu et autres c. Turquie (no 23199/17, 10 novembre 2020) et Ahmet Hüsrev Altan c. Turquie (no 13252/17, 13 avril 2021).
Opinion partiellement concordante de la juge YÜKSEL
(Traduction)
Bien que je maintienne mon point de vue juridique sur la valeur probante de l’application de messagerie Bylock, exposé dans l’opinion dissidente que j’ai jointe à l’arrêt Akgün c. Turquie (no 19699/18, 20 juillet 2021), j’ai voté avec la majorité en faveur du constat de violation de l’article 5 § 1 de la Convention. Si je ne puis souscrire à l’appréciation portée par la majorité sur le placement en détention initial du requérant, analogue à celle qu’elle avait formulée dans l’arrêt Akgün (précité), je conviens qu’il n’existait pas en l’espèce de soupçons raisonnables propres à justifier le maintien en détention de l’intéressé, notamment parce que les juridictions internes n’ont pas tenu compte du fait qu’il ressortait de plusieurs rapports d’expertise que celui-ci n’avait pas téléchargé et utilisé la messagerie en question (paragraphe 108 du présent arrêt). Dès lors que le présent arrêt examine l’existence d’un soupçon raisonnable de manière générale, sans distinguer entre le placement en détention initial et le maintien de la détention, je souscris à la conclusion de la majorité selon laquelle il y a eu violation de l’article 5 § 1 de la Convention en raison de l’absence de motif raisonnables de soupçonner que le requérant avait commis une infraction.
Dernière mise à jour le mai 31, 2022 par loisdumonde
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