AFFAIRE FIAGBE c. ITALIE (Cour européenne des droits de l’homme) 18549/20

La requête porte sur l’impossibilité pour la requérante, ressortissante ghanéenne, de renouer un lien avec son fils placé en famille d’accueil depuis 2016, ainsi que de l’inertie des services sociaux dans la mise en place du projet de rapprochement mère-fils ordonné par le tribunal.


PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE FIAGBE c. ITALIE
(Requête no 18549/20)
ARRÊT
STRASBOURG
28 avril 2022

Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Fiagbe c. Italie,

La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :
Péter Paczolay, président,
Raffaele Sabato,
Davor Derenčinović, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,

Vu :

la requête (no 18549/20) contre la République italienne et dont une ressortissante ghanéenne, Mme Angela Sedina Fiagbe (« la requérante »), née en 1992 et résidant à Ancona, représentée par Me S. Menichetti et Me G. Suparaku, avocates à Rome, a saisi la Cour le 11 avril 2020 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),

la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement italien (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. L. D’Ascia, avocat de l’État,

les observations des parties,
la décision par laquelle la Cour a rejeté l’opposition du gouvernement à l’examen de la requête par un comité,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 29 mars 2022,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

OBJET DE L’AFFAIRE

1. La requête porte sur l’impossibilité pour la requérante, ressortissante ghanéenne, de renouer un lien avec son fils placé en famille d’accueil depuis 2016, ainsi que de l’inertie des services sociaux dans la mise en place du projet de rapprochement mère-fils ordonné par le tribunal.

2. La requérante arriva en Italie à l’âge de 9 ans. Après un signalement pour mauvais traitements en famille, elle fut placée en institution et séjourna dans différents foyers.

3. Le 21 mars 2013, alors qu’elle était âgée de 18 ans, elle accoucha d’un garçon. Le père ne souhaita pas reconnaître l’enfant.

4. Le 13 avril 2013, le tribunal octroya la garde de l’enfant aux services sociaux, ordonna son placement avec la requérante dans une structure d’accueil ainsi qu’une expertise afin d’évaluer les capacités parentales de celle-ci.

5. En juin 2013, l’expert souligna que la requérante avait un profil borderline, compensant probablement les traumatismes subis, mais montrait des excellentes capacités dans la prise en charge de l’enfant. Il suggérait de trouver un lieu adéquat où placer l’enfant avec la requérante afin de lui fournir un soutien psychologique.

6. En février 2014, la requérante et son fils furent transférés à titre provisoire dans une structure à Fermo. Une deuxième expertise psychiatrique suggéra que la requérante suive un parcours de soutien à la parentalité car elle montrait des déficiences dans l’exercice de ses capacités parentales.

7. Par une décision du 13 novembre 2015, le tribunal, après avoir constaté l’impossibilité pour la requérante de devenir autonome nonobstant l’aide fournie, du fait qu’elle n’était plus en mesure de s’occuper de l’enfant, révoqua l’autorisation de la requérante à être hébergée dans la structure d’accueil, suspendit son autorité parentale et nomma un tuteur pour l’enfant.

Le tribunal chargea également les services sociaux d’organiser des rencontres protégées et de mettre en place un projet de soutien pour la requérante afin de favoriser son autonomie et de renforcer ses capacités parentales et ordonna également une nouvelle évaluation psychiatrique. La requérante fut autorisée à voir son fils, en espace neutre, une heure par semaine et, par la suite, une heure tous les quinze jours.

8. Le 24 juin 2016, l’expert déposa son troisième rapport préconisant une psychothérapie pour la requérante et le placement de l’enfant en famille d’accueil.

9. En juillet 2016 l’enfant fut placé auprès d’un couple. Le parcours de soutien pour la requérante prit du temps à démarrer en raison d’une charge de travail excessive des services sociaux.

10. En mai 2017, les rencontres furent suspendues par les services sociaux en raison du mal-être de l’enfant.

11. En juillet 2018, les services sociaux ainsi que l’avocat de la requérante informèrent le tribunal que cette dernière était favorable à une adoption simple de l’enfant par la famille d’accueil de manière à pouvoir renouer des contacts avec son fils.

12. En novembre 2018, le tribunal décida de subordonner la reprise des rencontres à une quatrième évaluation psychiatrique de la requérante et l’adoption simple à la collaboration de la requérante avec les services sociaux et à la poursuite du projet de soutien à la parentalité.

13. En août 2019, l’expert souligna que la requérante était une mère affectueuse qui comprenait les exigences primaires de l’enfant en mesure de favoriser son autonomie et de répondre à ses besoins. S’agissant de l’enfant, l’expert préconisait qu’il suive un parcours psychothérapeutique d’au moins huit mois afin de se rapprocher de ses origines, de comprendre et d’accepter son passé et de considérer sa mère biologique comme une valeur ajoutée dans sa vie : « une mère avec laquelle il pourrait partager des moments de sa vie ». L’expert remarqua que l’enfant n’avait jamais été aidé ni à comprendre ni à élaborer ce qui lui était arrivé dans son passé. La famille d’accueil devait elle aussi être soutenue par les services sociaux dans ce parcours d’accompagnement de l’enfant qui manifestait une forte agressivité envers sa mère biologique. Selon l’expert les rencontres pourraient donc reprendre une fois ce parcours achevé.

14. Le 30 septembre 2019, le tribunal décida de subordonner la reprise des contacts à une psychothérapie de l’enfant. La requérante aurait pu rencontrer l’enfant en la présence des services sociaux et des parents d’accueil seulement en avril 2020.

15. Le 19 décembre 2019, la requérante s’adressa au tribunal en faisant valoir que les services sociaux avaient choisi une psychothérapeute qui n’était pas spécialisée dans le suivi des enfants. Elle demanda son remplacement ainsi que la révocation du tuteur et des services sociaux.

16. En mars et avril 2020, le tribunal fut informé par les services sociaux que les rencontres mère-fils ordonnées, n’avaient pas eu lieu.

17. Le 4 novembre 2020, le tribunal fut informé par les services sociaux que les sessions de psychothérapie de l’enfant avaient été suspendues en mars 2020 en raison du confinement pendant la pandémie de COVID-19 et n’avaient pas repris.

18. Le 25 novembre 2020, le tribunal ordonna un suivi psychologique de l’enfant à condition que la requérante, le tuteur du mineur et la famille d’accueil soient d’accord.

19. Le 8 mars 2021, la psychologue communiqua au tribunal que la situation étant stabilisée et le projet de rapprochement de l’enfant avec la requérante étant au point mort, une psychothérapie serait envisageable au moment où la reprise des contacts était prévue. À ce moment seulement, avec l’aide de tous les adultes, dont la famille d’accueil, le mineur pourrait alors trouver ses repères familiaux.

20. Le 20 avril 2021, entendue par le tribunal, la requérante refusa de donner son consentement à l’adoption simple.

21. Le 6 mai 2021, le procureur demanda au tribunal de prendre des mesures de protection à l’égard du deuxième enfant de la requérante au motif que lors d’une dispute en décembre 2020 celle-ci avait blessé son compagnon.

22. Le 28 juin 2021, le tribunal octroya la garde du deuxième enfant aux services sociaux et les chargea d’effectuer une nouvelle expertise psychiatrique sur les capacités parentales de la requérante.

23. Invoquant l’article 8 de la Convention, la requérante se plaint de ce que les autorités n’ont pas pris les mesures adéquates pour sauvegarder le lien entre elle et son enfant placé en famille d’accueil depuis 2016 ainsi que de l’inertie des services sociaux qui n’ont pas mis à exécution les décisions judiciaires prévoyant de nouvelles rencontres.

APPRÉCIATION DE LA COUR

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

24. Constatant que ce grief n’est pas manifestement mal fondé ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour le déclare recevable.

25. Les principes généraux applicables sont bien établis dans la jurisprudence de la Cour et ont été récemment largement exposés dans les arrêts A.I. c. Italie, (no 70896/17, 1er avril 2021), Strand Lobben et autres c. Norvège ([GC], no 37283/13, 10 septembre 2019), et R.V. et autres c. Italie (no 37748/13, 18 juillet 2019).

26. La Cour note qu’à la suite du placement de l’enfant en famille d’accueil, en raison de l’échec du projet de soutien suivi par la requérante et du mal-être de l’enfant manifesté lors des rencontres, celles-ci ont été suspendues par les services sociaux en 2017. Elle note également que, par une décision du 30 septembre 2019, le tribunal s’est exprimé en faveur d’un projet de rapprochement entre la requérante et son fils et a décidé que les rencontres auraient dû avoir lieu à partir d’avril 2020, à la suite du parcours de psychothérapie de l’enfant.

27. Or, la Cour remarque que, malgré le suivi du parcours thérapeutique ordonné et la décision du tribunal prévoyant les rencontres (voir paragraphe 14 ci-dessus), celles-ci n’eurent jamais lieu, les services sociaux ne les ayant pas organisées, le tuteur de l’enfant ayant pris acte de cette situation sans intervenir et/ou proposer des mesures ultérieures et le même tribunal n’ayant pas utilisé les instruments juridiques existants afin de contrôler l’activité et les omissions des services sociaux (A.T. c. Italie, no 40910/19, § 82, 24 juin 2021).

Elle note également que la psychothérapie de l’enfant, nécessaire pour qu’il puisse comprendre son passé et se rapprocher de sa mère biologique, a été interrompue. En outre, la procédure pour l’adoption simple est suspendue étant donné que la requérante a révoqué le consentement donné antérieurement (paragraphe 11 ci-dessus) et le tribunal n’ayant pas adopté d’autres mesures afin de garantir au mineur la possibilité d’une réunion avec sa mère biologique (Strand Lobben et autres, précité, §§ 205 et 208).

28. La Cour constate que le tribunal n’a pas motivé sur les graves raisons qui l’ont amené à suspendre les contacts pendant environ cinq ans et à rompre tout lien entre la requérante et son fils. Dans le cas d’espèce, en dépit de l’absence d’indices de violence ou d’abus commis sur son enfant, et contrairement aux conclusions de l’expert, la requérante a été privée de tout contact et le tribunal, dans ses dernières décisions, n’a pas motivé, s’il existait encore des raisons pertinentes et suffisantes pour des mesures ne permettant aucun contact entre la requérante et son enfant. Le tribunal s’est limité à répéter les considérations déjà faites dans les décisions précédentes, alors que des indications avaient été données que la situation s’était améliorée entre-temps.

29. La Cour note également que la procédure concernant l’adoption simple de l’enfant est bloquée à défaut du consentement de la requérante et en l’absence d’utilisation, de la part du tribunal, des instruments juridiques existants (paragraphe 27 ci-dessus), provoquant ainsi un prolongement indéfini du placement de l’enfant en vertu d’une législation prévoyant des « mesures temporaires », sans qu’aucun délai ne soit fixé ni pour la durée des mesures, ni pour leur contrôle judiciaire, avec une large délégation des pouvoirs en faveur des services sociaux, et sans que les droits parentaux soient finalement déterminés (R.V. et autres, précité, § 107).

30. La Cour conclut que l’absence de quelconque contact en l’espèce pendant cinq ans a rendu impossible le développement d’une relation significative entre la requérante et son fils qui reste placé en famille d’accueil depuis 2016.

31. À la lumière de ce qui précède, et après une analyse approfondie des observations des parties et de la jurisprudence pertinente, nonobstant la marge d’appréciation de l’État défendeur en la matière, la Cour considère que les autorités n’ont pas rempli les obligations positives imposées par l’article 8 de la Convention d’assurer le maintien du lien familial qui unissait la requérante et son enfant. Elle reconnaît que, dans ce type de procédure, il faut agir avec prudence afin de ne pas précipiter un rapprochement qui pourrait ne pas correspondre à l’intérêt supérieur de l’enfant. Cela dit, en l’espèce les autorités compétentes sont responsables de l’interruption des contacts entre la requérante et l’enfant depuis 2017, et qu’elles ont omis de prendre des mesures afin de permettre à la requérante de bénéficier d’un contact régulier avec son fils et de maintenir un lien familial.

32. Partant, il y a eu violation de l’article 8 de la Convention.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

33. La requérante se plaint de ne pas disposer d’un recours effectif qui lui permettrait de faire valoir son grief fondé sur l’article 8. Elle invoque l’article 13 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (…) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

34. Compte tenu de la conclusion à laquelle elle est parvenue au sujet de l’article 8 de la Convention (paragraphe 31 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le bien-fondé de ce grief.

III. L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

35. La requérante demande 40 000 euros (EUR) au titre du dommage moral qu’elle estime avoir subi ainsi que 14 803,58 euros (EUR) pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

36. Le Gouvernement s’oppose et estime que les sommes sont élevées car l’enfant n’a pas été déclaré adoptable. Un dédommagement équitable correspondrait à 5 000 EUR pour le dommage moral et 1 000 EUR pour les frais et dépens.

37. La Cour octroie à la requérante 15 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt.

38. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer à la requérante 10 000 EUR pour la procédure menée devant elle, plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare le grief tiré de l’article 8 de la Convention recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément la recevabilité et le bien‑fondé du grief formulé sur le terrain de l’article 13 de la Convention ;

4. Dit,

a) que l’État défendeur doit verser à la requérante, dans un délai de trois mois les sommes suivantes :

i. 15 000 EUR (quinze mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme à titre d’impôt, pour dommage moral ;

ii. 10 000 EUR (dix mille euros), plus tout montant pouvant être dû sur cette somme par la requérante à titre d’impôt, pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 avril 2022, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Liv Tigerstedt                            Péter Paczolay
Greffière adjointe                         Président

Dernière mise à jour le avril 28, 2022 par loisdumonde

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