AFFAIRE ARDIMENTO ET AUTRES c. ITALIE (Cour européenne des droits de l’homme) 4642/17

La requête concerne les émissions polluantes produites par l’usine sidérurgique « Ilva », opérant dans la ville de Tarente, et leurs effets sur la santé de la population locale.


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE ARDIMENTO ET AUTRES c. ITALIE
(Requête no 4642/17)
ARRÊT
STRASBOURG
5 mai 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Ardimento et autres c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :

Péter Paczolay, président,
Erik Wennerström,
Raffaele Sabato, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 4642/17) contre la République italienne et dont 39 ressortissants de cet État résidant à Tarente (la liste des requérants et les précisions pertinentes figurent dans le tableau joint en annexe) (« les requérants »), représentés par Me A. Saccucci, ont saisi la Cour le 13 décembre 2016 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. L. D’Ascia, auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, les griefs tirés des articles 2, 8 (droit au respect de la vie privée) et 13 de la Convention et de déclarer irrecevable la requête pour le surplus,

les observations des parties,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 avril 2022,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête concerne les émissions polluantes produites par l’usine sidérurgique « Ilva », opérant dans la ville de Tarente, et leurs effets sur la santé de la population locale.

2. Quant aux détails des faits de l’affaire, la Cour renvoie à l’arrêt Cordella et autres c. Italie (nos 54414/13 et 54264/15, §§ 8-91, 24 janvier 2019). Plusieurs requérants sont ou ont été employés auprès de ladite usine. Certains d’entre eux ont contracté des pathologies qu’ils allèguent être des maladies professionnelles.

3. Sous l’angle des articles 2 et 8 de la Convention, les requérants reprochent à l’État de ne pas avoir adopté les mesures juridiques et réglementaires visant à protéger leur santé et l’environnement, et d’avoir omis de leur fournir des informations concernant la pollution et les risques corrélatifs pour leur santé.

4. Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants soutiennent enfin avoir subi une violation de leur droit à un recours effectif.

L’APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA RECEVABILITé de la requête

5. Le Gouvernement excipe que les requérants n’ont pas dûment épuisé les voies de recours qui leur étaient ouvertes en droit interne, conteste la qualité de victime des requérants et estime que leurs doléances n’ont qu’un caractère général. Le Gouvernement excipe aussi du dépassement du délai de six mois.

6. La Cour remarque que les arguments du Gouvernement sont les mêmes que ceux soulevés dans le cadre de l’affaire Cordella (précitée, §§ 110-113), dans laquelle la Cour avait rejeté ces exceptions. Dans le cas d’espèce, la Cour ne décèle aucun argument propre à la convaincre de parvenir à une conclusion différente et estime donc qu’il y a lieu de rejeter ces exceptions (voir Cordella, précité, §§ 121-127).

7. La Cour note que les griefs des requérants doivent être analysés uniquement sous l’angle du droit des requérants au respect de leur vie privée, garanti par l’article 8 de la Convention (Radomilja et autres c. Croatie [GC], nos 37685/10 et 22768/12, 20 mars 2018).

8. Elle constate aussi que cette requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 13 DE LA CONVENTION

9. Les principes généraux concernant des atteintes à l’environnement pouvant affecter le bien-être des personnes ont été résumés dans l’arrêt Cordella (précité, §§ 157-160).

10. Dans cet arrêt de principe, la Cour a conclu que la gestion de la part des autorités nationales des questions environnementales tenant à l’activité de production de la société Ilva de Tarente était dans l’impasse. Elle a constaté aussi la prolongation d’une situation de pollution environnementale mettant en danger la santé des requérants et, plus généralement, celle de l’ensemble de la population résidant dans les zones à risque.

11. De plus, la Cour a considéré que les autorités nationales avaient omis de prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer la protection effective du droit des intéressés au respect de leur vie privée et que le juste équilibre à ménager entre, d’une part, l’intérêt des requérants de ne pas subir des atteintes graves à l’environnement pouvant affecter leur bien-être et leur vie privée et, d’autre part, l’intérêt de la société dans son ensemble n’avait pas été respecté. Ainsi, la Cour avait conclu que l’article 8 de la Convention avait été violé.

12. La Cour a aussi considéré qu’aucune démarche de nature pénale, civile ou administrative ne saurait répondre à l’objectif des personnes intéressées d’obtenir l’assainissement de la zone touchée et que l’article 13 de la Convention avait été également méconnu.

13. Venant au cas d’espèce, après examen de l’ensemble des éléments qui lui ont été soumis, la Cour ne décèle aucun fait ou argument propre à la convaincre de parvenir à une conclusion différente quant au bien-fondé des griefs des requérants.

14. La Cour note aussi que la procédure d’exécution de l’arrêt Cordella (précité) est pendante devant le Comité des Ministres. Il ressort du compte rendu de sa 1398e réunion (DH 9-11 mars 2021) que les autorités nationales ont manqué de fournir des informations précises concernant la mise en œuvre effective du plan environnemental, élément essentiel pour que le fonctionnement de l’aciérie ne continue pas de présenter des risques pour la santé.

15. À cet égard la Cour tient à réitérer que les travaux d’assainissement de l’usine et du territoire touché par la pollution environnementale occupent une place primordiale et urgente et que le plan environnemental approuvé par les autorités nationales contenant l’indication des mesures et des actions nécessaires à assurer la protection environnementale et sanitaire de la population doit être mis en exécution dans les plus brefs délais (voir Cordella, précité, § 182).

16. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, elle estime donc que le droit des requérants au respect de leur vie privée et leur droit à un recours effectif, protégés par les articles 8 et 13 de la Convention ont été méconnus en l’espèce. Il y a partant eu violation de ces dispositions.

L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

17. Les requérants demandent 20 000 euros (EUR) chacun au titre du dommage moral. Au même titre, les requérants qui souffrent d’une pathologie dérivant selon eux des violations dénoncées (indiqués aux numéros 6, 19, 27, 35 et 36 du tableau en annexe) et les membres de leurs famille (indiqués aux numéros 5, 12, 16, 17, 18, 20 et 36 du tableau) réclament 20 000 EUR supplémentaires chacun.

18. Les requérants demandent aussi 27 475,2 EUR au titre des frais et dépens qu’ils disent avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour.

19. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

20. Quant au dommage moral, dans les circonstances de l’espèce, elle estime que les constats de violation de la Convention auxquels elle est parvenue constituent une réparation suffisante pour le dommage moral subi par les requérants.

21. Pour ce qui est de la demande de frais et dépens engagés dans le cadre de la procédure menée devant la Cour, selon sa jurisprudence, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce, compte tenu des documents dont elle dispose et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR pour la procédure devant elle et l’accorde aux requérants conjointement, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit que le constat de violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par les requérants concernés ;

5. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans un délai de trois mois, 5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par les requérants à titre d’impôt, pour les frais et dépens engagés devant la Cour ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 5 mai 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Liv Tigerstedt                           Péter Paczolay
Greffière adjointe                         Président

__________

ANNEXE

No Prénom NOM Année de naissance
1. Gabriella ARDIMENTO 1956
2. Stefania ARMENISE 1978
3. Stefania BELLANOVA 1974
4. Gennaro BERARDI 1967
5. Francesca BIANCO
Pour son compte et en tant que mère de Dorotea GIRARDI
1951
6. Maria Assunta CARBONE 1955
7. Francesca CAVALLO 1994
8. Michele CAVALLO 1949
9. Simona CLEMENTE 1991
10. Roberto CONFORTI 1967
11. Giuseppe D’ALOIA 1947
12. Anna DI TODARO
Pour son compte et en tant que mère de Gabriella SCIALPI
1944
13. Pasquale D’ONGHIA 1941
14. Ciro FASANO 1977
15. Cosimo FITTAIOLO 1976
16. Ferdinando FRASCOLLA

Enfant de Gabriella SCIALPI

2001
17. Francesca FRASCOLLA
Enfant de Gabriella SCIALPI
2003
18. Renato FRASCOLLA
Pour son compte et en tant qu’époux de Gabriella SCIALPI
1967
19. Dorotea GIRARDI 1986
20. Michele GIRARDI
Pour son compte et en tant que père de Dorotea GIRARDI
1950
21. Gerarda IARRUSSO 1944
22. Marco MACKNECHT 1987
23. Federica PADOVANO 1989
24. Marcello PADOVANO 1984
25. Nicola PADOVANO 1953
26. Laura PENTASSUGLIA 1972
27. Nevia Anna PERSANO 1957
28. Erica PRETE 1991
29. Marco PRETE 1995
30. Luigi ROMANDINI 1952
31. Mario ROMANDINI 1989
32. Pierluigi ROMANDINI 1993
33. William ROMANDINI 1991
34. Patrizia SABATINO 1958
35. Gabriella SCIALPI 1969
36. Roberto SCIALPI
Pour son compte et en tant que père de Gabriella SCIALPI
1939
37. Vincenzo SIMONETTI 1953
38. Nadia STRUSI 1957
39. Gennaro VIESTI 1951

Dernière mise à jour le mai 5, 2022 par loisdumonde

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